Les Caractères/Théophraste - Caractères, Les Belles Lettres/Introduction

Traduction par Octave Navarre.
Les Belles Lettres (p. 11-16).
Introduction

INTRODUCTION


Personne parmi les hellénistes n’ignore en quel lamentable état nous sont parvenus les Caractères de Théophraste. Il n’est peut-être aucune œuvre de l’antiquité qui ait subi d’aussi profondes, d’aussi incurables altérations. Ce n’est pas cependant qu’en apparence les ressources manquent pour rétablir un texte sain. Les manuscrits sont nombreux (une soixantaine environ) ; mais, par malheur, l’accord reste à faire sur leur classement. Si la critique est unanime à mettre hors de pair les deux Parisini 2977 (A) et 1983 (B), qui nous ont conservé les quinze premiers caractères, ainsi que le Vaticanus 110 (V), où on lit les quinze derniers, par contre la filiation des trois autres familles CDE, qui contiennent respectivement les XXVIII, XXIII et XV premiers caractères, demeure fort controversée. Les éditeurs de Leipzig (1897)[1], qui assignaient encore à ces familles le même archétype qu’à A et B, les ont, par une conséquence naturelle, utilisées pour l’établissement du texte. Tout autre est l’opinion de H. Diels qui, dans ses Quaestiones Theophrasteae (1883)[2] et, depuis, dans son édition critique des Caractères (1909)[3], arrive aux conclusions suivantes. Vers le ixe siècle existait encore un archétype complet des Caractères. Plus tard, par suite sans doute d’un accident, cet exemplaire se trouva séparé en deux cahiers, dont l’un comprenait les car. I-XV, l’autre les car. XVI-XXX. C’est du premier que sont issus nos mss. A et B, du second notre ms. V (xe ou xie siècle). Quant aux autres mss. des groupes CDE, ils dérivent tous, sans exception, de B (quelquefois corrigé au moyen de A) ou de V : ce sont de simples copies. Et il en est de même de l’abrégé de Munich (epitome monacensis), auquel les éditeurs de Leipzig attribuaient une ancienneté supérieure à celle de AB.

L’argumentation de M. H. Diels m’a paru convaincante. À son exemple, j’ai constitué le texte de la présente édition d’après ABV exclusivement[4]. Qu’il soit, en conséquence, bien entendu que si, néanmoins, on y rencontre exceptionnellement quelque leçon provenant des mss. inférieurs, ce n’est jamais à titre de leçon originale, mais uniquement de correction ou de conjecture heureuse, analogue aux corrections et conjectures modernes. On ne saurait, en effet, proposer tel quel aux lecteurs le texte d’ABV : les fautes grossières y fourmillent. Voici comment, dans ces conditions, j’ai compris ma tâche d’éditeur. En principe, ma critique est résolument conservatrice, j’entends que, partout où les lois de la grammaire, de l’usage, du bon sens sont respectées, je m’interdis les changements arbitraires. En revanche, là où il y a faute sûrement constatée, je ne professe point la religion de l’apocryphe. Je suis même allé plus loin dans les athétèses que H. Diels et surtout que les éditeurs de Leipzig, qui, bien moins à la vérité que leurs prédécesseurs, mais trop fréquemment encore, s’évertuent à expliquer l’inexplicable. C’est ainsi, par exemple, qu’en fait de vocabulaire et de syntaxe, tout ce qui manifestement heurte l’usage des écrivains du ive siècle avant J.-C. et l’usage personnel de Théophraste (lequel nous est connu par ses autres ouvrages) m’a paru devoir être résolument condamné. Mais en présence d’un passage corrompu quelle doit être l’attitude de l’éditeur ? Il serait sans doute commode, sous couleur d’objectivité scientifique, de signaler simplement la faute, en s’abstenant systématiquement de toute correction. Mais, à procéder ainsi, on duperait le lecteur, qui se trouverait devant un texte rebutant, tranchons le mot, illisible. Comme la plupart de mes prédécesseurs, j’ai donc essayé de ramener à leur intégrité les passages corrompus. Tâche infiniment délicate, mais pour laquelle les secours, à la vérité, ne manquent pas. Telle est la masse de conjectures accumulées par les éditeurs de Théophraste, depuis Isaac Casaubon jusqu’à nos jours, que l’éditeur moderne a surtout l’embarras du choix. Mais cet embarras est grand. Chaque choix particulier (et il y en a plusieurs centaines) est un petit problème qui exige réflexion, prudence, discernement, Je me suis efforcé, dans chaque cas, de n’opter que pour la lecture la plus vraisemblable, tant au point de vue de la graphie que du sens. Au reste, les hypothèses d’autrui ne m’ont pas toujours satisfait. En une cinquantaine d’endroits j’ai inséré des conjectures personnelles[5]. Le coefficient de probabilité de ces diverses corrections est naturellement fort variable. Certaines, mais c’est le petit nombre, atteignent la quasi-certitude : elles peuvent être qualifiées de palmaires. D’autres ne sont que plausibles : elles font l’office de ces restaurations discrètes qui, dans un édifice défiguré par le temps, rétablissent la physionomie d’ensemble. D’autres ont moins de prétention encore : ce ne sont que des étais grossiers et provisoires. Restent enfin une dizaine de passages, loci desperatissimi, pour lesquels je n’ai trouvé, ni de mon cru, ni chez mes prédécesseurs, de remède efficace : je les publie sans changement, me bornant, par une série de points ou par une croix, à signaler la lacune ou l’altération.

Il va sans dire que toutes les modifications que j’ai cru devoir apporter au texte d’ABV sont expressément notées dans l’apparat critique, placé au bas des pages. Cet apparat, j’ai le devoir de le déclarer immédiatement, est emprunté à H. Diels dont l’édition de 1909 se fonde sur une recension personnelle et scrupuleuse d’ABV. Une étude nouvelle de ces mss. aurait-elle quelque chance d’apporter des résultats fructueux ? J’en doute. En tout cas, les événements de ces dernières années me mettaient dans l’impossibilité matérielle de la tenter. Au reste, je n’ai pas reproduit intégralement l’apparat de Diels : j’ai choisi et abrégé. En particulier, j’ai de parti pris éliminé toutes les variantes futiles et, par là même, encombrantes : fautes matérielles qui se corrigent d’elles-mêmes, inadvertances orthographiques, erreurs ou omissions d’accents, etc., etc.

Conformément au plan général de la collection à laquelle appartient cette édition de Théophraste, on trouvera jointe au texte grec une traduction nouvelle des Caractères. Théophraste a eu le grand honneur, comme on sait, d’être traduit au XVIIe siècle par La Bruyère : et c’est pourquoi, en France plus que dans tout autre pays, en dehors même du cercle des érudits, son nom et son opuscule sont populaires. Honneur assez onéreux, toutefois. À parler franc, la version de La Bruyère est fort médiocre et défigure fâcheusement l’original. Chose étrange, cet écrivain ailleurs si net, si incisif, si pittoresque, perd ici toutes ces qualités. Rien de plus lâché, de plus trainant que cette traduction : elle émousse tout ce que l’original a de vif, elle s’alourdit de paraphrases vagues, elle charrie même à l’occasion des lambeaux du commentaire de Casaubon. La Bruyère savait-il le grec, ou bien n’aurait-il interprété Théophraste qu’à travers la version latine de Casaubon ? C’est une question qu’on est en droit de se poser. Quoi qu’il en soit, la traduction de La Bruyère a desservi Théophraste auprès du public français, et elle me paraît être la cause principale du peu d’estime que professent trop généralement pour les Caractères grecs les lettrés qui ne les ont pas goûtés dans le texte. C’est dire que je n’ai pu faire que peu d’emprunts à mon illustre devancier. Je dois davantage aux interprètes plus récents, français[6], allemands[7], anglais[8], italiens[9]. La traduction des Caractères présente, d’ailleurs, des difficultés toutes spéciales, dont il faut dire un mot. La principale, c’est le nombre encore considérable des passages où le texte et, par suite, le sens restent mal établis. Une autre difficulté presque invincible tient à la composition extérieure des caractères. Chacun d’eux se ramène ordinairement à une phrase unique, parfois composée de vingt ou même de vingt-cinq propositions infinitives parallèles, dépendantes d’un même relatif (οίος), et dans chacune desquelles vient s’insérer sans enchevêtrement ni obscurité toute une variété d’incidentes[10]. Il est à peu près impossible de transporter en notre français rigide et méthodique une structure si complexe, si sinueuse et si souple. À cela joignez enfin la multiplicité des allusions à la vie antique. J’ai dû parfois éclairer, par un minimum de mots ajoutés, l’obscurité du texte grec. Plus fréquemment, quand cette addition eût dégénéré en paraphrase, j’ai eu recours à une note. Ma traduction, en effet, est accompagnée d’un petit nombre de notes explicatives. Les savants les jugeront peut-être bien élémentaires. C’est qu’elles ne s’adressent pas à eux : elles sont destinées à cette classe de lecteurs, curieux des choses antiques, mais qui ne se piquent point d’érudition et ont le légitime désir de n’être pas à tout moment arrêtés par des énigmes. Quant aux savants, je publierai prochainement à leur usage un Commentaire philologique, qui sera le complément du présent volume, et où seront abordés et, dans la mesure de mes forces, résolus les problèmes de tout genre que soulève le texte des Caractères. Grâce à ces trois publications, texte, traduction et commentaire, le lecteur français aura désormais à sa disposition, sans être obligé de recourir à l’érudition étrangère, tous les secours nécessaires (du moins serait-ce là mon ambition) pour l’étude d’une des œuvres les plus agréables et les plus spirituelles que nous ait léguées l’antiquité grecque[11].

O. N.

Toulouse, mai 1919.



  1. Theophrasts Charaktere, herausgegeben, erklärt und übersetzt von der Philologischen Gesellschaft zu Leipzig, Leipzig, Teubner, 1897.
  2. Progr. gymn, Berlin, no 64, 1883.
  3. Theophrasti Characteres, rec. H. Diels, Oxonii, 1909.
  4. À l’exception cependant du car. V, pour lequel j’ai pu utiliser, en outre, le papyrus d’Herculanum 1457, publié, postérieurement à l’édition Diels, par D. Bassi (Herculan. voluminum quae supersunt collectio tertia, Milan, Hoopli, 1914, p. 13 sqq.).
  5. Voir mon article: Theophrastea, quelques conjectures sur le texte des Caractères (Revue des études anc. t. XX, 1918, p. 213 sqq.).
  6. Traductions françaises de Coraï (1799), et de Stiévenart(1842).
  7. Édition et trad, de la Société philologique de Leipzig. Leipzig, 1897 (citée plus haut, p. 1, note 1).
  8. Édition et trad. de Jebb et Sandys, Londres 1909 (ire édit. par Jebb, 1870).
  9. Édition et trad. de Romizi, Florence, 1899.
  10. Cf. mon étude sur Théophraste et La Bruyère (Revue des études grecques, t. XXVII, 1914, p. 384-440).
  11. Depuis que ces lignes ont été écrites, a paru une nouvelle édition-traduction italienne des Caractères par G. Pasquali, Florence, 1919. J’ai pu, un peu hâtivement, prendre connaissance de cet ouvrage et en tirer quelque profit.