Les Cantilènes/L’épouse fidèle

Premières Poésies : 1883-1886Société du Mercure de FranceLes Syrtes. Les Cantilènes (p. 167-171).


L’ÉPOUSE FIDÈLE


A la fraîche fontaine,
Sous le grand peuplier,
A la fraîche fontaine
S’arrête un cavalier.

Son noir cheval est blanc
D’écume et de poussière,
Il est blanc de la queue
Jusques à la crinière.


A la fraîche fontaine,
Sous le grand peuplier,
A la fraîche fontaine
S’arrête un cavalier.

— « La belle qui puisez
Dans le seau d’or cerclé,
Versez au cavalier
Et versez à la bête. »

Elle verse de l’eau
Sans relever la tête,
Elle verse de l’eau
Avec un long sanglot.

« — Qu’avez-vous donc, la belle,
A sangloter ainsi ?
Avez-vous du chagrin,
Avez-vous du souci ?


— Mon mari fait la guerre.
Voilà sept ans à pâques.
J’attends encore un an
Et puis j’entre au couvent.

— Votre mari, la belle,
Est mort l’hiver dernier,
Et j’ai payé les chantres,
Les chantres et le prêtre.

— Si vous avez payé
Les chantres et le prêtre,
Je vous rendrai l’argent,
L’argent et l’intérêt.

— Rendez-moi donc, la belle,
Rendez-moi le baiser
Que j’ai mis sur ses lèvres
Avant de l’enterrer !


— Comme des fleurs au vent
Mes baisers sont allés !
Je vous rendrai l’argent,
L’argent et l’intérêt.

— Réjouis-toi, la belle,
Car je suis ton mari.
J’ai dans mon escarcelle
Cent bagues de rubis.

— Pour les doigts de ma main
Vos bagues sont trop grandes ;
Passez votre chemin,
Seigneur, et Dieu vous garde.

— Dans ton jardin le myrte
Fleurit même en octobre,
Une lampe d’ivoire
Brûle dans ton alcôve.


— Avec notre voisine
Vous avez bavardé.
Des signes de mon corps
Dites, et je croirai.

— Un joli signe blond
Frise à ton cou de lait,
Un autre orne ton ventre
Et seul, je l’ai touché.

— Nourrice, ma nourrice.
Va dresser notre lit,
Car c’est lui mon mari,
C’est lui mon bien-aimé ! »