J. Lebègue et Cie, éditeurs (4p. 128-158).


V


Bien que la procession ne fut annoncée que pour midi moins le quart, tout le monde se trouvait déjà réuni dès onze heures chez M.  et Mme François Cappellemans qui recevaient leurs invités dans les appartements du premier étage.

Aux trois fenêtres du salon, une douzaine d’enfants se pressaient et se bousculaient en poussant de grands cris d’allégresse à la vue des guirlandes de feuillage et des bannières qui pavoisaient la rue Ste-Catherine.

C’étaient Hippolyte et Hermance Platbrood, les aînés, les vieux de la bande ; et puis, Jeanne Van Poppel, les deux gros petits Posenaer, Léion et Georgke Mosselman à peine âgés de quinze mois, Alberke et Hélène Kaekebroeck et quelques autres moutards de moindre importance.

Toute cette jeunesse, joliment pomponnée, frétillait et babillait avec entrain tandis que Pauline, encore embellie par le mariage, charmante dans une ample et coquette matinée de linon rose, allait de l’un à l’autre d’un pas légèrement alourdi, offrant des friandises, caressant les boucles soyeuses et répandant ses « baises » les plus croquantes sur toutes ces joues rebondies.

Il faisait un temps admirable. Là-haut, le pan de ciel qu’on apercevait entre les pignons, resplendissait tout bleu ; et le soleil montait vainqueur, décochant sur la ville ses rayons du dimanche.

Pendant que ces messieurs s’en étaient allés avec Cappellemans visiter les nouveaux ateliers — car François, devenu « ingénieur sanitaire » par le caprice vaniteux du major Platbrood, avait transformé et considérablement agrandi le sous-sol et le rez-de-chaussée de sa maison — ces dames caquetaient dans la salle à manger, échangeant les plus agréables compliments sur leurs toilettes printanières que les pluies, persistantes depuis les si belles journées de la Pentecôte, avaient reléguées au fond des armoires sur les tristes kappstocks. Enfin, les mauvais jours étaient finis : le baromètre marquait beau fixe ; et ce n’était vraiment pas trop tôt, ainsi que le remarquait judicieusement cette boulotte de Mme Posenaer, car ça faisait une grande perte pour le commerce.

Mais le prochain mariage d’Émile Platbrood — Platbrood l’Africain — était un sujet de conversation bien autrement actuel. Précisément la fiancée, Emma de Myttenaere, solide et reluisante créature, se trouvait là, amenée par sa future belle-mère. On l’accablait de questions sur le trousseau et, comme d’habitude, Mme Rampelbergh dont la coquetterie augmentait avec la couperose, se montrait la plus excitée et la plus curieuse ; elle dirigeait l’interrogatoire, trouvant d’ailleurs à redire sur toutes choses : « Oeie, moi j’aurais fait plutôt comme ceci ou bien comme ça. »

À une critique assez vive de Mme Réclamier sur la façon et l’entre deux de certains vêtements de linge, la jeune fille qui n’était point prude, secoua sa belle chevelure et répondit hardie, le nez à l’évent :

— Och, tant pis si ça n’est pas la mode ! D’ailleurs, je sais bien qu’Émile ne regardera pas après ça…

— C’est vrai, approuva Adolphine dont l’âme continuait d’être transparente comme une source, les miennes sont aussi la même chose et Joseph, puff ! ça lui est bien égal !

Et vraiment, à les voir toutes deux si belles filles, on comprenait bien que leurs madapolams, les plus fins comme les mieux coupés et ornés, n’auraient jamais aucune importance pour des époux impétueux et justement impatients.

Mais Malvina, dépitée, s’entêtait dans son opinion :

— Et vous, petite Madame, dit-elle en s’adressant à Thérèse, je suis sûre que vous êtes toujours à la dernière mode pour votre linge, car M. Ferdinand, ça est un chicard !

Mais Mme Mosselman, pourpre comme une pivoine, s’était déjà réfugiée auprès de Pauline sous prétexte de l’aider à contenir les enfants que l’animation grandissante de la rue commençait à agiter sur leurs chaises plus que de raison.

Du reste, Malvina n’eut pas l’occasion d’insister davantage, car les hommes rentrèrent en ce moment pour interrompre à propos une conversation tout à fait incompatible avec la virginale ignorance que l’on accordait à Mlle de Myttenaere.

Cependant, Cappellemans avait tout de suite volé auprès de Pauline qu’il enlaça doucement à la taille :

— Comment est-ce que ça va, chère, dit-il avec une tendresse inquiète, est-ce que les petits sont bien sages ? Ça ne te fatigue pas de trop ? Tu dois seulement le dire, tu sais…

Mais non, elle se sentait très forte aujourd’hui ; il ne devait pas avoir peur. Et la jeune femme remercia son mari d’un joli sourire qu’elle se hâta de compléter par un long baiser.

— À la bonne heure, s’écria M. Rampelbergh devant ce tableau de félicité conjugale, ça au moins ça n’est pas de la frime !

Et clignant ses petits yeux vairons, il ajouta avec un geste qui marquait la rotondité des formes, un geste de haute élégance appris sans doute dans les Cours d’Espagne et de Bruxelles :

— Et c’est comme ça que ça profite !

Car il lui était aussi impossible de ne pas lancer des gaillardises que de ne pas respirer.

Aussitôt, Émile Platbrood — Platbrood l’Africain — que l’on ne s’attendait guère à voir si offusqué en cette affaire, entraîna Emma de Myttenaere dans un coin, à l’autre bout du salon, afin de la soustraire, disait-il, aux propos peu convenables du droguiste. Mais, ce n’était qu’une ruse d’amoureux : à peine se virent-ils en sûreté derrière un haut paravent à quatre volets, que les deux fiancés s’étreignirent avec une fougue qui ne laissait subsister aucun doute sur la voracité de leur flamme et sur l’impatience qu’ils avaient de la pouvoir éteindre ; cela, bien entendu, pour le plaisir de la rallumer sur l’heure et de l’étouffer de nouveau et de l’attiser encore et ainsi de suite.

Et bien sûr que la grande Sainte Catherine, nullement jalouse, abaissait sur eux des yeux pleins d’indulgence, car en ce moment retentit une sonnerie lointaine qui précipita tout le monde aux fenêtres et avertit nos amants de tirer bon parti de leur solitude.

Pourtant la procession n’approchait pas encore ; les trompettes avaient seulement annoncé qu’elle sortait de l’église. Avant de passer devant la maison de Cappellemans, elle devait accomplir une longue promenade. Son itinéraire était assez compliqué. Elle traversait d’abord le Vieux Marché aux Grains pour s’engager dans la rue de la Braie ; elle s’arrêtait un instant devant le reposoir dressé sur la place du Vroeg Markt et redescendait par la rue de Jéricho. Elle traversait de rechef le Vieux Marché, contournait cette fois l’église du côté de la Halle aux poissons, poursuivait par la rue de la Vierge Noire et entrait enfin dans la rue Ste-Catherine afin de retourner à l’église.

Pour l’instant, en se penchant aux fenêtres, on pouvait la voir défiler dans le soleil à l’entrée de la rue de Flandre. Aussi, les enfants s’exclamaient et trépignaient d’impatience ; les dames avaient forte affaire pour les obliger à tenir en place. Alberke surtout se montrait le plus turbulent ; Adolphine avait beau lui proposer comme exemple sa cousine Jeanne, il se moquait de lui ressembler et prétendait escalader la tablette de la fenêtre pour mieux voir. On dut le menacer d’appeler son père s’il persistait à ne pas vouloir rester tranquille.

Mais l’avisée Pauline survint en ce moment, les bras chargés d’une énorme caisse en fer blanc ; et tout le petit monde, distrait de la procession lointaine par la gourmandise, s’apaisa comme par enchantement pour poigner avec avidité dans la boîte à couques.

Tandis que les dames regardaient la rue, intéressées maintenant par le spectacle de la foule dont la rumeur allait en grossissant, les hommes devisaient au milieu du salon, félicitant Cappellemans sur les travaux qu’il venait de mener à bonne fin dans sa maison.

M. Posenaer demanda au plombier pourquoi il n’avait pas ajouté une « lochia » à sa façade :

— Ça, moi j’aurais fait, savez-vous, dit-il tout glorieux de son idée. Avec ça, on sait regarder tout partout à droite et à gauche sur la rue. Et tenez, on verrait maintenant la procession là-bas sur le marché Sainte-Catherine !

Mais l’excellent Cappellemans expliqua que pour rien au monde il n’aurait voulu changer quoi que ce fût à l’aspect extérieur de sa maison, et cela par respect pour la mémoire de son cher père ; le brave homme avait tant aimé sa « façade espagnole » ! Il déplorait, avec une si profonde indignation, toutes ces affreuses constructions modernes que l’on avait bâties en face de chez lui à la suite des expropriations de la Ville !

— Le fait est que ces appartements détonnent furieusement dans la bonne rue bruxelloise, déclara Joseph Kaekebroeck en sortant de son mutisme. Regardez-moi ces grandes casernes !… Tous mes compliments, messieurs les architectes ! Ah ! c’est du propre !

Il semblait très énervé. Tout à l’heure, pendant la promenade à travers les ateliers, le droguiste l’avait pris à part pour l’entretenir des dernières rodomontades de Van Camp à l’adresse des Cadets : « Prenez seulement garde, avait dit le droguiste d’un air mystérieux, la Cécilienne est jalouse que vous jouez aussi dans la procession, et ça pourrait mal finir. À votre place, j’irais de suite parler Verbeeck… »

Mais Joseph avait haussé les épaules, confiant dans son vieux Luppe et sa troupe, ne doutant pas du reste que Mosselman, qui accompagnait en ce moment ses musiciens, ne prévint ou ne réprimât immédiatement leur moindre incartade. Pourtant, il était demeuré songeur, taciturne. Les paroles du droguiste confirmaient ce qu’on lui avait déjà rapporté des mauvaises dispositions de la Cécilienne à son égard et il se demandait maintenant s’il n’avait pas eu tort de n’y point attacher d’importance.

Mais le droguiste l’observait et cela agaçait le jeune homme : aussi bien, Joseph commençait à se méfier beaucoup de ce personnage ambigu qui lui semblait jouer le rôle d’une sorte de Méphistophélès de bas étage, occupé à ourdir un tas de ruses afin d’exciter les deux sociétés l’une contre l’autre.

Et c’était pour donner le change à ce vieux renard, qu’il avait rompu le silence et s’emballait à présent dans une diatribe contre la démolition du vieux Bruxelles.

— Oui, grommelait-il avec amertume, on casse tout par ici. Voyez ce qu’ils ont fait dans la rue de l’Éducation ! La rue de l’Éducation, je vous demande un peu ! Quel nom stupide ! Donner à une rue le nom d’une entité ! Si encore les maisons signifiaient quelque chose ! Mais non, toutes d’affreuses et prétentieuses bicoques de pacotille, des baraques en papier où l’on devrait être honteux de loger. La rue de l’Éducation ! Ah, ah, ah !

Son exaspération grandissait, devenant de plus en plus sincère :

— Est-ce que je ne me suis pas laissé dire qu’ils vont maintenant supprimer toutes les petites rues qui avoisinent la Grand’Place ! La rue de l’Étuve, la rue des Chapeliers… Il ne manquait plus que ça ! Ma parole ils sont aveugles ! Est-ce que l’on a jamais conçu un projet plus inepte ! Comment, faire disparaître toutes ces admirables ruelles ! Mais, sacrebleu, ne voit-on pas qu’elles sont absolument nécessaires ! C’est elles qui préparent l’impression grandiose que l’on va éprouver tout à l’heure. On chemine, on tourne, on tournique là-dedans, oppressé par l’ombre, le manque d’air, et soudain, on débouche sur la place et l’on respire un grand coup. C’est un épanouissement magnifique. En voilà de l’espace et de l’architecture !

Il reprit haleine et termina rageusement :

— La Grand’Place entourée de larges rues, mais ça ne tiendra plus ! Ça aura l’air mesquin, étriqué. Ça ne signifiera plus rien. Est-ce que l’on a pensé à cela ? Je t’en fiche !

On le regardait, surpris de cette véhémence déployée pour si peu de chose. De fait, ces questions esthétiques importaient aussi peu à Rampelbergh qu’à MM. Posenaer et Théodore Van Poppel. Il ne les comprenait pas. Ils trouvaient que tous ces changements n’étaient pas si regrettables. Au contraire, ça faisait de la lumière, sans compter que l’on bâtissait « le jour d’aujourd’hui » beaucoup mieux qu’autrefois : les estaminets étaient plus spacieux.

Seul peut-être, Cappellemans, qui aimait Joseph avec admiration, sentait les raisons de son beau-frère et démêlait ce qu’il y avait de juste dans l’exagération de sa philippique.

— C’est vrai, dit-il, on ne sait qu’à même plus quoi faire pour détruire le bas de la ville. Moi aussi, ça me fait quelque chose quand je vois tomber l’une après l’autre ces jolies maisons où j’allais avec papa quand j’étais petit…

— Allo, allo, interrompit M. Rampelbergh, ça est une bonne affaire pour tout le monde ! Moi, je ne tiens pas à ma grande baraque du Papenvest, et la Ville peut m’exproprier si elle veut, mais quand elle me donne un bon prix, saiez-vous !

Et il ajouta en manière de conclusion :

— Du moment qu’on sait encore ousqu’on peut aller boire un bon verre, hein Posenaer, ça nous est égal !

Comme il prononçait ces mots qui résumaient ingénûment toute sa philosophie sur l’esthétique des villes, une formidable musique éclata au commencement de la rue.

— Janvermille, s’écria le droguiste, ça c’est Van Camp ! Je le reconnais saiez-vous !

En même temps, les dames se retournèrent en criant :

— Venez vite, voilà la procession !

Tous, ils s’élancèrent aux fenêtres, à l’exception de M. Rampelbergh qui se dirigea à pas de loup vers le paravent derrière lequel Platbrood l’Africain et Emma de Myttenaere, oublieux du lieu, de l’heure et de toutes les processions du monde, s’embrassaient à pleines lèvres, assis ou plutôt étendus sur un moëlleux canapé de velours vert.

Dans l’enivrement de leurs caresses, les fiancés ne virent pas la tête du droguiste émerger lentement au-dessus de leur fragile rempart et puis les observer avec complaisance, comme un moderne Polyphème surprenant Acis et Galathée dans leur grotte.

— Coucou ! cria brusquement le bonhomme de son aigre fausset de vieux coq.

Ils sursautèrent et se désenlacèrent de saisissement.

— Hé, voilà la procession ! goguenarda le droguiste.

Et, enchanté de sa petite farce qui le vengeait du dédain que Platbrood l’Africain lui avait témoigné tout à l’heure, il se dirigea vers les fenêtres, tandis que les jeunes gens, rouges et passablement déconfits, se rajustaient à la hâte, non sans peine, car la collerette de dentelle de Mlle Emma s’était accrochée à l’épingle de cravate du passionné Congolais et résistait malignement à leurs efforts très fébriles.

Enfin, elle consentit à se dégager au prix d’une large déchirure et nos amoureux rejoignirent leurs amis, en affectant une grande pureté de conscience qui n’eût certainement trompé personne si l’on avait eu le loisir de les dévisager avec attention. Heureusement pour eux, le spectacle et le tapage de la rue captivaient en ce moment tous les yeux et toutes les oreilles.

La Cécilienne passait justement devant la maison de Cappellemans dans un orage de cuivres et de tambours.

Derrière le mince étendard de la société, les quarante acadimeciens, la boutonnière décorée d’une harpe d’or, la face cramoisie, congestionnée, s’avançaient avec lenteur, soufflant de toutes leurs forces une marche solennelle, rythmée en polka, ce qui imprimait aux premiers quadrilles de la procession une allure sautillante des plus bizarre.

Et sur l’aile gauche, Van Camp sanglé dans une longue redingote, les yeux injectés de bile, la moustache hérissée, marchait à reculons, battant la mesure avec une sorte de rage, furieux de ne pouvoir obtenir encore plus de vacarme.

Il est vrai que sur l’aile droite, Ferdinand Mosselman, vêtu d’un complet de fantaisie, marchait en flâneur, « sans avoir l’air », mais s’efforçant, d’un œil terrible, de modérer cet orchestre déjà trop bruyant à son gré. Et rien n’était si réjouissant que la loucherie apeurée des Céciliens, tantôt du côté de Van Camp, tantôt du côté de leur président ; pris entre deux chefs, les pauvres gens ne savaient auquel obéir ; il en résultait force couacs.

— Aie, aie ! glapit le droguiste à une fausse note plus mordante que toutes les autres. Tenez, je suis sûr que ça est encore une fois Schoffeniels avec son schuiftrompet ! Il a bu une goutte de trop…

Il croyait être agréable à Joseph Kaekebroeck en insultant aux Céciliens. Mais le jeune homme, redevenu soucieux, ne l’écoutait pas. Bien loin de se réjouir des « floches » de la Cécilienne, il plaignait au contraire les malheureux musiciens de subir un chef comme ce butor de Van Camp ; et il s’attristait dans son cœur de voir les courageux efforts de son ami Mosselman demeurer complètement stériles.

— Hé, voilà Ferdinand ! s’écria tout à coup Adolphine. Psitt, psitt !

Mais le jeune président, tout entier à sa musique, continua son chemin sans lever la tête.

— Oh que c’est mal, soupira Thérèse avec un gros chagrin ; il ne veut pas seulement faire un petit bonjour aux enfants !

Maintenant la procession défilait, lente et recueillie, sous les yeux ravis des gamins et des gamines. Les voiles blancs des demoiselles se gonflaient mollement sous la brise et semblaient un brouillard matinal glissant au raz de la rue comme sur une rivière. Les immenses bannières alternaient avec les madones et les statues de saints que de vigoureux garçons, ruisselants de sueur, portaient sur des brancards et balançaient en cadence sous les accords déjà affaiblis de la Cécilienne.

Le groupe des fillettes qui tenaient saintement entre leurs bras les instruments et accessoires de la Passion, la croix, les verges, la couronne d’épines ainsi que l’éponge, la lance et l’échelle, provoqua un vif attendrissement dans la foule.

Les petites filles qui approchaient à présent, en éparpillant autour d’elles des papiers multicolores, redoublèrent l’émotion générale. Et celle-ci creva tout à coup en « och arm » bien nourris quand on vit un adorable bambin, tout crollé et nu sous sa peau de mouton, marcher avec crânerie en élevant une croix longue et fine comme une gaule, et tenant en laisse un agneau vivant qui, tout fleuri de roses et de faveurs, suivait docilement notre petit St-Jean-Baptiste.

— Hein ça, comme il est joli ! ne put retenir Pauline. On dirait Alberke !

Les enfants se trémoussaient. Tous, et surtout Alberke comme on pense, ils voulaient un petit mouton comme ça. Et c’était un ramage à rompre la tête.

Mais la procession venait de stopper. Aussitôt les mamans qui accompagnaient les figurantes sur les flancs du cortège, envahirent les estaminets voisins et s’en revinrent avec des verres de bière qu’elles portaient aux lèvres des fillettes après avoir soulevé leurs grands voiles.

Les petites étaient vraiment altérées. Celle-là surtout qui portait, sur un coussin de velours rouge, l’éponge imbibée de fiel, mourait de soif ; elle le prouva du reste en vidant pour sa part un plein demi-litre de faro. Et tout le monde s’égaya en la voyant retenir le verre avec ses dents chaque fois que sa mère, justement effrayée de son avidite, voulait le lui retirer de la bouche en disant : « Allo, Virzenie, c’est assez maintenant savez-vous ! ».

Cependant la procession avait repris sa marche solennelle dans le recueillement du public qui se pressait sur les trottoirs et à toutes les fenêtres. Alors, parut Sainte Catherine, auréolée d’or, revêtue d’un riche manteau de velours et tenant dans ses bras le petit Jésus, son mystique époux. Une douzaine de grandes demoiselles suivaient la vierge et martyre, les mains croisées sur leur maigre poitrine, la tête baissée dans l’attitude de la plus profonde dévotion.

— Tenez, s’écria Adolphine, vous voyez celle-là qui marche la première avec un bleu ruban, et bien ça est mon amie de classe Sophie Mannebach ! Elle veut être « ma sœur » dans le couvent du Rempart des Moines. Ses parents sont si fâchés pour ça !

Tout le monde reconnut « qu’il y avait de quoi », à l’exception cependant du brutal droguiste qui déclara que la fille avait raison puisque, aussi bien, elle était encore plus laide qu’un péché mortel !

Soudain, par dessus le glapissement des chantres qui accompagnaient l’Ostensoir, on perçut les accords d’une musique harmonieuse et grave. C’étaient les Cadets du Brabant qui venaient de tourner le coin de la rue de la Vierge Noire et entraient dans la rue Ste-Catherine à la suite du baldaquin sacré.

Celui-ci s’avançait dans le nuage des encensoirs, au milieu de la vénération agenouillée des fidèles, tandis que Flip Verbeeck, dominant ses musiciens de toute la tête, dirigeait avec ampleur l’Ave Verum de Mozart. Et tout le monde, saisi d’émotion aux accents de cette prière large et fervente, s’inclinait en se signant avec humilité. Jamais personne n’avait encore entendu un si beau cantique exécuté avec tant de correction et de style.

C’était une révélation. Rampelbergh lui-même en demeurait bouche bée ; et là-bas, dans la pénombre propice, Emma de Myttenaere oubliait maintenant de pincer Platbrood l’Africain, et les yeux chargés de langueur, pâmait sa tête décoiffée sur l’épaule du jeune homme, enchanté tout le premier d’une musique qui faisait la pudeur si lasse et lui livrait de belles lèvres sans défense.

Mais le plus heureux de tous, c’était Joseph Kaekebroeck dont l’âme vibrait de joie et de reconnaissance, en pensant à sa brave petite société et à son vaillant chef qui avaient si bien compris ses intentions et remportaient un succès de si bon aloi auprès du gros public.

Mais le cortège avait disparu ; déjà, l’on arrachait les branchages qui pavoisaient les façades, et nos amis, préparés au départ, remerciaient Mme Cappellemans de son aimable hospitalité, quand une grosse rumeur éclata dans la direction du marché Ste-Catherine. Aussitôt, l’on vit les passants qui se mettaient à courir vers la place en agitant de grands bras.

Les dames s’affolèrent :

— Mon Dieu, qu’est-ce que c’est maintenant ! Pour sûr qu’il y a un malheur !

En ce moment, la vieille Rosalie apparut toute bouleversée :

— Monsieur, monsieur, criait-elle en cherchant son maître, on dit qu’il y a une bataille là-bas !

— Eh bien, on va une fois aller voir, dit le droguiste d’un ton mal assuré mais qui visait tout de même au sang-froid. Qui vient avec ?

Il s’efforça d’entraîner M. Posenaer et l’oncle Van Poppel. Mais ceux-ci, très poltrons, prétendaient demeurer afin de tranquilliser leurs femmes.

Quant à Émile Platbrood, en sa qualité de Congolais sans peur et sans reproche, il voulut s’élancer tout de suite ; mais il avait compté sans Emma de Myttenaere qui lui barra le passage et s’accrocha désespérément à lui comme Valentine au quatrième acte des Huguenots. Et, attendri devant cette marque d’amour, Platbrood l’Africain ne demanda pas mieux que de rassurer, lui aussi, sa vigoureuse fiancée.

On s’aperçut alors, au grand émoi de Mme Kaekebroeck et de Pauline, que Joseph et Cappellemans n’étaient plus dans le salon…