J. Lebègue et Cie, éditeurs (4p. 107-127).


IV


La petite victoire des Cadets du Brabant et l’échec de la Cécilienne créaient entre Joseph Kaekebroeck et Ferdinand Mosselman une situation des plus délicate. À courir ainsi la même carrière, nos amis risquaient fort de se heurter souvent et de ne plus s’entendre.

On pense s’il avait été dur au fringant cordier de féliciter un vainqueur dont, hier encore, il raillait secrètement la témérité et qui, dans la surprise générale, se révélait tout à coup comme un adversaire vraiment redoutable.

N’importe, et la première stupeur passée, l’amitié, plus forte que le dépit, avait su dicter à Ferdinand les paroles convenables auxquelles, très modeste dans son succès, Joseph avait répondu à son tour par des condoléances si flatteuses que le vaincu le plus susceptible n’eût rien trouvé à y reprendre.

Mais si les relations cordiales des deux présidents n’avaient subi en apparence aucune atteinte, il n’en était pas de même de l’attitude de leurs musiciens dont les uns furent insolents dans la victoire autant que les autres se montrèrent hargneux et grinçants dans la défaite. Toute la prudence, tout l’esprit de conciliation de leurs chefs respectifs ne servit de rien : une guerre d’épigrammes et de gros mots s’engagea entre les Céciliens et les Cadets et alla s’envenimant de jour en jour d’une manière inquiétante.

Les ennemis se déchiraient par tout ce que la colère peut dicter de plus injurieux. Van Camp, le plus enragé de tous, s’exhalait en imprécations contre ses adversaires. Sa fureur lui donnait une soif inextinguible ; aussi prétendait-il ne pas décolérer avant longtemps.

Il ne se gênait guère à l’estaminet pour traiter le jury de « collection de Jean f… » et il lui disait encore plus crûment son fait dans l’intimité des séances ordinaires.

Ferdinand avait beau l’adjurer de se contenir, de cesser ses invectives et de se remettre courageusement à l’œuvre, autant eût valu prêcher le diable.

Van Camp tarit une si grande quantité de bouteilles de gueuze et de petits verres de schnick qu’il en gagna un transport au cerveau et fut contraint de s’aliter pendant plusieurs semaines, ce dont Mosselman profita aussitôt pour reprendre la direction de l’orchestre et imposer les premières réformes que venait de lui dicter une expérience fâcheuse.

Quant au vieux Verbeeck, il avait été trop bafoué par ce « soudard » de Van Camp, comme il l’appelait en mettant dans ce mot toute la somme de son mépris, pour demeurer sans morgue ni jactance dans sa fortune inespérée. « Ah l’on enterrait les pauvres Cadets du Brabant ! Ah l’on s’installait déjà en imagination dans leur local de la Pomme d’Or ! Tout beau, Messieurs, les Cadets venaient de ressusciter rien que pour infliger à l’orgueilleuse et incapable Cécilienne une « rammeling » magistrale qui compterait dans les annales héroïques des harmonies bruxelloises » !

Pourtant, Joseph réussit à apaiser le vieux chef qui comprit son devoir et s’employa bientôt, lui aussi, à calmer ses instrumentistes, à leur conseiller l’indifférence devant les sottes calomnies des Céciliens écrasés et mécontents.

Philippe Verbeeck — Flip ou Luppe comme on le nommait familièrement — était un grand maigre, un peu courbé par ses soixante-dix ans, mais encore animé d’une énergie et d’une combativité extraordinaires.

Son nez mince et long, ses lippes boudinées, sa barbiche fourchue, ses yeux qui remuaient perpétuellement comme des billes noires dans la caverne broussailleuse de ses sourcils gris, lui donnaient avec les chèvre-pieds mythologiques, une ressemblance que venaient parfaire ses longues oreilles en pointe, bien collées à la tête et ses cheveux poivre et sel, crépus comme ceux des nègres.

Au surplus, sa peau avait le ton mulâtre : trois quarts de lait, un quart de café et l’on avait remué ! Bien sûr qu’il y avait un sarrasin espagnol dans sa lointaine ascendance.

Mais une jolie expression de finesse, de bonté timide se dégageait de cette physionomie insolite et tempérait l’éclat de ces yeux dardés en aiguillon et assez inquiétants en somme au premier abord.

En vérité, Luppe Verbeeck était le meilleur homme du monde, un généreux, un enthousiaste dont la musique était à présent la seule maîtresse qui le consolât de son veuvage.

Très intuitif, il avait appris l’harmonie sans aucun maître. Il était véritablement doué. Tout petit, âgé de sept ans à peine, il jouait de la flûte à « cinque » centimes comme le dieu Pan et attroupait les passants dans les carrefours où il musiquait le soir, assis sur une borne.

Mais personne n’avait deviné dans ce frêle satyrion vêtu de loques, un artiste que l’étude et le goût eussent peut-être conduit aux plus nobles destinées.

D’ailleurs, les parents de Luppe étaient pauvres, et de bonne heure, le gamin avait dû peiner dans toutes sortes de fabriques du faubourg, asservi à des besognes fatigantes et stériles.

Plus tard, devenu garçon de courses dans un magasin de la ville, il connut quelques loisirs qu’il consacra tout entiers à sa muse favorite. C’est ainsi qu’il entra comme flûtiste à la « Concordia », une phalange de Molenbeek où l’on apprécia tout de suite ses qualités d’exécutant et de compositeur.

Dans l’entretemps, il fréquentait le théâtre de la Monnaie, si bien que l’idée lui poussa un jour de s’enrôler dans la troupe en qualité de choriste. Il possédait une assez bonne voix de baryton et fut agréé par le directeur de l’époque. Mais il ne débuta jamais ; il ne faillit que débuter et l’histoire de son avortement lyrique l’amusait encore après quarante ans.

Pour peu qu’on l’y invitât, il la contait avec bonne humeur, sans crainte de faire rire à ses dépens.

C’était deux ans après son mariage, le 8 février 1865. Ce soir-là on jouait Fost. Comme il entrait allègrement au théâtre, il fut pris, en gravissant l’escalier, d’un trac imprévu et inexprimable, à ce point que, sur un palier, il dut s’appuyer contre la muraille et délibéra, le cœur battant, s’il ne s’en retournerait pas tout de suite chez lui. Mais un camarade l’avait entraîné au vestiaire où il s’était déshabillé fébrilement, semant ses boutons de culotte autour de lui.

Ce fut bien pis quand il lui fallut revêtir le costume des lansquenets, soldats de Valentin. Le collant rayé lui donna une peine énorme ; il ne parvenait pas à enfiler ce caleçon du diable et se fit aux mollets et aux cuisses mille pinçons cuisants.

Les sonnettes électriques surtout l’affolaient avec leurs appels brefs. Déjà la plupart de ses compagnons d’armes étaient descendus dans les coulisses. Le débutant suait à grosses gouttes. Enfin on lui applique sur le chef le grand feutre à créneaux en même temps qu’on lui fourre dans les mains une lance gigantesque.

— Dépêchez-vous donc, lui dit l’habilleur, ou vous allez attraper une amende !

Et il le pousse dehors.

Une fois dans l’escalier tortueux, Verbeeck trébuche, s’enfonce presque sa pique dans l’estomac ! Une transe indicible lui resserrait l’épigastre, desséchait sa gorge. Il s’arrête pour essuyer avec sa manche la sueur froide qui lui perle au front. En ce moment, il pense à sa femme et à ses beaux parents tranquillement installés au paradis et il se sent flageoler.

Soudain, un coup de timbre, sec, impérieux, rrring ! le galvanise. Alors, éperdu, le lansquenet dévale en bondissant sur les marches, entamant les murs avec sa hallebarde.

Il arrive ainsi jusqu’à un carré où il y a trois portes. Il se précipite sur l’une d’elles sans savoir et disparait. Bientôt, il revient pour se lancer pâle et vertigineux dans une autre porte. Encore une fois, il réparait échevelé, ruisselant, le pourpoint en lambeaux et bien plus crevé qu’il n’est besoin pour le pittoresque.

Sacrebleu, quel est donc le chemin ! Il ne trouve pas. Il n’a plus la moindre notion ni du temps ni des lieux. Il est dans un labyrinthe. Et il reste là, abruti, hagard, quand une nouvelle sonnerie le cingle comme d’un coup de fouet !

Cette fois, abandonnant le palier, il rebondit sur l’escalier qu’il monte d’abord mais qu’il redescend au bout de quelques marches pour se jeter sur la troisième porte.

Maintenant, à tâtons, il se dirige dans un couloir sombre, et il tourne, volte, pirouette, revient sur ses pas pour repartir de nouveau vers un but inconnu. Plus rien ne le guide si ce n’est la démence !

Tout à coup, il se retrouve par miracle dans un escalier qu’il dévale à la désespérade. Quelques secondes après, il jaillissait du théâtre et venait s’abattre à plat ventre au milieu de la rue Léopold.

Une foule immense entoura aussitôt le lansquenet : « On dirait qu’il remue, il faut le secourir ! » Notre figurant se tordait sur le sol comme un lombric et jouait au vif le rôle de Valentin.

Il se releva non sans peine, meurtri, boueux, grotesque. Il remit sa pique et son costume de pandour et s’en fût, dégoûté pour jamais de la carrière lyrique.

C’est peu de temps après cet événement burlesque, qu’il était entré au service des parents Kaekebroeck dont il avait été le dévoué factotum pendant plus de vingt-cinq ans. Dans la maison des bons drapiers, il avait vu naître le tardif et malingre Joseph qu’il s’était mis à aimer tout de suite comme un fils, d’autant que sa chère femme ne lui avait pas donné d’enfants.

Devenu libre à la suite de la retraite des vieux marchands, riche de quelques économies et d’une petite rente que lui avaient constituée ses excellents patrons, il avait enfin réalisé le rêve de toute sa vie en fondant la société des « Cadets du Brabant » dont l’ère de vicissitudes et de déboires venait enfin de se clore par l’intervention inopinée de Joseph Kaekebroeck.

Philippe Verbeeck n’était pas le premier venu dans ce monde spécial des Harmonies. Sa forte érudition musicale, son étude passionnée des grands maîtres, le plaçaient au-dessus de la plupart de ses confrères. C’était un artiste qui, rompant avec les anciennes traditions, essayait d’inspirer à ses interprètes le goût de la vraie musique, les initiait aux beautés des chefs-d’œuvre, les façonnait au grand style, se refusant obstinément à leur apprendre les pots pourris si en faveur dans les sociétés rivales. Il ne voulait plus de ces morceaux où les trombones et la grosse caisse travaillent avec tant d’ardeur et brutalisent les oreilles. Cela était bon, disait-il, pour les petites fanfares de campagne. C’est ainsi qu’il exécutait du Gluck, du Mozart, du Beethoven transcrit par lui-même, et très bien transcrit étant donné les ressources de son maigre orchestre.

Cette prédilection pour les classiques ne lui avait pas réussi jusqu’à présent. On le raillait de tous côtés ; jusque parmi ses propres musiciens, il rencontrait un mauvais vouloir, une hostilité systématique. Quant au public, les concerts des Cadets du Brabant le laissaient sans enthousiasme ; pour lui, il n’y avait pas assez de grosse caisse « la nedans » et dès lors il se détournait de cette musique sans tapage.

Oui, c’était là le grand grief que l’on faisait à Verbeeck, le vrai motif du discrédit où étaient tombés les Cadets.

Malgré tout, le bonhomme s’entêtait, résolu à ne faire aucune concession à l’enragée musique de foire ; et il eût infailliblement succombé au milieu des risées philistines si Joseph n’était survenu.

Celui-ci, dévôt aux vieux maîtres, se montra animé du même zèle que Verbeeck à propager ce qu’il croyait le vrai et à y convertir le public coûte que coûte. Il ne fit qu’accentuer davantage l’éducation, classique en quelque sorte, de la phalange.

Son premier acte, en prenant la présidence des Cadets avait été énergique. Sans flatter ses musiciens comme faisait son gracieux ami Mosselman, il leur avait au contraire parlé net, les engageant à démissionner sur l’heure s’ils ne consentaient pas à recevoir les ordres de Verbeeck et les siens. On avait senti une poigne de fer. Aussitôt, l’ordre s’était rétabli dans la troupe anarchique : tout le monde était demeuré à son poste, revenu au respect, à la confiance devant ce jeune homme grave et décidé.

Du coup, Luppe Verbeeck avait reconquis tout son prestige. Alors, on avait travaillé avec une ardeur inconnue jusqu’à ce jour, et c’est pourquoi les Cadets du Brabant avaient remporté à Mons leur première grande victoire.

En vérité, le jury ne s’y était pas trompé : la discipline, la méthode des Cadets l’avaient vivement surpris. Sans doute, le morceau de concours — une grosse retraite aux flambeaux — excédait de beaucoup les ressources instrumentales de la petite harmonie : elle n’avait pu atteindre à l’éclat, à la sonorité voulue dans les passages de bravoure et son exécution, sur ce point, était restée forcément incomplète. En revanche, le morceau au choix — une transcription d’Orphée, par Verbeeck — avait charmé tous les auditeurs, tant l’interprétation en avait été agréablement nuancée et délicate. Aussi bien, c’était le chef-d’œuvre du vieux chef de musique qui avait transposé les thèmes du troisième acte et surtout cette exclamation émue qu’exhale l’amant d’Eurydice, quand il apparaît tout à coup au seuil du séjour élyséen devant les prairies d’asphodèles :

Quel nouveau ciel pare ces lieux…

Rien n’avait été alourdi ; on entendait toutes les vibrations mélodieuses de l’atmosphère paradisiaque, le chant des oiseaux et des sources, le glissement des ombres heureuses… C’était le grand mérite de Verbeeck d’avoir su conserver dans une transcription pour de gros instruments, toute la fraîcheur de l’admirable paysage musical.

En buvant cette musique, rafraîchissante comme une belle eau pure, Mosselman avait reconnu la supériorité de ses rivaux ; ils n’avaient ni le nombre ni la force brutale comme lui, mais ils possédaient le style et la grâce. Inférieurs, impuissants même dans le morceau imposé, ils triomphaient sans conteste dans les demi-teintes du morceau au choix.

Que signifiait sa Valse Rose à côté de ces douces rêveries orphiques ? Il en rougissait de honte. Ses yeux s’étaient brusquement dessillés ; il avait compris le faible de son orchestre, l’à peu près déplorable de ses exécutions lourdes et confuses. C’était toute une éducation à refaire. Van Camp n’était décidément qu’un vulgaire matassin, sans goût ni talent, empêtré dans l’ornière des sérénades, bon seulement à déchaîner le tintamarre des cuivres et des cymbales.

La Cécilienne avait mérité son échec. Son jeune président se l’avouait aujourd’hui avec sincérité. Mais il n’était pas homme à se laisser abattre au premier coup de la mauvaise fortune. Il avait du ressort ; il était décidé à regagner du terrain et à tenir vaillamment campagne en profitant de la leçon que Flip Verbeeck lui avait donnée.

Un nouveau festival devait avoir lieu cette année même à Namur, à l’occasion d’une fête locale. Mosselman résolut d’y prendre part. En attendant cette joute nouvelle, il se préparait à briller de son mieux le jour de la procession de Sainte-Catherine. Car la Cécilienne avait fini par promettre son concours à cette solennité paroissiale, dans l’espoir de se réhabiliter devant le quartier et d’arrêter le moulin des langues. Sans doute Ferdinand eût-il préféré se tenir à l’écart et travailler dans une ombre discrète ; mais il avait appris tout à coup que les Cadets du Brabant, sollicités à leur tour par M.  le Curé, accompagneraient le dais de gala en exécutant leurs hymnes les plus sacrées.

Alors, la Cécilienne n’avait plus hésité ; l’occasion était trop belle de se mesurer avec ses rivaux dans une sorte de tournoi pacifique qui allait peut-être démontrer au « bas de la ville » la sévérité excessive, sinon l’injustice du jury de Mons, et apaiserait en tous cas les esprits surexcités, en faisant luire aux yeux de tous l’aube consolante de la revanche.