J. Lebègue et Cie, éditeurs (4p. 46-85).


II


Il était près de neuf heures, quand Ferdinand Mosselman entra tout essoufflé au Lion Rouge.

Il salua de loin Mme  et Mlle Decock qui trônaient au comptoir derrière les points d’interrogation de leurs pompes, et avisant la jeune Stijntje en train de frotter une table avec son torchon :

— Ces messieurs sont là-haut ?

— Oeie oui, répondit la jolie serveuse, déjà bien une grosse demi-heure. Allez vite seulement !

Il disparut par la porte de la cour, traversa un couloir et s’engagea dans un escalier tortueux où s’écoulaient en cascade les flots d’une bruyante musique.

Arrivé au palier du deuxième étage, il s’arrêta pour reprendre haleine en même temps que pour écouter la formidable cacophonie qui se déchaînait derrière une double porte aux carreaux de verre dépoli.

— Godfoerdum ! jurait par dessus le tapage une voix chargée de colère. Eh bien, ça est du propre ! Autant, autant ! Recommencez la coda !

Mais les cuivres, emportés dans un élan, avaient de la peine à stopper tandis que les clarinettes et les flûtes mouraient successivement en exhalant des notes de chiens écrasés.

— Est-ce que c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? Halte, je vous dis. Autant, autant !

Enfin le silence s’établit ; puis, au frappement sec d’un bâtonnet sur un pupitre, la musique éclata de nouveau, furieuse, faisant trembler le plancher, les cloisons et les vitres.

Au milieu du vacarme, on percevait quand même les cris du chef irrité :

— Hé, les pistons, c’est un mi, un mi bémol, sacré nom ! Est-ce que vous dormez là-bas, les bugles ? C’est pas ça ! Assez ! Autant, autant !

Mosselman, l’oreille contre la porte, attendait toujours, se faisant scrupule de pénétrer dans la salle en un tel moment de fièvre, lorsqu’une main s’abattit rudement sur son épaule. Il sursauta, très effrayé, et vit M. Rampelbergh qui le considérait d’un air narquois :

— Dag meijnheer de Président ! fit le droguiste en se courbant jusqu’à terre. Eh bien, qu’est-ce que vous faites maintenant sur la porte ? Vous êtes comme ça en pénitence ?

— J’attends la fin du morceau pour entrer, expliqua Mosselman. Et puis, je ne suis pas fâché de savoir un peu comment ça se passe quand je n’y suis pas…

Il s’efforçait de répondre avec amabilité bien que la présence de Rampelbergh ne fût pas pour lui plaire, car il redoutait la grosse malice et l’esprit de dénigrement de ce vieux « brusseleer ».

En ce moment les cuivres reprirent de plus belle. On recommençait la coda.

— Jiusius Maria ! s’écria le droguiste en se bouchant les oreilles. À combien est-ce qu’ils sont donc là-dedans ?

— À quarante, fit Mosselman sèchement.

— Ouye, ouye ça n’est pas si beaucoup !

Et d’un ton imperceptiblement goguenard :

— C’est égal, ça coûte tout de même cher quand on doit payer la goutte à tous ces acadimeciens !

Mais la tempête musicale s’était apaisée. Aussitôt, Mosselman voulut prendre congé du mari de Malvina :

— On m’attend, dit-il ; je viendrai vous rejoindre tout à l’heure en bas, après la répétition.

Mais Rampelbergh n’avait nullement l’intention de redescendre :

— Je rentre avec, fit-il délibérément. Je dois parler Schoffeniels. J’ai le temps ; Verhoegen et Posenaer ne sont qu’à même pas encore dans l’estaminet.

— Mais, objecta Ferdinand avec embarras, je ne sais s’il est permis… Nos réunions sont absolument privées. On répète justement pour le concours de Mons et vous comprenez que la moindre indiscrétion à ce sujet…

— Allo, allo meijnheer de Président, reprit le droguiste bonhomme, ça ne vient pas à cinque minutes. Je parle Schoffeniels et je suis parti…

— Alors c’est bien entendu, insista Mosselman, cinq minutes, pas davantage. Ces messieurs, vous comprenez, ne seraient pas contents…

Et ils pénétrèrent dans la salle où les quarante musiciens de la Cécilienne, massés sur une estrade en gradins, causaient avec animation en secouant leurs instruments pour les faire dégorger.

À la vue de Mosselman, ils se turent aussitôt et se levèrent avec déférence, tandis que Van Camp, le chef de musique, un grand gros homme au teint vineux, apoplectique sautait à bas de son pupitre pour se précipiter au devant de Monsieur le Président et faisait dans sa course mille courbettes respectueuses.

— Chef, dit Mosselman avec l’affectation de s’effacer, voici M. Rampelbergh qui désire s’entretenir un instant avec le trombone Schofleniels. Vous n’y voyez pas d’inconvénients, je suppose ?

— Mais pas le moindre, monsieur le Président, répondit Van Camp très flatté, on est qu’à même au repos.

Et serrant la main du droguiste qui était une vieille connaissance :

— Faites seulement à votre aise, camarade…

— Merci, Commandant, fit Rampelbergh en donnant au chef un titre qu’il aimait, car Van Camp était un ancien saxophone des Guides — hein, on boira un verre ensemble à la sortie ?

Et il se dirigea vers le fond de la pièce où les musiciens causaient maintenant en sourdine derrière leurs pupitres, impressionnés par la présence inattendue de leur président d’honneur.

Celui-ci, entraîné par le chef, feuilletait déjà des papiers de musique étalés sur une vieille table d’estaminet.

— C’est fort bien copié, dit le jeune homme. Mais je ne me serais jamais douté qu’il y eût tant de parties… Vous avez dû avoir bien du mal pour orchestrer cette petite machine ?

— Mais non, mais non, répondit Van Camp avec modestie, on a l’habitude nous autres. Et puis, ç’a m’a amusé. Votre Valse Rose est un petit bijou. Ça est d’attaque.

— Oh, vous êtes trop aimable, mon cher ami, protesta Ferdinand en rougissant de plaisir. Vous savez, j’ai trouvé ça en une demi-heure sur mon piano, demandez au père Verhoegen. Je n’y attache pas autrement d’importance. C’est un essai, un timide essai. En attendant, ça nous sortira toujours du répertoire habituel qui devient un peu suranné…

— Vous verrez seulement tout à l’heure comme ça fait bien, insinua le chef. On a déchiffré plusieurs fois et je ne peux pas me plaindre. Ça ira. Dommage qu’on n’ait pas quelques trombones de renfort. Alors on serait tout à fait à la hauteur.

— Ne vous inquiétez pas, reprit Mosselman ; oui, oui, je sais ce qui nous manque ; je songe d’ailleurs à un tas d’améliorations. Mais il y a temps pour tout ; ne soyons pas trop pressés.

Et prenant un air grave :

— Dites-moi, Van Camp, que pensez-vous de notre local ? Est-ce qu’il ne vous paraît pas un peu exigu ?

— Ma foi, répartit le malin directeur, ça n’est pas très fameux ici. Mais quand ce pauvre Van de Putte a fondé la Cécilienne, il n’a pas su trouver mieux. Oui, çà est skerp dans cette chambre ; le plafond est trop bas et ça est embêtant pour l’acouchetique… On ne sait pas donner toute sa force, vous comprenez…

Van Camp était certainement injuste et calomniait son local ; sans être immense, celui-ci ne manquait pas d’étendue et répondait parfaitement à toutes les exigences de la Cécilienne. L’acouchetique, comme disait le chef en fouchtrant sa langue ainsi qu’un Auvergnat, n’était pas mauvaise ; si les musiciens s’en plaignaient, ils ne devaient s’en prendre qu’à eux-mêmes, leur moindre défaut étant une sonorité excessive et continue.

Mais Van Camp nourrissait des projets ambitieux. Cette vaste chambre perchée au second étage d’un estaminet sans grand renom, ne lui allait que tout juste. Et puis c’était si pauvre, si nu ; pas une armoire pour enfermer les archives et les parties de musique qui traînaient pêle-mêle sur une table boiteuse. Quant au cartel de la société, il gisait dans un coin, lamentable sous son voile de taffetas jaune tout gris de poussière.

Depuis longtemps le gros chef rêvait d’un local au premier étage d’un café moderne, où l’on donnerait des auditions fameuses les jours de gala. Mais avisé et prudent, il se gardait de faire jamais une demande directe, et il amadouait Mosselman, l’amenait insensiblement à ce qu’il voulait, tout en affectant de n’être pas difficile.

— Et que pensez-vous du local des Cadets du Brabant ? demanda tout à coup le jeune cordier. En voilà qui sont bien installés à la Pomme d’Or !

— Ah oui, je ne dis pas, fit le chef. Ça est même beaucoup trop beau pour eux et trop grand : les malheureux ne sont plus qu’à une trentaine. Entre nous, je crois qu’ils n’en ont plus pour longtemps ceux-là !

— C’est aussi mon sentiment, déclara Mosselman. On me disait, pas plus tard que cet après midi, que le vieux Verbeeck les avait convoqués en séance extraordinaire pour annoncer qu’il abandonnait son poste et proposer la liquidation de la société. C’est triste d’en arriver là après déjà dix ans d’existence…

— Flip Verbeeck est un bon musicien, on ne sait pas dire le contraire, voulut bien reconnaître Van Camp. Mais c’est un stoffer ; il est fou avec ses idées ! Et puis, il est trop vieux. Il n’a jamais su commander. Il n’avait pas ses hommes dans sa main. Hé, on a beau dire, il faut de la poigne pour diriger des galiards comme çà !

En même temps, il montrait ses musiciens qui, légèrement impatients, commençaient à préluder.

— Allons, dit Ferdinand, nous ne pouvons retenir ces messieurs ; il est temps de continuer la répétition…

— À vos ordres, président.

Et Van Camp, regagnant son pupitre, commanda le silence à sa troupe.

— Messieurs, clama-t-il d’une impérieuse voix de stentor, on va d’abord répéter le morceau au choix et on terminera par la Valse Rose de Monsieur le président. Attention, savez-vous !

Il y eut un grand bruissement de papier. Puis, le torse redressé, les musiciens embouchèrent qui leurs cuivres, qui leurs bois.

— Une, deux, troisse !

Ils partirent tous ensemble.

C’était une de ces ouvertures à tout faire, rapide et tonitruante, solidement appuyée de trombone, de contrebasse ainsi que de grosse caisse, et dont on ne connaîtra jamais le titre ni le modeste inventeur ; un morceau à jouer le soir au milieu des torches, devant la grille d’un boucher qui a acheté le bœuf gras.

Malgré la veulerie symphonique de cette machine, Van Camp s’épuisait en contorsions, se démenait comme un diable. Tantôt il frappait le pupitre d’un bâton colérique pour presser le mouvement ; tantôt, quand les musiciens s’aheurtaient, il levait les bras au plafond en faisant des grimaces d’écorché. Ou bien, subitement radouci et satisfait, il étendait sur l’harmonie des mains bénisseuses. Et parfois, comble de la « stoffera », pris d’une lubie de pianissimo, il chutait de toutes ses forces, posant un épais index sur sa bouche moustachue, comme s’il voulait que l’on n’entendit plus qu’un chant de rêve et comme exhalé, un soupir de la brise à travers les pamplemousses de l’île Maurice, ou bien une lointaine musique de séraphins jouant du théorbe là-haut, tout là-haut dans les vertigineuses et imparticulaires profondeurs du firmament bleu !

À cheval sur l’unique chaise qui se trouvât dans la salle, Ferdinand, les bras croisés sur le dossier, écoutait avec attention. Il ne pouvait nier que tous ces bougres ne fussent pleins de bonne volonté et n’enflassent leurs joues à la manière de ces truculents tritons de Rubens qui soufflent dans les conques marines autour du char d’Amphitrite.

À tout prendre, les clarinettes et les flûtes lui paraissaient assez discrètes, peut-être trop. Mais franchement, les pistons, les bugles et surtout les schuiftrompets commençaient à lui donner de l’inquiétude tant ils en prenaient à leur aise.

Il n’y avait pas à se le dissimuler : les cuivres dominaient, noyant, étouffant les bois dans la sonorité que vomissait leur énorme pavillon. Il était regrettable que Van Camp, en dépit de tous ses « flikkers », ne s’aperçut pas de ce je ne sais quoi de fruste et de barbare qui empreignait ses exécutions et leur imprimait l’allure d’une bamboula foraine.

Après cela, la faute en était peut-être à un mauvais groupement des musiciens ; certains instruments se faisaient tort en voisinant de trop près. Il faudrait immédiatement aviser à cela et tâcher à ce que tous les éléments de l’orchestre se fondissent ensemble avec plus de proportion et d’équilibre.

Au fait, la mauvaise qualité du son provenait sans doute aussi en grande partie de l’acoustique : Van Camp n’avait pas tort quand il assurait que le plafond, beaucoup trop bas, nuisait à l’expansion de ses cuivres… Oui, en plein air ou dans quelque grand vaisseau, cela devait prendre une autre tournure. Il fallait faire ici justement au rebours du peintre qui peint à la campagne plus gris que nature, afin que sa toile ne devienne pas criarde dans la calme lumière de l’atelier.

N’importe, en bonne critique, Mosselman confessait que tout cela manquait un peu de mise au point.

Il s’en expliquerait avec son chef de musique, doucement bien entendu, car la haute stature, le verbe et les façons militaires de l’ancien guide lui imposaient malgré tout.

Mais un roulement de tambours, ponctué par les cymbales et la grosse caisse, venait de terminer le morceau.

Van Camp s’épongea avec son foulard rouge, ni plus ni moins que s’il avait dirigé une ouverture de Wagner ; en même temps, il félicitait ses hommes et leur envoyait un affectueux salut de sa main molle et lasse, ainsi qu’il avait vu faire à un grand capellmeister.

— Allons, ça ira, dit-il en se retournant du côté de Mosselman ; qu’en pense Monsieur le Président ?

Devant cette naïve confiance, le jeune homme se sentit incapable de hasarder la moindre critique.

— Très bien, très bien, s’écria-t-il avec force, deux ou trois répétitions encore et ce sera parfait.

— Voulez-vous que je fasse recommencer la coda ?

— Merci, merci bien ! s’opposa vivement Mosselman qui en avait assez de la coda et brûlait d’entendre enfin sa Valse Rose. Continuez seulement mon cher Van Camp.

Et il ajouta d’un air détaché :

— Tout à l’heure, à la fin de la séance, je prononcerai quelques paroles.

Aussitôt, le chef escalada l’estrade et se mit à distribuer les parties d’orchestre en faisant de multiples recommandations à chacun des musiciens. Puis, regagnant le pupitre, il leva son bâton, fléchit légèrement sur ses jambes et commanda l’attaque.

Cela débutait par un gros accord en double ronde, suivi d’un poétique prélude à la manière des valses de Strauss. Mosselman, anxieux et ravi tout à la fois, ne pouvait en croire ses oreilles. Pourtant, il s’étonna de l’intrusion du trombone dans cet adagio initial destiné à décrire les timidités, les exquises rougeurs de la jeune demoiselle en face du cavalier qui vient la convier aux chastes ivresses de la danse. Dans sa pensée, c’était à la petite flûte, la flûte pastorale, tout au moins au hautbois d’amour, qu’il appartenait de traduire ces doux préliminaires du cœur, ces tendres aveux de la vierge. Que venait faire le schuiftrompet dans cette aventure ? Il était permis de se le demander. Et pourquoi pas tout de suite le bombardon ! Van Camp s’était trompé ; il n’avait pas compris, il n’avait pas su exprimer cette fraîcheur d’émotion, ce parfum matinal d’une âme qui s’éveille…

Mais la valse commença. C’était un motif bien scandé et sautant qui, sans rien apprendre de nouveau ni témoigner d’une verve particulièrement jaillissante, n’était pourtant pas plus banal qu’un autre. Ici, les bugles et les pistons faisaient merveille. « À la bonne heure, se disait Mosselman, ils assurent, ils imposent le rythme ». Mais il regrettait tout de même qu’ils ne fussent pas un peu moins bruyants, surtout lorsque la valse reprenait à l’octave supérieure, chantée cette fois par la clarinette autour de laquelle les petites flûtes s’amusaient à broder toute une collerette mélodique.

Puis le morceau, transformant son leitmotiv, changeait de ton, s’alentissait en berceuse, glissait à une rêverie mélancolique où Van Camp avait introduit le cor, non sans bonheur cette fois, mais sans le faire exprès.

Enfin, la valse reprenait dans le ton majeur, soufflée en brio par tous les instruments pour se terminer par la phrase plaintive du début, mais entrecoupée à présent de pauses et de soupirs comme pour indiquer la délicieuse lassitude, la langueur rose de la vierge toute frémissante d’avoir été enlacée et qui, d’un geste ingénu, relève ses blonds cheveux que la danse a dénoués et fait pleurer sur son front.

Mais pourquoi ce satané trombone de nouveau ! Il dénaturait toute l’expression de la mélodie. Pouvait-il pas se taire celui-là lorsqu’il s’agissait d’exprimer une si troublante phase psychologique : l’innocence qui commence à se déclore et cède la place à la pudeur !

Mais allez faire comprendre ces nuances subtiles à un Van Camp ! Cet homme avait décidément des théories bizarres sur l’instrumentation.

N’importe, l’exécution avait bien marché et Ferdinand jubilait dans son cœur. Il devint tout pâle d’émotion quand, la valse terminée, les musiciens éclatèrent en applaudissements enthousiastes.

— Messieurs, messieurs !… gémit-il en levant deux mains humbles et comme suppliantes.

Soudain, sur un signe du chef, les trompettes se dressèrent au sommet de l’estrade et sonnèrent la fanfare héroïque des triomphateurs. Et comme si ce n’était pas assez, le trombone solo Schoffeniels bondit de son gradin et s’avança vers Mosselman avec une palme d’or.

À cet hommage qui le sacrait maëstro, le jeune homme flageola et retomba à cheval sur sa chaise, en proie à un attendrissement qu’il ne pouvait plus dominer.

— Brava, brava ! venait applaudir l’insinuant Van Camp jusque sous son nez.

Tout à coup, l’auteur de la Valse Rose se ressaisit et, s’élançant sur la petite caisse qui servait de piédestal au chef de musique, il fit comprendre qu’il voulait parler.

Alors, rejetant ses cheveux en arrière d’un coup de tête inspiré — ses cheveux qu’il laissait grandir à la pianiste — Ferdinand commença d’une voix d’abord un peu sourde, détimbrée par le trac :

— Messieurs, je reste confondu devant cette ovation magnifique. Ah ! plût au ciel que je n’en fusse pas si indigne ! Mais, si elle récompense mon faible effort au-delà de toute mesure, elle ne saurait m’abuser cependant sur la chaleur de votre amitié, et celle-là, messieurs, permettez-moi de croire que je la mérite tout entière et de vous proclamer ici qu’il n’y a rien au monde dont je sois en ce moment plus heureux et plus fier !

— Bravo, bravo ! clamaient les musiciens.

— Voilà près de trois mois, messieurs, continua l’orateur d’une voix plus affermie, que j’ai été appelé à l’honneur de reprendre la succession de votre vénéré fondateur M. Van de Putte. Certes, je ne me dissimulais pas, en acceptant le mandat que me décernaient vos suffrages, quelle responsabilité j’assumais devant vous. J’étais tout novice en votre belle confrérie. Que de difficultés, que d’embûches m’attendaient au milieu de toutes ces sociétés rivales, embusquées derrière leur jalousie, acharnées à médire, à railler, à vouloir notre fin prochaine ! Eh bien, messieurs, je le dis avec orgueil, il m’a suffi de vous voir, de vous entendre, pour que je fusse aussitôt rassuré. De ce jour-là, je ne doutai plus du brillant avenir de la Cécilienne. Non, messieurs, nous ne périrons point. Voilà qu’après trois mois d’efforts, sous la direction de notre vaillant Van Camp, nous avons réalisé des progrès énormes. Avant même que d’entrer en lice, la Cécilienne s’est imposée à l’attention de tous. On commence à nous craindre. Que dis-je, on nous fait des avances, ainsi que je le prouverai tout à l’heure. En vérité, il ne reste plus qu’à nous signaler dans quelque grande circonstance. Eh bien qu’on attende seulement les festivals de Mons et de Namur et l’on saura qui nous sommes !

Des applaudissements frénétiques renforcés de trépignements de pieds, interrompirent l’orateur. On criait dans les deux langues :

— Vive notre Président ! Leve onze Président !

Mais, Mosselman n’avait pas fini et dans le brouhaha qui s’apaisait peu à peu :

— À présent, Messieurs, il convient que je vous fasse part de quelques nouvelles intéressantes et que je vous mette au courant des négociations entamées avec le comité du concours de Mons.

Le succès de sa harangue l’avait rempli de confiance en lui-même et il parlait maintenant sans emphase avec une aisance parfaite. Il annonça d’abord au milieu de la surprise générale qu’un membre du Conseil de fabrique de la paroisse était venu le voir pour lui demander si la Cécilienne serait disposée à prêter son gracieux concours à la prochaine procession de Sainte-Catherine. Des deux harmonies qui participeraient à cette solennité, elle aurait l’honneur d’être la première et d’ouvrir le cortège.

Il avait répondu que la démarche le flattait au plus haut point, mais qu’il devait auparavant en référer à ses musiciens appréciateurs souverains de la décision à intervenir.

— Faut-il accepter ou décliner cette invitation qui nous honore ? La question est délicate et je m’en rends bien compte, dit-il d’un ton grave. Quoique la politique soit expressément bannie de nos réunions et que l’art seul soit l’unique objet de notre société, nous avons chacun notre manière de voir sur les cérémonies du culte. Pour ma part, je le dis bien haut, je respecte toutes les croyances à la condition qu’elles ne me soient pas imposées. Je suis tolérant, mais j’admets aussi qu’on ne le soit pas… C’est pourquoi, messieurs, l’on votera à la prochaine séance sur la proposition du Conseil de fabrique. Et je le décide tout de suite : elle ne pourra être accueillie qu’à l’unanimité de tous les membres ; j’entends en effet qu’une seule voix dissidente ait le droit de la faire repousser. Cela est il convenu ?

On approuva cette grande sagesse et Mosselman, enchanté des bonnes dispositions de ses hommes, aborda le concours. Il insista sur la courtoisie toute particulière que lui témoignaient les autorités de la ville de Mons qui patronnaient les festivités, preuve de la considération dont jouissait la Cécilienne auprès de « ces Messieurs ». Une vingtaine de sociétés s’étaient fait inscrire jusqu’à ce jour. La Cécilienne concourrait en seconde division, notamment avec des phalanges françaises de Maubeuge, d’Aulnoy et de Le Cateau-Cambrésy.

Le concours durerait deux jours : le dimanche et le lundi de la Pentecôte. La lutte serait chaude mais glorieuse.

À une question du trombone Schoffeniels toujours affamé de détails, Ferdinand fouilla dans la poche de sa redingote et en retira quelques paperasses dont il pria l’assemblée de bien vouloir écouter la lecture. C’est ainsi qu’il énuméra toutes les harmonies qui comptaient prendre part au concours international.

Des murmures, des lazzis se firent entendre quand il prononça le nom des Cadets du Brabant qui venaient à la queue de la liste. Comment, ils voulaient aussi lutter ceux-là ! Non, c’était trop comique !

— Messieurs, observa Mosselman — en essayant de réprimer la gaîté générale qu’il avait d’ailleurs lui-même excitée par la manière dont il avait appuyé sur les pauvres Cadets du Brabant — ne raillons pas un adversaire honorable qui tente peut-être un suprême effort avant de disparaître pour jamais…

— Très bien, opina Van Camp, et puis ils sont qu’à même f… d’avance !

— À ce propos, poursuivit Ferdinand, et notre chef veut bien se ranger à mon avis, je trouve que nous sommes vraiment à l’étroit dans cette misérable chambre du Lion Rouge. Nous valons mieux que cela, étant donné l’importance que nous avons acquise et le nombre respectable de nos membres exécutants. Aussi, apprendrez-vous sans doute avec plaisir que je me suis mis en quête d’un local plus spacieux et digne de nous en tous points. Or, je ne le vous cacherai pas, je guette, je convoite précisément le local des Cadets si confortablement installés, vous ne l’ignorez pas, à la Pomme d’Or. Dites-moi, que vous en semble ?

De grands cris accueillirent ces paroles :

— À la bonne heure, à la bonne heure ? Oui, ça au moins ça vaut la peine !

— Eh bien, messieurs, je me suis abouché déjà avec le propriétaire de la Pomme pour la reprise éventuelle de la grande salle du premier étage. J’ai option comme on dit. Entre nous, le baes m’a confié que les Cadets étaient en retard de plusieurs trimestres échus et qu’il avait décidément l’intention de rompre le bail et de les flanquer dehors, pardon, je veux dire de les expulser… Bref, je l’ai si bien endoctriné qu’il m’a promis une réponse définitive pour la semaine prochaine. Mais, je ne doute pas du succès de mes ouvertures d’autant plus que j’offre un loyer supérieur. Donc, réjouissons-nous mes amis. Un bon vent souffle dans notre voile !

Comme il proférait ces paroles marquées au coin du plus candide optimisme, une voix aiguë, railleuse perça tout à coup le tumulte joyeux :

— Hé, hé, meijnheer de Président, les Vieze Cadeies ne sont pas encore par terre, saiez-vous !

C’était M. Rampelbergh qui, prudemment dissimulé derrière les gros cuivres, venait de se dresser sur le plus haut gradin de l’estrade. Mosselman l’avait complètement oublié, celui-là. À sa vue, il ne put retenir un mouvement de dépit : il lui était infiniment désagréable de penser que ce loustic avait entendu toutes ses petites rodomontades présidentielles, car il le savait discret comme un coup de canon.

— Ah ça, lui dit-il avec une colère concentrée, qu’est-ce donc que vous faites ici, vous ? Vous m’aviez formellement promis de descendre aussitôt que vous auriez fini avec Schoffeniels. Et vous êtes encore là ! Je vous l’ai déclaré tout à l’heure, nos réunions sont absolument privées et rien ne doit transpirer au dehors de ce que nous y faisons… Eh bien, permettez-moi de vous le dire devant ces messieurs : Rampelbegh vous avez mal agi…

— Allo, allo, fit le droguiste d’un ton conciliant piqué de sardonisme, il ne faut pas être fâché sur moi, je ne transpire jamais ni dedans ni dehors… Et puis, je voulais une fois profiter sur la Valse Rose. Potferdeke, voulez-vous croire que ça est plus beau que la Valse Bleuie !

— Trêve de flatteries, répliqua Ferdinand que l’éloge du droguiste avait cependant radouci. Je vous le répète, à cause de vous j’ai commis une grave infraction au réglement et je prie ces messieurs de bien vouloir m’en excuser…

Alors Van Camp intervint et saisissant le compère par le bras :

— Ah ça, dit-il en fronçant ses sourcils touffus, qu’est-ce que vous voulez dire avec les Cadets du Brabant ?

— Oui, expliquez-vous, appuya Mosselman. Vous avez appris quelque chose ?

Mais il convenait au loquace Rampelbergh de se faire un peu prier.

— Écoutez, dit-il enfin quand il lui parut qu’on l’avait suffisamment pressé de questions, vous savez bien que j’étais camarade avec Van de Putte. La Cécilienne, ça est tous mes amis. Donc, pas de danger d’avoir des ruses avec moi. Eh bien, je suis venu pour vous dire quelque chose… Ce soir, quand je prenais mon verre à la Pomme d’Or, j’ai vu entrer Kaekebroeck avec Verbeeck. Ils ne m’ont seulement pas regardé à force qu’ils parlaient ensemble. Et le vieux Flip avait l’air si content n’est-ce pas ! Et il donnait à chaque instant la main à Kaekebroeck comme pour dire « merci saiez-vous ! ». Et puis, ils sont montés au local. Alors, je pensais comme ça en moi-même : « Tiens, tiens ça est drolle ; pour sûr qu’il y a du neuf. » Et voilà ce que je voulais dire, meijnheer de Président.

Il fut impossible d’en tirer davantage ; à toutes les questions dont on l’accablait sur les Cadets, il répondait obstinément :

— Pour ça, je ne saie de rien…

En vérité, cette histoire intriguait beaucoup Mosselman dont le front tout à l’heure lumineux, commençait à se plisser, à se couvrir d’ombre. Qu’est-ce que tout cela pouvait bien signifier ? Est-ce que les Cadets avaient trouvé un protecteur ?

Cette pensée lui était assez pénible : est-ce qu’il lui faudrait ajourner ses ambitieux projets ?

— Bah, s’ébroua-t-il tout à coup, j’ai bien tort de me laisser impressionner par les radotages de ce pochard de Rampelbergh. Et quand les Cadets du Brabant vivoteraient encore quelques lunes, la belle affaire ! Un peu plus tôt, un peu plus tard, ils finiront tout de même par mourir de leur belle mort !

Ayant ainsi apaisé son cœur, il vola de nouveau aux rostres :

— Messieurs, dit-il avec force, que nous font les Cadets du Brabant ? Soyons charitables. Étouffons en nos âmes ces sentiments de mesquine jalousie à l’égard d’une société tout près de s’éteindre. Travaillons sans nous soucier de personne. Sommes-nous pas les plus forts ? Hé, bonne chance à nos impudents rivaux ! — Et maintenant, chers amis, laissez-moi vous renouveler les éloges et tous les remerciements que je vous dois pour l’application et le talent que vous avez déployés ce soir !

Des acclamations retentirent plus vibrantes que toutes les autres et soudain, sur un signe de Van Camp, les musiciens attaquèrent la partie brillante de la Valse Rose en guise de clôture.

Aussitôt M. Rampelbergh courut à Ferdinand et, avant que le jeune homme ahuri eût pu s’en défendre, il l’empoigna à bras le corps et l’obligea bon gré mal gré à valser avec lui.

Les musiciens riaient si fort qu’ils ne parvenaient plus à souffler et bientôt la valse cessa de tourner faute de vent.

— Messieurs les Acadimeciens, s’écria le droguiste en imitant la grandiloquence de Mosselman, je suis confus de… Je vous… Tenez, je veux seulement dire que Meijnheer de Président paye une tournée en bas !

Alors ce fut un enthousiasme indescriptible, et tout le monde s’engouffra dans l’escalier à la suite de Rampelbergh qui entraînait Mosselman en brandissant au-dessus de sa tête l’immense palme d’or.