J. Lebègue et Cie, éditeurs (4p. 9-45).


I


Ce soir-là, Joseph Kaekebroeck rentra de fort mauvaise humeur.

— Alors, dit-il avec impatience, ce dîner, c’est sans doute pour demain ?

Tout de suite il s’irrita. Pourquoi la table n’était-elle pas encore couverte ? On ne pourrait donc jamais manger à l’heure dans cette maison ? Ah ça, qu’est-ce donc qu’elle faisait cette maudite Jeannette ? On dinait tous les jours un peu plus tard. On finirait bien sûr par ne plus dîner du tout !

Il allait, il allait, lancé sans frein sur la pente des exagérations, tandis qu’Adolphine le considérait tristement, étonnée de ce flux de paroles véhémentes :

— Mais, cher, regarde, il n’est pas sept heures…

En effet, il était sept heures moins deux minutes.

Il s’emporta :

— Ah ! les femmes vous feraient damner avec leurs raisons ! Il n’est pas sept heures ! Tiens, c’est stupide ! Je dis que la nappe devrait être sur la table ! Écoute, cette fille commence à me donner furieusement sur les nerfs. Elle est d’une lenteur ! Mais gare, je vais une fois m’en mêler.

— Eh bien, fit la jeune femme avec résolution, je ne demande pas mieux. Va lui dire, va lui dire ! Moi, j’ai beau être derrière, c’est comme si je chantais !

Joseph se laissa tomber dans un fauteuil et fauchant le Soir qui trainait sur la table, il déplia rageusement le journal. Mais, il le rejeta aussitôt en voyant Adolphine ouvrir le buffet et se disposer à mettre elle-même le couvert.

— C’est tous les jours la même chose ! dit-il les dents serrées. C’est cela, fais la besogne de la fille à présent, Jeannette se tournera les pouces. Hé, elle aurait bien tort de se gêner puisque Madame fait tout ! Mais, j’en ai assez. Sonne, je te prie, je veux qu’elle monte !

— Mais, hasarda timidement la jeune femme, je crois qu’elle est juste en train avec la mayonnaise…

— Je me fiche de la mayonnaise ! s’écria Joseph dont l’exaspération grandissait. Je veux qu’elle monte et elle montera où je ne m’appelle plus Joseph Kaekebroeck. Il faut que ça finisse. Je vais un peu lui parler moi !

En même temps, il se redressa d’un bond et, saisissant la poire électrique qui pendait au lustre, il sonna interminablement.

— Voyons, Joseph, suppliait Adolphine bouleversée, cette pauvre fille ne va pas savoir ce que ça veut dire. Elle est déjà si vite toute perdue !

— Ça m’est égal, je vais lui parler.

— Aujourd’hui, je comprends qu’elle est un peu en retard. On a lavé les effets des enfants ; alors comme de juste, il y a un peu de déroute en bas…

— Ça m’est égal, je vais lui parler.

Et il appuya de nouveau frénétiquement sur le bouton électrique.

Mais Jeannette ne venait pas. Les mains dans ses poches, Joseph, au comble de la colère, se mit à arpenter le salon et la salle à manger :

— Non, c’est trop fort ! Tu vois comme elle se dépêche ! Ma parole, elle se moque de nous. Mais ça va finir, tu vas voir…

Il allait sonner encore quand Adolphine l’arrêta :

— La voilà, elle monte, elle monte ! Mais je t’en prie, cher, ne crie pas trop sur elle… Jeannette est qu’à même si brave, si bonne pour les petits !

Des pas précipités se faisaient entendre dans l’escalier de l’office, et soudain, Joseph parut apaisé comme par enchantement :

— Hé, c’est vrai, dit-il, j’oubliais d’aller me laver les mains !

Et il s’enfuit comme le vent.

Adolphine avait poussé la haute chaise d’Alberke contre la table :

— Allons, mon Toto, dit-elle en nouant les cordons de sa bavette, sage sais-tu, et tâche de manger ta soupe comme un prope garçon…

Mais Toto, très mal disposé, rechigna et repoussa son assiette avec tant de brusquerie que le potage faillit déborder sur la nappe. À cet acte d’insubordination, Joseph fit un regard si terrible que le môme en tressauta sur sa chaise comme s’il eût été atteint par un projectile. En même temps, sans mot dire, d’un index impératif, tout chargé de la fascination d’un dompteur, le jeune père obligea le mutin à ramener son assiette devant lui :

— Prends bien garde, dit il enfin dans une détente, ou tu voles à la cuisine !

C’était probablement le secret désir d’Alberke pour qui les repas pris en famille étaient un véritable supplice. Combien il se plaisait davantage dans la riante cuisine auprès de sa petite sœur Hélène ! Là, que d’aimables passe-temps, que de casseroles à lécher ! Là, nulle contrainte ; il commandait en maître, plein de caprices aussitôt satisfaits. Mais il lui était désagréable d’y « voler » selon la menace de son père ; il préférait disparaître doucement, sans éclat, étant poltron de son naturel et fort ennemi des gifles. Donc, il commença de manger sa soupe et fit bien.

Cette première scène ne présageait rien de bon. Adolphine qui observait craintivement son mari, se désolait de le voir si nerveux. Elle entreprit alors de le calmer en affectant de ne pas faire attention à sa mauvaise humeur ; grosse imprudence, car rien n’irrite une mauvaise humeur comme de n’être point remarquée.

— Thérèse est venue cet après-midi, dit-elle avec le désir de commencer une histoire intéressante.

Mais Joseph l’interrompit brusquement :

— Ce potage est détestable. Ah ça, qu’est-ce qu’elle flanque maintenant dans les soupes, celle-là ! C’est bon à mettre dans ses bottes !

Cette injuste critique émut la ménagère qui se rebiffa légèrement :

— Voyons, mon ami, comment peux-tu dire des choses pareilles ? Cette soupe n’est pas mauvaise. C’est du cerfeuil avec…

Il haussa les épaules :

— Les femmes n’ont décidément ni goût ni dégoût, fit-il d’un ton bourru. Hé, avale toute la soupière si le cœur t’en dit !

Aussitôt, le subtil Alberke laissa tomber sa cuiller :

— Moi aussi, dit-il en faisant une grimace pour flatter son père, moi aussi j’aime pas cette toupe…

— Vas-tu te taire sacré moutard ! s’écria Joseph avec fureur ; est-ce qu’on te demande ton avis ? Je ne sais ce qui me retient…

Et il fit un geste violent que la jeune femme réprima d’une supplication :

— Voyons cher, il est encore si petit !

Mais Léontine avait emporté le potage litigieux et déposait au milieu de la table un superbe aiglefin fumant.

C’était le poisson favori de Joseph, celui dont il célébrait souvent la saveur exquise et qui symbolisait à ses yeux la confortabilité familiale des bons repas d’hiver. Adolphine augurait beaucoup de ce plat pour rasséréner son mari ; elle fut malheureusement déçue. Tout de suite Joseph fronça les sourcils, trouva que le poisson n’avait pas le goût habituel, qu’il ne se détachait pas en écailles. Au fait, rien d’étonnant, il manquait de fraîcheur.

De tous les reproches que l’on peut adresser à une femme de ménage, celui de s’être laissée duper par une marchande de marée, est peut-être le plus grave et le plus maladroit. C’est un affront sanglant qu’elle ne saurait pardonner. Certes, il ne faut pas être de sang-froid pour oser proférer devant elle semblable injure ; il est en tous cas préférable et bien moins aventureux, comme dit le sage, d’aller chatouiller la queue des lionnes au fond de leur repaire !

Son aiglefin manquait de fraîcheur ! Adolphine bondit sous l’outrage. Et pâle d’émotion d’abord et pourpre de colère ensuite :

— C’est trop fort, c’est trop fort ! s’écria-t-elle. Mais il vivait encore presque quand je l’ai acheté ce matin avec Maman ! Mme De Mestmaecker ne m’a jamais trompée avec son poisson ! Eh bien, maintenant je ne fais plus jamais le marché ! Tu n’as qu’à y aller toi-même. On verra alors ce que tu rapporteras !

Elle poursuivit avec une véhémence progressive, tandis que Joseph demeurait ironique et bougon, le nez dans son assiette. Puis s’attendrissant tout à coup, elle éclata en pleurs :

— C’est vrai, c’est vrai, dit-elle en hoquetant, je ne sais pas ce que tu as depuis quelques jours. Plus rien n’est bon. Tout est mauvais. Les enfants t’agacent… On ne sait plus faire ton goût. Et pourtant, moi je m’échine à tout faire pour un bien !

En voyant le désespoir de sa mère, Alberke était descendu de sa chaise et, cramponné au bras d’Adolphine, il essayait gentiment de la consoler.

Dans l’ivresse de son chagrin, la jeune femme saisit son fils et le pressa contre sa poitrine en redoublant de sanglots.

D’ordinaire ces lamentations émouvaient beaucoup Joseph, mais il prenait bien soin d’en rien faire paraître. Au contraire, on eût dit alors qu’il se plaisait à redoubler de sarcasme par une sorte de volupté de se faire souffrir soi-même, de se punir, de se désespérer en causant le chagrin de celle qu’il aimait par-dessus tout. Toutefois son âme n’était pas au raffinement aujourd’hui. Il se sentait trop injuste et fut tout de suite attendri. Devant ce groupe éploré, ses yeux s’humectèrent malgré lui. Brusquement, il courut à sa femme et l’étreignant dans ses bras :

— Allons, allons, grosse bête, calme-toi ! c’est tout, c’est tout ! Oui, je suis méchant. Mais tu sais bien que je t’aime ! Pardonne-moi, je te jure que je ne le ferai plus. Je mentais tantôt. Je mentais, parce que j’étais de mauvaise humeur. Eh bien je le dirai : je n’ai jamais mangé de meilleur aiglefin ! Na, es-tu contente ?

La jeune femme essuya ses beaux yeux et sourit tristement.

— Oeie oui, tu dis ça maintenant !

— Je t’assure que c’est vrai. Tiens, donne m’en encore un peu…

L’orage était apaisé. Mais Adolphine demeurait inquiète :

— Est-ce que tu as mal quelque part ? dit-elle avec ingénuité. À ta place, moi je ferais tout de même venir M. Buysse. Voyons, pourquoi est-ce que tu es toujours de si mauvaise humeur depuis quelque temps ?

Le front de Kaekebroeck se rembrunit :

— Pourquoi je suis de mauvaise humeur ? Ma foi, tu m’en demandes beaucoup trop… Est-ce que je sais ? Mais, sois tranquille, ça se passera.

Hé oui, qu’est-ce donc qu’il avait cet excellent Joseph Kaekebroeck, lui toujours si sociable, si gracieux à tous, si rond, si paterne même jusque dans ses involontaires brusqueries ?

Il s’ennuyait tout bonnement et pour la première fois de sa vie. Libre, indépendant, au-dessus de la politique, du négoce et de tous les embarras où les autres demeurent asservis jusqu’à la fin de leurs jours, il ne sentait plus son bonheur et commençait à trouver l’existence assez grise. Les joies de la famille, la belle pratique des vertus domestiques ne lui suffisaient plus. Il y avait du trop plein dans son cœur, dont il ne savait que faire et qui se résorbait en mélancolie. « De quelle sorte ai-je vécu jusqu’à ce jour ? s’interrogeait-il parfois avec anxiété. Qui me donnait autrefois cette insouciance imperturbable, ces heures si bien occupées et facilement dépensées dans une vie de plénitude confortable, une vie de rentes belges, laquelle m’autorisait pourtant à toutes les flânes ? En ai-je assez désormais d’être un bon « brusseleer » ? Le vieux snob se réveille-t-il en moi en dépit de mon nom ? Vais-je retourner aux livres, à la peinture, à la musique, à toutes ces habitudes choisies de ma jeunesse ? En vérité, il me surprend un peu de ne m’être pas ennuyé plus vite. »

Il s’étonnait naïvement dans la modestie de son cœur.

Non, il ne s’était jamais ennuyé jadis quand il trouvait sans cesse à exercer la grande générosité de sa nature toujours en train de bons offices et d’amitié. Il oubliait ses bienfaits. Mosselman ne lui devait-il pas une part de son bonheur ? N’était-ce pas Joseph, le soir du bal de la grande Harmonie, qui avait emporté le consentement du père Verhoegen, lorsque par un sentiment d’abnégation sublime, il avait cédé sa place à Ferdinand dans le fameux quadrille de princes ?

Et le mariage de Pauline ? C’était bien son œuvre. Comme il s’y était employé à cœur perdu, défiant les obstacles sans cesse renouvelés, ranimant les courages sur le point de faillir, espérant aux heures les plus sombres, résolu à vaincre de haute lutte, à triompher de tout, même de l’implacable vanité d’un Platbrood !

Mais voilà que les temps étaient changés. L’ère des difficultés était close. Les jalouses Errynies ne poursuivaient plus personne. Aujourd’hui, tout le monde vivait heureux autour de lui. Il n’y avait plus de prétexte à ourdir de jolies intrigues et à les mener à bien. Ah, si encore le mariage de son beau-frère Émile — Platbrood l’Africain — avec Mlle Emma de Myttenaere avait paru subir quelques traverses ou exiger tout au moins l’entremise d’un habile diplomate !

Mais non, jamais accordailles ne s’étaient conclues sous des auspices aussi favorables. Il n’était personne dans les familles des futurs qui n’approuvât une union si convenable, si parfaite à tous égards. Nul point noir à l’horizon : les fiancés s’avançaient en souriant vers la date charmante où le prêtre devait consacrer leur foi au pied du maître-autel.

Bref, Joseph Kaekebroeck était sombre parce qu’il n’avait plus d’amants malheureux à défendre et à conduire au bonheur. Il se tourmentait de ne plus pouvoir se dévouer à quelqu’un ou à quelque chose. Car c’était une âme de précieuse fabrique qui aimait à se créer de nobles devoirs.

Cependant, la côte de bœuf qui suivait l’aiglefin avait recueilli les meilleurs éloges. Joseph s’extasia sur la béarnaise de Jeannette. C’était quelque chose comme un poème déliquescent, assurait-il ; Henri IV s’en fut donné à lèche-doigts.

Adolphine souriait à ces boutades :

— Oui, moque-toi à présent…

Mais elle était enchantée : son visage avait retrouvé ses gaies couleurs comme une fraîche rose après une pluie de mai.

Il n’y avait qu’Alberke qui maugréât, en son par dedans bien entendu, contre ces dithyrambes culinaires. Outre qu’ils lui semblaient excessifs, ils faisaient traîner le repas et retardaient le dessert, à quoi le gamin aspirait de toute la force de sa gourmandise. Au surplus, il brûlait d’obtenir congé pour descendre à la cuisine où l’attendait sa petite sœur.

Adolphine comprit l’impatience qu’il contenait prudemment et héroïquement dans son âme de gosse. Avec ses beaux yeux elle intercéda tacitement pour lui et, sur un signe de Joseph, elle le délivra.

— Va, mon Toto, dit-elle. Jeannette te donnera de la crème. Va jouer dînette avec Hélène !

Aussitôt, Alberke coula de sa haute chaise, et courut chez son père afin qu’il dénouât les rubans de sa bavette. Mais il était si pressé et tirait si fort par le cou que Joseph dénoua tout de travers.

— Attends donc, sacrebleu ! Allons bon, un nœud à présent !

Joseph tripota un moment, mais ses gros doigts ne faisaient rien qui vaille. Il s’impatienta :

— Zut ! dit-il, en repoussant le petit garçon, c’est de ta faute… Va chez mère. Moi, je ne sais pas défaire ça !

Une fois libéré, l’enfant s’élança sur la porte qu’il ouvrit en se hissant sur les pointes et disparut comme un écureuil.

— Pauvre petit, s’apitoya gentiment la jeune femme, ça l’ennuie de rester si longtemps tranquille !

Mais Joseph, nullement attendri, changea aussitôt de conversation :

— À propos, est-ce que Ferdinand vient ce soir ?

— Non, il ne sait pas venir, répondit Adolphine. Je voulais justement dire tout à l’heure que Thérèse m’avait fait visite cet après-midi. Non, Ferdinand doit aller à sa société à huit heures, pour la répétition du festival de la Pentecôte…

À ces mots, Joseph parut violemment dépité :

— Tiens, grommela-t-il avec un regain d’humeur, il est idiot celui-là avec sa « Cécilienne » ! Il ne s’occupe plus que de ça !

— Mais non, hasarda doucement Adolphine, c’est seulement le soir qu’il est pris. Et puis, ça lui fait une distraction…

— Tais-toi donc, je sais bien ce que c’est, n’est-ce pas ! Ça lui prend un temps énorme. Ah ! j’ai eu fameusement raison de ne pas me fourrer dans cette histoire-là !

Adolphine se disposait à répliquer ; mais elle hésita et crut devoir se recueillir un moment. Soudain, redressant la tête, elle se décida :

— Écoute, dit-elle en souriant, est-ce que je peux une fois dire ce que je pense ? Eh bien, moi je crois que Ferdinand a bien fait…

Et, à la vive surprise de son mari qui ne lui connaissait pas cet enchaînement dans le discours, elle développa ses raisons. Il ne fallait pas croire que Mosselman fût content tous les jours. Certes, il était heureux avec Thérèse, mais d’une manière trop calme, trop uniforme. Les affaires de la corderie ne lui prenaient qu’une partie de la journée ; au surplus, Jérôme, le vieux commis, était là pour le décharger de la grosse besogne. Ferdinand avait donc du temps de reste qu’il ne savait parfois comment dépenser. Les soirées surtout lui semblaient longues, et Thérèse s’affligeait de le voir dissimuler de profonds bâillements. Or, voilà qu’après de vives instances, il venait d’accepter les fonctions de président de « La Cécilienne », une petite harmonie de jeunes artisans qui menaçait de se disloquer à la suite du décès de son fondateur, le digne M. Van de Putte. Et tout de suite Mosselman avait repris son entrain d’autrefois.

Décidément, sa société l’amusait beaucoup. Très bon musicien lui-même, il participait aux répétitions qui avaient lieu trois fois par semaine au second étage du Lion Rouge. Souvent, il doublait le chef de musique Van Camp, quand ce dernier était empêché. Déjà il avait la tête remplie de valses et de pas redoublés qu’il se jouait au piano ; et son ambition grandissant chaque jour, il rêvait maintenant d’un orchestre plus considérable qui ferait parler de lui dans les concours. Bref, il était si occupé qu’il n’avait plus le temps d’être de mauvaise humeur…

Adolphine débitait tout cela d’une haleine, tandis que Joseph la considérait avec une stupéfaction souriante. Soudain, elle fit une pause et, baissant la voix, elle reprit doucement d’un ton empreint de mélancolie :

— Eh bien, Joseph, moi je sais ce que tu as. Tu t’ennuies… Oh ! ne dis pas non ! C’est peut-être ma faute… Je ne suis pas assez bien instruite et tu n’as pas beaucoup de plaisir avec moi…

— Voyons, chère, interrompit le jeune homme tout ému de cette tendre humilité, ne dis pas de bêtises !

— Non, non, persista la jeune femme, je ne sais pas te procurer des distractions. Tu t’ennuies d’être toujours à la maison avec moi et les enfants… Eh bien, il faut faire comme Mosselman. Toi aussi, tu connais la musique. Je me rappelle que tu jouais si bien le piano quand on n’était pas encore marié ensemble… Alors, pourquoi est-ce que tu ne veux pas t’occuper de la société du vieux Flip ? Il te l’a déjà tant de fois demandé ! Il serait si heureux…

— Tu n’y songes pas ! s’exclama Kaekebroeck. Non, mais me vois-tu en président d’harmonie ! Et d’abord, je serais incapable de remplir de pareilles fonctions. Je ne m’y connais pas de tout dans ces machines-là. Je ne rendrais aucun service.

— Tu dis ça, mais moi je suis sûre que si tu voulais, la société deviendrait une grande société qui remporterait un jour tous les prix !

Elle s’obstinait. Toutefois, elle savait bien qu’elle ne le prendrait pas par la vanité ou la gloriole. Aussi, changeant de tactique :

— Écoute, dit-elle gravement, le vieux Flip a été si bon pour toi quand tu étais petit ! Tu m’as tant raconté des jolies histoires sur son compte ! N’est-ce pas lui qui t’a appris tes notes quand il travaillait dans la maison de ton père ? Il t’aimait la même chose que si tu étais son fils. Eh bien, il est si triste aujourd’hui… Sa petite société pour laquelle il a fait tant de sacrifices devient chaque jour moins nombreuse. On dit comme ça qu’il est trop vieux et ça fait que les musiciens s’en vont, l’un avant et l’autre après, pour s’engager ailleurs, à la société de Mosselman par exemple. Ils ne sont plus qu’à trente-sept. Ça est bien peu. Moi, ça me fait de la peine. À ta place, il me semble que je tâcherais d’aider ces braves gens pour rendre service au vieux Flip et puis pour le plaisir de leur apprendre des beaux morceaux comme ceux que tu jouais autrefois…

Elle s’arrêta légèrement essoufflée, épiant sur le visage de son mari l’effet de sa naïve plaidoirie.

Joseph était devenu songeur.

— Hé, sapristi, dit-il brusquement, pourquoi cet animal de Philippe ne m’a-t-il pas conté tout cela !

Il était ébranlé. Une joie brilla dans les grands yeux d’Adolphine :

— Oh, reprit-elle, tu sais bien qu’il est toujours si gêné avec toi. Il me le disait encore hier : « Monsieur Joseph n’est-ce pas, et bien ça est plus fort que moi, c’est comme si je parlerais à un ministre !

— Il est fou, ma parole ! Voyons, qu’est-ce qu’il faut faire ? Je me rappelle à présent : il m’a vaguement entretenu de ses ennuis l’autre jour. Mais, du diable si j’y ai compris quelque chose ! Il s’exprime avec tant de difficulté… Qu’en penses-tu, si je lui envoyais une petite somme d’argent ?

— Oeie non, s’exclama Adolphine, ne fais pas ça ! Il serait si fâché !

En ce moment, on entendit le bruit d’une lettre qui tombait dans la boîte du vestibule.

— Encore une sale circulaire, grogna Kaekebroeck, on ne reçoit plus que ça !

Mais non, c’était une grande lettre jaune que Léontine apportait sur son plateau en même temps que le café.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria gaîment Joseph. Un pli officiel !

Il déchira l’enveloppe et déplia une double feuille de papier grand format qu’il se mit à lire avec curiosité.

— Hé, dit-il en s’interrompant aussitôt, on pouvait bien en parler ! C’est de mon vieux Luppe. Il m’explique ses déboires…

Il y en avait quatre pages. Le bonhomme était compendieux. Tout en lisant, Joseph souriait très amusé ; puis sa figure devint grave et voilà que tout à coup, comme il arrivait à la fin de l’épitre, ses yeux se mouillèrent :

— Tiens, dit-il en tendant la lettre à sa femme, lis moi ça. C’est stupide… Mais rien de plus cocasse et de plus attendrissant à la fois. Ah mon pauvre Philippe ! C’est la faillite à brève échéance. Il paraît maintenant qu’il vient d’être lâché par son dernier schuiftrompet !

— Och arm ! soupira Adolphine. Mais si ça continue comme ça, il va être tout seul !

— Hé oui, répartit Kaekebroeck, mais il pourra dire que s’il n’en reste qu’un il sera celui-là !

Il plaisantait, mais il était profondément remué par le chagrin du brave homme. Une foule de souvenirs s’éclairaient dans sa mémoire.

Flip ou Luppe Verbeeck… Des noms de son enfance. Il se rappelait la maison natale, les bonnes récréations dans le vaste magasin de drap, les cachettes impénétrables, les puits ménagés au milieu des coupons d’étoffe à la fade senteur d’apprêt. Au plus loin qu’il pouvait projeter sa pensée, il retrouvait la figure joviale du bon ouvrier. Luppe avait été le compagnon, l’inspirateur de tous ses jeux ; il lui avait appris les billes, la marelle, la pinoche, la klashdop… Et quels admirables cerfs volants il lui avait confectionnés avec de la toile d’Angleterre ! On les faisait monter dans un terrain vague, non loin de la porte de Ninove. Comme des aigles, ils s’élançaient à travers les nues et retombaient tout mouillés de leur séjour dans le ciel !

Et Flip jouait si bien de la flûte en fer blanc ! Il le voyait encore assis sur un ballot d’étoffe, donnant un concert pour son petit Jefke appuyé contre ses genoux, écoutant de toutes ses oreilles. Avec ses cheveux drus, légèrement frisés, son nez pointu et malin, sa barbiche fourchue, il avait l’air d’un ægipant apprenant le syrinx à quelque petit dieu de Lampsaque…

Luppe possédait aussi une belle voix et chantait tous les opéras qu’on voulait, surtout les très anciens. Il avait même failli devenir choriste au théâtre de la Monnaie ; l’histoire de son début était la plus drôle du monde et il la contait avec bonne humeur. Mais les parents Kaekebroeck s’étaient retirés du négoce ; c’est alors que Verbeeck, obéissant à sa vocation, était devenu le chef d’une phalange musicale composée en grande partie d’ouvriers de fabrique, et qui sous son habile direction n’avait pas tardé à remporter quelques lauriers.

Les « Cadets du Brabant » existaient depuis tantôt dix ans. Sans avoir jamais brillé d’un très vif éclat, ils contenaient cependant des instrumentistes de premier ordre à commencer par leur chef, qui était un vrai musicien d’élite. Mais la petite société avait toujours végété faute de ressources. Aujourd’hui, elle périclitait visiblement. Un mal profond la minait depuis plusieurs mois : le découragement. Les membres n’étaient plus aussi assidus aux réunions qu’ils considéraient comme une corvée.

Bien plus, des phalanges rivales étaient parvenues à la désagréger en lui enlevant quelques-uns de ses meilleurs exécutants. Bref, les Cadets du Brabant allaient mourir et Luppe Verbeeck, dans un appel désespéré, s’efforçait une dernière fois de les retenir sur le bord de la tombe.

— Pauvre homme ! murmura Adolphine quand elle eut achevé à son tour la lecture de la supplique. Allons Joseph, il faut qu’à même faire quelque chose pour le vieux Flip ! Ça serait si gai de venir à son secours et de refaire avec lui une belle société comme celle de Mosselman !

Kaekebroeck songeait. En vérité, l’idée commençait à lui paraître assez séduisante. Un petit levain d’ambition travaillait en lui. Il allait pouvoir se dévouer de nouveau au succès d’une noble cause… Et puis, pour tout dire, un brin de vague jalousie l’énervait parfois contre ce Ferdinand Mosselman qui associait avec tant d’élégance l’instinct du négoce au noble goût de la musique. Son ami ne prenait-il pas un peu trop d’importance ? Vraiment, il devenait ennuyeux avec sa Cécilienne.

Il demeurait plongé dans ses réflexions quand la porte s’ouvrit et Alberke et la petite Hélène firent leur entrée, suivis de Léontine.

Les enfants venaient dire bonsoir avant d’aller au lit. Tout de suite le garçon se réfugia dans les jupes d’Adolphine, tandis que la petite fille se précipitait en riant chez son père.

Joseph, heureux de cette diversion, souleva la gamine et l’assit sur ses genoux.

— Hé ! bonsoir, madame, lui dit-il. Mon Dieu, c’est à vous ce gros ventre-là ? Sapristi, on voit que vous avez bien dîné !

Elle était jolie, la petite Hélène, avec ses soyeuses boucles blondes et ses grands yeux bleus. Elle avait quelque chose de très éveillé, de très malin dans la frimousse et ressemblait beaucoup à son père. Elle marchait déjà couramment, mais ne parlait pas encore. Toutefois, ses petits cris étaient expressifs ; « Oh, mademoiselle n’est pas gênée pour se faire comprendre ! », comme disait sa mère.

Joseph la cajola avec tendresse, lui abandonnant avec héroïsme ses longues moustaches ; puis, Alberke étant grimpé à son tour sur ses genoux, il les fit galoper tous deux sur « le cheval de Bon Papa ». Et quand ils furent bien essoufflés, il les baisa au milieu des rires et les remit entre les mains de Léontine.

— Montez seulement, dit Mme Kaekebroeck à la bonne, je viens de suite.

Alors Joseph alluma un cigare et sortit pour endosser son pardessus.

— Tiens, s’étonna Adolphine, je croyais que tu ne devais pas sortir ce soir.

— Bé, fit-il avec un léger embarras, il n’est pas encore huit heures et demie… Je vais une fois aller voir jusque chez le vieux Luppe…

Elle tomba dans ses bras, toute émue et joyeuse :

— Ah ! que je suis contente ! Et comme je t’aime, mon bon Jefke !

Elle le tenait enlacé, l’accablant d’une pluie de caresses.

— Hé ! sapristi, s’écria Joseph en essayant de se dégager, prends donc garde, tu vas te brûler à mon cigare !