LES
COTES DE LA MANCHE

CHERBOURG


I.
LA RADE ET LE PORT MILITAIRE.



Littusque rogamus
Innocum et cunctis undamque auramque patentem.
(Æn., l. VII.)

Lorsque le cardinal de Richelieu fit faire en 1639 et 1640 la recherche d’un emplacement propre à recevoir le port militaire dont il jugeait l’établissement sur les côtes de la Manche indispensable, Cherbourg fut le terme de l’exploration de ses commissaires, et, tout bien choisis qu’ils étaient, ils n’eurent aucun pressentiment des destinées de cet atterrage : ils n’y virent « qu’un bon abri ouvert en arrière de rochers dangereux, » et en repartirent après un séjour de vingt-quatre heures. Ils y seraient vainement restés plus longtemps : l’art des constructions, les finances de l’état étaient encore dans l’enfance, et l’on ne pouvait pas rêver une transformation dont l’accomplissement devait exiger tout l’effort de la virilité. Cinquante-trois années s’écoulèrent, et la fatale bataille de La Hougue, gagnée par quatre-vingt-dix vaisseaux de ligne et trente-sept frégates et brûlots anglais et hollandais contre les quarante-quatre vaisseaux et les treize brûlots de Tourville, apprit à tout le monde ce qu’avait prévu le grand cardinal, la nécessité d’avoir dans la Manche un point d’appui et un refuge pour nos flottes: Vauban reçut ordre d’aller en jeter les fondemens à La Hougue. Ses premières études firent comprendre les irrémédiables infirmités de cette position; mais en la condamnant, il mit en relief les avantages de celle de Cherbourg, et c’est ainsi que la création d’un des grands établissemens maritimes du globe est devenue la réponse de notre pays au désastre de La Hougue.

La presqu’île du Cotentin projette au travers de la Manche, et à distances égales des deux extrémités de ce passage du plus vaste commerce du monde, de ce théâtre des plus grandes actions et des plus grands désastres maritimes qu’ait enregistrés l’histoire, un massif carré de douze lieues de côté. Cherbourg occupe entre les caps de La Hague et de Barfleur le milieu de la face septentrionale de cette espèce de bastion. Les marées, poussées dans le canal ou rappelées vers l’ouest, passent rapidement devant la presqu’île et se précipitent avec une rare violence sur ses flancs. Les accumulations et les vides alternativement formés par les oscillations de l’Océan, d’un côté dans la baie de Saint-Malo, de l’autre dans celle de la Seine, font passer et repasser par les raz de La Hague et de Barfleur d’énormes masses d’eau, et y entretiennent un tumulte qui ne s’apaise que par intermittences, aux momens où les courans de marée mollissent, s’arrêtent et commencent à se renverser. Ouvert au fond du croissant que décrit la côte, l’atterrage de Cherbourg a de tout temps été le refuge naturel des navires exposés sur cette mer orageuse. Maintenant, élargi et perfectionné par l’art, il couvre comme une garde avancée les côtes de la Normandie entière et d’une partie de la Bretagne. Il est en face et à 130 kilomètres de Portsmouth, à 120 de Poole et de Portland, à 200 de Plymouth, à 250 de Falmouth, et le revers occidental de la presqu’île est contre-battu par les îles normandes d’Aurigny, de Sercq, de Jersey, qui, pourvues de vastes abris, et ayant suivi la condition de leur duc, lorsqu’il subjugua l’Angleterre, rendent en dévouement à la métropole conquise ce qu’elles en reçoivent en privilèges. Opposée à cette circonvallation redoutable, la position de Cherbourg mérite la qualification d’audacieuse que lui donnait Vauban. Son aspect du côté de la terre est digne de ses destinées maritimes. Le milieu de la presqu’île est formé d’alluvions; les alluvions sont enveloppées dans des schistes, et les schistes le sont dans des granits qui, se dressant brusquement au nord, revêtent d’une armure indestructible les terrains friables qu’auraient entamés les assauts de l’Océan. Les avantages stratégiques attirent le danger, et les villes placées comme Cherbourg n’ont pas le choix de leur sort : une obscurité paisible ne leur est pas permise; il n’est point de milieu pour elles entre la grandeur et l’humiliation, et leurs voisins les oppriment quand ils n’ont pas sujet de les craindre. C’est là toute l’histoire de Cherbourg, et les Anglais qui s’étonnent des soins que nous donnons à ce port se souviennent bien peu des annales de leur propre pays.


I.

On a souvent répété depuis Froissart que César fonda Cherbourg quand il voulut conquérir la Grande-Bretagne. Sans entrer dans les discussions des érudits sur cette origine, on peut se contenter du témoignage de Vauban, qui trouva en 1686, dans les murailles de l’ancien château, des maçonneries manifestement romaines. L’importance de la base d’opérations qu’offrait cette côte ne pouvait pas échapper au génie militaire des conquérans de l’ancien monde, et l’acharnement avec lequel nous l’ont si longtemps disputée nos voisins d’Outre-Manche témoigne qu’ils ne l’ont pas moins bien comprise.

Cherbourg, qui depuis Clovis relevait directement de la couronne de France, passa en 912, avec la Normandie, sous l’autorité de Rollon, et de cette époque à 1450, particulièrement à partir de la conquête de l’Angleterre en 1066 par le duc Guillaume, la ville fut entraînée dans toutes les vicissitudes dont fut affligée la province. Rien n’égale la tristesse de cette période. Après deux siècles de tiraillemens, Edouard Ier fit hommage en 1286 à Philippe le Bel du duché de Normandie : mars la guerre éclatant bientôt entre les couronnes de France et d’Angleterre, les Anglais descendirent à Cherbourg en 1295, et le brûlèrent après l’avoir pillé. La nécessité de prévenir le retour d’un semblable danger donna lieu en 1300 à la construction des premières fortifications. On éprouva bientôt combien elles étaient nécessaires. En 1346, les Anglais s’emparèrent de Barfleur, port alors florissant, « et allèrent tant, dit Froissart, qu’ils vinrent en une bonne, grosse et riche ville qui s’appelle Chierbourg, mais dans le castel ne purent y entrer; ils le trouvèrent trop fort et bien garni de gens d’armes, puis passèrent outre. » Ils se dédommagèrent en mettant à feu et à sang tout ce qui était sans défense dans le reste du Cotentin, et l’armée qui avait reculé devant Cherbourg alla gagner la bataille de Crécy. Donné en apanage à Charles le Mauvais, roi de Navarre, Cherbourg fut entouré vers 1359 de fortifications beaucoup plus puissantes. En 1378, le Navarrois tenta de faire assassiner le roi Charles V, s’allia aux Anglais, et leur livra Cherbourg, qu’il ne se flattait pas de conserver avec ses seules forces. Du Guesclin lui enleva successivement toutes les autres places du comté d’Évreux et du Cotentin. « Quand voyoit ceulx de dedans oppressés, les requéroit qu’ils se rendissent ou tous seroient morts s’ils estoient prins de force : c’estoient les promesses que le connestable faisoit par coutume. » A force de prendre ainsi des villes et d’en expulser les défenseurs, le connétable les avait laissés former dans Cherbourg, où ils se retiraient, une garnison d’élite : elle y fut ralliée par Robert le Roux avec une forte division anglaise, et la mer étant libre, la place était continuellement ravitaillée d’hommes et de munitions. « Les François l’assiégèrent de tous côtés, fors par mer, et s’amesnagèrent et pourvurent pour y demourer sans en partir fors qu’ils l’eussent prins. Messire Robert le Roux et sa route faisoient maintes saillies de jour et de nuit, et n’y requirent oncques les François à faire faict d’armes qu’ils ne trouvassent bien à qui. Le siège dura tout l’esté; demourèrent les François devant Cherbourg jusques bien avant dans l’hyver, à grant mise, à petit conquest. Si advisèrent qu’ils gastoyent leur temps, et que Cherbourg estoit imprenable, et que tout rafreschissement, tant de vivres que de gens d’armes, y venoit par mer. Par quoi les François se deslogèrent et mirent bonnes garnisons à l’encontre de Cherbourg[1]. »

Telle fut l’issue de l’entreprise de Du Guesclin. La couronne ne recouvra Cherbourg qu’en 1396 par la trêve de vingt-huit ans conclue avec Richard II, et cette cession d’une entrée des Anglais en France fut, trois ans plus tard, une des causes principales de la déposition de ce prince. Puis vint la démence de Charles VI. Henri V descendit en Normandie en 1418, et fit assiéger Cherbourg par son frère, le duc de Glocester : la place, vaillamment défendue, résistait depuis dix mois, « en la fin duquel temps la rendit messire Jean d’Engenne, qui en estoit le capitaine, moyennant qu’il en eust certaine somme d’argent au partir et bon sauf-conduit pour aller où bon lui sembleroit : il alla en la cité de Rouen quand elle fut conquise par lesdits Anglois, et là séjourna, tant que son dit sauf-conduit fut passé, sur la fiance d’aucuns seigneurs anglais qui lui donnèrent à entendre qu’ils le lui feroient rallonger; mais au derrain il en fut trompé, et lui fist le roy d’Angleterre trancher la teste, dont aucuns François furent assez joyeulx pour ce qu’il avoit rendu la place susdicte par convoitise d’argent au préjudice du roy de France[2]. » Cherbourg, conquis de cette manière, devait être la dernière place qu’évacueraient les Anglais, lorsqu’ils furent définitivement expulsés de France après la bataille de Formigny. Le connétable de Richemont vint l’investir au mois de juillet 1450. « Les François qui devant estoient y eurent beaucoup de peine et de travail, car ils y firent plusieurs grans approuchemens, et firent battre ladite ville de canons et bombardes et de plusieurs aultres engins merveilleusement et le plus subtilement que oncques homme vit; car ils assirent bombardes en la mer là où elle venoit deux fois le jour, qui grevèrent fort la place et tellement que les Anglois qui estoient dedans ne savoient que faire de eulx rendre, voyant qu’ils ne povoient plus tenir ne résister….. Il y eut durant le siège maintes belles armes faites, et tant que Thomas Gouel rendit lesdites villes et chastel de Chierebourg, dont il estoit capitaine pour le roy d’Angleterre, le 12 août, qui est la plus forte place de Normandie sans nulle excepter….. Ainsi fut conquise la duchié de Normandie et toutes les cités, villes et chasteaux d’icelle mis en l’obéissance du roy[3]. » La France était délivrée, et le roi, qui apprit à Tours ce grand événement, ordonna dans tout le royaume des prières et des actions de grâces qui n’ont jamais cessé d’être répétées le 12 août dans la cathédrale de Coutances.

La constance éprouvée dans ces luttes séculaires et les sacrifices qu’imposait à la ville de Cherbourg le soin de sa défense contre les Anglais lui valurent en 1464, en 1483, en 1498, en 1532, de nombreuses franchises de la part des rois Louis XI, Charles VIII, Louis XII et François Ier. Ces titres sont bons à rappeler, et la population de Cherbourg serait bien dégénérée, si jamais elle se laissait arracher le dépôt de gloire que lui a légué le passé.

On aurait pu croire qu’après cent ans et plus de renonciation à leur prétention d’être des Normands, les Anglais se tiendraient tranquilles : ils saisirent les occasions que leur offraient les guerres de religion pour revenir dans le Cotentin. Ils s’allièrent aux huguenots et descendirent en 1562 et en 1572 sur la plage de La Hougue sous la conduite de Montgomery : ils ravagèrent les campagnes, mais vinrent deux fois échouer devant la résolution des habitans de Cherbourg et les dispositions de l’intrépide et sage maréchal de Matignon. Ces événemens furent suivis d’un assez long repos. Malgré l’insouciance de l’avenir que produit d’habitude parmi nous la sécurité du présent, on avait songé en 1647 à créer un grand refuge maritime à Cherbourg ; mais la dépense avait paru si disproportionnée avec les ressources disponibles que tout avait été ajourné. Colbert mourut en 1683 après avoir mis le pays en possession d’une flotte de cent quatre-vingt-dix-huit vaisseaux de ligne, et les dangers auxquels l’insuffisance des ports de la Manche laissait ce matériel exposé rappelèrent l’attention sur les anciens projets d’y créer un abri. Vauban fut chargé de les étudier de nouveau. Il vint en 1686 à Cherbourg, et trouva le pays dans un état qui expliquait trop bien les avantages si longtemps remportés par les Anglais sur cette côte. On voit aujourd’hui même, au relief et à la nature des terrains, que la partie montueuse de la presqu’île n’a tenu jadis au continent que par une étroite chaîne de collines ; les eaux de la mer en baignaient vers Port-Bail les deux bords; elles remplissaient la profonde échancrure de 18,000 hectares de surface dans laquelle de lentes alluvions ont formé les marais du Cotentin. Ces marais ont été longtemps absolument impraticables; on ne les traversait encore, quand Vauban les visita, que sur la chaussée fangeuse de Carentan ou sur une rangée de grandes pierres espacées de deux en deux pieds au-dessus de la vase fluide : les marais franchis, il restait à gravir, au travers de bois dans lesquels l’infanterie elle-même ne cheminait que la hache, la serpe et la pioche à la main, le soulèvement rocailleux qui forme le front septentrional de la presqu’île : pour peu que les crêtes en fussent défendues et que l’isthme fût intercepté, Cherbourg, facilement abordable par mer, était presque inaccessible par terre. Si tel était encore le pays sous Louis XIV, que devait-ce être sous les premiers Valois, et quelles facilités les Anglais n’avaient-ils pas d’y descendre et de s’y maintenir sous la triple protection des marais, des bois et des montagnes?

La difficulté de communiquer de l’intérieur avec Cherbourg était, comme on voit, fort grande en 1686; elle impliquait la difficulté même de lui porter secours, et de là suivait l’obligation de tenir sur place les forces nécessaires à la défense. La ville qui s’offrit aux yeux de Vauban était précisément celle que le connétable de Richemont avait replacée sous le sceptre de Charles VII ; c’était le moyen âge dans toute sa négligente âpreté. Sombre et malsaine, elle gisait entre de hautes murailles à l’ouest du bassin du commerce actuel, et son port était la partie profonde d’une lagune qui s’étendait sur les emplacemens de notre bassin de réserve et des quartiers adjacens. C’est sur ces bases étroites qu’il s’agissait d’établir un refuge pour une flotte et une place capable de soutenir un siège en règle contre l’art moderne. L’état des finances et celui de l’atterrage résistaient d’ailleurs à l’adoption de trop vastes projets. La mer avait à l’ouest du mouillage assez de profondeur pour le flottage des vaisseaux de ligne; mais le creusement d’un port sur ce point exigeait des sacrifices que le trésor était hors d’état de supporter; la transformation du port de l’est était praticable, à la condition de n’y recevoir que des frégates. Pour rester dans les limites du possible, on se résigna au second parti. Vauban estima les dépenses indispensables à 2,102,409 livres. Creusée d’un côté, remblayée de l’autre, la lagune sur l’emplacement de laquelle est aujourd’hui le bassin du commerce devint un port pourvu d’écluses de chasse et capable de contenir quarante frégates de vingt à quarante canons et autant de bâtimens marchands; les faubourgs furent enveloppés dans une enceinte bastionnée; des quartiers salubres et des magasins pour trois mille hommes d’infanterie et trois cents de cavalerie s’élevèrent; les travaux militaires et les travaux maritimes furent combinés de manière à se prêter un appui réciproque et à procurer à la ville un assainissement complet. Ce fut alors aussi que fut posé, avec une sûreté de coup d’œil qu’aucune observation postérieure n’a démentie, le principe de la défense de la ville du côté de la terre. L’entreprise, commencée en 1687, fut poussée avec vigueur en 1688, et Vauban se flattait d’avoir doté la France d’une place qui rendrait désormais vaines les attaques contre la presqu’île du Cotentin et d’un port qui, placé sur le chemin de tout le commerce de la Manche, serait en temps de guerre le refuge de nos alliés et le désespoir de nos ennemis. Malheureusement des conseils timides, dont le pressentiment perce dans la réfutation anticipée qu’il en fit dans son mémoire de 1686, prévalurent bientôt. Tandis que les fortifications qu’il avait tracées s’élevaient, la ligue célèbre dans laquelle l’Europe presque entière se coalisa contre Louis XIV se formait à Augsbourg; d’un autre côté, Guillaume d’Orange débarquait en Angleterre le 15 novembre 1688, et sa prochaine élévation au trône était dès cet instant facile à prévoir. Obligé de faire à la fois face au nord, sur le Rhin, sur les Alpes et sur les Pyrénées, le roi craignit qu’une descente des Anglais, ne mît Cherbourg entre les mains du plus habile et du plus constant de ses ennemis. La démolition des fortifications, qu’il aurait été difficile de reprendre, fut ordonnée au commencement de décembre 1688, et poursuivie avec une telle activité qu’elle était finie en mars de l’année suivante. Vauban, consulté après coup, écrivait d’Amiens le 25 janvier 1688 à Louvois:


« Je n’ose quasi vous dire, monseigneur, que, si le vieux Cherbourg n’étoit pas commencé d’abattre, il faudroit en tout cas se contenter de le miner et le château aussi, et cependant continuer la nouvelle fortification ; car peut-être les Anglois auront-ils assez d’affaires chez eux pendant cette année pour ne pas songer à celles des autres. D’ailleurs je crains que le rasement de cette place ne les attire là... Faites-vous représenter les mémoires et les plans que j’ai faits, et vous verrez que cette place ferme la plus dangereuse porte du royaume aux ennemis. Du moins il ne faudroit pas aller si vite en besogne, mais se contenter de faire miner les ouvrages pour être en état de les faire sauter au besoin. Je vous demande pardon si je prends la liberté de revenir à la charge; mais je ne me puis ôter de l’esprit le danger auquel nous nous exposons par ce rasement. »


Des conseils si sages ne furent point écoutés, et Louvois répondit sèchement le 2 février : « Je vous ferai convenir, quand je vous verrai, que rien n’est plus contraire au service du roi que ce que vous proposez pour la conservation de Cherbourg. » Quand le désastre de La Hougue eut donné la fatale démonstration de la nécessité d’un grand abri dans la Manche, Vauban revit son ouvrage dans l’état où l’avait mis une fausse appréciation de la politique de Guillaume III, et il n’eut rien à rétracter de ses premiers sentimens. Il écrivait en 1694, à l’aspect de ces ruines :


« La surprise du commencement de cette guerre a causé la démolition de cette place, à qui il ne manquoit plus que cinq ou six mois de travail pour être dans un très bon état de défense. Elle se trouvoit sur le milieu de la Manche, à vingt-cinq lieues de la côte d’Angleterre, occupant naturellement le derrière de toutes les descentes de la presqu’île, fortifiée sur un dessin qui la rendoit la meilleure place du royaume. C’étoit une des clés les plus importantes de l’état et l’une de ses bornes les mieux marquées. Cette place est tellement démolie qu’on n’y connoît plus trace de fortification vieille ni nouvelle que par les monstrueux quartiers de murailles renversées des vieilles tours de son château, que je n’ai pu voir sans mal de cœur... Suivant le dessin qui en avoit été fait, le bassin de Cherbourg auroit contenu à flot vingt-cinq à trente frégates de quarante-quatre pièces de canon, et son avant-port toute sorte de bâtimens qui auroient pu échouer. Il est présentement comme il étoit avant qu’on eût touché à cette place. »


Le rapport que fit en 1700 M. Le Peletier, inspecteur-général du génie, exprime les mêmes sentimens. « Cherbourg, fortifié en 1687 par M. de Vauban, avoit, dit-il, cinq grands bastions et des ouvrages avancés... Les bastions étoient au cordon quand on a rasé l’ancienne et la nouvelle enceinte. Il en a coûté à peu près pour cette opération ce qu’il en auroit coûté pour tout terminer. » M. Le Peletier aurait pu ajouter que si les batteries élevées par Vauban étaient restées debout, elles auraient probablement sauvé l’équivalent de leur valeur dans les cinq vaisseaux échappés du désastre de La Hougue, qui furent attaqués et brûlés à leur portée par dix-sept vaisseaux anglais.

Quand les rades de La Hougue et de Cherbourg étaient dans leur état naturel, la première pouvait mettre en sûreté plus de vaisseaux de ligne que la seconde de bâtimens de flottille. Cette donnée était assez spécieuse pour inspirer la pensée de créer à La Hougue un établissement capable de sauver une flotte de la force de celle que nous y avions perdue le 29 mai 1692[4], et Vauban fut chargé d’en étudier les projets. Il fit comprendre qu’une position que les vents d’ouest rendaient inaccessible, dont ceux de l’est et du nord favorisaient l’attaque et paralysaient la défense, où la retraite était incertaine et la faculté d’entreprendre très limitée, ne pouvait jamais avoir qu’un rôle secondaire; mais, en réduisant à ce rang l’atterrage de La Hougue, il montra tous les avantages qui lui manquaient réunis dans celui de Cherbourg. Là, l’entrée et la sortie sont également faciles par tous les vents; on est sur le champ des grands périls et des grandes entreprises; il suffit de s’avancer de quinze milles en mer pour avoir de la côte de France à celle d’Angleterre la vue de tout le canal, en surveiller le passage, savoir tout ce qu’il faut attendre et tout ce qu’il faut appréhender : c’est pour les escadres comme pour les simples croiseurs la mieux placée des bases d’opération, le foyer des plus redoutables attaques, la retraite la plus sûre et la plus ouverte. Une seule chose y manquait à la fin du XVIIe siècle : c’était un bassin assez vaste et assez profond pour recevoir le concours de navires qu’attireraient les avantages et les dangers de la position. — Cherbourg était d’ailleurs aux yeux de Vauban quelque chose de plus qu’un établissement maritime : il voyait dans la création d’une place assez forte pour détourner les Anglais du renouvellement de leurs entreprises sur le Cotentin une garantie que nos armées ne seraient pas rappelées de ce côté quand elles seraient occupées sur d’autres frontières. Son projet était d’enraciner sur la pointe du Houmet et sur l’Ile-Pelée deux jetées, l’une de 200 toises, l’autre de 600, laissant entre leurs musoirs une passe de 900 toises. Cet établissement, dont Bélidor a reproduit le dessin dans son Architecture hydraulique, aurait ressemblé à celui que nous fondons à Alger : il n’aurait couvert que la petite rade, et, faute d’espace pour le mouillage, les vaisseaux de ligne se seraient amarrés sur la jetée de l’ouest[5]. C’était beaucoup d’étendue pour un port, c’en était bien peu pour une rade, et Vauban avait senti lui-même le côté faible de ce système, car il en avait proposé un second. Laissant, en attendant mieux, la rade comme elle était, il voulait creuser au fond de l’anse du Galet un avant-port, un vaste bassin à flot, construire autour de ce bassin des magasins et des chantiers, et envelopper le tout dans une enceinte fortifiée. Les malheurs et les embarras financiers du dernier tiers du règne de Louis XIV firent renvoyer ces travaux à d’autres temps, et Vauban mourut avec le regret de n’y pas avoir mis la main. De nos jours, ses conseils ont été suivis sur le port, rejetés sur la rade; mais le service éminent qu’il a rendu a été de mettre en évidence la supériorité stratégique de la position de Cherbourg, et de démontrer que l’arsenal de la Manche y devait être et non ailleurs. Pendant le siècle qui s’est écoulé de l’époque de ses études à celle du choix définitif d’un emplacement, la préférence à laquelle il avait conclu a plusieurs fois été remise en question, et toujours on en est revenu à son opinion par les raisons qu’il avait déduites. Cette détermination était le point capital de l’entreprise, et c’est en s’inspirant de son bon sens et de son génie qu’on a élevé sur les bases qu’il avait posées des conceptions fort supérieures aux siennes.

Les écluses et les murs du port de commerce furent relevés en 1738, et tout resta paisible dans le Cotentin jusqu’à la guerre de sept ans. Cherbourg fut alors témoin d’une défaillance inexplicable. Le comte de Rémond, maréchal de camp, y commandait en 1758 quatre bataillons d’infanterie, deux cents dragons et trois mille gardes-côtes. Le 2 mai, une flotte anglaise d’une centaine de voiles vint défiler devant la ville; elle se représenta le 29 juin, mouilla, et repartit le surlendemain. Ces deux avertissemens donnés, elle débarqua le 5 août un corps de six mille hommes d’infanterie et de six cents chevaux au pied des coteaux d’Urville, à 10 kilomètres à l’ouest de Cherbourg. Ce lieu, nommé l’Endemer, est l’extrémité d’une plage dominée par des collines dont un contrefort la ferme à Querqueville; les Anglais y étaient au fond d’un hémicycle, exposés de tous côtés à des feux plongeans. Assis sur une croupe dont la mer baigne le pied, le village de Querqueville offre dans son église et son cimetière une position presque inexpugnable, et cet obstacle surmonté, l’ennemi trouvait dans la petite plaine de Sainte-Anne un terrain non moins défavorable. Il ne fallait qu’avoir des armes pour écraser les Anglais dans leur marche. Un bataillon du régiment irlandais de Clare demandait à les charger à mesure qu’ils mettraient pied à terre; M. de Rémond le fit retirer. Supposant un piège caché sous cette inaction, l’ennemi mit trois jours à se former et à franchir les deux lieues qui le séparaient de son but. Ces trois jours, le comte ne les perdait pas; il faisait enclouer ses canons; il opérait son déménagement sur Valognes; il coupait derrière lui des ponts dont la rupture ne gêna que ceux qui vinrent bientôt délivrer Cherbourg, si bien que, lorsque les Anglais se présentèrent aux portes de la ville à moitié déserte, ils n’y trouvèrent pour les recevoir que le curé et ses vicaires. Ils s’installèrent à l’aise, faisant main basse sur les provisions des habitans, frappant des réquisitions et menaçant, chaque fois qu’ils n’étaient pas servis assez vite, de mettre le feu partout. Après deux pillages méthodiques faits l’un par les soldats, l’autre par les matelots, ils débarquèrent quarante femmes dont la présence à bord de la flotte ne pouvait s’expliquer par aucun motif honnête; elles montrèrent cent fois plus de férocité qu’une soldatesque effrénée, dévalisèrent surtout les églises et en firent le théâtre de leurs orgies. Le général Blygh, commandant l’armée, mit plus d’ordre dans ses opérations; il mit à rançon les fabriques de glaces et de verre du voisinage, leva sur la ville une contribution de 44,000 francs, brûla trente-sept navires, en amarina quatre, fit embarquer les cloches de l’abbaye, l’artillerie et les armes en état de servir, et employa à faire sauter les fortifications, les quais, les écluses du port, cent cinquante milliers de poudre que M. de Rémond avait eu l’attention de lui laisser. L’épuisement des ressources locales et le besoin de piller faisaient cependant sortir les Anglais de la ville; ils rencontrèrent au dehors les bourgeois qui l’avaient quittée et des troupes de soldats et de paysans armés : ces partis prirent ou tuèrent au de la de sept cents maraudeurs; un meunier de la paroisse de Martinvast en tua sept à lui seul. Tandis que cette défense spontanée s’organisait, des secours arrivaient, et le 16 août le duc de Luxembourg occupait avec seize mille hommes les hauteurs qui commandent la place. Il ne pressa point le rembarquement des troupes du général Blygh, et elles ne laissèrent derrière elles d’autres traces de précipitation que des outils et des sacs à poudre auprès de mines commencées. Les Anglais se proposaient de cueillir les mêmes lauriers en Bretagne, mais ils y furent plus énergiquement reçus, et la bataille de Saint-Cast les dégoûta des descentes pour le reste de la guerre. Le comte de Rémond ne fut point fusillé; c’était sans doute un protégé de Mme de Pompadour, et l’épisode de Cherbourg était à sa place entre les déroutes de Minden et de Rosbach, dues à des généraux du choix de cette créature.

Le jour de l’anniversaire séculaire de l’aventure de 1758, la rade et les quais de Cherbourg retentissaient de cris de : Vive la reine Victoria! Au milieu de cet enthousiasme hospitalier, notre gracieuse alliée a pu sourire à l’aspect des traces d’une visite moins amicale que conserve la jetée orientale du port de commerce; l’assemblage un peu confus de roches brutes et de pierres taillées que présentent les 250 premiers mètres de cette construction est formé des débris de la belle jetée renversée il y a cent ans. Dans les troupes accourues alors à la défense de Cherbourg se trouvait un jeune enseigne auquel une place était réservée dans l’histoire. Intrépide, spirituel, présomptueux, improvisateur capable d’application, inépuisable en ressources, se jouant des obstacles dont s’effrayaient les autres, se connaissant et prétendante tout, rarement gêné par ses affections, justifiant une ambition effrénée par d’incontestables talens, subalterne incommode, supérieur facile, aussi propre au conseil qu’à l’action, et quelquefois plus digne d’admiration que d’estime, tel était Dumouriez, le futur vainqueur de Jemmapes. Revenu des guerres de Corse et de Pologne avec le grade de colonel, il fut placé en 1776 dans une commission chargée d’étudier les emplacemens propres à recevoir le port militaire de la Manche, qu’on demandait depuis François Ier. Le gouvernement hésitait encore entre Ambleteuse, Boulogne et Cherbourg. La commission se prononça pour Cherbourg, en se fondant sur les motifs de Vauban, et Dumouriez ajouta au travail commun des observations si frappantes de justesse sur la nécessité de mettre le Cotentin à l’abri d’une autre expédition de 1758, qu’en lisant le mémoire, Louis XVI écrivit en marge : Dumouriez, commandant de Cherbourg.

A peine en possession de son commandement, Dumouriez imprima à toutes les branches de son service l’activité dont il était dévoré, et, comprenant combien la force militaire emprunte d’alimens à l’agriculture et à la navigation, il n’eut garde d’oublier ces deux industries nourricières. Laissons-le faire des mémoires pour l’académie de Cherbourg, créer une artillerie de rempart avec les canons oubliés qu’il fait ramasser le long des grèves, élever des batteries, fonder des forts sans l’autorisation et parfois malgré les injonctions du ministère[6], se désoler de ce que les Anglais de M. de Rémond ne revenaient pas, et arrivons au grand acte dans lequel il n’a pas craint de s’attribuer l’influence prédominante, à la fondation de l’établissement maritime dont nous nous glorifions aujourd’hui. Ce chapitre de notre histoire navale est encore assez confus à quelques égards, et l’on sait imparfaitement quelle fut la part de chacun dans cette création. Une communication due à la bienveillance de M. Le duc d’Harcourt et à celle de M. Le duc de Castries a rectifié mes idées sur beaucoup de choses que je croyais savoir, parce que je les avais entendu répéter. Les correspondances sont plus sincères que les mémoires-, c’est des correspondances que j’essaierai de déduire l’exposé des faits relatifs à une des entreprises qui font le plus d’honneur à la France.

II.

Louis XVI montait sur le trône en 1774 avec la résolution de relever la marine de sa décadence. De sanglans débats avaient éclaté l’année précédente entre l’Angleterre et ses colonies de l’Amérique du Nord : celles-ci déclaraient leur indépendance en 1776; la France venait à leur aide en 1778, et le traité de Versailles consacrait en 1783 l’affranchissement des États-Unis. Tandis que ce concours d’événemens généraux et de perspectives hardies ramenait les esprits vers les affaires navales, Cherbourg n’était point oublié : le duc d’Harcourt[7], investi en 1775 du gouvernement de la Normandie, s’était aussitôt appliqué à fortifier la défense et à vivifier le commerce de la province par des améliorations de routes et de ports qui tendaient vers ce double but; il avait fait davantage en confiant au commandant de La Bretonnière l’étude des moyens d’approprier l’atterrage de Cherbourg au rôle que lui assignait sa position dans nos luttes avec l’Angleterre. Les questions ainsi posées trouvaient au ministère de la marine M. de Sartines jusqu’en 1780, et après lui le maréchal de Castries : rien ne manquait pour faire de grandes choses, ni les circonstances, ni les hommes.

Le vicomte de La Bretonnière, capitaine de vaisseau commandant de la marine à Cherbourg[8], avait fait preuve d’une haute intelligence dans plusieurs missions hydrographiques; personne ne connaissait la Manche mieux que lui, et il avait fait, entre autres travaux, une étude approfondie de l’influence qu’avaient dû exercer sur les manœuvres et les conséquences de la bataille de La Hougue les courans de marée qui se précipitent et se renversent sur les flancs de la presqu’île du Cotentin. L’esprit tendu sur cette sanglante expérience et convaincu que des circonstances hydrographiques imparfaitement connues avaient dérangé les plans de Tourville, il s’était naturellement demandé ce qu’aurait fait ce glorieux vaincu si les projets de Vauban sur Cherbourg eussent été exécutés en 1692, et ses calculs sur l’espace abrité en avaient fait ressortir l’insuffisance, soit pour l’essor d’une expédition, soit pour la réparation d’une défaite. Ce fut alors qu’il conçut le dessein de porter à une lieue au large les digues qu’on voulait enraciner à l’Ile-Pelée et à la pointe du Houmet, et de mettre à couvert les manœuvres d’appareillage et de mouillage qui, dans le système de Vauban, se seraient faites à découvert. L’idée de jetées en pleine mer semble aujourd’hui la plus simple du monde; en 1775, elle pouvait passer pour une témérité. M. Lefèvre, ingénieur en chef de la généralité de Caen, la déclara praticable, et le duc d’Harcourt l’adopta avec enthousiasme. Il se rendit avec M. de La Bretonnière à Paris, et fit accepter ses vues par le roi et par son ministre. M. de Sartines désira que l’ensemble des nouvelles propositions fût exposé dans un mémoire qui lui fut présenté en 1777[9]. Un grand pas était franchi: mais il en restait encore beaucoup à faire.

Alors comme aujourd’hui, le ministère de la marine était chargé des travaux maritimes proprement dits, et celui de la guerre des fortifications nécessaires pour les protéger. Cette division d’attributions dans l’édification d’une œuvre d’ensemble créait une classe de questions mixtes, en tête desquelles se plaçait la détermination des bases mêmes de l’établissement. On ne pouvait guère se flatter d’un accord complet sur des projets que des autorités différentes considéraient sous des points de vue souvent opposés : la marine réclamait, sans beaucoup de préoccupation de la défense par terre, toute l’extension possible du mouillage à couvrir, et le génie, pour mieux défendre la rade, l’aurait quelquefois réduite à ne pas valoir la peine d’être défendue. Peut-être eût-il été sage de laisser à l’intérêt maritime une prédominance absolue, et de compter quand même sur l’intelligence des ingénieurs militaires pour l’assiette ultérieure de la défense. — Il n’en fut pas ainsi, et l’on vit d’abord se dessiner deux partis dont les plus habiles organes furent le commandant de la place et celui de la marine, Dumouriez et M. de La Bretonnière. Tous deux avaient affaire à forte partie.

L’adoption en principe du système de digue isolée couvrant la grande rade ne résolvait pas une question tellement sujette à controverse que le fait accompli de la construction ne l’a point épuisée, celle de l’emplacement de la digue; elle ne faisait que la poser, et un homme de la trempe de Dumouriez ne renonce pas au combat tant que l’arène reste ouverte. Il s’accrochait, pour renverser le projet de M. de La Bretonnière à chaque difficulté qui venait l’ébranler, et y opposait obstinément le second projet de Vauban, celui du port militaire qui s’est creusé de nos jours en arrière du rivage, et d’un chenal formé par deux jetées auxquelles le calme produit par la grande digue a permis de renoncer. L’utilité du port n’était pas très difficile à prouver, et Dumouriez soutenait que, tout ouverte qu’elle était aux vents du nord, la rade était excellente : ce point admis, un établissement complet pouvait être obtenu à peu de frais. Les marins ne partageaient pas sa confiance; ils trouvaient la grande rade intenable à cause de la violence des coups de mer auxquels elle était exposée, ce que n’ont que trop bien prouvé les désastres survenus pendant la construction de la digue. Quant à la petite, elle paraissait inaccessible aux vaisseaux faute de profondeur. Ils ne repoussaient pas le projet de port; mais ils regardaient la rade comme infiniment plus nécessaire. Ce que réclamait avant tout la navigation, c’était un refuge ouvert à toute marée contre les gros temps, si fréquens dans la Manche, et contre des ennemis aussi favorisés par la nature de leurs atterrages que les Anglais. La rade ferait dans la plupart des cas l’office du port, le port ne ferait jamais celui de la rade; la rade enfin serait la meilleure de toutes les défenses pour la ville et pour le port, et les travaux de l’une et de l’autre s’accompliraient en sécurité sous sa protection. L’impression des traités d’Utrecht et d’Aix-la-Chapelle est effacée aujourd’hui; elle était alors encore brûlante :


« J’ajouterai, disait M. de La Bretonnière, que, dans une entreprise de cette nature, la politique oblige d’avoir égard à telles ou telles possibilités qu’il n’est pas besoin d’indiquer davantage, et de prévoir même les choses qu’on ne peut supposer dans les circonstances actuelles. Les traités qui suivent les guerres ont quelquefois occasionné des démolitions dispendieuses et forcées. Je ne rappelle pas ceci pour déterminer, mais pour appuyer seulement le principe constant dont il faut partir, celui de se procurer avant tout une rade sûre et à l’abri de tous les traités et de tous les événemens. On peut être forcé de combler ou de démolir un port, un bassin, une fortification, mais on ne peut pas ôter du fond des eaux une jetée pratiquée pour fermer une rade aux vents ou à l’ennemi. Tous les ouvrages au-dessus de l’eau sont soumis à des révolutions imprévues, à des événemens, à des traités, à des conditions inattendues, et il n’en est pas de même des ouvrages sous l’eau : ils sont à l’abri des traités, le temps les consolide, et nul événement ne peut les enlever lorsqu’ils sont établis. J’ajouterai que le temps de guerre est le seul propre à mettre en exécution le projet proposé. En temps de paix, il inquiéterait nos ennemis naturels, et donnerait lieu à des plaintes et à des réclamations qui en empêcheraient ou en suspendraient l’exécution. Il est même indispensable de porter à cet ouvrage de grands moyens dès le moment de la première entreprise, attendu que s’il n’était que projeté ou commencé à la fin de la guerre, il ne pourrait manquer de devenir une des clauses principales du traité de paix. »


M. de La Bretonnière connaissait l’Angleterre de son temps, et se souvenait de Dunkerque. Ces raisons ne pouvaient manquer de pré- valoir, et Dumouriez avoue dans ses Mémoires qu’il finit par être seul de son avis. Il ne se rendit pas pour cela à celui des autres, et une sorte d’impénitence finale lui faisait encore répéter sur ses vieux jours qu’avec la digue on avait gâté son Cherbourg.

Le maréchal de Castries succéda en 1780 à M. de Sartines. Avec plus de vigueur d’esprit et plus d’autorité dans le conseil, il décida ce que son prédécesseur n’avait fait que souhaiter. Clos sur les systèmes, le débat ne resta ouvert que sur l’emplacement de la digue; mais il ne perdit rien de sa vivacité en se restreignant. La marine voulait porter la digue au large, le génie la rapprocher de la terre. A la fin d’une de ces longues séances où les intérêts de la défense et ceux de la navigation étaient demeurés inconciliables, le duc d’Harcourt se fit l’organe de la majorité. Prenant un compas et un crayon, il marqua sur une carte marine étalée sur le bureau un point à 1,200 toises au nord de la pointe du Houmet, et traça sur ce parallèle la direction à donner à la digue : elle aurait été à un peu plus de 600 mètres au-delà de la place qu’elle occupe aujourd’hui. Cet acte d’oppression de la majorité blessa profondément les partisans du système restreint, et ce fut sans doute par forme de protestation que M. Decaux, le commandant du génie, opposa aux témérités du gouverneur de la province le projet d’un brise-lame aligné sur le fort du Houmet et le fort de l’Ile-Pelée. Facile à construire, cette digue aurait été facile à défendre; mais elle n’aurait mis à couvert que le mouillage de deux ou trois vaisseaux de ligne, elle aurait laissé le véritable mouillage en dehors, ou plutôt elle y aurait fait l’office d’un écueil, et, de simplement mauvais qu’il était, elle l’aurait rendu tout à fait impraticable. Ces inconvéniens se manifestent clairement à la simple inspection de la carte marine, et, chose plus étrange que la proposition elle-même, cette idée, a trouvé des défenseurs dans des rangs où le duc d’Harcourt n’avait froissé l’amour-propre de personne.

L’une ni l’autre des deux propositions n’a prévalu, et ceux mêmes qui les avaient émises ont fini par donner leur assentiment à un tracé intermédiaire. L’adoption du plan du duc d’Harcourt aurait doublé l’étendue du mouillage des vaisseaux, et il en serait résulté de si grands avantages pour la navigation, les meilleurs esprits déplorent si souvent l’insuffisance de la rade, qu’il est utile d’examiner si un projet conçu évidemment pour les satisfaire a été sacrifié à de mauvaises raisons.

Si, au lieu d’être établie sur l’alignement de la pointe de Querqueville à l’Ile-Pelée, et d’être protégée par ces deux terres, la digue de Cherbourg était portée à 650 mètres au large avec ses 3,600 mètres de longueur, l’espace sur lequel elle produit le calme ne serait par les vents du nord que déplacé; mais dans les fréquentes prédominances des vents d’est, et surtout d’ouest, il serait sensiblement rétréci. Pour doubler le mouillage et ne pas laisser à la grosse mer plus d’entrée dans la rade qu’il ne convient, il faudrait que les passes n’eussent pas plus de 1,000 mètres d’ouverture et la digue pas moins de 5,847 mètres de longueur : c’est celle que proposait M. de La Bretonnière. La digue est fondée à 13 mètres de profondeur moyenne[10] : elle le serait à 17, et le volume des matériaux ensevelis se serait accru, toutes circonstances égales d’ailleurs, dans le rapport de 6 à 17; mais les talus, assaillis par des courans de marée et des coups de mer beaucoup plus violens, auraient dû, pour se soutenir, s’allonger plus qu’ils n’ont fait, et il aurait fallu faire au-delà de l’équivalent de trois digues de Cherbourg. Il y a plus : avec les ressources dont disposait alors l’art de l’ingénieur, il aurait été impossible de conduire l’entreprise à son terme. Le nombre des heures où des bâtimens à voile ont pu verser leurs chargemens sur la ligne de Querqueville à l’Ile-Pelée se serait singulièrement réduit, s’il avait fallu exécuter une manœuvre aussi délicate au travers des courans de marée les plus dangereux. Les moindres vents auraient retenu les navires dans le port, et les dépenses se seraient élevées par ce seul fait dans des proportions effrayantes ; les avaries et les naufrages auraient été désespérans. A en juger par ce qu’a coûté de temps et d’efforts la digue dont nous sommes en possession, on peut affirmer que celle du duc d’Harcourt aurait été absolument inexécutable avec les moyens connus sous les règnes de Louis XVI et de Napoléon, et que, le secours de la vapeur survenant, on ne serait pas aujourd’hui au tiers de l’accomplissement de l’entreprise. Tels ont dû être les calculs auxquels se sont rendus le duc d’Harcourt, M. de La Bretonnière et le maréchal de Castries lui-même, qui n’était point un défenseur nonchalant des intérêts de la navigation. Ils savaient aussi bien qu’aucun d’entre nous les avantages attachés à l’extension du mouillage, et ils n’étaient point hommes à y renoncer sur de faibles raisons.

J’ai demandé un jour (4 avril 1849) à M. Beautems-Beaupré son avis sur l’emplacement de la digue. Il a commencé par s’accuser de l’avoir beaucoup critiqué avant de l’avoir vu; mais l’examen attentif des circonstances locales auquel il avait dû se livrer en faisant en 1832 l’hydrographie de la côte l’avait convaincu que la digue était à peu de chose près sur la seule ligne où elle pût être assise. Portée à une encablure plus au large, elle aurait été entraînée pierre à pierre par la violence des courans; les remous de ces mêmes courans auraient probablement déposé ses dépouilles tant dans les passes que dans l’intérieur de la rade, et au lieu d’élever une digue, on aurait risqué de combler un mouillage. Il ne blâmait point le génie d’avoir exigé que le revers septentrional de la digue fût battu par le canon de l’Ile-Pelée : c’était une des nécessités de la défense; la faute était à ses yeux de n’avoir pas fait le sacrifice des constructions de peu de valeur dues à Dumouriez et au général Decaux, et de n’avoir pas reporté le fort à 400 mètres au nord de l’île. En alignant la digue en conséquence, on aurait fait gagner une quarantaine d’hectares, c’est-à-dire un douzième de son étendue, au mouillage des vaisseaux. M. Beautems-Beaupré ne voyait pas autre chose à regretter. Quatre ans plus tard, j’ai trouvé les lignes suivantes dans le résumé, écrit de la main de Dumouriez, d’une conférence tenue le à septembre 1783 entre MM. de La Bretonnière, de Bavre[11], de Cessart et lui sur le placement du premier cône : « Il a été aussi question de la dimension de la rade et du gisement des deux branches du môle. M. de Bavre, qui connaît parfaitement la rade, a prononcé qu’on ne peut pas se mettre en avant de l’Ile-Pelée et de la pointe de Querqueville, qu’en l’élevant en dehors de cette parallèle, on trouverait des courans très violens... » Il paraît que M. de La Bretonnière s’était rangé à l’avis de M. de Bavre, car la note se termine ainsi : « Comme ces messieurs ont un plus grand intérêt que personne de nous, en leur qualité de marins, à ne pas rétrécir les dimensions de la rade, comme ils regardent ce qu’on voudrait se donner de surplus comme gigantesque et impossible, il semble que leur avis doit prévaloir. »

Ces détails autorisent à croire que l’emplacement de la digue n’a point été déterminé avec autant de légèreté que se sont plu à le répéter tant d’hommes éminens. Comme il arrive toujours, les critiques les plus véhémentes ont été celles de personnes qui, étrangères par leurs études aux difficultés avec lesquelles l’exécution était aux prises, se sont trouvées à l’aise pour les négliger. La simple récapitulation de toutes les études faites sur l’établissement de Cherbourg avant et pendant les travaux suffirait à lasser la patience du lecteur, et jamais reproche ne fut moins fondé que celui qu’on a fait à nos aînés d’avoir abordé cette entreprise sans y être suffisamment préparés.

La direction définitivement adoptée par la marine pour la digue fut celle de la pointe de Querqueville à l’Ile-Pelée, et la seule concession que réclamèrent et qu’obtinrent alors les officiers de l’armée de terre fut une inflexion de 11 degrés vers le sud, qui mit sur une longueur de l,174 mètres le revers extérieur de la partie orientale de la digue sous la protection du canon du fort de l’Ile-Pelée. C’était, comme le remarquait judicieusement M. Beautems-Beaupré, sacrifier une grande chose à une petite, si petite, que le fort auquel se faisait ce sacrifice n’avait coûté, c’est Dumouriez qui nous l’apprend, que 17,000 francs. Les choses furent ainsi réglées en 1781, et l’on se proposait de former la digue de deux tronçons égaux séparés au milieu par une passe de 3 à 400 toises; cette disposition paraissait la plus convenable pour la sortie d’une flotte dont l’avant et l’arrière-garde prendraient la passe du milieu, et les ailes les passes latérales; mais une commission de douze officiers-généraux ou ingénieurs, présidée par le bailli de Suffren, fut d’avis qu’elle aurait moins d’avantage pour la manœuvre des vaisseaux que d’inconvénient pour le mouillage, et l’on y renonça en 1787. Ce perfectionnement, sur lequel la digue reçut le tracé qu’elle a conservé, fut un des derniers actes de l’administration du maréchal de Castries.

Cependant il fallait régler le mode d’exécution des travaux, et trois systèmes se trouvaient en présence : M. de La Bretonnière et M. Lefèvre, ingénieur en chef de la généralité de Caen, souvent consulté et trop rarement cru, voulaient qu’on coulât, pour former le noyau de la digue, des carcasses de vieux navires remplies de maçonneries brutes, et que sur cette ligne d’appui on jetât des pierres perdues. Suivant M. Decaux, le directeur du génie, il fallait commencer par fonder au milieu de l’entrée de la rade une île factice en caisses maçonnées descendues dans la mer, y construire un fort, et profiter, pour l’allongement des branches, de l’expérience acquise dans ce premier travail. La majorité des suffrages fut enlevée cependant par les fameux cônes de M. de Gessart, qui s’était déjà fait connaître par la construction du beau pont de Tours, d’une solidité à toute épreuve, disait-on, car il avait supporté sans se rompre le plus grand fardeau de la France, le passage de Mme du Barry. Les plus enthousiastes de cette conception furent le maréchal de Castries et le bon Louis XVI lui-même, qui, lorsque les journées des 5 et 6 octobre vinrent l’arracher du château de Versailles, avait encore son cabinet tapissé des dessins et garni des modèles qui l’avaient séduit.

Les cônes tronqués de M. de Cessart, que Dumouriez louait outre mesure dans sa correspondance lorsqu’ils étaient en opposition avec les vues de M. de La Bretonnière, et dont il s’est plus tard fort agréablement moqué dans ses mémoires, ces cônes étaient construits en charpente et destinés à être remplis de pierres, puis échoués sur l’alignement de la digue : on leur donnait 45m 50 de diamètre à la base, 19m 50 au sommet, et 19m 50 de hauteur. Une rangée de 90 cônes devait rompre les coups de mer et assurer la tranquillité de la rade. Le premier, construit au Havre, fut mis en place le 1er juin 1784, le second le 18 octobre, et l’on s’aperçut aux gros temps d’hiver que le chargement, au lieu de s’y tasser, y était secoué comme le grain dans un van : on ne s’arrêta pas à ce mécompte, et l’opération fut poursuivie avec un succès momentané; mais le 18 octobre 1785 tous les cônes furent violemment ébranlés par une tempête, et on se hâta, pour les consolider, de les chausser avec des pierres perdues : ces pierres résistèrent sans qu’on tirât les conséquences naturelles de ce fait. Le roi, qui attachait un patriotique intérêt au succès, vint le 22 juin 1786 raffermir lui-même la confiance indécise et fit poser un cône sous ses yeux ; mais dans l’hiver qui suivit, tous les cônes furent renversés. Le maréchal de Castries accourut et prodigua les consolations et les encouragemens à M. de Cessart désespéré : il eut seul de la constance lorsque tout le monde était abattu. A Paris et à Versailles, on passait du découragement à la critique, de la critique à l’invective, et dans le conseil même on parlait d’abandonner l’entreprise. Ce fut alors que le maréchal, en demandant au roi un nouveau crédit de 300,000 francs, s’engagea devant le conseil à prendre cette somme à sa charge, si l’emploi n’en amenait aucun bon résultat. Nous avons tous connu des ministres qui n’en auraient pas fait autant en pareil cas. De nouveaux cônes furent posés; mais à mesure qu’on avançait, la mer, en ébranlant les cônes et en étalant les pierres qui s’en échappaient, montrait que ce n’était point l’entreprise, mais le système d’exécution qu’il fallait abandonner : c’est ce qu’on fit en 1788, et l’on revint au système le plus simple, celui des pierres perdues, dont on verra plus loin les résultats.

Telle est l’histoire des cônes de Cherbourg, dont toute l’Europe fut occupée. Le seul service réel qu’ils aient rendu a été d’offrir aux premiers enrochemens un point d’appui que les coques de vieux navires coulés de M. de La Bretonnière auraient donné à moins de frais. M. de Cessart se flattait de terminer au moyen des cônes la clôture de la rade en sept ans et avec une dépense totale de 17,400,000 livres. Il ne fallait rien de moins qu’une pareille illusion pour aveugler des hommes expérimentés sur les vices du procédé. On a peine à concevoir toutefois que, dès les premiers momens, ils n’aient pas calculé combien de temps pouvaient durer ces énormes charpentes immergées dans la mer. Tout le monde l’apprit en 1799: le premier cône, qui formait le musoir oriental, et qui, plus soigné que les autres, avait été consolidé par un couronnement en béton, s’affaissa plutôt rongé par la tarière silencieuse des vers de mer que sapé par les assauts des lames; tous les autres étaient depuis longtemps tombés par lambeaux.

La révolution frappait ses premiers coups, et le 20 juillet 1789 des troubles sur le caractère odieux desquels le temps a jeté son voile éclatèrent à Cherbourg. Le duc d’Harcourt s’échappa en proscrit de ces murs, dont chaque pierre rappelait ses services. Dumouriez fut accusé d’avoir fomenté ce soulèvement afin d’écarter le duc, dont la supériorité de position gênait son ambition personnelle : il est au moins certain qu’il ne fit rien pour le réprimer, et cette inaction, rapprochée de sa correspondance, fait peser sur sa mémoire le reproche d’une noire ingratitude. Devenu malheureux à son tour, Dumouriez s’est honoré par l’hommage public qu’il a rendu à son ancien chef : il le met, dans ses mémoires, le premier parmi les personnes auxquelles la France est redevable de l’établissement de Cherbourg. « Très aimé, dit-il, de l’infortuné Louis XVI, il a consacré à la réussite de ce projet son grand crédit, ses soins, sa plume et sa santé. » Cette justice rendue le met, il est vrai, à l’aise pour parler de lui-même : malgré l’obstination de ses efforts pour entraver les projets adoptés, il se donne pour la cheville ouvrière de l’entreprise, et déclare, sans le moindre souvenir d’Idoménée, de ses conseillers directs et de ses finances, que, de 1778 à 1789, Dumouriez a fait de Cherbourg une nouvelle Salente. Ces faiblesses d’un homme chez qui le caractère n’était pas au niveau du talent n’empêchent pas ce qu’il a dit de la guerre dans le Cotentin d’être au plus haut degré digne des méditations des militaires, et l’éclat des victoires de Jemmapes et de Valmy ne peut pas faire oublier ici que les moyens de défense locale qu’il avait organisés de son chef ont suffi, pendant la conflagration générale de l’Europe, pour prévenir les entreprises ennemies contre Cherbourg.

Les événemens se précipitaient : l’assemblée législative donna cependant à l’établissement de Cherbourg une marque d’attention que devait suivre un oubli forcé de dix années. Un décret du 1er août 1792 chargea une commission, dans laquelle figurait M. Cachin, l’ingénieur qui s’est illustré plus tard dans ces mêmes travaux, de rendre un compte détaillé de l’état de l’entreprise et des moyens de la terminer. Les faits exposés et les conclusions prises dans le rapport, souvent invoqué, de cette commission sont noyés dans les ouvrages accumulés depuis 1803.

Après le rétablissement de l’ordre, le premier consul résolut la reprise des travaux de Cherbourg. Son point de départ fut le rapport de la commission de 1792; mais il ne pensa pas avec elle que les forts de l’Ile-Pelée, du Houmet et de Querqueville suffissent à la défense de l’atterrage. Il chargea l’amiral de Rofily, le général Marescot, du génie, et M. Cachin, des ponts et chaussées, d’étudier un système plus complet, et le 15 octobre 1802 il ordonna, sur leur proposition, d’exhausser le centre de la digue de 3 mètres au-dessus du niveau des plus hautes marées, d’y former un plateau capable de recevoir un fort armé de vingt pièces de gros calibre, et de disposer les musoirs pour porter des batteries. M. Cachin fut chargé de la direction des travaux. Outils, moyens de transport, ouvriers, tout manquait; mais tout fut prêt au début de la campagne de 1803, tant l’hiver fut bien employé.

Le temps des descentes sur les côtes du Cotentin était passé, et les Anglais se contentèrent de protester de temps à autre par leurs boulets contre la reprise de travaux qui leur déplaisaient; encore les quelques pierres qu’ils nous cassèrent ainsi leur coûtèrent-elles plus qu’elles ne valaient, ne fût-ce que le 15 avril 1803, alors que leur frégate la Minerve, se livrant à cet exercice, toucha sur le talus de la digue, et fut prise comme une baleine échouée. Les personnes superstitieuses du pays augurèrent de cet accident que le déplaisir de nos voisins n’empêcherait pas la digue de se terminer; mais aucune n’entrevoyait à cette époque qu’ils pousseraient un jour la courtoisie jusqu’à venir fêter avec nous l’inauguration de l’arrière-port.

L’expérience faite de 1783 à 1789 avait prononcé sur les systèmes de construction de la digue, et M. Cachin adopta sans hésitation celui des pierres perdues, qu’avait recommandé dès le principe M. de La Bretonnière. Les modifications que le travail sous-marin des courans et des lames avait opérées dans les talus déterminés par les premiers constructeurs ne restèrent point inaperçues pour lui; il fit une étude attentive des remaniemens qu’exerçait la mer sur les matériaux qu’on lui confiait et s’appliqua à les disposer dans l’ordre le plus rapproché possible des profils et des surfaces d’équilibre qu’elle leur donnait. Jeter à la mer, sur un alignement tracé par des bouées, des moellons bruts, c’est au premier coup d’œil, il semble, une entreprise à la portée de tout le monde : on se détrompe à l’aspect d’un atelier tel que celui qui pendant quarante ans a rempli le port, l’arsenal et la rade de Cherbourg. Une armée de carriers démolissait les flancs de grès de la montagne du Roule, ou excavait dans la roche tertiaire du quartier de Chantereine l’avant-port et les bassins où flottent aujourd’hui des vaisseaux de cent canons. Un ordre fécond régnait au sein de cette active agitation. Les matériaux que le pic et la mine arrachaient de ces bancs de pierre se chargeaient sans qu’il y eût jamais ni vide ni encombrement sur soixante navires allant et venant sans cesse de la terre à la digue ou de la digue à la terre. Toutes les parties de ce service, compliqué par les variations des marées, s’articulaient de telle manière que le temps de chacun fut employé sans intervalles et sans confusion : la flottille arrivait pai-divisions aux heures de basse mer sur les parties inférieures des talus de la digue, aux heures de haute mer sur les parties supérieures. La mer se chargeait d’étaler le chargement des premières; les autres, venant fortifier l’étage exposé aux plus rudes assauts des tempêtes, portaient de gros blocs ou des matériaux de construction : les bâtimens s’amarraient à pic des points qui devaient recevoir leur chargement; tantôt leurs flancs s’ouvraient pour le livrer à l’action de la pesanteur, et la tranche d’eau au travers de laquelle il coulait en amortissait la chute; tantôt le navire s’échouait à la mer descendante, et, desservi par d’ingénieuses machines, il faisait office de magasin pour les travaux, ou soulevait à la mer montante les poids attachés à sa carène. A mesure que le jusant mettait la digue à découvert, les ouvriers établis sur la crête descendaient sur les talus et le suivaient dans sa retraite ; ils remontaient avec le flot. Le soleil ne réglait pas pour eux les heures de travail ou de repos ; leurs heures étaient celles des marées, et hors des jours et des saisons où la basse mer était éclairée par le crépuscule ou par le soleil, la moitié du travail se faisait aux flambeaux. Cependant la mer et les vents ont des fureurs qui déjouent les calculs des hommes; on l’éprouva plus d’une fois dans le cours d’une entreprise faite pour les maîtriser : cette digue, sur laquelle s’amortissent aujourd’hui les plus violens efforts des tempêtes, qui marque la limite entre le tumulte et le calme des flots, était comme une proie offerte à leur rage tant qu’elle ne les aurait pas dominés; chaque tempête amenait des avaries désespérantes, et ce qu’il faut peut-être le plus admirer dans l’accomplissement de cette grande tâche, c’est la constance que n’a lassée aucun mécompte, aucun désastre, et qui, quand elle voyait crouler le travail qui lui avait coûté le plus de soins, le relevait sur ses ruines, et puisait dans chaque malheur un surcroît de courage et de ressources d’esprit. Cette force de volonté, ce calme impérieux dans le danger, furent surtout la vertu de M. Cachin, et ceux qui ont reproché à sa mémoire quelques aspérités de caractère ont oublié qu’on est rarement exempt des défauts de ses qualités, et qu’une opiniâtreté moindre que la sienne se fût probablement épuisée dans cette haute lutte contre les élémens.

Les difficultés du travail s’accroissaient avec l’exhaussement de la digue, et l’on n’a point oublié que le premier objet des résolutions prises en 1802 était l’établissement, au centre de la digue, d’une plate-forme destinée à recevoir un fort; la longueur de cet ouvrage devait être de 195 mètres, et ce court espace devait être le théâtre de bien lamentables enseignemens. Les travaux avaient été conduits en 1803 avec une prodigieuse activité, et dès le 16 août, la population de Cherbourg étonnée vit poindre au large, sur un humble îlot, une batterie de quatre pièces de 36 et de deux mortiers à grande portée. On se hâta d’étendre les ailes de la batterie, et l’on se flattait qu’une construction provisoire en pierre sèche durerait au moins assez pour donner le temps d’en asseoir une plus solide; mais le 18 décembre s’élevait une tempête dont la violence croissante démolit en six jours tous les épaulemens de cet embryon de fort, et le laissa, par une sorte de miracle, isolé, mais debout au milieu des vagues. Chaque accident était une leçon ; on conclut de celui-ci qu’il fallait renoncer aux constructions en pierre sèche, et asseoir le fort sur un terre-plein en maçonnerie; le profil de l’emplacement fut élargi, tant pour fortifier la digue que pour donner au casernement, aux approvisionnemens et aux manœuvres un espace indispensable. Les-magasins furent fournis de vivres et de munitions, et le fort, armé de toutes pièces, reçut une garnison capable de le défendre contre un débarquement. On croyait avoir rempli toutes les conditions d’un établissement définitif, lorsque éclata le 12 février 1808, avec une fureur dont les plus vieux marins ne se rappelaient pas d’exemple, une tempête du nord-ouest. La mer, grossie par le concours de toutes les circonstances de lunaison, de vent et de pression atmosphérique qui peuvent l’affecter, passa sur la plate-forme, qu’on croyait au-dessus de ses atteintes; casernes, magasins, artillerie, tout fut balayé; le terre-plein en maçonnerie fut lui-même renversé, et cet amas de débris forme sous le revers méridional de la digue un dépôt qui découvre à mi-marée. Toute une compagnie d’artillerie, une section d’infanterie et les ouvriers présens furent jetés à la mer et noyés; il n’échappa à ce désastre que deux ou trois soldats renfermés dans la prison, qui, plus solidement construite, résista. Les citernes et les latrines établies dans un massif de béton se maintinrent aussi, et cette circonstance n’est peut-être pas étrangère à la conception à laquelle a été due plus tard la parfaite consolidation de la digue. Le 27 septembre suivant, un autre ouragan d’équinoxe vint renverser les travaux déjà faits pour réparer les désastres du mois de février, et rejeta sur le revers intérieur de la digue les blocs de rocher avec lesquels on avait cru en consolider le talus extérieur. Le 2 novembre 1810, une horrible tempête du nord-est emporta 60 mètres courans de l’épaulement de la batterie, et creusa dans le terre-plein des sillons de près d’un mètre et demi de profondeur. Enfin, dans la nuit du 11 au 12 du même mois, une autre tempête acheva de détruire ce qu’avaient épargné la précédente et celle de 1808.

Les ingénieurs qui soutenaient cette lutte acharnée étaient, M. Cachin à leur tête, les seuls qui ne fussent pas découragés. A chacune de leurs défaites, ils imaginaient des moyens de consolidation dont la mer démontrait l’insuffisance. Le renversement opéré en 1810 leur fut une sévère leçon; ils surent en profiter et faire sortir de l’excès du mal un remède héroïque, qui n’avait d’autre défaut que d’exiger l’immobilisation d’un capital considérable. Ce fut dans ces circonstances que Napoléon vint au secours de l’établissement de Cherbourg, comme avait fait Louis XVI vingt-cinq ans auparavant. En 1811 comme en 1786, il fallait imposer silence aux mauvais prophètes qui prédisaient la défaillance des destinées de l’établissement de Cherbourg et ranimer la confiance ébranlée. Napoléon avait quelque chose de plus à faire, c’était de lever par sa toute-puissance les obstacles qui s’opposaient à la marche de l’entreprise.

Peut-être me pardonnera-t-on de faire ici une digression pour dire comment se passaient ces visites du souverain dans les provinces Les journaux enregistraient les circonstances publiques de ces voyages; mais le travail intérieur n’en a, que je sache, été nulle part exposé. Deux fois en une année, au printemps en Normandie, en automne en Hollande, il m’a été donné de prendre une part obscure à ce travail, et ce bonheur de ma jeunesse me place aujourd’hui dans le nombre imperceptible des hommes vivans qui ont vu de près le jeu des ressorts d’un gouvernement si fortement établi, que l’exagération de son principe était la seule chose qui pût amener sa chute. Dès qu’un voyage à l’intérieur était résolu, les ministres qui devaient accompagner l’empereur préparaient les projets spéciaux sur lesquels il aimait à prononcer sous l’inspiration des lieux. Les questions relatives à la défense du territoire, à la navigation, à l’agriculture, au commerce, aux communications, aux établissemens publics des départemens qu’il allait visiter, étaient étudiées, et des mémoires spéciaux lui étaient remis sur les objets du voyage. Des branches de l’administration, depuis divisées, appartenaient alors au ministère de l’intérieur, et le chef de ce département était de tous les voyages. La présence des autres ministres dépendait de la nature des affaires qui devaient se traiter : celui de la marine par exemple venait à Cherbourg, armé de tous les documens qui se rapportaient à l’établissement maritime. Le service du transport comprenait trois convois de voitures. Le premier partait vingt-quatre heures d’avance, et portait à la première station que devait faire le souverain les personnes et les choses nécessaires à son installation. L’empereur se mettait en route par le second. Le troisième, en tout semblable au premier, suivait à douze heures de distance, franchissait la première station et s’arrêtait à la seconde. Jusqu’à la fin du voyage, le premier et le troisième convois se devançaient alternativement : rien ne manquait en avant, rien ne restait en arrière. Des chevaux de main de ses écuries attendaient l’empereur partout où il devait s’arrêter, et il en faisait bon usage : ports, canaux, fortifications, établissemens publics faits et surtout à faire, il voulait tout voir, tout examiner lui-même. Le peuple des villes qu’il a visitées s’est longtemps entretenu dans ses veillées des courses rapides dans lesquelles, détestable cavalier lui-même, il imposait par sa hardiesse aux plus intrépides écuyers. Il partait donc muni des documens les plus sûrs, entouré des hommes les mieux pénétrés de ses vues, mais cherchant partout ceux qui faisaient profession d’être aux prises avec les difficultés qu’il voulait résoudre.

Dans chaque département, le collège électoral, nommé par des assemblées primaires, qui faisaient ce qu’elles étaient bonnes à faire, lui était présenté. Quelquefois il commençait par recevoir une députation composée des membres les plus éminens du collège; plus souvent le collège entier passait sans autre préambule devant lui. Tous les électeurs lui étaient nommés à leur tour. Quelques-uns d’entre eux s’étaient-ils distingués par leurs talens ou leurs services, il les arrêtait en entendant leurs noms, et, proportionnant à la place que les choses ou les personnes occupaient dans le pays le temps qu’il leur accordait, il interrogeait chacun sur ce qu’il savait le mieux. Pendant son séjour dans un chef-lieu, les préfets, les commandans des troupes, les ingénieurs civils et militaires, les chefs des services financiers étaient tenus dans une alerte continuelle : chacun devait s’attendre à tout instant à recevoir la demande d’un renseignement, à être appelé dans ces conseils d’administration où il se plaisait à contrôler par les connaissances spéciales des hommes de métier les propositions de ses ministres et ses vues personnelles. Le conseil général du département, la chambre de commerce, le conseil municipal de la ville, réunis en session, exposaient les vœux et les besoins du pays, répondaient sans retard aux questions qui leur étaient adressées, et votaient les moyens d’exécution des mesures arrêtées. S’il s’agissait d’entreprises utiles suspendues par l’insuffisance des ressources locales, il les mettait à flot le plus souvent par d’ingénieuses combinaisons, quelquefois par des générosités calculées. Convaincu que les hommes n’attachent de prix qu’à ce qui leur coûte, il ne faisait jamais de dons que sous condition de concours. Pour prendre dans ce voyage même des exemples de sa manière d’agir, en faisant contribuer la ville et le département, il accordait une subvention de 700,000 fr. sur le domaine extraordinaire pour l’établissement du canal de Caen à la mer, et en faisant don à la ville de Cherbourg des mielles que l’état possédait à ses portes, il l’obligeait à les mettre en valeur et à les vendre en détail pour compléter avec le produit ses établissemens municipaux.

Il n’était pas toujours facile de tenir pied à une telle activité d’esprit, et pour vivre dans la sphère où elle s’exerçait, la première condition était une santé de fer. Je me souviens de quatre nuits de suite passées au travail dans le voyage de Normandie, de sept dans le voyage de Hollande. Les jeunes gens d’aujourd’hui n’ont pas de ces bonnes fortunes. On supportait avec bonheur ces privations et ces fatigues; on en était largement dédommagé par le spectacle des mouvemens de cette puissante intelligence. Les fêtes, la représentation importunaient Napoléon : il estimait trop le temps pour leur en donner au-delà de ce qu’il était impossible de leur ôter. Créer, organiser, améliorer, tels étaient ses soucis, ou plutôt, s’il est vrai que le bonheur consiste dans l’exercice de nos facultés, tels étaient ses plaisirs. Si, refroidi par l’âge, je me fais une idée exacte de ce qui éblouissait ma jeunesse, le trait le plus saillant de sa nature était un insatiable besoin d’action. Sieyès le disait à la sortie de la première séance du consulat provisoire : il savait, il pouvait, il voulait tout faire. L’ambition qui l’a perdu a surtout été une ardeur irrésistible à s’emparer de la besogne d’autrui. Heureuse la France si ses limites naturelles avaient toujours suffi à l’exercice de cette passion, et si celui qui en était dévoré ne lui avait jamais fait au-delà du Rhin, des Alpes et des Pyrénées des sacrifices aussi insensés que coupables !

Rien ne vaut du reste, pour donner une idée de cette manière de voyager de Napoléon, le simple résumé de l’emploi qu’il fit de son temps à Cherbourg. Arrivé le 26 mai, à trois heures après midi, il descendit aussitôt de voiture pour monter en canot, et visiter la digue, les travaux du fort central et les forts de la rade. Le 27, il montait à cheval à cinq heures du matin, parcourait les fortifications, les chantiers, le port marchand, montait au Roule avec les officiers du génie, s’y faisait expliquer ce que c’est que les miellés, recevait à midi les autorités de la ville, et l’après-midi il conduisait l’impératrice sur les vaisseaux et les frégates mouillés en rade. Le 28, la matinée se passait à tenir des conseils d’administration où se reproduisaient les questions agitées dans les courses de la veille; l’après-midi, il visitait en détail les établissemens de la marine, examinait minutieusement les plans en relief du port projeté, descendait au fond de l’avant-port en creusement, et recevait le soir les autorités départementales. Le 29, il passait la journée au travail, décidait l’emploi de 73 millions en travaux au port militaire ou aux fortifications, et ne s’interrompait que pour recevoir le collège électoral. Le 30, en rade à cinq heures du matin, il faisait manœuvrer l’escadre, déjeunait sur la digue, et prenait à midi la route de Saint-Lô.

Napoléon trouva dans les travaux de Cherbourg un aliment digne de son activité. Quoique les changemens apportés dans le matériel naval et les conséquences obligées d’agrandissemens devenus nécessaires aient entraîné d’assez nombreuses modifications dans les projets qu’il adopta, l’ensemble exécuté diffère peu de celui qu’il a tracé, et, en décidant en quelques jours les questions capitales sur lesquelles se seraient élevés sans lui d’interminables débats, il a exercé sur l’avenir de l’entreprise une influence qui n’a jamais cessé de se faire sentir.

Le premier objet sur lequel eut à statuer Napoléon fut la consolidation ou plutôt l’assiette des bases du fort central. Il voulut avoir raison du défi que semblaient lui porter les élémens, et décréta le 7 juillet 1811 que l’emplacement du fort serait excavé au niveau des basses mers de vive-eau, et qu’un massif de maçonnerie en grands blocs de granit serait élevé de cette profondeur à une hauteur de 9m 10. On a remarqué dans le cours des travaux de la digue de Cherbourg que ce n’est qu’au-dessus du niveau des hautes mers de morte-eau que se produisent les grandes avaries. La raison en est simple : au-dessous, la digue se défend par son épaisseur et par le peu d’inclinaison des talus, et les grandes tempêtes coïncident ordinairement avec les syzygies. Cette expérience a permis de réduire sensiblement, sans nuire à la solidité, l’épaisseur du massif gigantesque de maçonnerie qui sert de base au fort central : il ne descend pas au-dessous des hautes mers de morte-eau. Les tempêtes qui l’ont assailli depuis trente ans ne l’ont pas plus ébranlé que les bancs de granit d’où il est sorti, et il peut être considéré comme aussi indestructible qu’aucun ouvrage sorti de la main des hommes.

M. Cachin termina en 1823 une carrière dont le souvenir durera autant que les travaux de Cherbourg; il eut pour successeur M. Fouques-Duparc, qui était son collaborateur depuis 1803. Il laissait indécise une grave question, celle du couronnement à donner à la digue. La fixation de la crête de cette immense construction n’importait pas moins que l’assiette de sa base, car, puisque la mer tendait sans cesse à renverser les parties supérieures, la persistance d’une action libre aurait étalé dans la rade les matériaux enlevés sur la crête jusqu’à ce que l’équilibre entre la force de l’attaque et celle de la résistance fût atteint : la digue n’aurait plus alors été qu’un grand écueil sous-marin sur le dos duquel les tempêtes des syzygies auraient fait bondir les lames et propagé l’agitation des flots jusqu’au rivage. M. Duparc avait des idées très arrêtées sur les moyens de pourvoir à cet état de choses : M. Cachin, qui avait assurément acquis le droit d’avoir en ses vues plus de confiance que dans celles des autres, rejetait les propositions de son subordonné, en y substituant un système que celui-ci croyait condamné par l’expérience; mais cette divergence d’opinions n’aurait été préjudiciable que si le moment d’achever la digue était venu plus tôt.

Le nouveau directeur commença par faire constater par des levers rigoureux le relief de la digue, et c’est ici le lieu de faire un retour sur le passé, pour se rendre compte des modifications que quarante années du travail de la mer avaient apportées à l’état des masses de matériaux qu’on lui avait confiées. Au début de l’entreprise, on calculait que, baigné par des eaux tranquilles, le talus intérieur garderait à peu près la pente du tassement naturel des matériaux, et que, pour résister à la sape des courans de marée et aux assauts des tempêtes, le talus extérieur devait avoir de quatre à cinq mètres de base pour un de hauteur; mais la détermination du relief qui remplirait cette condition était le secret de la mer, et les profils qu’on releva en 1792 montrèrent qu’on ne l’avait pas deviné. Elle ne s’arrête devant les sables ou les galets de ses rivages que quand elle leur a donné la courbure d’équilibre; elle ne pouvait pas se comporter autrement avec la digue. Suivant leur force et leur direction, les flots avaient, comme disent les matelots, agrafé toutes les pierres qui leur donnaient prise, et les avaient promenées de place en place jusqu’à ce qu’ils leur en eussent trouvé une où la force de stabilité fût supérieure à leur action. La forme de la digue différait déjà beaucoup, dès les premières années, de celle qu’on avait prétendu lui donner. Le résultat général du remaniement qui s’était opéré était l’élargissement de la base et l’abaissement de la hauteur; mais le talus n’était pas régulier, et sa courbure portait l’empreinte des variations réciproques des forces et des résistances qui s’étaient combattues. Une arête longitudinale faisait saillie à cinq mètres en contre-bas des basses mers de vive-eau. Au-dessous de ce niveau, le talus était de trois mètres de base pour un de hauteur, et en dessus de huit pour un. On concluait de cet état de choses que la force des lames mollissait au-dessous de l’arête par l’effet de la charge des couches d’eau supérieures et du frottement sur le fond, et que la rapide inclinaison de la base était le résultat de cette circonstance, combinée avec la tendance des matériaux les plus volumineux à rouler vers le bas du talus.

Une masse considérable de matériaux enlevée à la surface s’était portée, parallèlement à l’axe de la digue, vers les extrémités, et rangée autour des musoirs. Ce n’était pas encore là le dernier mot de la mer. En 1828 et 1829, le pied du talus s’était sensiblement avancé; l’angle que formaient trente ans auparavant à 5 mètres au-dessous du niveau des basses mers ces deux plans d’inclinaison s’était émoussé partout; il s’était même tout à fait effacé sur plusieurs points, et l’inclinaison générale du talus supérieur accusait 12 mètres de base pour 1 de hauteur. Le centre de la digue, sur lequel s’élevait le Fort-Napoléon, et où le passage des lames était par conséquent complètement intercepté, était chaussé d’un talus de sable de 2 mètres de hauteur, et la plus grande partie du talus pierreux était enduite d’une couche visqueuse de plantes marines et de coquillages. Les mesures prises montraient que les premiers calculs faits sur le volume du prisme correspondant au talus extérieur étaient de sept douzièmes au-dessous des exigences de la mer, et, si cette découverte n’était point heureuse au point de vue économique, elle enseignait en compensation que les conditions d’équilibre de la digue étaient atteintes; la végétation dont elle se revêtait en était la preuve irréfragable. Toutefois l’affermissement de la digue et l’élargissement de sa base n’avaient pu s’effectuer qu’aux dépens de sa hauteur : la crête était de 2 ou 3 mètres au-dessous du niveau qu’on avait cru atteindre avec la quantité de matériaux employée, et le mécompte n’était pas moins grand sur le calme promis à la rade. Il ressortait clairement des effets observés que l’action exercée sur la digue était la résultante de deux forces : le frottement des courans alternatifs de flot et de jusant qui la côtoient et le choc des coups de mer qui la heurtent de front ou la prennent en écharpe. Cette expérience de trente années montrait les lames qui déferlent sur la digue s’emparant de toute pierre et de toute roche déclassée, la délaissant pour la ressaisir, la promenant sur le talus, tantôt le lui faisant descendre obliquement, tantôt la poussant violemment sur le sommet et la précipitant sur le revers intérieur, et ne l’abandonnant jamais qu’après l’avoir mise hors de ses atteintes. Parmi ces évolutions aussi capricieuses que les vents, la constance des effets manifestait celle des tendances; les lois de l’hydrostatique et de la pesanteur dominaient le tumulte des tempêtes : plus la digue était tourmentée, mieux elle se tassait; toujours la mer rasait les saillies, comblait les creux et remaniait les matériaux, qui semblaient lui servir de jouet jusqu’à ce qu’elle les eût rangés dans les conditions de stabilité que n’avaient pas su leur donner les hommes. Telles étaient les leçons données par les élémens qu’on avait à combattre, et la conclusion en était facile à tirer; il restait à faire un grand rechargement de la digue et à en mettre la crête au-dessus de la fureur des eaux.

D’après ces détails et ceux qu’on a donnés plus haut, l’histoire de la digue de Cherbourg pourrait se diviser en trois périodes : celle de l’emploi des cônes de M. de Cessart, temps d’essais malheureux où l’extraordinaire est pris pour le bon, où les idées simples et pratiques sont frappées d’une sorte de réprobation; puis vient celle de l’exécution à pierres perdues, dans laquelle l’intelligente opiniâtreté de M. Cachin triomphe des plus grandes difficultés que puisse rencontrer l’art de l’ingénieur; enfin la troisième, celle de la consolidation du corps de la digue par l’imposition d’un couronnement indestructible.

La digue étant arrivée à ce point, sa partie la moins épaisse, la moins tassée, la plus faible, était celle qu’atteignaient les plus furieux assauts de la mer; le minimum des forces de la résistance coïncidait avec le maximum des forces de l’attaque. Les lames poussées du large contre la digue faisaient remonter le talus aux pierres mobiles et les rejetaient sur le revers intérieur. Cet écrèlement continuel faisait en réalité cheminer la digue vers le fond de la rade; en 1828, elle s’était ainsi avancée parallèlement à elle-même de 10 mètres sur toute sa longueur, et la meilleure partie du mouillage avait perdu par cette seule cause une étendue de quatre hectares.

M. Cachin s’était obstiné à prétendre qu’on pourrait fixer la crête de la digue au moyen d’un couronnement de gros blocs; mais, si résistans que fussent ces blocs par leur masse, leurs bases ne pouvaient pas manquer d’être tôt ou tard affouillées, et, une fois hors d’équilibre, ils roulaient, un peu plus tôt, un peu plus tard, d’eux-mêmes derrière la digue. D’autres systèmes fuient proposés : celui de M. Duparc présentait seul le degré de puissance et de simplicité qui est la garantie de la durée. Il consistait à élever progressivement les empierremens à leur hauteur normale et à couronner la digue dans toute sa longueur par un prisme de béton et de maçonnerie de 10 mètres de largeur sur 7m 50 de hauteur. Le projet, très soigneusement étudié, fut adopté par M. Hyde de Neuville. L’exécution en a été dirigée par M. Duparc jusqu’à la fin de 1838; elle a été confiée après lui à M, Reibell, qui a terminé la digue en 1853. Toutes les prévisions de M. Duparc ont été confirmées par l’expérience. L’empierrement, comprimé par un poids de 20,000 kilogrammes par mètre carré, n’a point éprouvé de tassement sensible, les galets que peuvent rouler les lames, arrêtés au pied du massif, ne font que fortifier l’empierrement, et les tempêtes qui labouraient autrefois le dos de la digue expirent impuissantes au pied d’une masse solidaire dont chaque mètre courant pèse près de deux cents tonnes. La stabilité de la digue peut désormais défier toutes les fureurs de l’Océan[12].

La digue est fondée par des profondeurs moyennes de 13 mètres au-dessous des plus basses, et de 20 mètres au-dessous des plus hautes mers d’équinoxe; la longueur en est de 3,712 mètres à la base, de 3,550 mètres au couronnement. Cette longueur est l’équivalent de la distance de la cour carrée du Louvre à l’arc-de-triomphe de l’Étoile. Le fort central occupe à 1,270 mètres du musoir oriental le sommet de l’angle de 169° que forment les deux branches de la digue, et deux forts circulaires sont assis sur les musoirs[13].

Combien la rade ainsi couverte peut-elle contenir de vaisseaux? Telle est la question qui s’offre naturellement à l’esprit en présence de la digue aujourd’hui terminée. Cette question a reçu les réponses les plus diverses. M. de La Bretonnière croyait qu’en garnissant toute la rade de corps-morts, sur les bouées desquels s’amarreraient les vaisseaux, on pourrait y en faire tenir quatre-vingts; il est vrai qu’il entendait des vaisseaux de 74, et cet échantillon normal de son temps est aujourd’hui réformé comme trop faible. En prenant les précautions qu’il indiquait, peut-être pourrait-on en réunir cinquante ou soixante; dans des circonstances ordinaires, on n’irait pas au-delà de vingt-cinq ou trente, et les plus hardis marins ne croient pas que, par un mauvais temps, on y pût prendre mouillage avec plus de quinze vaisseaux à voiles. Les frégates, les corvettes et les bâtimens de flottille se placent en dehors du mouillage des vaisseaux. Ces ressources, il faut l’avouer, sont peu de chose en face de Portsmouth et des mouillages des Dunes, de Spithead et du Soient, où seraient à l’aise toutes les flottes réunies de l’Angleterre et de la France. C’est une raison de donner des succursales à la rade de Cherbourg, et la chose n’est pas impossible.

La rade d’abord, le port ensuite, telle était la conclusion du mémoire remis en 1777 par M. de La Bretonnière à M. de Sartines, et pour présenter ici les choses dans cet ordre logique, il a fallu laisser en arrière d’immenses travaux qui pendant quarante années ont marché parallèlement à ceux de la digue. Le creusement du port proposé par Vauban en 1696 fut décidé en 1787, au moment où le système de construction à pierres perdues prévalait pour la digue : on voulait faire servir les déblais des bassins à l’exhaussement de la colline sous-marine sur laquelle se brisaient déjà les lames à l’entrée de la rade; mais il n’était pas réservé aux auteurs de cette combinaison d’en faire l’application, et le creusement du port militaire ne devait être entrepris qu’en 1803. Aucune hésitation n’était possible dans le choix de l’emplacement; la nature elle-même l’avait fixé : le rivage de la rade ne pouvait être accosté par les grands vaisseaux que dans l’anse du Galet, à 1,500 mètres au nord-ouest de l’entrée du port de commerce, et Vauban, dans sa prévoyance, y avait acheté pour l’exécution de ses projets des terrains qu’on a nommés le Pré-du-Roi jusqu’au moment où ils ont disparu dans les excavations ou sous les remblais du nouvel établissement. Cet emplacement fait sur la rade une saillie en angle droit dont le fort du Houmet occupe le sommet. Le côté septentrional a 1,300 mètres, le côté oriental 1,500, et les deux extrémités sont réunies par une courbe, qui donne à la surface de l’arsenal la figure d’un quart d’ovale.

Sous tout cet espace, le roc vif affleure au jour, et la tranche inégale s’en montre le long du rivage. Creuser le roc à la mine est une opération toujours pénible pour l’ouvrier, rarement difficile pour l’ingénieur: il n’en est pas de plus régulièrement prosaïque; cependant elle est sortie, dans les travaux de l’arrière-bassin, de sa monotonie habituelle. Elle s’exécutait en régie en 1851. L’assemblée législative, frappée de la disproportion entre les dépenses et les résultats, convaincue à tort ou à raison que cette partie des travaux de Cherbourg était une espèce d’atelier national, mit une condition au vote des crédits qui lui étaient demandés pour la continuation des travaux : c’est que l’emploi en serait fait par un entrepreneur. L’adjudication fut donnée à un rabais qui en fit passer le titulaire pour ruiné d’avance. M. Dussaux déjoua ces prévisions par l’application hardie de procédés qu’on n’avait encore appliqués que dans des circonstances fort différentes. Au lieu d’arracher comme à l’ordinaire le rocher parcelle par parcelle, il ouvrit des galeries au niveau du fond qu’il s’agissait d’atteindre, les termina par des fourneaux de plusieurs milliers de poudre, et quand l’explosion souterraine se fit, une masse de plusieurs hectares d’étendue se souleva comme dans un tremblement de terre vertical, puis se disloqua en retombant : il ne restait plus à faire qu’un grand déblai. La difficulté des travaux de l’arsenal, dont la solution fait au corps des ponts et chaussées un honneur impérissable, est l’établissement de la communication entre la mer et les bassins. Il fallait interdire par la construction de batardeaux gigantesques le contact du rivage à la mer, et creuser dans le roc, en arrière de ce rempart, une passe de 64 mètres de largeur et un avant-port descendant à 9m 25 au-dessous du niveau des plus basses mers. L’avant-port était inauguré le 27 août 1813 par l’impératrice Marie-Louise. Le bassin à flot, auquel il donne entrée, le fut sous un autre drapeau le 25 août 1829, et l'arrière-bassin, ouvert parallèlement aux premiers et communiquant avec chacun des deux, s’est rempli le 8 août 1858, sur un signe donné en présence de la reine d’Angleterre par l’empereur Napoléon III.

Ces trois bassins, revêtus de granit, offrent au flottage des plus grands navires une surface de 21 hectares, 65 ares, 68 centiares[14], et, sans les portes de flot, la profondeur d’eau y varierait avec les marées entre 9m 15 et 16m 40. Des cales de construction et des formes de radoubs qu’on pourrait classer parmi les monumens d’art, tant l’architecture en est grandiose et soignée, garnissent trois côtés de l’arrière-bassin, et atteignent la limite à laquelle peut s’élever la perfection dans les travaux hydrauliques. Des magasins somptueux, beaucoup plus beaux que ceux de Portsmouth, sont disposés autour de ces majestueuses nappes d’eau, et je mettrai dans ce moment mon amour-propre national à ne rien dire de la manière dont les uns et les autres sont approvisionnés. Faut-il se hâter de remplir ces magasins, d’y accumuler les matériaux d’espèces variées qui servent à la construction des vaisseaux, d’élever sur les cales des coques de navires, d’empiler des bois de mâture, des cordages et des toiles? Pour répondre sans hésitation à ces questions, il faudrait être convaincu que ces amas de matières combustibles seront en parfaite sûreté dans l’arsenal de Cherbourg. On ne saurait qu’en penser aujourd’hui, et pourtant l’artillerie n’a pas dit son dernier mot sur la puissance des moyens de destruction qu’elle emploiera dans la première guerre. En attendant, si l’état des défenses du port permet de hasarder quelques conjectures sur ce que conseille la prudence, nous ne perdrons rien à laisser les grands chantiers de construction et les grands dépôts d’approvisionnemens maritimes de l’Océan à Brest et à Rochefort, où la disposition des lieux ne les expose pas aux mêmes hasards que sur la Manche.


III.

L’histoire du vieux Cherbourg enseigne hautement combien le nouveau a besoin d’être défendu. Aussi, depuis Vauban, les travaux des fortifications ont-ils toujours marché de front avec ceux de l’établissement maritime : les uns sont la condition du maintien des autres.

Les attaques contre Cherbourg peuvent venir du côté de la terre et de celui de la mer. Les premières sont peu probables; elles supposent des débarquemens, des rembarquemens, et entraînent une série d’opérations dans lesquelles les accidens dont le terrain est hérissé, les ressources actuelles de l’art de la guerre, les facilités d’arrivage des secours par les routes ordinaires et les chemins de fer rendraient presque infaillible la perte de l’ennemi. Même à défaut d’une enceinte bastionnée de la force de celle de Portsmouth, et dans l’état de faiblesse des forts détachés qui couronnent l’arête du soulèvement granitique qui forme la ligne méridionale de défense de Cherbourg, la ville serait très difficile à emporter, et l’en- nemi n’en deviendrait maître que pour se trouver en face de la puissante enceinte de l’arsenal, qui exigerait à elle seule un long siège. A balancer les périls et les chances de succès de l’entreprise, il en serait peu de plus déraisonnables.

Il n’en serait pas de même des attaques par mer. Des officiers intrépides, tels qu’en possède beaucoup la marine britannique, ont souvent répété que, si la reine Victoria ordonnait de brider Cherbourg, elle serait obéie. Ne faut-il voir dans ces assurances qu’une vaine forfanterie? Les bassins de l’arsenal sont à 2,500 mètres en arrière de la digue : des mortiers portent à 5,000 mètres des bourbes de nouvelle invention, chargées de matières incendiaires; par conséquent des batteries flottantes cuirassées de fer, comme celles que nous avons employées à Kinburn, peuvent, sans rien supposer de bien extraordinaire, mettre en feu l’arsenal, et plus nos magasins seraient riches en approvisionnemens propres à l’alimentation de l’incendie, plus l’entreprise aurait de motifs d’être tentée et de moyens de réussir. L’attaque, si elle avait lieu, serait nécessairement inopinée. Lorsque le vent était la seule force d’impulsion des navires, la direction même des courans aériens avertissait des dangers qu’ils pouvaient amener, et quand elle était contraire, il était permis de prendre du répit. La vapeur n’admet plus de semblables trêves. On vient de la côte d’Angleterre à Cherbourg en six heures, et par un temps couvert, une nuit sombre, des navires peuvent presque aborder la digue sans que rien ait averti de leur approche. Nos voisins connaissent aussi bien que nous les passes de la rade, et, comme s’ils avaient besoin de se les rendre familières, il est peu de semaine où quelques-uns de leurs yachts ne partent à la tombée de la nuit de la rade de Spithead, ne viennent faire le tour de la digue de Cherbourg, et ne regagnent la côte d’Angleterre le lendemain matin. Il nous est en revanche loisible de faire de semblables promenades autour de l’île de Wight; mais nous nous abstenons de ces représailles par un motif dont il serait injuste de faire un reproche à l’Angleterre, c’est que nous n’avons point de yachts. Voilà pour les conditions nautiques de l’entreprise : ajoutons que le gouvernement anglais n’a jamais partagé ce préjugé continental qui veut qu’on déclare la guerre avant de la commencer. Sa sollicitude attentive est éveillée sans relâche sur l’état de nos moyens d’attaque et de nos moyens de défense. Personne n’ignore dans le Cotentin qu’il n’entre pas un soldat à Cherbourg ou une gargousse dans l’arsenal que l’amirauté d’Angleterre n’en soit informée; le surintendant de Portsmouth en sait à cet égard autant que le préfet de notre premier arrondissement maritime. Il n’y a par conséquent ni indiscrétion ni danger à signaler à l’attention de nos compatriotes des côtés faibles ou des négligences sur lesquels on n’a rien à apprendre au-delà du détroit. Considérer avec calme et fermeté notre situation est au contraire la première condition à remplir pour y porter des remèdes et des améliorations.

Sans entrer dans aucune discussion sur la puissance respective de l’artillerie des vaisseaux et de celle des batteries de terre, mais sans perdre de vue que tout moyen d’attaque peut être retourné contre l’agresseur, voici dans quel état une attaque par mer trouverait Cherbourg, et il ne s’agit point ici d’une circonstance accidentelle, mais d’un état permanent depuis longues années. Le commandement y est partagé entre un contre-amiral et un général de brigade. Quelle que soit la précision des règlemens qui fixent pour la guerre les attributions de chacun, il est difficile d’espérer que, dans un cas de surprise, d’incendie, où les plus courts momens sont gros de chances de perte ou de salut, le conflit, ou, si l’on veut, la louable rivalité entre des officiers d’armes différentes, n’entraînât pas au moins quelques pertes de temps. L’arrivée d’un supérieur devant lequel se tairaient tous les antagonismes rétablirait sans doute l’unité d’action; mais ce supérieur est à Caen, c’est le commandant de la division, et son départ fùt-il instantané, pendant les deux heures qu’il mettrait à faire le trajet, l’arsenal pourrait être consumé. Les commandans militaires devraient être sur les points stratégiques du territoire à la défense duquel ils veillent ; si Caen est le centre géographique de la division militaire, Cherbourg en est le cœur et l’épée : c’est le lieu de l’action. Ce qui est vulnérable et ce qu’il faut défendre est là, et non ailleurs. Les Anglais n’ont point commis de méprises semblables dans le choix de la résidence du commandant supérieur d’un territoire voisin : il est à Jersey, c’est-à-dire au point le mieux placé pour la défense et pour l’attaque. En transportant à Cherbourg le commandement de la division militaire, on ne ferait qu’appliquer un principe de sûreté si évident qu’il ne se discute pas. Quand il n’y aurait pas à cette mesure d’autre avantage que de familiariser d’avance les uns avec les autres ceux qui doivent commander et ceux qui doivent obéir dans des combats inopinés, c’en serait assez pour en faire sentir la nécessité.

La défense de la rade, du port et de la ville implique la mise en batterie de trois cent cinquante pièces de canon. Cent cinquante canonniers à peine sont sur les lieux pour les servir. Ici encore, un vide affligeant peut être rempli par de simples transpositions. Le dépôt du beau régiment d’artillerie de la marine est à Lorient, dans celui de nos ports qui risque le moins d’être attaqué. Sa présence y peut exercer une influence très salutaire sur les recettes de l’octroi et sur le prix de location des chambres d’officiers; mais sa place est au poste du danger, et c’est une assez singulière organisation que celle qui met les canons d’un côté et les canonniers de l’autre. Il est vrai que nos matelots, dressés à l’exercice du canon, ils l’ont bien prouvé à Sébastopol, seraient d’un puissant secours pour le service des batteries de côte; mais ils ne sont pas sous la main comme une troupe organisée, et il est imprudent, en face de pareils dangers, d’oublier que les soldats d’infanterie de marine pourraient tous être instruits à la manœuvre de pièces stables, infiniment plus simple que celle des pièces de campagne, qui se meuvent sur les champs de bataille.

En 1787, pendant la réunion à Cherbourg de la commission chargée d’étudier les dispositions définitives de la digue, Dumouriez écrivait : « Sans doute des bâtimens embossés et ceux même qui voudront entrer dans la rade n’essuieront pas le feu d’un fort sans danger; mais apparemment on risque à la guerre quand il y a objet et raison suffisante. Duguay-Trouin sut risquer à Rio-Janeiro. Au commencement de l’avant-dernière guerre, tous les jours l’amiral Anson soutenoit thèse sur l’attaque de Brest qu’il vouloit persuader à sa nation, et tout à l’heure M. Le bailli de Suffren me disoit qu’à cette distance de quatre à cinq cents toises un fort seroit redoutable pour les vaisseaux obligés de rester là, mais qu’il n’est aucun feu qu’ils ne puissent supporter en passant. Appuyé de cette autorité, je tiens d’autant plus à l’idée que par mer comme par terre on compte toujours trop sur ce feu, qu’il ne peut être de grand effet qu’avec du temps, qu’il ne faut pas absolument s’y fier ni le craindre en passant. » Si Dumouriez disait vrai en 1787, que ne dirait-il pas aujourd’hui qu’au lieu des vaisseaux d’autrefois, des batteries flottantes à l’épreuve du boulet pénétreraient dans la rade! Trouverait-il les batteries circulaires des musoirs suffisantes pour prévenir un désastre? C’est une question que les nouveaux progrès de l’artillerie posent en présence des hommes spéciaux. Tous seront d’avis qu’il est urgent d’élever les moyens de défense au niveau des moyens d’attaque. Déjà sont posées les bases d’un fort qui doit être assis sur la Basse-Chavagnac, au milieu de la passe de l’ouest; mais peut-être n’est-ce pas assez, et le danger du passage des batteries flottantes, qui, plus redoutables que les vaisseaux, ont beaucoup moins de tirant d’eau, devrait ramener à l’ancien projet de la construction d’une digue réunissant le Fort-Chavagnac à celui de Querqueville.

Enfin, si l’incendie de l’arsenal est une éventualité que la portée actuelle du mortier impose l’obligation de prévoir, une observation sera permise. Des constructions qui garnissent l’arsenal, les unes sont l’ouvrage du génie militaire, les autres celui des ingénieurs de la marine. Les premières, batteries, casernes ou magasins, sont voûtées et mises à l’épreuve de la bombe, peut-être par souvenir des recommandations expresses de Vauban dans son mémoire de 1686. Les bâtimens de la marine, destinés aux approvisionnemens de matières dont la plupart sont combustibles, n’ont au contraire pas d’autres toitures que celles des maisons bourgeoises de la ville, et sont par conséquent dans les meilleures conditions pour être enfoncés et brûlés par les bombes. Cette anomalie n’est pas présentée ici comme une preuve de l’impuissance de notre centralisation à coordonner l’action de deux bureaux qui se touchent; mais il faut en conclure que, si les magasins et les chantiers de Cherbourg sont si bien exposés aux bombes ennemies, il n’y a aucune raison d’y transporter des moyens de construction qui, à Brest, par exemple, sont en dehors de leur portée.

L’état complet des dépenses faites pour la fondation de l’établissement militaire de Cherbourg n’a encore été, que je sache, publié nulle part. Il est intéressant à plus d’un titre. Ces dépenses ont été décidées en 1777, ont commencé à la paix de 1783, et ne sont point arrivées à leur terme, puisque les fortifications sont encore incomplètes, et que la révolution qui s’opère dans l’artillerie peut exiger l’adoption d’un nouveau système de défense. Elles se sont naturellement partagées entre les travaux maritimes proprement dits et les travaux des fortifications et des bâtimens militaires, et voici à quelles sommes elles se sont élevées :

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EPOQUES. Travaux maritimes. Fortifications et bâtim, milit. Totaux Rapports
Ancienne monarchie, de 1783 à 1792. 31,192,679 fr. 10,243,268 fr. 41,436,047 fr. 218
République, de 1793 à 1800 « « « «
Consulat et empire, de 1801 au 31 mars 1814 29,406,387 8,971,296 38,377,683 202
Restauration, du 1er avril 1814 au 31 juillet 1830, 10,336,115 1,587,494 11,923,609 63
Gouvernement de juillet, du 1er août 1830 au 24 février 1848 40,656,139 8,467,556 49,123,695 258
République, du 25 février 1848 au 2 décembre 1852 16,113,001 2,892,433 19,005,434 100
Gouvernement de Napoléon III, du 3 décembre 1852 au 31 décembre 1857 25,940,201 4,468,093 30,308,294 159
153,644,522 36,630,240 190,274,762 1,000

Les années des plus fortes dépenses des travaux maritimes ont été :

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1846 5,056,105 fr.
1855 5,589,745
1857 5,834,068
1847 5,991,305
1856 6,560,245
1780 7,214,326[15]

La réduction de l’ensemble des dépenses de chaque régime au chiffre de l’exercice moyen donne une expression plus exacte de la puissance de concours de chacun; elle conduit aux résultats suivans:

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Sous Louis XVI, pour 10 ans 3,118,267 fr.
Napoléon, 11 3 mois 3,511,349
la restauration, 16 3 733,760
Louis-Philippe, 17 7 2,793,758
la république, 4 9 4,001,144
Napoléon III, 5 1 5,966,199

Ainsi, au milieu des vicissitudes politiques qui ont tourmenté notre pays depuis quatre-vingts ans, il y a eu une entreprise suivie avec persévérance, pour l’accomplissement de laquelle les gouvernemens les plus dissemblables se sont associés. Un seul, celui de la révolution, marque dans ce faisceau par son absence; mais qui oserait le lui reprocher? Il avait à sauver sur d’autres champs de bataille l’indépendance de la nation, et s’il détournait ses regards de nos côtes, c’était pour nous assimiler sur l’Escaut, le Rhin et les Alpes, quinze départemens que nous a fait perdre la politique personnelle substituée de 1808 à 1814 à la politique nationale. La république de 1848, qui chantait la Marseillaise en déclarant la paix à tout le monde, s’est du moins montrée intelligente et sérieuse dans l’activité qu’elle a donnée aux travaux de Cherbourg.

Rien n’est si trompeur que les chiffres, quand on les considère abstraction faite des circonstances dans lesquelles ils se produisent. La part numérique du règne de Louis XVI dans ceux qui précèdent n’est pas la plus forte; mais il serait injuste de ne pas tenir compte des embarras financiers de cette époque. Le revenu public n’était pas alors beaucoup plus du tiers de ce qu’il est aujourd’hui, et la valeur de l’argent était très supérieure; c’était enfin pour l’entreprise le temps d’un enfantement pénible : tout était nouveau, tout était à créer. Le calcul assis sur ces bases ne permet guère de contester à ce règne le premier rang dans l’ordre des contingens. Sous Napoléon, la difficulté était moins de réunir des fonds que de les employer; les travaux étaient arrivés à une période où l’essor n’en pouvait être complet qu’à l’aide de la machine à vapeur, et c’était se tromper sur les rigueurs des élémens aussi bien que sur la constance de la fortune que d’annoncer, dans l’exposé de la situation de l’empire de 1811, que l’établissement de Cherbourg serait terminé avant dix ans. La grandeur des efforts qu’il a faits lorsque des guerres acharnées semblaient devoir l’absorber tout entier n’en est pas moins un des témoignages les plus éclatans de l’ordre et de l’intelligence de son administration. Quant à la restauration, ses forces ont été longtemps comprimées par la charge de l’arriéré de deux invasions. Le gouvernement du roi Louis-Philippe a fait les plus grands travaux de la digue, et celui de l’empereur Napoléon III a eu l’honneur, assez enviable dans un pays où l’on commence tant de choses, d’en finir une des plus grandes qui s’y soient jamais entreprises.

Pour ne rien omettre sur l’établissement militaire de Cherbourg, il faudrait raconter les fêtes dont il a retenti cette année : j’en ai quitté le théâtre la veille du jour où elles allaient commencer. L’activité silencieuse du port aux jours de travail allait mieux au dessein de le visiter une quatrième fois avant de le décrire que les transports d’une solennité populaire. Peut-être aussi ai-je eu la faiblesse de craindre de superposer des souvenirs trop éclatans aux souvenirs laborieux de 1811. La présence de la reine d’Angleterre à l’inauguration du dernier bassin de notre arsenal de la Manche a cependant ajouté une page brillante à l’histoire de l’année 1858; mais aujourd’hui que la terre et la mer ne retentissent plus de salves et d’acclamations, que l’éblouissement causé par le concours de tant de merveilles se dissipe, il reste à rendre à ceux qui, morts ou vivans, ont conçu, poursuivi, complété les travaux de Cherbourg, un hommage plus modeste, plus durable que des fêtes, et non moins digne d’eux et de la nation : ce serait la publication pure et simple de tous les documens qui se rapportent à l’exécution de cette grande entreprise. L’établissement de Cherbourg tient assez de place parmi les élémens de notre puissance militaire pour en avoir une spéciale dans notre histoire, et l’on inspire aux nations de nobles desseins en retraçant ceux qu’elles ont accomplis.


J.-J. BAUDE.

  1. Chronique de Froissart.
  2. Chronique d’Enguerran de Monstrelet.
  3. Alain Chartier, Histoire de Charles VII.
  4. Quelques historiographes des fêtes de Cherbourg et de Brest ont fait du cap de La Hague le témoin de la glorieuse défaite de Tourville. C’est à vingt lieues de là, à l’est de la presqu’île du Cotentin, en vue de La Hougue, que la bataille a été donnée. On peut consulter à ce sujet, entre autres documens, les cartes n° 846, 847 et 849 du dépôt de la marine.
  5. L’insuffisance du premier projet de Vauban n’était pas de son temps aussi choquante qu’elle parait l’être aujourd’hui : les dimensions des vaisseaux étaient beaucoup moindres, et des profondeurs d’eau d’où ils sont exclus les admettaient alors parfaitement. Ces différences étaient déjà très marquées sous le règne de Louis XVI, et elles sont trop bien caractérisées dans une note du maréchal de Castries, relative aux travaux de Cherbourg, pour qu’il soit hors de propos de la citer ici : « Quoique tous les historiens du règne de Louis XIV, disait le maréchal, aient élevé très haut les forces de la marine qu’il avait créée, il suffira, pour donner une idée juste et proportionnelle de ses forces avec celles que les puissances maritimes ont depuis mises en mer, de remarquer que les cent vaisseaux que ce prince a armés n’employaient que trente-quatre mille hommes, lorsque les soixante-quinze vaisseaux armés dans la dernière guérie (1778 à 1783), y compris plus de cent bâtimens inférieurs, en employaient plus de quatre-vingt-dix mille. Sous Louis XIV, on appelait vaisseaux de guerre les vaisseaux de quarante canons, dont la plupart ne portaient que du 12. On n’a mis en ligne depuis que des vaisseaux de soixante-quatre, portant du 24, et depuis la paix de 1783, tous les vaisseaux de ligne doivent être au moins de soixante-quatorze, et porter du 36. On a d’ailleurs le double et le triple de ce qu’on avait de bâtimens légers sous Louis XIV. »
  6. C’est dans ces circonstances que le prince de Montbarey, ministre de la guerre, ayant réprimandé le commandant de Cherbourg sur ce qu’il risquait de compromettre l’artillerie du roi, Dumouriez répondit qu’il avait cru que l’artillerie de sa majesté était faite pour être compromise.
  7. François-Henri d’Harcourt, né en 1726, fils d’Anne-Pierre d’Harcourt, maréchal de France, remplit de 1764 à 1775, sous son père, alors gouverneur, les fonctions de lieutenant-général de la province de Normandie : il en fut nommé gouverneur en septembre 1775, et conserva cette charge jusqu’à la révolution. Il était l’aïeul du duc actuel, qui a fait partie de la chambre des députés et de la chambre des pairs, et a été ambassadeur de France à Madrid et à Rome, et bisaïeul du commandant d’Harcourt, capitaine de frégate.
  8. De La Couldre, vicomte de La Bretonnière (Louis-Bon-Jean), né à Marchésieux (Manche) le 8 juillet 1741, entra au service comme garde-marine le 5 septembre 1755. Capitaine de vaisseau en 1780 et chef de division en 1786, il fut nommé au mois de mars 1784 commandant de la marine à Cherbourg. « le roi, porte la décision, étant informé que le sieur vicomte de La Bretonnière a le premier fixé l’opinion sur les travaux à faire à la rade de Cherbourg. » Destitué en 1793, il vint plus tard à Paris, et le directoire ayant ordonné son expulsion, le ministre de la marine réclama dans un rapport du 17 pluviôse au VI contre cette mesure. On projetait alors une descente en Angleterre. « Le général Bonaparte, dit le ministre, a eu occasion de connaître cet officier, de l’apprécier et de le goûter : il a jugé que par la connaissance approfondie qu’il a des côtes de la Manche, il peut nous être plus utile que personne pour nos opérations. » M. de La Bretonnière, devenu pauvre et infirme, demanda une retraite au commencement de 1803. L’amiral Decrès, qui le connaissait, voulut tirer parti de ce qui lui restait de forces, et le fit rentrer au service comme capitaine de vaisseau de 1re classe. « A la paix de 1783, dit-il, il a dressé, de concert avec l’astronome Méchain, des cartes des côtes de la Manche, et les marins reconnaissent, par un usage exclusif de ces cartes, la précision de ce travail. C’est enfin lui qui le premier a ouvert les yeux du gouvernement sur les avantages de la position de Cherbourg. C’est d’après ses propositions qu’on ordonna sur cette rade des travaux immenses dont il dirigea constamment l’exécution, et lorsque le système des cônes, qui avait prévalu malgré ses vues, fut abandonné, ce fut encore lui qui conseilla de fonder la jetée en pierres perdues, et l’expérience a démontré la bonté de cette méthode. » Employé d’abord près du ministre, M. de La Bretonnière fut bientôt chargé du commandement de Boulogne; mais une blessure à La jambe ne lui permettant pas l’activité corporelle qu’exigeait alors ce poste, il passa au commandement de Dunkerque, et prit sa retraite le 5 août 1804. Il est mort le 25 novembre 1809. La correspondance de M. de La Bretonnière, presque toute de sa main, donne une haute idée de la puissance de ses facultés et de sa capacité de travail. C’était un homme de la famille intellectuelle de Vauban, et les services qu’il a rendus à son pays sont infiniment au-dessus du rang qu’il occupait dans la marine.
  9. Ce mémoire a été imprimé à Cherbourg en 1796 sous le titre de Mémoire fait par ordre de M. de Sartines, ministre de la marine en 1777, d’après lequel le gouvernement a formé l’entreprise des travaux de Cherbourg-en 1783 sous le ministère du maréchal de Castries. Il est devenu fort difficile de se le procurer. Quoiqu’il soit sans nom d’auteur, on l’a toujours attribué à M. de La Bretonnière, et le doute le plus léger ne saurait se soutenir à cet égard en présence des notes et des correspondances de la main du savant marin qui sont dans les archives de la maison d’Harcourt. On referait le mémoire en coordonnant les notes.
  10. ¬¬¬
    Toutes les profondeurs d’eau mentionnées dans cette étude sont comptées à partir des plus basses mers d’équinoxe. Ce niveau étant le zéro du maréographe, les basses mers ordinaires de vive-eau le couvrent à Cherbourg d’une couche d’eau de 0m,70
    Les basses mers de morte-eau ou des quadratures, de 2 45
    Les hautes mers de morte-eau, de 4 80
    Les hautes mers ordinaires de vive-eau ou des syzygies, de 6 30
    Les plus hautes mers d’équinoxe, de 7 15

    C’est entre ces limites, et abstraction faite des perturbations que peuvent causer les vents, que s’élèvent et s’abaissent les marées.

  11. M. de Bavre, lieutenant de vaisseau de beaucoup d’instruction, avait été chargé d’un sondage de la rade et de l’hydrographie des parages attenans.
  12. Je me suis abstenu à regret de détails techniques sur des travaux qui font le plus grand honneur aux ingénieurs qui les ont conçus ou exécutés. Les lecteurs qui seraient curieux de notions plus complètes consulteront avec beaucoup de fruit : 1° le Mémoire sur la Digue de Cherbourg comparée au Breakwater de Plymouth, par M. Cachin, in-4o, Paris 1820; 2° les Travaux d’achèvement de la digue de Cherbourg, de 1830 à 1853, par M. Bonnin, ingénieur des ponts et chaussées, in-4o, Paris 1857. — M. Bonnin a été chargé de la direction immédiate des travaux de la digue de 1843 à 1853, et il passe parmi ses camarades pour avoir pris sa mission à cœur au point d’être resté cinq années de suite sur la digue sans venir une seule fois sur la terre ferme.
  13. Cet ouvrage, auquel n’est comparable aucun des ouvrages analogues qui existent sur le globe, a coûté : ¬¬¬
    Sous Louis XVI (par approximation) 31,000,000 fr.
    Napoléon Ier 7,580,693
    Louis XVIII et Charles X 398,575
    Louis-Philippe 20,522,125
    la république 6,001,105
    Napoléon III 1,696,677
    Total 67,199,698 fr.

    Ce qui revient à 18,929 fr. par mètre courant.

  14. ¬¬¬
    La surface de l’avant-port est de 292 ares 00 x 237m = 6 h. 92 a. 04 c.
    Celle du bassin à flot de 292 ares 00 x 217m = 6 h. 33 a. 64 c.
    Celle de l’arrière-bassin de 420 ares 00 x 280m = 8 h. 40 a. 00 c.
  15. Ce chiffre est emprunté à une note du maréchal de Castries; mais il appartient à une époque où la division par exercices était beaucoup moins précise qu’aujourd’hui, et il est probable qu’il comprend des liquidations de dépenses faites pendant des années antérieures.