LES

Côtes  de  la  Manche.


Cherbourg


II.

Les parages adjacens. — La ville et le port de commerce


Séparateur

Littora littoribus contraria…
(En, I.IV.)

Créer sur une mer tumultueuse et toujours couverte de navires une rade sûre et profonde, creuser dans le roc un vaste port, poser en face des arsenaux de l’Angleterre un arsenal capable de faire respecter la côte méridionale de la Manche, ouvrir aux amis un refuge, manager aux ennemis des échecs, voilà ce que nous avons fait à Cherbourg, et rien de plus grand peut-être ne s’est jamais tenté dans l’intérêt de la paix du monde et de la liberté des mers. Gardons-nous pourtant de croire notre tâche accomplie parce qu’il reste peu de chose à terminer dans le port et dans la rade. Hospitalier et redoutable, notre établissement militaire de la Manche donne à tous de nouvelles raisons de tenir à notre amitié ; mais nous avons à nous défendre de deux illusions : l’une, la plus fâcheuse, serait de le croire terminé ; l’autre, remplie de danger, serait d’imaginer que Cherbourg nous confère une supériorité maritime dans la Manche. Quand on songe à la lutte, il n’est rien de plus imprudent que de ne pas mesurer les armes de ses adversaires.

Nous limiterons aux rivages de la Manche une comparaison qui pourrait s’étendre à toutes les forces navales de la France et de l’Angleterre : Portsmouth est la métropole militaire de la côte septentrionale de cette mer comme Cherbourg est celle de la côte méridionale. Il est plus glorieux d’avoir construit l’un ; il est plus profitable de posséder l’autre. L’un ne vaut que par les efforts de l’art ; l’autre est comblé des dons de la nature. Le régime des marées, les habitudes des vents, la profondeur de la mer, l’ampleur des attenances, toutes les causes de supériorité auxquelles il est hors de la puissance de l’homme de trouver des compensations sont réunies à Portsmouth. Les oscillations des marées y sont beaucoup moins fortes, la durée de la mer pleine y est plus longue que chez nous ; les vents du nord, qui s’animent en traversant le canal et poussent des vagues furieuses contre les côtes de Normandie, sont toujours maniables sur celles d’Angleterre. En approchant de Portsmouth, le navigateur trouve partout une mer saine et profonde ; chez nous, il doit être toujours en garde contre les écueils et les bas-fonds. La rade de Cherbourg ne peut contenir qu’une partie de notre flotte : celle de Portsmouth avec ses attenances immédiates abriterait à l’aise tous les bâtimens de guerre de l’Europe ; mais c’est surtout dans les succursales de l’établissement de Portsmouth que se manifeste sa supériorité. Il fallait que sur quelque point de la Manche qu’un vaisseau de ligne et à plus forte raison un moindre navire de guerre ou de commerce fût surpris par la tempête ou menacé par l’ennemi, il eût à sa portée un refuge aussi sûr que celui même de Portsmouth, et quand la nature le refusait, l’art a dû le donner. Cette nécessité est l’origine de l’établissement dans la Manche de mouillages accessibles à tout état de la marée et par tous les vents dont la Grande-Bretagne est occupée depuis vingt ans, mouillages défendus par des batteries formidables, véritables places d’armes d’où prendraient au besoin leur essor des escadres de navires à vapeur armés ou de batteries flottantes. Portsmouth est déjà flanqué à soixante milles de distance à l’est et à l’ouest par deux de ces établissemens, New-Haven et Scaford d’un côté, Portland de l’autre : à New-Haven, on construit un brise-lame de 1,850 mètres, d’une longueur équivalente à la moitié de celle de la digue de Cherbourg ; à Portland, l’administration, mieux inspirée que nous, qui, lorsque nous n’exportons pas nos condamnés, ne savons les employer qu’à des travaux de fabrique, occupe les prisonniers à compléter par la création d’un môle de 2,300 mètres une rade déjà passable. Le premier devis de ces derniers travaux est de 12,650,000 fr. À trente milles de Scaford, vis-à-vis Boulogne, un autre brise-lame couvrira la pointe de Dangeness, que doublent tous les bâtimens qui font voile de l’Océan vers la Tamise ou de la Tamise vers l’Océan. Enfin, à dix-neuf milles au nord de Dangeness, une somme de 63 millions est affectée à l’établissement devant Douvres d’un mouillage extérieur couvert par des digues de 3,300 mètres de développement. En se dirigeant de Portland vers l’ouest, Dartmouth s’ouvre à quarante-cinq milles plus loin ; puis se présente à trente milles Plymouth, avec un brise-lame qu’on a prétendu comparer à celui de Cherbourg ; — enfin Falmouth, à trente-huit milles. Ainsi, sur une étendue de quatre-vingt-quatorze lieues marines, l’Angleterre ouvre à ses escadres huit rades fortifiées qui se prêtent un appui mutuel.

L’Angleterre pourtant n’a point trouvé que ce fût assez. Les îles d’Aurigny, de Sercq et de Jersey gisent parallèlement à la côte occidentale du Cotentin : elles étaient jusqu’à ces derniers temps inoffensives. Des instructions nautiques publiées en 1846, par ordre de l’amirauté britannique[1], nous apprenaient seulement que « le mouillage de la baie de la Baleine, dans l’île de Sercq, semble fait tout exprès pour servir d’abri aux croiseurs qui observeraient en temps de guerre le port de Diélette, seul point de la côte de France entre Granville et Cherbourg où l’on puisse réunir une flottille… » Depuis que les relations amicales se sont resserrées entre la France et l’Angleterre, les choses ont changé. On termine aujourd’hui sur la côte orientale de Jersey, dans la baie de Sainte-Catherine, un de ces ports de refuge, accessibles à toute marée, que le parlement d’Angleterre destine à recevoir des bâtimens à vapeur armés en guerre pour la protection du commerce national et la destruction de celui de l’ennemi. L’espace, enveloppé dans de longues jetées, est de 120 hectares ; il est protégé par un fort et accompagné d’un camp retranché de 80 hectares. À Aurigny, à quatre lieues de La Hague, à neuf de Cherbourg, la rade foraine de Braye se convertit en un établissement militaire de premier ordre. Au plus beau de notre entente cordiale, l’attention s’est un instant émue à la découverte de cette batterie dressée contre nos côtes : ce n’était, disait fort cavalièrement lord Palmerston, qu’une guérite, une lorgnette posée pour avoir plus commodément des nouvelles de Cherbourg. Cette guérite, la plus grande assurément du globe, comprend la rade de Braye, ouverte au nord de l’île. Un môle enraciné au pied du fort de l’ouest est déjà poussé à 600 mètres ; la longueur totale en doit être de 2,300, et le musoir, couronné d’un fort, sera fondé à une profondeur de 42 mètres ; les plus fortes escadres trouveront un abri derrière ce rempart. Enfin de puissantes fortifications enveloppent l’établissement principal, et les moindres plages abordables aux bateaux de pêche sont défendues par des escarpemens et des batteries. L’île entière d’Aurigny, dont la contenance est d’environ 2,000 hectares, ne formera dans l’occasion qu’un camp retranché. Le gouvernement anglais, demandant à la chambre des communes, le 28 février 1853, un crédit de 160,000 liv. sterl. (4 millions de francs) pour ces fortifications, déclarait par la bouche de sir Francis Baring qu’aucune position n’était plus nécessaire à fortifier dans la Manche, et il suppliait ses adversaires de ne point faire porter le débat sur des questions techniques qu’il serait dangereux d’agiter devant tout le monde. Sir James Graham ajoutait, en homme attentif à ne point engager l’avenir, qu’il serait ultérieurement décidé si le port et le mouillage seraient augmentés. Ces travaux se poursuivent avec l’activité dont nous avons donné l’exemple à Cherbourg, et si l’on veut bien considérer que le milieu de la Manche est dès ce moment barré par un triangle dont le port militaire d’Aurigny est le sommet, et dont la base s’étend de Portsmouth à Plymouth, que les lignes d’opération ainsi appuyées sont parcourues en huit heures par des bateaux à vapeur, on pardonnera aux populations qui sont en vue de la guérite de lord Palmerston de ne la point regarder comme un simple objet de curiosité, et de réfléchir quelquefois aux divers usages auxquels elle est propre.

Tandis que l’Angleterre multiplie ainsi les points d’appui autour de Portsmouth, et nous enveloppe dans une circonvallation de forteresses maritimes, nous laissons Cherbourg isolé. Le seul point de la côte de Normandie où quelques vaisseaux de ligne trouveraient un mouillage imparfaitement défendu est la rade de La Hougue, placée sous l’influence fâcheuse des courans du raz de Barfleur et des vents du nord. De là jusqu’au cap Grisnez, qui sert de borne entre la Mer du Nord et la Manche, il n’est pas une crique où un vaisseau pût jeter l’ancre. Devant Boulogne et Ambleteuse, un accident sous-marin, — l’extrémité de la Bassure de Bars, — se prêterait à la création d’un abri plus grand que la rade de Cherbourg, et d’autant plus nécessaire que la côte en est plus dépourvue[2] ; mais les travaux gigantesques entrepris en vue de nos côtes, à Dangeness et à Douvres, ne nous ont encore fait faire aucun retour sur nous-mêmes. À l’ouest, la rade de Cancale abriterait, il est vrai, une demi-douzaine de vaisseaux ; placée malheureusement en arrière de la ligne des opérations militaires, et bonne à servir de refuge dans un cas désespéré, elle est trop éloignée pour devenir une ressource d’attaque ou de défense. Il en est autrement de la rivière de Pontrieux et de l’atterrage de Bréhat, qui, situés sur la pointe la plus septentrionale de la Bretagne, font face à Plymouth[3] ; mais depuis que Vauban a signalé les avantages stratégiques de cette position, elle n’a frappé l’attention d’aucune personne assez accréditée pour en déterminer le perfectionnement.

Sans rechercher tout ce qui manque à notre établissement militaire sur la Manche, il importe de reconnaître du moins quelles annexes lui pourrait offrir son voisinage immédiat. Le port militaire de Cherbourg est, comme sa digue, jeté au sein de la lutte des flots et des vents : la digue ne s’est consolidée que par l’allongement de ses talus ; la place maritime a besoin d’épaulemens qui la fortifient, d’accessoires qui la complètent. Ce serait d’ailleurs se faire une bien étroite idée des élémens de la puissance navale que de les supposer faits pour être rassemblés dans l’enceinte d’une ville. Les populations maritimes se forment et se développent ailleurs : les matelots, sans lesquels les bassins sont des déserts et les vaisseaux des masses inertes, se multiplient par la pêche, par la navigation marchande, par la culture des champs, qui remplit une partie de leur temps et fournit à la marine ses plus indispensables approvisionnemens. Nous sortirons donc aujourd’hui de la rade et du port militaire, et sans revenir à des parages déjà décrits, nous découvrirons, sur le front septentrional et dans l’intérieur de la presqu’île du Cotentin, des ressources à la valeur desquelles la proximité ajoute beaucoup ; puis nous rentrerons dans la ville et dans le port de commerce, essayant d’apprécier quelle réaction opérerait sur l’une et sur l’autre l’amélioration de la contrée adjacente, et quels secours y trouverait la marine militaire.

Le navigateur qui sort de la rade de Cherbourg par la passe de l’est laisse au sud-est une échancrure dont l’Ile-Pelée et le Cap-Lévy marquent les extrémités : c’est l’anse de Bretteville. L’ouverture entre les deux pointes qui ferment cette anse est de 8 kilomètres, et la flèche de l’arc que décrit la côte en a 3. Le Cap-Lévy se prolonge vers le nord par un banc sous-marin formé de grosses roches dont la plus méridionale, celle de Biéroc, élève seule, à deux encâblures de terre, sa tête sinistre au-dessus des eaux. Le banc s’abaisse et se termine brusquement à 3 kilomètres de la côte ; les courans de marée se précipitent avec fureur sur la barrière qu’il leur oppose, bondissent sur son dos, et forment dans l’anse adjacente des remous qui la rendent à peu près impraticable, si ce n’est dans les courtes heures de la molle-eau. On estime que, pour peu qu’il vente frais, le raz du Cap-Lévy n’est pas moins dangereux que celui de Barfleur. Ce sont ces remous placés à l’entrée de Cherbourg qui causèrent, il y a quelques années, la perte de la frégate la Thétis.

Il est surprenant qu’aucune des personnes qui déplorent l’insuffisance d’étendue de la rade de Cherbourg n’ait remarqué combien il y serait convenablement suppléé par l’adjonction de l’anse de Bretteville. L’apaisement des eaux tumultueuses de l’anse serait le meilleur moyen de doubler la surface du mouillage, si les besoins de la flotte l’exigeaient. Le grand obstacle à cette transformation est la violence des courans qui traversent le raz, et le travail à exécuter pour la dompter est indiqué par la nature des choses : ce serait la fondation, sur le banc qui prolonge le Cap-Lévy, d’un môle insubmersible interceptant complètement le passage. Tout hérissé de grandes roches qui serviraient de points d’appui et de divisions à la construction, le banc sous-marin a environ 900 mètres de largeur, et sa profondeur, très variable, est de 8 à 12 mètres : on ne saurait souhaiter de base plus solide. La digue partant de la roche de Biéroc, et laissant entre elle et la côte un passage de 400 mètres, serait poussée à 2,600 mètres au large ; elle ne pourrait pas, comme sa voisine, se former d’une agglomération de pierres perdues : la violence des courans ne permettrait pas à ces pierres de se fixer. Heureusement l’art de l’ingénieur a fait depuis trente ans des progrès dont ce serait ici le cas de se prévaloir : M. Poirel a imaginé les blocs rectangulaires de béton à l’aide desquels on construit le môle d’Alger et le port de la Joliette de Marseille. Un autre ingénieur, dont il m’est à peine permis de rappeler les services, a montré dans les travaux du pont de Saint-Maur, près Paris, quels obstacles on peut vaincre par l'emploi du béton enveloppé dans des toiles. Il est hors de doute que des massifs de béton immergés frais dans des sacs ou de larges boyaux de toile, se moulant ainsi sur les aspérités du fond et ne laissant point entre eux de vides, constitueraient rapidement une jetée indestructible et résisteraient, par la ténacité de l’assiette et la flexibilité des formes, aux fureurs des courans du raz. Les difficultés de la construction ne sauraient être un objet d’inquiétude ; seulement il faudrait, avant de l’entreprendre, en mesurer toutes les conséquences. Parmi les nombreux travaux hydrographiques exécutés sur l’atterrage de Cherbourg, il n’en est, que je sache, aucun dont l’objet spécial ait été le calcul des effets que produirait sur l’anse de Bretteville, et sur la rade de Cherbourg elle-même, l’interruption des courans de marée sur l’espace compris entre la roche de Biéroc et la tête septentrionale du raz : on ne peut donc se permettre à ce sujet que quelques conjectures plausibles. La chute des courans serait rejetée par le môle qui remplirait cet espace à 6 kilomètres au nord du parallèle de la grande digue, et à la hauteur de la face septentrionale de la presqu’île de La Hague. La profondeur de l’échancrure dans laquelle gît Cherbourg serait ainsi notablement accrue, et le tumulte normal de l’anse de Bretteville cesserait. Il ne serait pas impossible qu’un si grand changement dans les allures de la côte suffît pour annexer à la rade couverte un mouillage extérieur d’une bien plus grande étendue, et peut-être ce mouillage se prolongerait-il jusque sur le revers septentrional de la grande digue. Nous aurions en ce cas peu de chose à envier aux meilleures stations de la côte d’Angleterre. L’anse de Bretteville a, il est vrai, le désavantage d’être ouverte au nord-ouest ; mais le fond, composé de sable et de coquilles brisées, est d’une grande ténacité, et si des nécessités ultérieures se faisaient sentir, on pourrait, en la couvrant soit par une digue isolée, soit par des môles enracinés à l’Ile-Pelée et à la roche appelée la Basse-du-Cap, la convertir en une rade couverte plus grande que la voisine. Que l’établissement d’une digue insubmersible sur le prolongement sous-marin du Cap-Lévy apportât dans le régime hydrographique de l’atterrage entier de Cherbourg des modifications très considérables, c’est ce qui ne saurait être mis en doute ; mais en apercevant dans des circonstances naturelles bien connues les bases d’un large agrandissement de la rade, il serait d’une impardonnable témérité de prétendre deviner aujourd’hui les nouvelles directions que prendraient les courans, ou la manière dont elles affecteraient le fond et la côte de l’anse et de la rade elle-même. Des projets de cette portée ne se fondent que sur de longues séries d’observations, et pour éclaircir les questions qu’ils soulèvent, ce ne serait pas trop du concours des plus habiles entre nos hydrographes et nos ingénieurs. Le temps et l’appel à l’intelligence de tout le monde sont en pareil cas des auxiliaires indispensables, et l’exécution des grandes entreprises n’est sûre et rapide que lorsque les bases n’en sont plus un sujet de délibération. Du revers oriental du Cap-Lévy à la pointe de Barfleur sont disséminés jusqu’à deux milles au nord de la côte de nombreux écueils : jusqu’à nos jours, la connaissance en était réputée à peu près superflue, et l’on se contentait dans les instructions nautiques de recommander aux navigateurs de passer au large de cette zone réprouvée. Le conseil sera toujours bon à suivre en temps de paix : les choses faciles sont en marine les seules bonnes ; mais, si c’est chose de peu d’importance qu’un vaste espace interdit à la navigation sur des côtes reculées, rien n’est indifférent aux portes de Cherbourg : les moindres abris, les moindres obstacles empruntent à ce voisinage un caractère stratégique. M. Beautems-Beaupré et ses collaborateurs sont entrés en 1832 et en 1833 dans le labyrinthe, ils en ont sondé les replis et y ont jalonné des chenaux où chemineraient en sûreté de grands bâtimens conduits par de bons pilotes. La connaissance de ces passages aura son prix en temps de guerre. Il est sensible que la construction d’une digue sur le raz du Cap-Lévy produirait sur son revers oriental, quoique sur une moindre échelle, des effets analogues à ceux qui se manifesteraient dans l’anse ouverte à l’ouest : elle amortirait les courans, briserait les coups de mer du large, et donnerait une véritable valeur nautique à l’anse de la Mondrée, qui gît derrière le cap, à 13 kilomètres au nord-est de Cherbourg. Cette anse a 2,000 mètres d’ouverture du Biéroc à la Blanche-Roche et 1,200 de profondeur : toujours accessible en molle-eau, l’ancrage sur fond de vase y est excellent ; mais, quoique abritée de trois côtés, elle est trop violemment battue par les vents du nord pour qu’il soit possible en l’état d’y rien fonder. L’établissement de la digue du raz faciliterait singulièrement l’amélioration de la Mondrée, et y déterminerait infailliblement la création d’un des bons ports de pêche du Cotentin. Les marins de Fermanville, dont cette digue protégerait le territoire, comptent parmi les plus intrépides de la Manche. Les écueils dont est parsemée la mer entre le Cap-Lévy et la pointe de Barfleur se couvrent de varechs dont les longues chevelures verdâtres, arrachées à bras d’hommes ou par les tempêtes, livrent à l’industrie la soude qu’elles recèlent et à l’agriculture d’énormes masses d’engrais. Sur 340,000 mètres cubes de varechs que donnent annuellement les côtes du département de la Manche, la commune de Cosqueville en recueille à elle seule 200,000 dans le voisinage de l’anse de la Mondrée. Ces pâturages sous-marins sont habités par des myriades d’êtres vivans, et la pêche y trouve aussi bien que la culture un champ d’exploitation très susceptible d’être fécondé : les sciences naturelles auraient aussi d’amples moissons à en retirer, et ce vaste laboratoire d’expériences sur la botanique et la zoologie de la mer ne sera sans doute pas toujours vainement ouvert aux portes d’un chef-lieu d’arrondissement maritime.

En doublant la pointe de Barfleur, nous trouverions le port, déchu de son ancien éclat, qui lui donne son nom, et le champ de bataille de La Hougue : nous les connaissons déjà[4]. Revenons à la rade de Cherbourg, et dirigeons-nous vers l’ouest. Après le fort de Querqueville, la côte court, sans présenter de rentrans sensibles, jusqu’à l’embouchure du ruisseau de la Sabine. À ce point, elle forme un coude très prononcé vers le nord ; les échancrures s’y multiplient, elle s’enveloppe dans une ceinture d’écueils, et dès qu’elle se replie un peu plus loin vers l’ouest, les allures des marées annoncent le voisinage du redoutable Raz-Blanchard[5]. Au doubler du cap de La Hague, l’île d’Aurigny se montre à huit milles au large ; les falaises gigantesques de Jobourg se dressent au sud, et les courans de flot et de jusant se précipitent avec fureur quatre fois par jour dans l’étroit intervalle qui sépare l’île anglaise de la côte de France. Le Raz-Blanchard est incontestablement le passage le plus dangereux de nos côtes. Les courans de marées y sont d’une violence inouïe ; en heurtant les brusques relèvemens du fond, ils éprouvent les remous les plus bizarres. Leur direction varie à chaque instant de l’ascension ou de l’abaissement de la mer, et les mêmes vents qui les poussaient tout à l’heure les prennent maintenant à rebours. Il faut souvent renoncer à gouverner sur cette mer trompeuse, et toujours se garder d’entreprendre une lutte fatale contre ses fureurs. Le seul moyen de la vaincre est de saisir les momens voisins de la molle-eau où elle est paisible. Du Nez de Jobourg, dont les grottes et les précipices ont été si souvent décrits, la côte se retire vers l’est pour former la longue anse de Vauville. La presqu’île de La Hague, dont nous venons de côtoyer le contour, est à celle du Cotentin ce qu’est celle-ci à la Basse-Normandie : elle s’avance à 10 kilomètres au nord-ouest de Beaumont ; la largeur moyenne de cette presqu’île est de 7 kilomètres, et l’arête qui en sépare les deux versans est élevée de 150 à 180 mètres au-dessus du niveau de la mer. Elle est par son versant oriental en vue du fort central de la digue de Cherbourg, et de son versant occidental elle regarde les îles anglaises et la sirte qui s’enfonce entre la Normandie et la Bretagne. Peu de bâtimens font voile d’un bout à l’autre de la Manche sans venir la reconnaître. La presqu’île de La Hague forme le saillant de la côte de Normandie, et ressemble à un poste avancé placé dans le voisinage de Cherbourg pour surveiller tout ce qui se passe dans les mers adjacentes. Les travaux qu’exécute l’Angleterre depuis plusieurs années, surtout à Aurigny, ne peuvent manquer de rendre à ce point trop oublié de notre territoire son ancienne importance militaire.

Aux préparatifs de guerre qu’entassent dans l’île d’Aurigny nos alliés, au système de surveillance et de signaux qu’ils y organisent, nous n’avons qu’une réponse à faire : c’est que la presqu’île de La Hague est interposée entre Aurigny et Cherbourg, et que nous pouvons nous y créer dans le sol et sur la mer des ressources dont ils seront les premiers à profiter pendant la paix, et à souffrir pendant la guerre. Pour atteindre ce but, il reste de grands travaux à s’imposer ; mais si l’entreprise importe à la nation, si elle doit fortifier une population qui serait en temps de guerre la première à rendre ses coups à l’ennemi, qui pourrait dissuader de l’aborder ?

Pour commencer par les intérêts maritimes, les dangers intermittens du passage du Raz-Blanchard donnent un prix particulier aux abris dans lesquels les bâtimens peuvent attendre les momens favorables pour s’y engager. L’anse de Vauville offre cet avantage sur la côte occidentale de la presqu’île : sur le revers opposé sont deux refuges mieux situés encore, et qui se prêtent beaucoup mieux aux améliorations. Le premier, en venant de Cherbourg, est le Hable d’Omonville : il gît à un mille au sud-est de la roche de la Coque et de la pointe de Jardeheu, au large desquelles les navires commencent à se sentir entraînés par l’appel du raz ; il consiste en une échancrure de 400 mètres de profondeur ouverte dans le granit de la côte. Le Hable est défendu du nord par une chaîne de rochers dont l’extrémité se recourbe à l’intérieur, et l’entrée, tournée vers l’est, est réduite à une encablure par des pointes de roche qui se montrent au sud. Un vaisseau de ligne, des frégates peuvent flotter à mer basse dans cet abri. La sûreté n’en est malheureusement parfaite que dans les marées de morte-eau ; dans les autres, le banc du nord est submergé, et les lames qui s’y heurtent retombent dans le bassin. Il est présumable, au tracé d’une voie romaine qui se dirigeait d’Omonville vers Port-Bail, que les anciens avaient fondé des établissemens sur ces deux points de la côte. Vauban déplorait en 1694 que le Hable ne fût ni défendu par une batterie, ni complété pour la navigation. Le premier de ces vœux a seul été exaucé, et les ingénieurs hydrographes de la marine, préoccupés de la nécessité de neutraliser les périls du passage du raz, n’ont négligé aucune occasion de reproduire le second. L’amélioration réclamée se réduirait à établir sur la chaîne de roches du nord une levée insubmersible, travail facile, puisqu’il se ferait presque à sec, et que les matériaux en sont sur place. Tout défectueux qu’il est, le Hable d’Omonville rend quelques services comme refuge ; mais il ne donne place à aucune opération de commerce, et son matériel naval se réduit à une quinzaine de petits bateaux de pêche. Comment en serait-il autrement ? Les mouvemens de marchandises y seraient impossibles, et il ne communiquait, il y a quelques mois, avec l’intérieur que par des sentiers impraticables aux voitures. Un meilleur avenir semble se préparer : la bordure de galets blanchâtres qui du large donne au pourtour de cet abri l’apparence d’un quai se rattache déjà au chef-lieu du canton par une chaussée dont l’empierrement demeure vierge dans la partie qui en serait la plus fréquentée, si elle aboutissait au plus modeste embarcadère. Bientôt une voie plus courte et plus unie se dirigera sur Cherbourg, et il faut espérer, dans l’intérêt de la défense du territoire aussi bien que dans celui de l’agriculture, que cette route sera prolongée jusqu’à l’anse de Saint-Martin et à l’échouage de Goury. Les effets combinés de ces communications et ; des travaux hydrauliques réclamés par Vauban transformeraient le refuge imparfait d’Omonville en un petit port très animé.

En marchant d’Omonville vers l’ouest, on arrive bientôt, à travers un pays accidenté, à l’anse de Saint-Martin, qui, découpée dans de hautes terres, est le meilleur abri naturel qu’offre la côte de Normandie. Le rivage décrit les cinq huitièmes d’un cercle ; l’entrée, ouverte sur la face septentrionale du cap de La Hague, a, des roches de Martiauroc à celles des Herbeuses, 1,800 mètres ; l’eau est profonde, et si la houle y est souvent forte par les vents du nord-est au nord-ouest, le calme y règne par tous les autres. Pour devenir une rade parfaite, il ne manque à l’anse Saint-Martin que d’être mise à couvert du nord. François Ier, qui comprit la puissance de la navigation aussi bien que celle des lettres, reconnut l’avantage de cet abri ; il fit protéger dès 1520 l’anse Saint-Martin par une batterie dont on a depuis peu changé la disposition, mais non l’emplacement, et l’on s’explique mal comment, après avoir fixé l’attention de ce prince, cette anse échappait en 1640 aux recherches des commissaires du cardinal de Richelieu. En 1664, Colbert de Terron, l’intendant de la marine, rendant compte au grand Colbert de l’état des côtes de la Manche, estimait qu’avec 3 ou 400,000 livres on convertirait l’anse en une fosse fermée capable de recevoir des vaisseaux de ligne et vingt-cinq frégates. Trente ans plus tard, Vauban signalait le parti qu’on pouvait en tirer ; mais, tout entier à ses projets sur Cherbourg, il se gardait d’en compliquer les chances d’exécution en détournant par des propositions intempestives les ressources qu’il entendait y appliquer. Enfin en 1832 et en 1845, les hydrographes de la marine ont donné des cartes et une description détaillée de l’anse de Saint-Martin.

La citadelle maritime que les Anglais élèvent à Aurigny a rappelé l’attention sur cet atterrage, autour duquel on ne voit d’habitations que celle du garde de la batterie et quelques huttes de pêcheurs, et qui n’a d’utilité que pour les bâtimens qui étalent la marée en attendant le moment d’entrer dans le Raz-Blanchard. L’anse a peu de valeur comme elle est, elle en a beaucoup par ce qu’elle peut être. La nature y a tout ébauché, rien n’est complet. Des brisans, que signale au loin le bondissement des lames, ressemblent à des fondations de digues à venir : on dirait des constructions commencées, qui, tant qu’elles sont à fleur d’eau, ne forment que des écueils. Tels sont, à l’est, le banc auquel les grandes roches de Martiauroc et de la Parmentière servent de musoirs, et à l’ouest la Basse du Fliart, orientée est-nord-est. Ces bancs sont trop bas pour constituer une bonne défense : les lames amoncelées par les vents du nord les franchissent, et, retombant lourdement en arrière, se propagent par larges ondulations dans tout le mouillage ; mais ils sont disposés de la manière la plus favorable à l’assiette d’un excellent abri, et s’ils étaient surmontés de digues insubmersibles, le mouillage ne laisserait rien à désirer. Les fondations, qui sont d’ordinaire la partie la plus dispendieuse des travaux à la mer, ne seraient pas moins faciles à l’anse de Saint-Martin qu’à Omonville ; le luxe de pierres de taille de Cherbourg y serait déplacé : la rusticité des constructions n’en exclut pas la solidité, et elle serait ici en harmonie avec la sauvage beauté des sites. Il faudrait s’y contenter des blocs bruts du granit qu’offrent la côte et les écueils du voisinage. Dans ces conditions, la dépense des brise-lames sera peu de chose en comparaison de l’utilité produite ; la valeur des bâtimens sauvés couvrira promptement celle des travaux exécutés dans des lieux si tourmentés par les tempêtes, et si exposés, en cas de guerre, aux entreprises ennemies. Le brise-lames de l’est aurait 900 mètres de long, celui de l’ouest 600 ; appuyés l’un et l’autre sur des roches séparées du rivage, ils laisseraient sur les côtés deux passes praticables aux bâtimens de flottille et aux bateaux de pêche. La passe du milieu aurait 750 mètres de large, dont 200 à l’est, occupés par des basses, et elle s’ouvrirait sur un beau chenal bordé d’écueils sous-marins, ce qui n’est point un désavantage en temps de guerre. L’espace couvert serait en somme de 240 hectares, dont un tiers propre au mouillage des vaisseaux et des frégates, un tiers propre à celui des bâtimens de commerce, et un tiers à celui des bateaux de pêche. Le premier projet de Vauban sur Cherbourg n’en aurait pas compris davantage.

Lutter à La Hague avec le luxe de fortifications d’Aurigny, ou compliquer le système de défense par l’adjonction d’accessoires faits pour tenter l’ennemi et lui profiter en cas de malheur, serait se donner un embarras gratuit. Ouverts en vue de la rade de Cherbourg, le Hable d’Omonville et l’anse Saint-Martin en sont des prolongemens, rien de moins, mais rien de plus. L’arsenal de Cherbourg est le dépôt naturel de toutes les ressources dont la défense de la côte peut exiger l’emploi. L’anse Saint-Martin et le Hable d’Omonville sont d’ailleurs dominés de tous les côtés, et ils ne sauraient être possédés que par celui qui commande à terre.

En dehors du Hable d’Omonville et de l’anse Saint-Martin, les roches de La Hague laissent entre elles quelques interstices, où l’on tire à terre des bateaux de pêche. Le principal de ces échouages est celui de Goury, dont les observations de M. Daussy sur les marées de la Manche ont fait connaître au loin le nom : il gît sur le Raz-Blanchard, directement en face d’Aurigny. Les pêcheurs de La Hague bravent sur des bateaux montés par deux hommes et un mousse la mer impérieuse qui les environne, et leur familiarité avec les brusques allures du raz les préserve des naufrages. Tous les marins appelés à fréquenter ces parages, faits pour être en temps de guerre le théâtre de tant de surprises, devraient s’approprier leur expérience.

M. Beautems-Beaupré de nos jours, Vauban et Colbert de Terron au XVIIe siècle, François Ier au XVIe, n’ont pas été les premiers à s’apercevoir des avantages attachés à la possession de la presqu’île de La Hague : l’instinct militaire des barbares qui désolaient l’Europe au moyen âge les avait découverts avant eux. Les anciens Normands ont laissé sur cette langue de terre d’irrécusables traces de leur séjour ; ils en avaient fait leur principale place d’armes, et la durée des travaux de défense qu’ils y ont élevés témoigne de la solidité de leur occupation. La presqu’île ressemble, par son élévation et son allongement vers le nord-ouest, à un môle jeté en travers de la Manche. Dans un temps où les mers qui la baignent étaient presque désertes, elle paraissait s’avancer à la rencontre des premiers navigateurs normands, et ses anses, ses échouages invitaient leurs pirogues à s’y arrêter. Ils y descendirent donc, la nommèrent La Hague[6], c’est-à-dire le lieu d’abordage, le havre par excellence, et ne tardèrent pas à reconnaître que l’atterrage qui était le mieux à leur portée par mer était aussi le plus facile à défendre du côté de la terre : la mer dont ils étaient les maîtres l’enveloppait sur les quatre cinquièmes de son périmètre, et il ne fallait, pour le rendre inabordable aux ennemis venant de l’intérieur, qu’une ligne de défense dont ils avaient pu prendre le modèle dans la fameuse muraille des Pictes, ou mieux encore dans le Dannewirke[7] du Slesvig. Telle fut indubitablement l’origine du ' 'Hague-Dyck[8], dont le nom Scandinave révèle assez les fondateurs.

La presqu’île est de beaucoup la partie la plus élevée du Cotentin. Beaumont, le chef-lieu du canton auquel elle appartient, est posé à 163 mètres au-dessus du niveau de la mer, sur l’arête des deux versans ; le moulin de Jobourg, qu’on trouve un peu plus loin, est à 180 mètres, et comme la plus longue des vallées rocailleuses qui sillonnent le terrain n’a pas 5 kilomètres de développement, le possesseur du plateau a un avantage marqué sur un assaillant obligé de remonter de tous côtés des rampes rapides. Tous les atterrages de la presqu’île, Omonville, l’anse de Saint-Martin, les échouages de Goury, d’Escalgrain, tout ce qui dans ces lieux offre quelque avantage maritime est mis à couvert par le Hague-Dyck. Cette construction ferme exactement de l’est à l’ouest la presqu’île : elle consiste en une ligne de terrassemens élevée avec un soin qui se manifeste sur de longs tronçons, mais, il faut l’avouer, fort altérée sur d’autres par l’action de la charrue, des eaux du ciel, de la végétation, et surtout du temps. Pour la prendre à son point culminant, il faut aller au nord du château de Beaumont, à 1,500 mètres du bourg : on s’y trouve près de la source du ruisseau de la Sabine, dont la vallée, s’approfondissant bientôt, débouche à 2 kilomètres au sud-est d’Omonville, et de celle du torrent d’Herqueville, qui se précipite vers la côte opposée. Le Hague-Dyck a du côté de l’est 3,900 mètres de développement, et du côté de l’ouest 2,800 ; il se maintient sur toute sa longueur, sauf dans la traversée du plateau, à mi-côte des pentes septentrionales des vallées dans lesquelles il est tracé : il voyait ainsi venir l’ennemi qui descendait le versant opposé ; le creux des ruisseaux lui servait de fossé, et le pied de l’escarpe n’était accessible que par un talus fort raide. L’art ajoutait aux difficultés naturelles du terrain tous les obstacles que comportait une époque si antérieure à l’invention des armes à feu.

L’étendue couverte par les 6,700 mètres de développement du Hague-Dyck est, d’après le cadastre, de 5,043 hectares, et, indépendamment des établissemens dont les vestiges ont disparu, elle comprenait deux réduits, l’un à l’est, sur les hauteurs d’Omonville, l’autre à l’ouest, sur la cime des falaises de Jobourg. Le second est désigné sur la carte de l’état-major sous la dénomination de camp romain, et, s’il la mérite, il est peu probable que les Romains en aient été les derniers occupans. Ces deux postes sont précisément les mieux choisis de la presqu’île pour surveiller l’horizon, et cet avantage n’a pas pu échapper à des pirates. Retranchés dans cette enceinte formidable, les Normands y bravaient en sécurité leurs victimes. Gisant à dix-sept lieues marines au nord, l’Angleterre offrait, de la pointe de Dangeness au Cap-Lézard, 500 kilomètres de côtes à leurs déprédations ; à l’est, ils se rabattaient sur la baie de Seine ; à l’ouest, sur les îles de la Manche et sur la Bretagne tout entière. De ce repaire, ils tombaient à l’improviste sur les populations riveraines du canal, puis disparaissaient dans le lointain des mers, comme l’aigle qui se perd dans la brume en emportant sa proie dans l’aire que lui seul connaît.

À l’aspect des fronts et des profils du Hague-Dyck, il est aussi impossible d’en méconnaître la destination que de se méprendre sur la direction d’une épée quand on en voit la garde. Les doutes ne sont guère plus permis sur la nationalité des fondateurs de ces fortifications. Si leurs œuvres ne disaient pas assez quels ils étaient, si les traces empreintes sur le terrain n’étaient point assez significatives, on en trouverait le complément dans l’origine Scandinave des noms d’une quantité de lieux environnans. Ce qui frappe d’abord un peuple navigateur, ce sont les points saillans qui servent d’amers aux atterrages vers lesquels il tend, et les noms de Jardeheu, de Laitheu, de Tranchdheu[9] n’ont pu être donnés que par des Scandinaves aux hauteurs voisines d’Omonville. La plupart de roches et des écueils des environs de La Hague portent des dénominations qui découlent de la même source. En explorant d’autres côtes, on les trouve jalonnées de noms imposés par les mêmes dévastateurs, et, en se laissant guider par ce fil au milieu des ténèbres de l’histoire du moyen âge, on arriverait sans doute à d’importantes découvertes. Cette recherche a de quoi tenter des esprits curieux, et le meilleur point de départ serait peut-être la place d’armes de La Hague.

II.


Une tendance semble aujourd’hui prévaloir dans l’administration de la marine : c’est d’avoir plus de bâtimens de guerre que l’état du personnel naval ne permettrait d’en armer et de garnir les bassins de nos ports de carènes destinés à devenir la proie du temps et des vers de mer. Sans chercher à percer les mystères de la politique ni les obscurités de l’avenir, la prévoyance la plus vulgaire recommande toutes les mesures qui peuvent concourir à mettre le personnel disponible en équilibre avec le matériel de la flotte, et quand la pêche n’aurait pas d’autre avantage que d’être la meilleure des pépinières de gens de mer, aucun des plus humbles moyens de la développer ne devrait être négligé.

L’anse de la Mondrée et l’anse de Saint-Martin sont les points de la côte septentrionale du Cotentin les mieux placés pour la pêche ; mais la pêche n’est très suivie que lorsque l’exploitation en est fructueuse, et le produit en est médiocre autour de la presqu’île. Les étalages d’huîtres de Saint-Waast, qui donnent lieu à un cabotage très actif, sont presque exclusivement alimentés par les pêcheries de Cancale, de Granville, de Regnéville, et ne font qu’une exception apparente à la pauvreté de la côte. Barfleur est le seul point où la pêche soit pratiquée sur une certaine échelle. On se plaint que le poisson ait déserté le voisinage de Cherbourg, et que les huîtres aient cessé de se renouveler dans celui de La Hague. Quelles sont les causes de ces vicissitudes, et comment y remédier ? Comment multiplier les espèces acquises et rappeler celles qui disparaissent ? Avec les procédés et les instrumens dont disposent aujourd’hui les sciences naturelles, nous ne devons plus désespérer de l’apprendre. Il est déjà démontré par des expériences suffisamment nombreuses que les eaux s’ensemencent comme les terres ; mais la nature prodigue les germes, et le difficile est de les faire arriver à maturité. Nous avons des hommes capables de remplir ces lacunes de la science ; mais les instrumens et l’organisation leur manquent. On est plus heureux en Angleterre. Le grand aquarium de la Société géologique de Londres est un champ d’études où s’accomplissent sous l’œil du naturaliste des opérations dont les profondeurs de la mer nous dérobaient jusqu’ici le mystère. Dans les transformations qu’y subissent les substances que s’empruntent, s’assimilent et se restituent par les organes des animaux les trois règnes de la nature, on voit les problèmes du développement des êtres se résoudre en équations non moins précises que celles qui ressortent des orbites des planètes. Les testacés et les crustacés se revêtent de leur écaille aux dépens de matières minérales dont la soustraction arrête leur croissance ; une part des habitans de la mer se nourrit de végétaux et sert de pâture à des espèces carnassières ; il en est enfin qui vivent, pour que rien ne soit perdu, des déjections des autres, et les débris de tous sont absorbés comme engrais par la végétation. Cette rotation entre les trois règnes de la nature produit un équilibre dont les lois nous sont encore mal connues ; mais attendre l’intelligence complète de ces lois pour mettre à profit ce qu’on en sait, ce serait laisser ses terres incultes, sous prétexte que l’art de les rendre fécondes n’est point assez avancé. Nous en savons assez sur les principes généraux pour déterminer sur quels terrains prospèrent les divers testacés, quels végétaux attirent les espèces herbivores, quels herbivores alimentent le mieux les carnassiers : il n’en faut pas davantage pour ouvrir une voie fructueuse aux études et aux applications.

S’il est sur nos côtes un lieu bien situé pour la recherche des conditions d’aménagement de la richesse ichthyologique des eaux marines, c’est Cherbourg. La rade offre une vaste nappe d’eau tranquille ; au dehors se promènent des courans rapides : à l’est sont compris, entre le Cap-Lévy et la pointe de Barfleur, ces hauts-fonds tapissés de varechs qu’Horace aurait volontiers appelés les pâturages des troupeaux de Protée ; à l’ouest, l’immense fossé sous-marin qui, sous le nom de Fosse de La Hague, enveloppe le cap à peu de distance de la terre, explique peut-être, par la retraite profonde qu’il offre aux poissons, l’abondance qui règne dans les eaux vives du Raz-Blanchard. Le succès des semis d’huîtres faits par M. Coste dans la baie de Saint-Brieuc est un appel au repeuplement de ces bancs adjacens au rivage occidental de La Hague, auxquels le nom de l’Huîtrière, qu’ils conservent, semble reprocher leur pénurie actuelle, et de ceux dont M. de Bavre constatait en 1783 la richesse presque sur la ligne que traçait M. de Cessart pour le placement de ses cônes. Les roches dentelées dont est bordée la presqu’île du Cotentin semblent donc faites pour servir de demeure à d’innombrables familles de crustacés. Le homard abonde au nord et à l’ouest de la presqu’île de La Hague, et l’on ne sait ce qui, devant Omonville, détermine une nombreuse immigration de crabes, qui, grossis dans les profondeurs de la mer, remontent chaque printemps vers la côte et viennent s’offrir aux pièges des pêcheurs.

Ainsi la variété des conditions dans lesquelles se fait la pêche, la richesse et la pauvreté respective de parages adjacens, la récompense qu’assurent à toute observation juste, à tout procédé efficace, les débouchés d’un marché local et d’un chemin de fer, sont réunies à l’entour de Cherbourg. On parle pour Paris d’un aquarium rival de celui de Londres, et de la munificence avec laquelle une compagnie de chemin de fer s’offre à transporter à prix réduit la tonne d’eau de mer nécessaire pour l’alimenter journellement. Que Paris ait son aquarium, rien de mieux ; mais qu’il le garnisse d’eau de la Seine, et se contente de tenir école de repeuplement des eaux douces. La restauration n’a pas réussi à le faire port de commerce ; ne perdons pas notre temps à prétendre le faire port de pêche. Il en coûterait plus pour le transport pendant un an de l’eau de mer nécessaire à l’aquarium de Paris que pour la création d’un aquarium à Cherbourg, et ce fait prosaïque montre combien peu de fondement et d’autorité auraient des observations sur le poisson de mer faites à cinquante lieues de la côte. Le mérite personnel des observateurs ne remplace pas les inspirations qui naissent de la grandeur du spectacle des faits naturels qu’il s’agit de pénétrer, et dans l’éloignement il exerce peu d’influence sur les hommes qu’il s’agit de convaincre. Sur le bord de la mer au contraire, chaque découverte faite dans le laboratoire réagit immédiatement sur un plus vaste théâtre, et toute semence jetée tombe sur un terrain préparé pour la recevoir. L’aquarium n’est plus un objet d’oiseuse curiosité ; ce sont les pêcheurs eux-mêmes qui l’entourent dans leurs jours de loisir ; race observatrice et curieuse, obligée d’étudier les mœurs de sa proie pour l’atteindre, ils fournissent au naturaliste des sujets à méditer, et profitent de tous ses conseils. L’insuffisance de nos règlemens sur la pêche côtière est connue ; qu’on les observe ou non, l’effet est à peu près le même sur l’aménagement de la richesse ichthyologique ; aussi n’inspirent-ils pas à ceux qui doivent les faire exécuter plus de respect qu’à ceux qui doivent s’y soumettre. C’est le sort de toute législation faite sans une intelligence suffisante des matières qu’elle régit. La réforme qu’il importe d’introduire dans notre régime n’atteindra son but qu’autant qu’elle sera fondée sur le concours de la science du naturaliste et de l’expérience du pêcheur. Cherbourg semble un lieu privilégié pour ces sortes d’études : l’observateur y est en contact avec les circonstances naturelles les plus favorables, et le personnel attaché au port dans ses ingénieurs, ses officiers et son organisation médicale, la ville elle-même dans sa société académique, offrent une réunion d’hommes préparés à résoudre des questions d’histoire naturelle et d’administration d’un intérêt vital pour le pays. C’est donc à Cherbourg plutôt qu’à Paris qu’il faut établir l’aquarium des espèces marines. Cet aquarium y sera complété par le voisinage du bassin de retenue, laboratoire de plus de trois hectares de superficie où l’eau de la mer demeure, se renouvelle, s’élève ou s’abaisse à volonté, et où peuvent se répéter en grand toutes les expériences scientifiques. Ce bassin peut même devenir un parc pour l’éducation des crustacés : il n’existe aucune raison plausible de douter que ces animaux ne soient susceptibles d’être élevés comme le sont les huîtres à Ostende et dans plusieurs bras de la Tamise en aval de Londres. Quant aux huîtres, la multiplication artificielle n’en est plus une difficulté, et il serait d’autant plus à propos de s’y livrer à l’entour de Cherbourg, que la ramification et l’allongement des chemins de fer ouvrent à cette denrée un débouché presque illimité. La production n’est plus en équilibre avec la consommation. Le millier d’huîtres valait il y a trente ans sur les pêcheries de trois à quatre francs ; il y en coûte aujourd’hui quatorze, et un aliment salubre, qui devrait être à la portée des plus humbles fortunes, devient le partage exclusif des grandes. Les sciences naturelles ont donc ici un vaste champ à ouvrir aux industries maritimes, et leurs succès ne peuvent être assurés que dans les ports. On invoque de tous côtés la décentralisation. Commençons, si nous voulons arriver à la décentralisation administrative, par la décentralisation intellectuelle ; élevons dans les villes de province où les appelle la nature des choses des foyers lumineux qui s’alimentent eux-mêmes ; donnons à leurs habitans de nouvelles raisons de se trouver bien chez eux. Que ces germes se développent, et l’équilibre qu’ils établiront entre les diverses parties du territoire affaiblira les prééminences abusives qui ont fait descendre tant de désordres sur notre pays.

III.


L’abondance qui naît de la prospérité de la culture n’importe pas moins que l’activité de la pêche au développement de la navigation, et le territoire sur lequel s’étend le rayon d’approvisionnement du port de Cherbourg est, sous ce rapport, dans des conditions spéciales : il doit pourvoir aux besoins d’un grand établissement militaire, garnir de vivres les flancs de navires de guerre et de commerce destinés à des traversées lointaines et alimenter une exportation pour l’Angleterre qui va croissant de jour en jour. L’intérêt agricole et l’intérêt maritime se confondent ici, et négliger le premier serait oublier le second. Il y a plus ; c’est aux populations voisines, partagées entre les travaux des champs et ceux de la mer, qu’il appartient de fournir à Cherbourg des matelots et des défenseurs. Le mouvement de ces populations ne saurait donc être observé avec indifférence.

Le pays de La Hague, aujourd’hui le canton de Beaumont, dont l’ancienne place d’armes normande que nous visitions tout à l’heure forme le tiers, touche aux portes de Cherbourg. Du recensement de 1826 à celui de 1856, la population en est descendue de 12,399 habitans à 9,688. Dans ces trente années, la France entière passait de 31,845,428 âmes à 36,039,364. Ainsi le canton, s’il avait pris sa part du progrès général, compterait aujourd’hui 14,000 âmes, et si la France avait rétrogradé comme le canton, elle n’en aurait plus que 24,870,000. Cette décadence vient de loin, et La Hague n’est pas le seul point du département de la Manche où elle se manifeste. Les causes de ce phénomène méritent surtout d’être étudiées sur un territoire interposé entre Cherbourg et Aurigny, et où notre établissement maritime de la Manche a besoin de s’assurer de solides points d’appui.

L’agriculture et la pêche sont les seules industries du canton de Beaumont, et il semble que l’élargissement de débouché produit par les travaux de Cherbourg aurait dû les faire prospérer. Une autre cause a prévalu : les salaires élevés, le prestige des grossiers plaisirs de la ville l’ont emporté sur la perspective de l’amélioration promise à la vie des champs. Depuis quelques années, les grandes dépenses que le gouvernement anglais fait à Aurigny exercent sur le pays de La Hague une attraction semblable à celle de l’arsenal de Cherbourg : sollicitée par ces deux forces, la partie virile de la population se laisse entraîner. On ne fait pas de paysans, et ceux qui désertent leurs chaumières reviennent rarement s’y fixer. L’équilibre s’est ainsi rompu entre les élémens naturels de la formation des familles, et l’émigration des filles pour la domesticité est devenue la conséquence de celle des garçons. Le progrès de vices répugnans d’un côté, un peu plus de délicatesse de mœurs de l’autre, ont mis entre les sexes une autre cause d’éloignement. Les hommes se plongent dans l’ivrognerie la plus abjecte ; le cidre, le vin ne les satisfont plus, c’est de l’eau-de-vie qu’il leur faut[10], et tandis qu’ils se dégradent dans cette sentine, les jeunes filles acquièrent un peu d’instruction, et épurent leurs sentimens dans la fréquentation des écoles de sœurs : la perspective de l’union avec un brutal qui ne saura que les ruiner et les battre leur devient insupportable. L’ivrognerie fait aussi, par lassitude de combattre, invasion chez les femmes, et Dieu sait ce que deviennent les familles quand elle envahit toute la communauté. L’accroissement du produit des contributions indirectes, que nous prenons pour un signe constant de prospérité, est ici celui de la dégradation physique et morale de la population, et l’on ne voit pas que l’administration, armée aujourd’hui de tant de pouvoirs, en fasse usage contre un si funeste désordre[11].

Le pays de La Hague se prête à de si fécondes améliorations, et la réalisation en importe tant aux plus chers intérêts de l’état, qu’on ne saurait ni désespérer d’y ramener la population, ni se dispenser de marcher énergiquement vers ce but. L’entreprise exige plus d’intelligence et d’esprit de suite que de dépense. Sur 14,966 hectares que possède le canton, 4,043 sont absolument incultes ; mais ce chiffre ne comprend pas des friches auxquelles on arrache de dix en dix ans une maigre récolte : le cadastre les classe au dernier rang des terres cultivées, et le plateau de La Hague n’en présente presque pas d’autres. La vigueur des plantes grossières qui croissent sur ce sol en atteste la qualité ; l’obstacle à la mise en valeur des terrains est la violence des vents de mer qui tordent et dessèchent les plantes utiles qu’on lui confie. Les habitans cherchent un remède à ce mal dans l’élévation de murs en terre autour des champs ; mais l’insuffisance de ces abris est manifeste, et sans une protection plus efficace ces terres ne paieront jamais l’intérêt des capitaux nécessaires à la culture. L’observateur placé sur le clocher célèbre de la cathédrale d’Anvers n’apercevait naguère sur la rive opposée de l’Escaut qu’une vaste plaine désolée ; il croit y voir aujourd’hui une forêt dont les limites se confondent avec celles de l’horizon. Qu’il pénètre sous ces ombrages : la forêt apparente est un ensemble régulier de lignes d’arbres dont le plus âgé n’a pas quarante ans. Ces plantations ont corrigé le régime atmosphérique qui frappait de stérilité la place qu’elles occupent ; quand l’orage en secoue violemment les cimes, l’air demeure calme un peu plus bas, et des sables bien plus maigres que le plateau de La Hague se sont transformés, sous leur protection, en champs fertiles. Ce qui s’est fait en Flandre peut se faire en Normandie, et qu’on ne prétende pas que de semblables rideaux de verdure ne se formeraient pas à La Hague. Comme pour démentir un préjugé que l’incurie propage pour sa justification, un habitant du Dauphiné, devenu vers la fin du siècle dernier propriétaire du château de Beaumont, a planté tout à côté, sur l’arête même de la presqu’île, un bois de 50 hectares, qui est une protestation vivante en faveur de l’aptitude à nourrir des plantations qu’on prétend dénier à ce territoire. Le bois de Beaumont porte, il est vrai, les marques des combats qu’il soutient ; mais la victoire n’en est que mieux constatée. Le rang d’arbres qui reçoit le premier choc des vents du nord est bas et rabougri ; le second le dépasse et forme avec ceux qui suivent un talus de feuillage au sommet duquel la végétation prend son niveau régulier. La seule objection que laisse debout un exemple si concluant, c’est qu’il n’a point fait d’imitateurs ; mais elle ne vient point du règne végétal, et quand les difficultés physiques sont résolues, il en reste souvent de plus grandes dans les infirmités des esprits. Les 4,043 hectares de terres incultes appartiennent en grande partie aux communes, et se prêtent à des aliénations auxquelles pourraient être attachées des conditions qui donneraient dans la contrée un vif essor aux améliorations agricoles.

Une partie considérable des communaux du pays de La Hague est exposée aux mêmes influences atmosphériques que les friches du plateau proprement dit, et n’a pas moins besoin, pour être mise en culture, d’être protégée par des plantations. D’autres communaux, naturellement abrités par les plis du terrain, permettent presque immédiatement une exploitation fructueuse, et une expérience des plus encourageantes se poursuit en ce moment même dans la vallée d’Omonville. D’autres enfin sont bons à convertir en bois, et dans ce nombre il faut compter les vastes miellés de Vauville. Malheureusement, de toutes les manières honnêtes de se ruiner, la plus sûre est peut-être de défricher des terres quand on ne dispose pas de masses suffisantes d’amendemens à leur consacrer. L’adjonction de la chaux est la condition de la mise en valeur rapide du sol argilo-siliceux du canton de Beaumont, et la chaux manque sur les lieux. Ceci ramène à la nécessité de compléter au Hable d’Omonville l’œuvre de la nature, d’y rendre faciles et économiques les mouvemens de matières encombrantes entre la terre et le bassin, de faire ramifier autour de ce futur foyer de la régénération agricole du canton des chemins qui en pénètrent toutes les parties. C’est par ce port seulement que les terres de La Hague peuvent recevoir la chaux et les autres amendemens nécessaires, et c’est par là, lorsqu’elles seront en valeur, que s’écoulera vers nos côtes, vers celles d’Angleterre et vers les îles de la Manche, l’excédant de leurs produits.

Indépendamment de leur utilité permanente, les travaux d’Omonville et de l’anse Saint-Martin auraient l’avantage transitoire de recueillir une part des nombreux ouvriers que l’achèvement des bassins de Cherbourg laisse inoccupés. Si l’on savait combiner avec l’exécution de ces entreprises la mise en culture des terres délaissées, les capitaux dont cet ensemble d’opérations comporterait l’emploi rappelleraient la population dans les lieux qu’elle a désertés, et le pays de La Hague donnerait à l’établissement de Cherbourg les approvisionnemens, les matelots, et dans l’occasion les défenseurs qu’on lui demanderait vainement aujourd’hui.

La décadence du canton de La Hague n’est malheureusement pas un fait unique dans le département de la Manche. En y considérant, abstraction faite de cette contrée, les mouvemens de la population pendant trente années, de 1826 à 1856, on la voit gagner 25,792 âmes dans les cantons de Cherbourg et d’Octeville, qui comprennent Cherbourg et ses faubourgs, et descendre, dans le surplus du territoire, de 565,362 âmes à 526,277, c’est-à-dire de près d’un quatorzième. Les villes n’ayant point diminué, c’est sur les campagnes qu’a porté l’amoindrissement, et la partie de la population qui est allée chercher fortune au loin n’était sans doute pas la moins vigoureuse. De pareils résultats seraient fâcheux partout ; mais quand ce sont les appuis immédiats d’un grand établissement national qui faiblissent, un danger lointain se révèle, et aucun des soins propres à le conjurer ne peut être épargné.

On ne guérit que les maux dont on connaît à fond les causes. Ici les causes doivent être fort diverses, et une enquête attentive, canton par canton, ne serait pas de trop pour déterminer la puissance et la portée de chacune d’entre elles. L’attraction exercée par les travaux de Cherbourg suffit d’autant moins à tout expliquer qu’elle s’affaiblit en s’éloignant de son foyer, et que le tort qu’elle a pu faire à la culture en lui disputant les bras est compensé, sur des points nombreux, par l’élargissement des anciens débouchés. En l’absence des documens précis que fournirait la tenue à jour du cadastre, un fait général dont l’influence pourrait être grande appelle l’examen en première ligne. Le département de la Manche est baigné sur les trois cinquièmes de son périmètre par le gulf-stream, ce grand courant océanien qui, se dirigeant du cap de Bonne-Espérance sur le golfe du Mexique, apporte aux côtes du nord-ouest de l’Europe une partie de la chaleur dont il se pénètre dans son circuit au travers de la zone torride : le ciel y est à demi voilé l’été, réchauffé l’hiver, par les vapeurs tièdes dont sont chargés les vents de mer ; des pluies douces en imbibent continuellement le sol. De là résultent une admirable aptitude à la production de la verdure et une extrême facilité pour la conversion des terres labourées en herbages. L’accroissement progressif du prix de la main-d’œuvre et de la consommation de la viande a, depuis trente ans, attaché des avantages considérables à ces transformations, des champs, et le nombre des bras employés à la culture a dû diminuer dans la même proportion que celui des terres arables remplacées par des herbages. Les calculs d’un simple voyageur sur un pareil sujet n’ont pas plus d’autorité qu’il n’a eu de moyens d’en déterminer les bases avec précision ; mais quand ce voyageur a parcouru la contrée à des intervalles éloignés, il lui est permis d’affirmer que l’aspect en a sensiblement changé, que le paysage est devenu plus vert dans beaucoup de vallées, que les teintes bistres y tiennent moins de place. La persistance du mouvement rétrograde de la population des campagnes annonce au moins qu’un tel résultat tient à des causes très prochaines. Si l’extension du pâturage aux dépens du labourage était la cause principale du fait qui ressort des dénombremens officiels de la population, il serait oiseux de le déplorer. En acceptant toutes les conséquences du climat et des nouveaux besoins de la société, il faudrait cependant ne rien négliger pour faire concourir le climat et ces besoins nouveaux à la réparation du tort qu’ils auraient causé. La température du département de la Manche diffère peu au printemps et à l’automne de celle de Paris ; mais elle lui est supérieure dans les froids et inférieure dans les chaleurs d’environ six degrés, et dans cette condition moyenne elle est exempte de fortes gelées et de longues sécheresses. La végétation ne s’arrête donc presque pas dans ces campagnes ; toutes les plantes qui craignent les grands froids sans exiger une chaleur extrême y réussissent ; enfin la moiteur habituelle de l’air exclut dans l’arrière-saison des manipulations qui assurent ailleurs la conservation des fourrages : on n’y obtient, par exemple, presque jamais la dessiccation des foins de seconde coupe. L’obligation de les faire consommer en vert a conduit à la coutume du pâturage, qui s’est imposée à tout le pays. C’est dans le Cotentin comme dans des régions lointaines qui ne lui ressemblent guère :

Saepe diem noctemque et totum ex ordine mensem
Pascitur…

Mais ici cette coutume peut amener un autre régime, celui de la nourriture au vert et à la crèche, soit à l’étable, soit en plein champ. La propagation de cette méthode serait autrement féconde que la conversion des terres labourées en herbages. On sait que l’animal au pâturage détruit par le piétinement beaucoup plus d’herbe qu’il ne s’en approprie : la faux donnerait un emploi à cette herbe perdue ; la quantité de bétail serait notablement augmentée, et les ouvriers des campagnes retrouveraient beaucoup plus de travail qu’ils n’en auraient perdu. Cette transformation, très simple en théorie, très difficile dans la pratique avec une population dont l’entêtement est proverbial et la force d’inertie extrême, est sans doute la moins coûteuse et la plus efficace que puissent encourager les hommes éclairés du pays.

Les améliorations agricoles qui n’exigent point d’immobilisation de capital sont toujours les premières qu’il importe de réaliser ; elles fournissent les moyens d’en accomplir d’autres, et l’ordre de priorité doit être dans l’économie administrative le même que dans l’économie privée. « La France, disait Sully, veut être gouvernée comme une métairie, » et jamais parole plus vraie n’est sortie de la bouche d’un homme d’état ; mais le bien se propage dans la culture par des voies fort diverses, et la sagesse prescrit de les laisser largement ouvertes à tous. S’il est vrai que la nourriture du bétail à la crèche soit le moyen le plus économique d’accroître le produit du sol dans le Cotentin, il est constant aussi que les déceptions de bourse dans lesquelles les campagnes ont eu leur part tendent à faire refluer certains capitaux vers des emplois jusqu’ici moins favorisés, et c’est à ces capitaux qu’il faut ménager les moyens d’élargir le champ de la culture. Un ministre prescrivait naguère la mise en vente de tous les biens des hospices. Sans rechercher si les pauvres auraient gagné beaucoup à l’exécution d’une telle mesure, il est permis de remarquer que la mise en vente de ces biens n’aurait pas ajouté grand’chose à la richesse de la société : les propriétés des hospices consistent principalement en bois et en terres affermées ; en changeant de possesseurs, elles n’auraient pas changé d’état et ne seraient guère devenues plus productives. Si la sollicitude ministérielle s’était appliquée aux biens communaux, elle aurait été mieux récompensée[12]. Les forêts exceptées, ces biens susceptibles ou non de culture sont voués par le parcours du bétail et l’incurie des gérans à la même stérilité, et la question si souvent débattue du maintien dans l’état de mainmorte ou de l’envoi dans le commerce de ces propriétés se réduit à savoir lequel vaut mieux pour une nation des terres cultivées ou de celles qui ne le sont pas.

Le département de la Manche a sa part dans le débat ; mais il suffira de remarquer ici que les biens communaux y comprennent une étendue de 22,075 hectares, taxés d’après la loi du 20 février 1849 à 27,708 fr., rapportant par conséquent 20 fr. au plus par hectare, ce qui est fort au-dessous du produit moyen des terres dans le pays : partout où il existe des communaux, on aperçoit, en en comparant l’état à celui des usurpations commises sur leur périmètre, combien serait profitable la sécularisation de ces terres, dont l’étendue est le vingt-septième du département. Cette mesure impliquerait l’immobilisation d’un capital de 5 millions en plantations, en défrichemens, en constructions, et la création ultérieure d’une valeur annuelle de 2 millions en denrées. Ce serait, pour le travail et la richesse, l’équivalent d’un canton ajouté au département de la Manche.

Les communaux ne sont pas les seules terres qui dans ce département réclament des habitans et des capitaux. L’état possède, sous la forme de mielles, des relais de mer dont la lisière s’étend presque sans interruption du Cap-Lévy au cap de Barfleur, et des falaises de Jobourg à la baie du Mont-Saint-Michel. On voit aux portes de Cherbourg un exemple instructif de ce que peuvent devenir ces sables trop grossiers et trop lourds pour se mamelonner en dunes. Le 27 mai 1811, Napoléon considérait du haut du fort du Roule l’ensemble de l’établissement maritime dont il venait assurer le développement : il aperçut à sa droite, le long de la mer, une solitude sablonneuse où de rares bouquets de ronces témoignaient seuls d’un peu de faculté végétale : c’étaient les miellés de Cherbourg et de Tourlaville, propriété stérile de l’état. Il en fit concession à la ville, sous la condition qu’après y avoir tracé des chemins et amené des eaux, elle les vendrait en détail. Un faubourg peuplé de 5,500 habitants s’est construit sur ces terres désolées, et le reste, couvert de fourrages, de racines, d’arbres fruitiers, de légumes, vaut aujourd’hui de 3 à 5,000 fr. l’hectare.

Ces sables reposent, il est vrai, sur un sous-sol argileux ; les vases du port, les immondices de la ville en ont accéléré la culture, et une population nombreuse était prête à les arroser de ses sueurs. Un telle réunion de circonstances favorables ne se rencontre pas partout, mais elle n’est point indispensable à la réalisation de grandes améliorations ; seulement il y faut plus de patience et moins d’ambition. Des sables qui sont précisément ce qu’étaient il y a cinquante ans les miellés de Tourlaville forment le long de la mer, à l’est du Cap-Lévy, une lisière de 1,400 hectares d’étendue. Rien n’est plus aisé que de rapprocher le jour où ils seront mis en culture. Un peu plus loin, le phare de Barfleur se dresse au milieu de landes arides, que les marins dont il éclaire les demeures se chargeraient certainement de féconder. Sur la côte occidentale du Cotentin, les tanguières placent à côté des mielles le plus énergique élément de fertilisation qu’on y puisse appliquer. Les coquilles marines broyées qui forment les tanguières fournissent le principe calcaire dont l’association avec des sables siliceux a déjà fécondé bien des plages désertes. Sur des points nombreux, entre lesquels se remarquent au-dessous de Coutances les potagers d’Agon, la mielle cultivée est limitrophe de la mielle sauvage, et des tapis de verdure, encadrés dans des sables nus auxquels ils ressemblaient naguère, montrent à quelles transformations se prêterait leur voisinage. Aux portes de Granville notamment, les miracles des miellés de Tourlaville se renouvelleront au premier signal sur un bien plus vaste champ ; là aussi s’offrent des masses d’engrais perdus et des quantités de bras disponibles. Qu’on ne croie pas qu’il s’agisse ici d’une superficie insignifiante : les terres incultes comprises dans les communes de la partie du littoral qui s’étend entre le cap de La Hague et la baie du Mont-Saint-Michel embrassent 14,251 hectares ; la plus grande partie en est à l’état de mielles, et appartient, comme relais de la mer, au domaine public. L’état gagnerait beaucoup à l’aliénation, fût-elle gratuite, de ces terres inertes ; sans aucune valeur entre ses mains, les mielles ne peuvent en acquérir que par le travail et les capitaux qui s’immobiliseront dans leur sein : en les faisant passer dans le domaine privé, l’administration des finances créerait une nouvelle matière imposable, et l’on peut ajouter qu’elle ferait naître aussi des matelots, car c’est à des familles de marins qu’est presque exclusivement dévolue la culture des terres dans les communes du littoral.

Toutes les terres incultes du département de la Manche, qu’elles appartiennent à l’état, aux communes, à quelques autres établissemens de mainmorte ou aux particuliers, forment une superficie de 46,000 hectares. La portion de ces terres qu’on ne pourrait ni cultiver, ni boiser, est très restreinte. Aucun autre territoire en France ne se prête mieux à la mise en valeur des terres abandonnées, et s’il était nécessaire de chercher hors de nos frontières des exemples encourageans, on les trouverait dans un pays dont le sol et le climat présentent la plus frappante analogie avec ceux du Cotentin. On sait qu’un des grands actes de l’administration de M, Pitt fut la conversion des biens communaux de l’Angleterre en propriétés privées : la culture fit ainsi la conquête d’un petit royaume intérieur ; les meilleurs procédés agricoles y furent appliqués sans gêne et sans préjugés, et les entreprises faites sur les terres de cette origine ont contribué plus que toute autre cause à imprimer à l’agriculture britannique l’essor qui l’a rendue l’objet de l’envie et de l’admiration de l’Europe.

L’extension du sol forestier peut et doit marcher dans le département de la Manche de front avec celle du sol arable. Quand les plantations et les semis n’auraient pas l’avantage de donner aux cultures des abris contre la violence des vents de mer, il faudrait les propager dans l’intérêt de la navigation et par économie des amendemens qu’exigent impérieusement toutes les autres sortes d’améliorations. À une époque qui, comptée par générations d’arbres, paraît peu éloignée de nous, la presqu’île du Cotentin était, selon le témoignage de Vauban et des anciens cartulaires, couverte de bois durs, particulièrement de chênes. La terre, fatiguée d’y produire ces essences, semble réclamer l’application de cet assolement, aussi nécessaire aux grands végétaux qu’aux petits, qui s’établit de soi-même sous nos yeux dans les Alpes et les Pyrénées, et fait succéder alternativement les uns aux autres les bois durs et les bois résineux. La semence des derniers manque malheureusement dans le pays, et l’acclimatation de ces espèces vulgaires ne serait pas indigne de la sollicitude d’une société à laquelle la France doit déjà beaucoup de raretés. Dans d’assez longues courses au travers de la presqu’île, je ne me souviens d’avoir aperçu de conifères bien choisis et bien venans qu’à Martinvast, chez M. le comte du Moncel : la propagation de cette famille d’arbres dans un pays qui consomme beaucoup de petits bois de mâture pour les besoins de la pêche et du cabotage ne serait pas le moindre bienfait de cet éminent agriculteur.

Vauban appelait Cherbourg l’auberge de la Manche, et n’en trouvait pas la position moins hospitalière qu’audacieuse. Pour que la ville et le port remplissent cette destination, il faut que la culture prenne un essor vigoureux dans tout le rayon d’approvisionnement auquel ils correspondent, et nulle part on n’est plus fondé que dans le Cotentin à regarder le progrès agricole comme la base la plus essentielle des développemens de la navigation.

IV.


L’histoire civile et commerciale de Cherbourg est moins brillante et moins remplie que son histoire militaire. Les échanges ne pouvaient pas être fort actifs dans une ville maritime que des montagnes, des forêts, des marécages, condamnaient à une sorte d’isolement territorial, et cet état de choses était souvent aggravé par les luttes armées dont Cherbourg était le but ou le théâtre. Les choses sont aujourd’hui changées ; les forêts sont éclaircies ou détruites, les montagnes sont aplanies ou tournées, les marais sont desséchés, la rade créée pour les besoins de la guerre est au service de tous les intérêts de la paix, et l’établissement militaire est pour le commerce local un acheteur qui dépasse jusqu’à présent en importance tous les autres réunis.

Cherbourg se montre pour la première fois, sous le duc Guillaume II, au rang des villes qui comptaient en Normandie. Ce prince y fonda en 1053 l’un des quatre hôpitaux dont la construction et la dotation furent une des conditions de la levée de l’excommunication qu’il avait encourue en épousant, sans dispenses du pape, Mathilde de Flandre, sa cousine germaine. Les trois villes qui reçurent de semblables dotations furent Bayeux, Caen et Rouen, et l’on peut conclure de cette circonstance que Cherbourg était alors la quatrième du duché. Lorsque Guillaume eut conquis l’Angleterre et placé sous le même sceptre les deux rivages de la Manche, les relations se multiplièrent entre les ports riverains, et c’est probablement à cette époque de sécurité que remonte l’établissement d’un commerce régulier entre Cherbourg et l’Irlande. Ce commerce était fait par un bâtiment qui partait chaque année de Cherbourg, et Philippe-Auguste trouva la ville en possession de ce privilège, lorsqu’il conquit en 1203 le Cotentin. Il l’y maintint en 1207. C’était un temps en effet où le commerce ne se faisait qu’à l’abri d’un privilège ; Rouen en avait un semblable, et les avantages du trafic entre l’Irlande et la France furent dès lors partagés entre ces deux ports.

Il faut arriver au règne de Louis XIV pour voir, après cette époque, poindre quelque industrie à Cherbourg. Les guerres dont le pays fut si longtemps la victime suffisaient pour exclure toute autre préoccupation ; mais, quand elles eurent cessé, des fléaux qui les avaient accompagnées continuèrent à s’appesantir sur la population. Les épidémies qui sous le nom de peste étaient au moyen âge le résultat naturel de la mauvaise construction des villes et de l’absence de toute police sanitaire ravagèrent Cherboug en 1504, 1517, 1554, 1594 et 1623. La description que donne Vauban dans son mémoire de 1686 des rues étroites et humides, des hautes murailles interceptant la circulation de l’air, de l’entassement de population qui s’offrirent à ses yeux, des lagunes infectes que formait en dehors des portes le mélange des eaux de la mer avec celles de la Divette, n’explique que trop bien les retours périodiques de maux si faciles à conjurer. Vauban abattit l’enceinte gothique du moyen âge, fit pénétrer l’air et la lumière dans le cloaque qu’elle enveloppait, élargit les issues, donna de l’espace pour des constructions neuves, y fit refluer les habitans trop pressés dans de sombres demeures, creusa pour l’établissement du port une partie des lagunes, combla l’autre avec les déblais, et si ses travaux de défense eurent le sort inattendu que leur firent Louis XIV et Louvois, le bienfait des nouvelles conditions d’existence dont il dota la ville fut définitivement acquis. Cherbourg jouit depuis cette époque de la plus parfaite salubrité. Une vingtaine d’années avant l’intervention de Vauban, Colbert avait envoyé de jeunes ouvriers à Venise pour en rapporter l’art de fabriquer des glaces ; il les établit aux portes de Cherbourg, à Tourlaville, où pouvait être bien placée, quand les montagnes environnantes étaient couvertes de bois, une industrie qui en consomme beaucoup. Cette manufacture était une de celles que les Anglais voulaient absolument brûler en 1758, et qu’ils se contentèrent de mettre à rançon : devenue une succursale de celle de Saint-Gobain, elle donnait en 1780 du travail à cinq cents ouvriers, et n’a été supprimée que de nos jours, lorsque la rareté du bois ne lui permettait d’exister qu’à des conditions onéreuses. M. Le Peletier, dans son inspection des côtes de l’Océan, trouva en 1700 à Cherbourg une population de 4,200 habitans, et le matériel naval du port comprenait trente bâtimens de 50 à 300 tonneaux. Coulomb, de l’Académie des sciences, appelé dans sa jeunesse, c’est-à-dire vers 1760, à Cherbourg, par les fonctions d’officier du génie, en évaluait le nombre d’habitans à 6 ou 7,000, et remarquait que celui des décès y était annuellement de 220. Le port possédait alors 20 navires de long cours et 35 caboteurs. Le marché local était peu de chose, et l’on ne naviguait au loin que pour le compte d’autrui. On se rendait sur lest en Amérique, et l’on en revenait chargé pour le commerce du Havre, de Nantes et de Bordeaux[13].

De cette époque au temps où les travaux du port militaire furent entrepris, la population demeura stationnaire : elle s’accrut promptement sous l’impulsion qui fut donnée à ces travaux. Des ouvriers de toutes professions accoururent en foule, les approvisionnemens des ateliers, l’entretien des travailleurs devinrent les objets d’un commerce considérable ; mais il était impossible de distinguer dans ces masses flottantes ce qui n’était que passager de ce qui devait se fixer, et l’on ne put avoir quelques notions exactes à ce sujet qu’au recensement de 1797, qui, venant à la suite de huit années d’interruption des travaux, ne comprenait guère que le résidu qu’ils avaient formé. La ville comptait alors 11,362 habitans. Elle en avait peu perdu en 1803 ; mais elle entra aussitôt dans une nouvelle période ascendante, dont le dernier terme est le seul qu’il importe de signaler ici : elle possédait au recensement de 1856 une population de 27,159 âmes, et en négligeant les singularités des délimitations administratives, il y faudrait ajouter 5,511 habitans du faubourg de Tourlaville et 4,304 de celui d’Equœurdreville, ce qui porterait l’agglomération totale à 36,974. Les états officiels mettent à côté de ces chiffres 11,150 âmes de population flottante, dans laquelle entrent la garnison et les hommes classés dans l’inscription maritime ; mais la manière dont on les compte autoriserait peut-être, quand il ne s’agit que de la ville de Cherbourg, à en réduire un peu le nombre.

Le port de commerce a une part considérable dans les causes de cet accroissement de la population et l’on en admirerait beaucoup les jetées, l’avant-port, le bassin à flot et les quais de granit, sans le tort que lui fait le voisinage du port militaire. Ces trois parties de l’établissement sont disposées sur un axe commun, orienté du nord au sud, et le bassin du commerce a 412 mètres de long sur 150, de large ; il se termine au fond par des chantiers de construction qui seraient tout aussi bien au bord de la rade, et dont l’emplacement sera quelque jour employé à l’agrandir. Les constructions navales sont et doivent demeurer la première industrie de la ville. Suivant les besoins respectifs, les chantiers de l’arsenal empruntent ou restituent des ouvriers à ceux du commerce, et les exemples des ingénieurs de l’état profitent naturellement au voisinage. Aussi les navires de Cherbourg sont-ils fort prisés dans nos ports et dans ceux de l’étranger. Le matériel naval de la ville elle-même consiste aujourd’hui en 155 navires jaugeant 15,535 tonneaux, et il est en voie d’accroissement régulier. Le mouvement d’entrée et de sortie du port, après avoir été en décadence de 1848 à 1852, se relève rapidement[14] sous l’influence des nouvelles communications qui se ramifient et des travaux qui s’organisent dans le rayon d’exploitation.

Il ne faut pas ambitionner pour la ville de Cherbourg l’acquisition de ces industries énervantes qui s’exercent dans l’enceinte d’ateliers clos : sa position lui assigne une destination plus enviable et un rôle plus utile au développement de notre navigation. Cette auberge de la Manche doit être le marché des provisions de bord dont s’alimentent et la flotte militaire et les navires marchands qu’appelle sa rade hospitalière ; de grands dépôts de houille s’y formeront quelque jour pour que rien ne manque à l’assortiment des secours que recherche la navigation, et ses chantiers de construction, ses magasins d’agrès doivent devenir le but des bâtimens à réparer dans ces parages. Les jeunes gens d’aujourd’hui verront la rade bordée d’établissemens variés ou se réuniront tous les moyens de ravitaillement de la navigation.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que la marine marchande règle le tonnage de ses navires sur la longueur des distances qu’ils ont à parcourir ; mais la multiplicité croissante des relations entre les régions les plus lointaines appelle plus vivement que jamais notre attention sur de vieux et logiques calculs, dont la récente construction du Léviathan a été une conséquence exagérée. Partout on augmente dans des proportions inconnues au siècle dernier les dimensions des navires de long cours, et quand les constructions navales s’élargissent, il faut changer la forme ou la place des ports destinés à les recevoir. Cette préoccupation, plus forte aujourd’hui que jamais, se faisait déjà sentir en 1822. Chargé à cette époque de déterminer l’emplacement du meilleur atterrage de l’embouchure de la Loire et de trouver dans ces parages les moyens d’offrir aux navires venant de mers éloignées un atterrage mieux pourvu d’eau que celui du Havre, M. Beautems-Beaupré remarqua que ce n’était point là qu’il fallait le chercher, que l’embouchure de la Loire et celle de la Seine se valaient à peu près, et il ne put s’empêcher d’ajouter que, si jamais la grande navigation désertait Le Havre pour un autre port, ce port serait Cherbourg, où la sûreté de la rade et la profondeur de l’eau ne manqueraient pas de l’attirer. Réduite à ses élémens hydrographiques, la question n’était pas douteuse ; mais il existait du côté de la terre des obstacles qui neutralisaient les avantages maritimes de Cherbourg. Son port n’était desservi que par des routes carrossables ; ceux de Nantes et du Havre l’étaient par deux beaux fleuves, et quand il s’agissait d’atteindre les grands marchés intérieurs, l’accroissement des dépenses du trajet par terre balançait, et au-delà, l’économie obtenue sur le trajet par mer. Les chemins de fer ont changé cet état de choses : le transport y est moins cher que sur la Seine et la Loire à la remonte, et ces voies, rapides opèrent sur la surface entière du territoire un nivellement qui réduit à de simples questions de distance les questions, auparavant si compliquées, de l’économie des transports. Les frais de transport entre Paris, considéré comme foyer de la circulation d’une part, et de l’autre Le Havre, Cherbourg et Saint-Nazaire, sont respectivement comme les nombres 229, 370, 491, qui expriment, les longueurs en kilomètres de ces trois lignes, et le peu de différence qui existe entre elles laisse intacte la prédominance des avantages nautiques du port de Cherbourg. De tels avantages sont de ceux qui ne s’achètent ni ne se déplacent, et, quoi qu’on fasse, les embouchures de la Seine et de la Loire n’admettront jamais tous les grands bâtimens qui entreront à Cherbourg. Peu importe que le chemin de fer, livré à l’entreprise à des Anglais, ait été construit avec cette parcimonie négligente des intérêts de l’avenir qui fait payer à l’exploitation l’épargne faite sur le capital du premier établissement ; fût-il encore plus défectueux, il n’en étendrait pas moins le rayon des relations du port dont il côtoiera un de ces jours les quais, et l’intervention de cette concurrence sur le marché général peut y amener une révolution. Pour peu que l’Amérique agrandisse encore le tonnage des bâtimens avec lesquels elle apporte le coton en Europe, pour peu que la Hollande et l’Angleterre l’imitent dans le commerce des denrées coloniales, nous ne pourrons recevoir directement ces marchandises et réexpédier de même les nôtres en échange qu’à la condition de le faire par Cherbourg. Les effets probables de ce concours de circonstances naturelles et de combinaisons commerciales méritent qu’on y réfléchisse, et quand on les étudiera, on pourra trouver des bases de conjectures plausibles dans la révolution qui s’opère en face de Cherbourg, à Southampton, où abordent aujourd’hui les paquebots transatlantiques, indiens et australiens, qui n’entreraient commodément sur notre rive de la Manche qu’à Cherbourg. Il est clair que si de telles éventualités venaient à se réaliser, la superficie et la profondeur du port de commerce devraient augmenter ; mais cette perspective n’a rien d’inquiétant, et les remaniemens dont la plage a été l’objet depuis Vauban ont préparé le pays à la voir se transformer encore. . Il ne se fait plus dans le commerce du monde de révolutions isolées, et si celle qui commence dans le tonnage des navires de long cours persiste, il faudra bien la suivre. La réalisation de cette éventualité mettrait l’avenir commercial de Cherbourg au niveau de son avenir militaire, et pourrait aller jusqu’à donner une destination pacifique à plus d’une création conçue dans un tout autre dessein. En attendant, la ville, telle qu’elle est, offre, malgré son antiquité, l’aspect d’une ville née d’hier, et elle l’est en effet, puisque l’ancien sol, enseveli sous une couche de débris et de remblais, correspond à une faible partie de la superficie actuelle. Cherbourg n’a de monumens que ses quais de granit, ses bassins, son établissement maritime ; ses promenades sont ses jetées, ses spectacles les mouvemens de sa rade. La voirie et la tenue générale de la ville ont fait depuis quelques années de visibles progrès ; mais les établissemens municipaux sont mesquins, et l’on ne saurait s’en plaindre avec justice : il faut à tout l’action du temps[15].

L’Angleterre a beaucoup à gagner à la prospérité du port de commerce de Cherbourg ; le port militaire ne menace point sa sûreté : il est la garantie de celle de nos côtes et de la libre navigation de la Manche contre les entreprises de ceux qui ne respectent que la force. C’est assez pour nous et pour les nations maritimes de second ordre ; nous ne devons pas songer à lutter sur mer avec l’Angleterre. Le tonnage du matériel du commerce, qui est la mesure la plus exacte des forces navales des peuples, était ainsi réparti en 1856 :


Angleterre France.
Bâtimens à voile
3,825,022 tonneaux
934,657 tonneaux
Bâtimens à vapeur
331,055                
63,926                
Totaux
4,156,077 tonneaux
998,583 tonneaux

Notre matériel à voile n’est donc pas le quart, et notre matériel à vapeur le sixième de ceux de nos voisins, et ils pourraient perdre impunément plus de batailles que nous n’en saurions gagner. Voilà ce qu’il faudrait rappeler à la France, si une idée exagérée de sa puissance la poussait à des entreprises imprudentes. Mais si nous prêtons volontiers l’oreille à des vérités pénibles, l’Angleterre, de son côté, sait aussi bien que nous que, depuis les progrès récens de l’artillerie, le combat naval n’est plus qu’un meurtre social qui ne termine rien, et que l’emploi de la marine sera surtout désormais de transporter des troupes de terre sur les points stratégiques où se décident les grandes questions. Elle a plus de vaisseaux que nous ; nous avons plus de soldats qu’elle : l’équilibre existe entre nous. Si quelque chose y manque sur la Manche, souvenons-nous que, pour élever l’établissement de Cherbourg, il faut en élargir la base : ce sera ajouter aux motifs déjà si nombreux qu’ont les deux nations de se respecter mutuellement.


J.-J. Baude.

  1. Sailing directions for the English channel, by captain Martin White, R. N. London 1846.
  2. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 1er décembre 1844, le Pas-de-Calais.
  3. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1852, la Baie de Saint-Brieuc.
  4. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 15 avril 1854, la Baie de la Seine.
  5. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 1er juillet 1851, les Côtes de la Manche.
  6. Hagen, altération du danois. Le nom de ville que nous prononçons Copenhague a la même étymologie.
  7. Ouvrage-Danois. Rempart qu’on suppose élevé vers le IXe siècle, et qui, séparant le Danemark proprement dit du Holstein, ferme l’espace compris entre le fond du golfe étroit de Slesvig et la Mer du Nord. Onze mille Danois l’ont bravement défendu le 25 avril 1848 contre vingt-huit mille Allemands.
  8. La digue ou la levée de La Hague.
  9. De Hoc, hauteur.
  10. la consommation de l’eau-de-vie est très supérieure à celle du vin dans l’arrondissement de Cherbourg. Les perceptions de droits opérées pendant l’exercice 1857 y ont constaté la consommation de : 5,525 hectolitres de vin, et de : 6,560 hectolitres d’alcool, correspondant à 13,120 hectolitres d’eau-de-vie.
    Mais la fraude est très considérable ; les populations maritimes sont peu scrupuleuses à cet endroit, et il est très probable que la consommation d’eau-de-vie d’un arrondissement qui compte 95,153 habitans n’est point inférieure à 20,000 hectolitres d’eau-de-vie, ou à 21 litres par individu.
  11. En 1852, les prisons et les dépôts de mendicité étaient tellement encombrés dans l’état du Maine, qui fait partie de l’Union américaine, qu’il était question d’ajouter plusieurs succursales à ces établissemens. Au lieu de faire construire de nouveaux bâtimens, la législature rendit une loi qui défendait sous des peines sévères la vente en détail des boissons alcooliques. Par suite de cette mesure salutaire, la misère, les délits et les crimes ont progressivement diminué dans le pays, et au bout de trois ans la population des prisons et des dépôts était tellement réduite, qu’à Portland on mettait on vente deux de ces établissemens, devenus inutiles. L’exemple donné par le parlement du Maine a été successivement suivi dans onze autres états de l’Union.
  12. La loi du 20 février 1849, qui soumet les biens de mainmorte à une taxe représentative des droits de mutation, a donné lieu à la formation de tableaux exacts de ces biens. Voici les étendues de ceux que possèdent sur la totalité du territoire
    Les communes Les hôpitaux et hospices
    Terres en culture
    319,749 hect.
    162,547 hect.
    Terres en bois
    1,771,349          
    31,068          
    Terres incultes
    2,750,235          
    14,029          
    4,841,333 hect.
    207,644 hect.


    Ainsi, sur 1,000 hectares, 568 sont incultes dans la propriété des communes, et 66 seulement dans celle des hospices : ce dernier rapport est à peu près celui qui se produit dans la propriété privée. Ajoutons que le principal de la contribution foncière, assise sur les 162,547 hectares de biens cultivés des hospices, est de 667,121 fr., tandis que celui des 319,749 hectares de biens cultivés des communes n’est que de 526,158 fr. Les biens des communes paient 1 fr. 65 c. par hectare ; ceux des hospices 4 fr. 10 c, et cette différence répond probablement à celle des valeurs des cultures. L’étendue des biens incultes des communes est de 56,794 hectares supérieure à celle des quatre départemens de la presqu’île de Bretagne.

  13. Documens du dépôt des fortifications.
  14. Le tonnage du port de commerce, tout à fait distinct de celui que donneraient les mouvemens du port militaire, a été dans les dix dernières années :
    1848 134,009 tonneaux.
    1849 125,140
    1850 125,364
    1851 114,654
    1852 110,862
    1855 125,510
    1854 142,642
    1855 150,944
    1856 192,943
    1857 195,205
  15. Un seul de ces établissemens mérite l’attention des étrangers : c’est le musée, où l’on admire un certain nombre de tableaux des écoles italienne, flamande et espagnole. Cette collection est un don d’un enfant de la ville, M. Henry, et l’exemple de patriotisme qu’il a donné fera sans doute naître des imitateurs.