Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 6 (p. 100-139).
LES


BUVEURS D’EAU


SCÈNES DE LA VIE D’ARTISTE.[1]





HELENE.





IV. — LE GRAND I VERT.

On se rappelle peut-être la commune impression d’enthousiasme dont Antoine et Hélène s’étaient sentis pénétrés à la vue de l’Océan. L’arrivée au port vint apporter une distraction à ce charme singulier auquel ils se livraient avec un égal abandon. Peut-être les deux jeunes gens ne suivirent-ils pas sans regret les derniers tours de roue qui amenaient le remorqueur au lieu où ils devaient se quitter, peut-être éprouvèrent-ils et en même temps une sensation pénible lorsque le bruit tumultueux de la cité vint leur annoncer que le moment était arrivé où ils allaient redevenir l’un pour l’autre ce qu’ils étaient la veille, des étrangers. Lorsqu’ils furent descendus sur le quai, Hélène et Antoine se surprirent à regarder presque tristement le bateau sur lequel était née une sympathie dont le premier et unique chaînon devait se rompre à l’instant même où tous deux en constataient l’existence.

Soit par crainte de montrer quelque embarras, soit qu’il leur répugnât de se séparer sur quelques paroles froidement polies, ils se tinrent comme tacitement à l’écart du banal adieu qu’échangeaient M. Bridoux et le sculpteur Jacques. Celui-ci, ayant surpris son ami immobile sur le pavé du débarcadère et les yeux fixés sur le bateau qui lâchait sa vapeur, lui demanda à haute voix s’il oubliait encore quelque chose. — Non, répondit Antoine de façon à être entendu d’Hélène, je n’oublie rien.

La jeune fille saisit sans doute l’intention donnée à cette réponse par le geste qui l’avait accompagnée et semblait la mettre à son adresse; elle se retourna du côté d’Antoine, et, par un signe rapide, elle lui exprima qu’elle s’associait à cette pensée, qui semblait renfermer une promesse de souvenir.

Avant de s’éloigner, Jacques et Antoine se montrèrent l’un à l’autre M. Bridoux, qui disputait ses bagages aux commissionnaires et sa personne aux pisteurs des hôtels de la ville, pour qui tout voyageur est une proie. Le père d’Hélène se débarrassa des uns et des autres en homme habitué à employer les argumens que l’on possède au bout des bras, quand on ne peut arriver à se faire comprendre par des sourds d’intelligence. La vigueur dont il avait fait preuve lui épargna le concert ironique avec lequel les portefaix reconduisent ordinairement les voyageurs qui transportent eux-mêmes leurs bagages. On laissa tranquillement partir M. Bridoux, portant sa malle sur son dos. Près de lui marchait Hélène, tenant d’une main le chapeau de son père, de l’autre un sac de voyage et le fameux cabas garde-manger. Les pisteurs et les portefaix s’étaient rabattus sur les deux artistes, dont le mince bagage réuni eût à peine fatigué un enfant. Aux uns, Jacques répondit gravement qu’il « était propriétaire dans la ville et n’avait pas besoin d’hôtel. » Aux autres, il demanda avec la même gravité « combien ils lui offriraient pour lui porter sa malle. » Cette plaisanterie lui fit sur-le-champ la place nette.

Comme nous l’avons dit, il avait été convenu qu’Antoine partagerait l’hospitalité offerte à son compagnon à bord du navire anglais, où celui-ci avait des travaux d’art à terminer. Ce fut donc vers le grand bassin du commerce où le yacht the King Lear était amarré, que les deux jeunes gens se dirigèrent d’abord. En arrivant sur la place du théâtre, qui fait face à ce bassin, Antoine demeura en admiration devant la forêt de mâts qui s’étendait sous ses yeux. C’était précisément un jour de fête, et tous les navires étaient pavoises aux couleurs de leur nation.

— Ce soir, au coucher du soleil, tous ces pavillons seront amenés en même temps, dit Jacques; on dirait un vaste champ de fleurs aux tiges gigantesques moissonnées subitement par une main invisible; c’est assez curieux, je vous montrerai cela.

En ce moment, le sculpteur aperçut à une trentaine de pas devant lui M. Bridoux, qui venait de s’arrêter. Pendant que sa fille regardait le beau spectacle offert par le grand bassin, il s’était assis sur sa malle déposée à terre, et s’essuyait le front. — Où diable vont-ils par-là ? dit Jacques en voyant les passagers de l’Atlas, qui s’étaient remis en marche, prendre une direction qui les éloignait du centre de la ville ; il n’y a pas d’hôtels dans ce quartier. Après cela, ils savent où descendre, puisqu’ils n’ont pas demandé de renseignemens.

Comme on était arrivé à la place où stationnait ordinairement le yacht de lord W…, Jacques fut assez surpris en apprenant que l’Anglais était sorti du port le matin pour aller essayer une voilure nouvelle. Comme on était à basse mer, il ne pourrait plus rentrer qu’avec la marée du lendemain matin. — Puisque notre auberge tire des bordées, il s’agit d’en trouver une autre, dit Jacques. Je suis fâché que le capitaine Thompson soit absent ; je suis sûr qu’il aurait fêté mon retour par un certain vin de porto qui ferait honneur à une cave royale.

— Bah ! nous boirons du cidre, répondit Antoine ; il doit être bon. Jacques fit la grimace. — Chaque pays a sa plaie, dit-il en riant ; la Normandie en a deux : c’est le pavé et le cidre ; d’aucuns en ajoutent une troisième : les Normands.

Les deux jeunes gens étaient retournés sur leurs pas pour se mettre en quête d’un gîte provisoire. Antoine rappela à son compagnon quelles raisons il avait pour ménager sa bourse. — Un de mes amis, qui a fait une tournée dans ce pays, m’avait donné une note de renseignemens sur les endroits où je pourrais m’arrêter sans être trop écorché ; mais je l’ai oubliée à Paris, dit-il, n’osant pas avouer que ces renseignemens faisaient partie de l’itinéraire contenu dans l’album que M. Bridoux ou sa fille ne lui avait pas restitué.

— Soyez tranquille, répondit Jacques ; je n’ai pas plus de raisons que vous de me montrer prodigue. Je vais vous mener dans un endroit que je connais. La clientèle ne se compose pas exclusivement de grands seigneurs : ce sont de braves gens plus bruyans de paroles que d’écus, doués d’un large ventre, qui pratiquent, sans connaître Rabelais, la théorie du bien-vivre, et ne se montrent pas difficiles, pourvu que tout soit bon. Quant à l’hôtelier, il fera à notre mince bagage le même accueil que si nous arrivions dans une chaise à quatre chevaux, avec un domestique pour chaque malle et une malle pour chaque chemise. Tout le monde est toujours de bonne humeur dans cette maison-là, même les poules, qui viennent vous dire bonjour un quart d’heure avant qu’on ne les mange.

En devisant ainsi, les deux amis arrivèrent devant une auberge ayant pour enseigner au Bon Couvert. Comme Jacques l’avait prévu, on les reçut très bien. — Et voilà le dîner qui nous souhaite sa bienvenue ! dit le sculpteur en humant les odeurs qui s’échappaient d’une grande cuisine dont les vastes fourneaux eussent pu servir à préparer un festin homérique. Une quinzaine de rouliers attablés dans cette cuisine y prenaient un repas largement arrosé. En les conduisant à la chambre qu’ils devaient occuper pendant la nuit, la servante leur fit traverser une cour dont la rustique apparence arrêta l’attention d’Antoine. — C’est singulier, dit-il, il me semble reconnaître cet endroit ; c’est pourtant la première fois que j’y viens.

Après avoir réfléchi un moment, il se rappela avoir vu un croquis de cette cour dans une série de dessins rapportés de Normandie par son ami Lazare. — Je m’y retrouve maintenant, dit-il à son compagnon, et cette auberge doit être la même qui m’avait été indiquée dans les notes que j’ai… oubliées.

— Nous sommes au Bon Couvert, répondit Jacques.

— C’est bien ce nom-là, fit Antoine. Il doit y avoir une chambre qui donne sur des briqueteries, et d’où l’on aperçoit la mer ?

— C’est dans l’autre corps de bâtiment, dit la servante qui les accompagnait ; mais cette chambre-là n’est pas libre, elle vient d’être prise par deux voyageurs.

Après qu’ils eurent déposé leurs bagages, Antoine et son compagnon redescendirent dans la cuisine, où Ils prirent leur repas. — Que pensez-vous de l’ordinaire ? demanda Jacques.

— Que je le trouve extraordinaire, répondit Antoine.

— Et dire, reprit le sculpteur avec un certain accent de gravité, qu’avec la moitié moins que cela tous les jours nous assurerions la liberté de ceci et de ceci ! ajouta-t-il en montrant tour à tour sa tête et ses mains.

Ce rappel aux premières et aux plus dures lois de l’existence rendit les deux artistes un moment silencieux. Antoine surtout paraissait péniblement préoccupé ; sa pensée avait repris la route de Paris. Il songeait à sa maison, aux nouvelles privations que devait faire naître son absence coûteuse. Il se reprochait presque de n’avoir point su sacrifier un caprice que la fraternelle camaraderie avait accepté comme un besoin. — Cette idée troublera plus d’une fois le plaisir de mon voyage, dit-il à Jacques, qui s’inquiétait de sa préoccupation.

— Vous avez tort, répondit le sculpteur ; vos amis, j’en suis sûr, seraient mécontens que vous troubliez par le regret et l’inquiétude les courtes heures d’indépendance dont ils ont voulu vous faire jouir. — C’est ce diable de cidre qui nous pousse dans un courant de mélancolie, ajouta l’artiste, essayant d’amener par des plaisanteries une diversion aux sérieuses pensées qui venaient de jeter un nuage dans leur esprit. Ah ! nous sommes durement punis du péché de nos premiers parens. Si Eve n’avait pas découvert la pomme, on ne connaîtrait pas cette fade boisson.

Jacques finit par demander qu’on leur servît une bouteille de vin.

— Et nos projets d’économie ? dit Antoine.

— Bah ! répondit son compagnon. Ce n’est point de la prodigalité, c’est de la sagesse. Le bourgogne est un philosophe optimiste. Quand je regarde la vie au travers de ce vin-là, je la vois tout en rose.

Si modeste que fût cet extra, les deux jeunes gens lui firent fête comme à un ami conteur de bonnes nouvelles dont la visite est trop rare, et qu’on retient le plus longtemps possible à la maison quand sa bonne humeur vient par hasard en chasser l’ennui. La bouteille fut vidée lentement, à petits verres et à petits coups. Les convives burent réciproquement à leur prospérité future. — Notre avenir est peut-être encore loin, dit Jacques; mais nous avons de bonnes jambes.

Les absens ne furent pas oubliés. Antoine porta aussi un toast à sa grand’mère, et raconta longuement à son ami le dévouement de cette femme forte et courageuse. Lorsque Antoine entamait le chapitre de sa grand’mère, on ne l’arrêtait pas facilement. Ce n’était point un vulgaire sentiment de reconnaissance qui le faisait parler, mais un besoin de faire partager à ceux qui l’écoutaient l’idolâtrie qu’elle lui inspirait.

— Eh ! dit Jacques, vous avez oublié de boire à la dame de vos pensées; vous n’avez pas la mémoire longue.

Antoine parut embarrassé et balbutia quelques mots qui n’étaient pas une réponse. Son compagnon s’amusa un moment de cet embarras. Il désigna clairement Hélène, et fit allusion à l’espèce d’intimité muette qui s’était établie entre Antoine et la jeune fille pendant la dernière heure du voyage. Antoine, voyant qu’il avait été remarqué, se décida à avouer que certains détails de l’existence de Mme Bridoux révélés par son père avaient un moment excité son intérêt pour cette jeune fille. — Mais tout finit là, dit-il.

Jacques hocha la tête en souriant. — Qui sait ? fit-il; tout y commence peut-être.

— Raisonnablement, reprit Antoine, puis-je éprouver plus que je ne vous dis pour une personne que j’ai connue deux jours, avec qui j’ai à peine échangé trente paroles insignifiantes, et que je ne dois plus revoir sans doute ?

— Je plaisante, fit Jacques, et vous me répondez sérieusement. Serait-ce donc plus grave que vous ne le pensez ?

— Mais vous semblez dire que je songeais à cette jeune personne comme si j’étais amoureux d’elle, répliqua Antoine. Je vous demande si cela est raisonnable ! — Où avez-vous lu que l’amour fût une chose raisonnable ? Il n’y a au contraire qu’un cri dans l’humanité pour déclarer que c’est une folie. »

— Alors raison de plus, acheva Antoine; je ne suis pas dans une position à en faire.

Il n’en fut pas dit plus long à l’égard de Mme Bridoux, et les deux amis quittèrent la table du Bon Couvert également lestés d’une dose de gaieté saine. On approchait de la soirée, la brise venant de la mer commençait à répandre une fraîcheur qui tempérait la lourde atmosphère de la journée; Jacques proposa une promenade, et Antoine demanda qu’elle fût dirigée vers les hauteurs de la Hève. Ce lieu lui avait, disait-il, été désigné dans l’itinéraire qu’il avait oublié.

— Je vais vous y conduire, dit Jacques. C’est un des endroits les plus élevés du littoral voisin. Vous pourrez voir la mer bien plus largement que de la jetée du Havre, où le regard est trop promptement limité. Pressons-nous un peu, nous arriverons pour le coucher du soleil, qui promet d’être magnifique. C’est un spectacle merveilleux pour qui ne l’a pas vu et pour qui le revoit.

Comme ils suivaient par la falaise le chemin qui conduit aux phares de la Hève, ils entendirent les sons d’un orchestre qui jetait les quadrilles de Musard à la brise de l’Océan.

— On danse donc par ici ? demanda Antoine.

— C’est aujourd’hui fête, répondit Jacques. Il y a bal au grand I vert. Je vous demanderai la permission d’y entrer un moment. Je ne serais pas fâché de signaler mon retour à une personne que j’ai quelque chance de rencontrer là où il y a des violons, ajouta l’artiste en souriant.

Le grand I vert est la plus connue parmi les guinguettes établies sur la partie du coteau de Sainte-Adresse qui regarde la mer. Les habitans du Havre et d’Ingouville s’y réunissent pour manger du poisson les dimanches et les jours de fête. On y danse dans un jardin, sur la porte duquel on lit en grosses lettres : Bal à l’instar de Paris, et un peu plus bas : Entrée de l’instar. Au moment où les deux jeunes gens arrivaient devant la guinguette et se disposaient à y entrer, ils se rencontrèrent avec M. Bridoux et sa fille, qui venaient d’y prendre leur repas. Le père d’Hélène paraissait être de fort mauvaise humeur. Après avoir salué les passagers de l’Atlas, il leur demanda s’ils entraient au grand I vert. Sur la réponse affirmative de Jacques, M. Bridoux essaya de l’en dissuader, et se mit à raconter avec sa prolixité habituelle les sujets de plainte qu’il avait contre cet établissement. Antoine et Jacques durent écouter sans pouvoir l’interrompre toute une série de récriminations puériles à propos du retard qu’on avait mis à servir à M. Bridoux la portion qu’il avait demandée. — Mais cela n’intéresse pas ces messieurs, hasarda Hélène, qui avait remarqué un peu d’impatience dans la physionomie de Jacques.

— Je fais mon devoir, répondit gravement son père. Si je ne connaissais pas ces messieurs, je ne me serais pas permis de les arrêter; mais j’ai déjà eu l’honneur de les rencontrer. Je leur fais part de mon mécontentement; c’est tout naturel. Pas d’ordre dans le service, pas de célérité, et des subalternes impertinens, continua M. Bridoux en désignant la guinguette; il n’en faut pas plus pour perdre une bonne maison. Ces messieurs feront ce qu’il leur plaira; mais si j’avais été prévenu comme je les préviens, je serais allé dans un autre établissement... Et sans compter que les prix de consommation sont fort élevés, reprit le père d’Hélène avec une verve de rancune croissante. Vous me direz que le poisson est frais ? Sans doute, cela n’est pas surprenant. Ce qui m’étonne, c’est qu’il est plus cher qu’à Paris, et pourtant il y a les frais de transport,... et tant d’autres... Vous conviendrez, messieurs, que ce menu-là est un peu salé, fit M. Bridoux en riant. — Et il montra à ses auditeurs la carte qu’il venait d’acquitter, et dont il souligna le total avec un coup d’ongle.

Antoine et Jacques étaient fort embarrassés de leur contenance. Hélène, rouge de confusion , faisait des raies dans le sable avec le bout de son ombrelle pour se donner un maintien. Un petit incident vint encore augmenter cet embarras : M. Bridoux, en jetant un coup d’œil sur la carte, y découvrit une erreur à son préjudice, et, si légère qu’elle fût, il voulut aller faire sa réclamation. — C’est si peu de chose, balbutia Hélène en voulant le retenir.

— Chacun le sien, répondit son père. Et il ajouta en baissant la voix : — Tu sais que tout compte pour nous. — Hélène craignit que cet aveu n’eût été entendu par les deux artistes, et sa rougeur devint tellement sensible, que son père s’en aperçut. Il allait peut-être renoncer à son dessein, lorsque le garçon dont il avait à se plaindre passa auprès de lui en faisant son service, et M. Bridoux crut remarquer qu’il le regardait avec un certain air goguenard. Cette fois il n’y tint plus. Il quitta le bras d’Hélène en s’écriant : — Ah ! c’est trop fort ! Ne pas me rendre mon compte, et me rire au nez par-dessus le marché ! Attends un peu, je vais remuer ce monde-là et leur montrer à qui ils ont affaire.

Avant que sa fille eût pu le retenir, il lui avait échappé, il était rentré dans le jardin et prenait au collet le garçon dont il croyait avoir à se plaindre. Une explication assez animée parut avoir lieu entre les deux hommes. Hélène donnait des signes d’inquiétude. — Mon père est si vif, dit-elle en regardant les deux jeunes gens, qui étaient restés auprès d’elle Jacques fit un signe à Antoine et rejoignit M. Bridoux, dont l’explication avec le garçon du grand I vert paraissait tourner en querelle. — Ah mon Dieu ! disait Hélène en frappant du pied avec impatience, pour si peu de chose fallait-il courir les chances d’une dispute ?

— Ce n’est point à cause de l’erreur de chiffre que monsieur votre père est retourné, fit Antoine; mais il a raison de ne pas supporter une impertinence de la part d’un inférieur.

Hélène sut gré au jeune homme d’avoir ainsi interprété le motif qui amenait la réclamation paternelle; elle éprouva une sorte d’allégement en voyant cette démarche jugée autrement que comme une puérile petitesse. M. Bridoux, qui s’était fort animé pendant la discussion, avait appelé le chef de l’établissement, qui réprimanda le garçon et restitua au père d’Hélène ce qui lui revenait. — Vous entendez bien, disait celui-ci à Jacques, vous entendez bien que ce n’est pas pour les dix sous; il y en a de plus riches qui se baissent pour les ramasser, mais je ne veux pas qu’on se moque de moi.

Voyant qu’il était observé par cinq ou six personnes témoins de la contestation, il ajouta en élevant la voix : — La preuve que ce n’est pas pour les dix sous, c’est que je ne veux pas les garder. — Et avisant un joueur d’orgue ambulant qui se disposait à entrer dans la guinguette, il déposa sa petite pièce de monnaie sur son instrument, ce qui lui valut une sérénade improvisée. Antoine et Jacques levèrent la tête et échangèrent un regard également étonné. L’air joué par l’organiste était le même que celui sur lequel ils avaient tous deux pendant la traversée fredonné sur le remorqueur, en cherchant à se rappeler la chanson d’Olivier. Comme ces couplets avaient été édités et mis en musique, il n’y avait rien d’extraordinaire dans ce fait; mais la coïncidence leur semblait bizarre. Hélène, qui n’avait pas reconnu aux premières mesures cet air qu’elle avait seulement et très vaguement entendu une fois, finit par se le rappeler et en même temps la chanson pour laquelle il avait été fait. Elle parut frappée comme les deux jeunes gens par cette singularité du hasard, et sans qu’elle s’en doutât, elle laissa pénétrer l’impression qu’elle lui causait. Cette petite scène muette, qui s’était à peine prolongée une minute, avait complètement échappé à M. Bridoux.

— Je suis d’autant plus contrarié de ce retard, dit-il, qu’il va nous faire manquer le coucher du soleil que ma fille désirait aller voir là-haut. — Et il montra les phares qu’on apercevait au sommet de la falaise.

Jacques lança un coup d’œil à son compagnon. — C’est vous qui avez inspiré à Mlle Bridoux la pensée de venir à la Hève ! — lui dit-il très bas et très vite. Antoine protesta avec l’accent de franchise qui indique la vérité. — Si cette rencontre est l’effet du hasard, ajouta le sculpteur, avouez du moins que vous trouvez le hasard intelligent.

Il fut interrompu par M. Bridoux, qui s’excusait de les avoir retardés. — C’est singulier comme on se retrouve! dit-il.

— C’est tout simple au contraire, répondit Jacques; nous sommes sur le chemin d’un endroit curieux qui attire tous les voyageurs; nous devions naturellement nous rencontrer, fit le sculpteur en observant Hélène. Mon ami et moi, nous avions l’intention de monter aux phares.

— C’est bien imprudent, et ces gros cailloux qu’on trouve sur le bord de la mer sont mortels à la chaussure; mais ma fille ayant insisté...

Hélène, devinant qu’il allait être question d’elle, prit les devans de quelques pas, moins pour ne pas gêner son père que pour n’être point gênée elle-même. — Ah ! vous montez à la Hève, reprit M. Bridoux; enchanté de vous avoir rencontrés, d’autant plus que nous ne connaissons pas bien le chemin : nous irons de compagnie. Ma fille nous expliquera le système de l’appareil des phares.

Comme Jacques s’étonnait que Mme Bridoux eût des connaissances en mécanique, son père lui apprit qu’elle avait suivi un cours spécial de cette science. — Cela n’est pas indispensable pour les femmes, dit-il; mais comme le cours était gratuit, elle en a profité, et bien profité. Figurez-vous, messieurs, que, pour ne pas manquer une leçon, elle est sortie un soir d’émeute au milieu des coups de fusil et des barricades; c’est le professeur qui me l’a ramenée. Il était dans l’admiration, car vous entendez bien que ma fille était la seule élève qui se fût présentée au cours. Je l’ai entendue parler des nouvelles découvertes en mécanique avec des personnes de l’art; elle en raisonne parfaitement. Tenez, pas plus tard que la semaine passée, notre coucou s’était dérangé : eh bien ! ma fille l’a démonté et remonté; — il marche, positivement il marche. Ah! si sa pauvre mère vivait encore, elle serait bien fière d’avoir une fille pareille. Après cela, la pauvre femme, il vaut mieux qu’elle n’y soit plus peut-être, car depuis quatre ans nous avons marché sur des pavés bien durs. Certainement la pauvre défunte n’aurait pas permis que sa fille passât toutes les nuits, comme elle a fait pendant tout ce temps-là, tellement actionnée à son travail, qu’elle oubliait de faire du feu; mais on ne m’ôtera pas de l’idée que c’était une malice pour moins user de bois. Grâce au ciel, voilà que nous approchons de la fin; nous avons passé notre dernier examen, nous aurons des élèves, et tout ira bien, si le bon Dieu nous conserve la santé. J’espère que cette petite tournée lui profitera : on dit que l’air de la mer est fortifiant. Je ne vous cacherai pas que j’étais inquiet. On me disait : Monsieur Bridoux, votre demoiselle travaille trop; il faut qu’elle se promène, qu’elle prenne des distractions; elle se tuera, vous verrez. — Ah ! Dieu me préserve de le voir; ce serait à se jeter là-dedans, dit-il en montrant la mer. Heureusement que ses couleurs commencent à reparaître. Depuis quelque temps, je lui fais boire du vin. Ah ! il faudrait qu’elle pût rester un mois à la campagne; mais le bon air est comme tout ce qui est bon, ça coûte cher. Enfin!...

Dans ce dernier mot et par l’accent que lui donnaient sa voix, son geste et son regard, M. Bridoux révélait toute la résignation active des jours passés unie aux premières espérances d’un avenir meilleur et laborieusement conquis.


V. — LES AVEUX.

Cependant on commençait à approcher de l’endroit qui était le but de la promenade. Les phares de la Hève, allumés depuis quelques instans, confondaient les rayonnemens de leurs foyers lumineux avec les derniers embrasemens du couchant, qui reflétaient un splendide incendie dans les flots agités. Cette magnificence nouvelle, ajoutée à l’aspect de l’Océan, dont l’immensité se révèle bien plus étendue des hauteurs de La Hève que de la jetée du Havre, attirait l’attention des promeneurs. Familiarisé depuis longtemps avec les spectacles variés de la mer, Jacques était le seul qui parût inattentif. M. Bridoux lui-même resta un moment silencieux; il se sentait pénétré à son insu par les influences de l’heure et du lieu. — Il me semble que je reçois un coup de poing là, dit-il à Jacques en montrant sa poitrine. Cette figure, quoique vulgaire, exprimait assez justement l’effet moral produit par une forte commotion, surtout quand elle est le résultat d’un premier contact avec les grands phénomènes de la création. Comme le caillou qui contient une étincelle, les organisations les moins sensibles, les esprits pétrifiés, renferment également, sous leur triple couche d’une matière épaisse, une parcelle d’enthousiasme, qui pour se dégager n’a besoin que d’un choc violent et inattendu. Pendant cette minute, unique dans sa vie, le rustre qui marche tous les jours sans pitié sur la fleur dont le parfum l’enivre se mettra peut-être à genoux pour la cueillir, car pendant cette minute son âme aura tressailli en lui comme un oiseau qui sent ses ailes et tend à s’élever; la brute sera devenue homme, l’homme aura été presque poète.

M. Bridoux, à qui la parole était aussi nécessaire pour vivre que la respiration, rompit brusquement le silence pour renouer un de ces récits sans suite qui lui étaient familiers, et dont nous ne voulons pas fatiguer le lecteur. A la vivacité de ses paroles, on eût dit qu’il avait hâte de sortir d’un état qui l’inquiétait, parce qu’il ne lui semblait pas naturel. Ces réactions sont communes. L’enthousiasme, comme tout autre sentiment qui élève l’homme au-dessus du niveau ordinaire de ses idées, équivaut à un déplacement d’atmosphère. Ainsi le voyageur parvenu sur la haute montagne qui baigne son sommet dans l’éther pur éprouve d’abord une ivresse qui se termine par une suffocation; de même pour certains êtres dont l’intelligence est peu habituée aux ascensions, il existe dans le monde des impressions morales, des cimes trop élevées, où leur esprit éprouve un malaise qu’on pourrait appeler la nostalgie du terre-à-terre.

Après avoir flâné un moment, M. Bridoux redescendait lourdement dans ces détails d’intimité domestique qui faisaient le fond de son discours. Antoine marchait auprès de lui de ce pas lent qui est l’allure de la rêverie. Jacques jetait méthodiquement des bouffées de tabac à la brise marine et répondait par de rares monosyllabes aux prolixes improvisations de son compagnon, qui se contentait de cette apparence d’attention, Hélène, qui allait toujours en avant, était souvent troublée dans sa contemplation par la voix criarde de son père, à laquelle le murmure des flots qui battaient le pied de la falaise servait comme de basse continue. La jeune fille ajouta, encore quelques pas à la distance qui la séparait déjà des trois hommes : elle voulait se mettre entièrement hors de portée du bavardage paternel, qui l’irritait plus que de coutume. En faisant cette réflexion, la jeune fille ne put s’empêcher d’y joindre cette remarque, que depuis sa rencontre avec les deux jeunes gens que le hasard du voyage s’obstinait à lui donner pour compagnons, elle était beaucoup moins indulgente pour les défauts paternels. Elle se demandait si ces dispositions hostiles n’étaient point de l’ingratitude, surtout dans un temps employé par son père à lui procurer un plaisir acheté au prix de sacrifices auxquels il aurait à prendre une grande part. Ce plaisir si longtemps souhaité, si souvent atermoyé, maintenant qu’elle en avait la jouissance, elle en comparait les effets aux promesses que lui avait faites son imagination, et elle trouvait à la fois dans la réalité quelque chose de plus et quelque chose de moins que dans le rêve.

En partant pour ce voyage, Hélène avait espéré renouveler en grand une de ces promenades du jeudi comme elle en faisait étant pensionnaire, trêve d’insouciance que l’étude accorde comme une récompense innocente et salutaire aux travaux accomplis, encouragement donné au travail prochain. Dégagée de toute préoccupation qui eût pu jeter de l’ombre sur son plaisir, chaussant pour la dernière fois le soulier des promenades buissonnières, elle comptait courir d’un pied libre et léger à ce dernier rendez-vous donné. par elle-même à son insouciance enfantine, qui avait si peu duré, que son dernier jouet avait été brisé tout neuf sous le pied du malheur, quand il avait renversé la fortune paternelle. Jetant aux buissons de la route les façons d’être un peu sérieuses, qui raidissent les attitudes, immobilisent le visage, règlent la voix dans le registre d’une gamme monotone, et sont pour ainsi dire le costume moral de sa profession, elle espérait retrouver, débarrassée de cette défroque du pédantisme scolaire, cette pétulance, cette vivacité qui faisait d’elle, au temps de son enfance si vite abrégée, le malicieux démon de la classe aux heures de l’étude, le démon ingénieux de l’amusement aux heures de la récréation.

Avec quelle joie elle avait fermé tous ses livres, tous ses cahiers! Quel adieu ironique elle avait lancé à tout cet attirail de science! Ainsi, la veille d’un chômage, l’ouvrier laborieux range ses outils et se murmure à lui-même et à voix basse le refrain de la chanson qu’il doit le lendemain répéter à franc gosier. Elle aussi, en serrant soigneusement ses collections d’atlas et de sphères, où le soleil et les astres étaient représentés en carton peint, elle songeait qu’elle allait voir le vrai soleil et de véritables étoiles, et si elle l’avait connue, elle aurait chanté, tant bien que mal, plutôt mal que bien, la chanson populaire : Au diable les leçons! Cette robe à ramages ridicules, comme elle lui avait paru belle en pensant qu’elle allait la mettre en lambeaux dans ses courses folles ! Avec quel empressement elle l’avait taillée sur le premier patron trouvé, avec la première aiguille venue, se piquant gaiement les doigts à chaque point ! Comme elle lui avait semblé courte, cette nuit donnée à un travail qui était déjà un plaisir! Son œuvre achevée, comme elle était fière, et de quel éclat de rire elle salua sa maladresse, lorsqu’en essayant cette robe devant un miroir auquel la poussière avait fait un voile, elle s’aperçut qu’elle avait l’air d’une mascarade! Mais à qui avait-elle à plaire ? qui aurait à prendre garde qu’elle fût bien ou mal équipée ? Et si un malin sourire de quelque oisif s’arrêtait sur elle, pourrait-elle s’en sentir blessée, elle si indifférente à tout ce qui touchait la coquetterie, que son miroir lui sentait à peine, et qu’il était accroché dans un coin où le jour était le moins favorable ?

Enfin ce coucou qu’elle avait raccommodé de ses mains industrieuses avait sonné le moment du départ. — Pars et sois libre ! lui avait dit l’aiguille, qui ordinairement, en s’arrêtant sur les heures, symbolisait le temps et semblait le doigt du maître indiquant le travail à son esclave. Et elle était partie, fermant la porte de cette chambre à peine éclairée d’un jour avare, y laissant sous clé tous les soucis, toutes les inquiétudes de la vie ordinaire, et depuis qu’elle était en route, aucune préoccupation de ce genre ne l’avait poursuivie. Pourtant cette trêve d’insouciance qu’elle s’était accordée, elle était violée, et par elle-même. Elle n’avait pas le libre arbitre de sa pensée ; elle se sentait distraite des distractions dont ce voyage était le but. Sans pouvoir définir son trouble, elle éprouvait un malaise d’autant plus singulier, qu’il avait des intermittences de charme, et ces sensations nouvelles n’avaient pas seulement pour origine la nouveauté des lieux qu’elle traversait, la diversité et la grandeur des spectacles qu’ils offraient à ses yeux ! Ainsi, dans ce moment même, cette mer, vaste et visible image de l’immensité, n’était pas la cause unique de l’émotion dont elle était agitée, et quelque effort qu’elle fît pour se maintenir dans un courant d’impressions plus calmes, elle se sentait attirée ailleurs. Comme ce vaisseau errant d’une légende dont toutes les ferrures se détachaient, attirées par une montagne d’aimant, toutes les pensées de son esprit retournaient vers des souvenirs dont l’attraction était d’autant plus puissante qu’ils étaient plus rapprochés, qu’elle en était à peine éloignée de quelques heures, que quelques pas seulement la séparaient de celui dont l’image se mêlait à ces souvenirs. Un à un et lentement elle repassait les épisodes de ce voyage, pendant lequel ils avaient eu occasion de se trouver réunis dans une apparence d’intimité ; elle répétait intérieurement toutes les paroles dont ils avaient été le prétexte, et qu’elle avait échangées avec le voyageur de l’album. Dans ces propos, rien de leur bouche n’était sorti qui dépassât les limites de la conversation qu’on peut avoir avec un étranger, et cependant elle avait encore présent à la mémoire tout ce qu’il lui avait dit. Pourquoi cette fidélité de souvenir accordée à des paroles insignifiantes ? Et c’était moins la conversation parlée qui l’inquiétait que la causerie muette, car il lui semblait que c’était particulièrement dans les momens où ils s’étaient tus que l’échange de leurs pensées avait été plus intime. Après leur séparation sur le quai du Havre, Hélène avait bien cru voir comme une expression de regret dans la physionomie d’Antoine. C’était un adieu que lui adressait son regard. Elle-même s’était sentie si troublée à ce moment, qu’elle ne pouvait pas savoir précisément quelle avait été son attitude. N’avait-elle point trop laissé voir son trouble ? Si ce jeune homme s’en était aperçu, quelle étrange interprétation aurait-il pu lui donner ? Elle regrettait de n’avoir pas su prendre des façons plus dégagées qui eussent pu servir de masque à son agitation, qui ne lui était point familière, dont elle s’était étonnée, dont elle s’étonnait encore, dont elle voulait à la fois fuir et rechercher la cause.

Mais pourquoi cette dissimulation ? Le mensonge du visage n’était pas plus dans ses habitudes que celui du langage. Et quelle nécessité de mentir ? qu’avait-elle à cacher ? Lentement, peu à peu, avec les hésitations, les restrictions, les craintes d’un esprit qui s’aventure pour la première fois à des découvertes qui l’attirent en l’alarmant, Hélène abordait, non pas sans surprendre sa réserve ordinaire, des idées qui étaient pays nouveau pour elle, et ce voyage en elle-même était bien autrement intéressant que celui que lui faisait faire son père. Elle ne pouvait rien préciser cependant, mais elle se sentait guidée par de vagues instincts qui de momens en momens faisaient la voie plus libre et moins obscure à sa pensée, en quête d’éclaircissemens. Des subtilités, qui, avant ce jour, n’auraient pu s’arranger avec la franchise de son jugement, lui venaient en aide pour la tromper, quand elle croyait avoir besoin d’illusion. Tout à coup elle sentit son cœur battre avec une violence soudaine en se sentant occupée à ce singulier travail. — Quel en était le but ? A quel propos toutes ces interrogations adressées à elle-même, et qui restaient sans réponse ? Non pas que la réponse lui manquât, mais parce qu’il n’y en avait qu’une à faire, et que, si bas qu’elle l’eût faite, à ce seul mot, même avoué à pensée basse, tous les échos de son être l’auraient répété cent fois, mille fois et tout haut.

Hélène avait vingt ans. Sa vie s’était écoulée dans un intérieur où le devoir était le dieu domestique, dont les servans étaient la patience, le courage, la robuste volonté, qui est la force matérielle de l’intelligence, quelle que soit l’œuvre humaine où elle s’applique. Nés dans une condition modeste, ses parens lui avaient en tout temps donné le spectacle de ces laborieuses vertus, seule dot qu’ils se fussent apportée l’un à l’autre en unissant leurs destinées, unique et première mise de fonds qu’ils priaient Dieu de faire fructifier, et avec laquelle ils avaient failli pendant un moment acquérir mieux que l’aisance, une fortune véritable. Sa mère était très pieuse et réalisait le type de l’épouse chrétienne. A l’incessante activité de son mari, à ces efforts qui font de l’existence de l’industriel une bataille quotidienne, son intelligence, plus passionnée qu’étendue, s’associait par une ferveur enthousiaste dans la protection de la Providence. Que de fois Hélène avait vu sa mère pâle d’angoisse dans ces momens de crise où le mot protêt fait flamboyer sa menace sur le carnet des échéances, ce registre de l’honneur commercial! Tout enfant, elle s’unissait à la pieuse exaltation maternelle, lorsque M. Bridoux était parvenu à sauver son crédit intact. Même à l’époque où il avait pu se croire maître de sa destinée, celui-ci n’avait apporté aucun changement dans ses habitudes. Son seul luxe était de temps en temps un de ces repas auxquels venaient s’asseoir quelques amis qui entretenaient avec lui des relations d’affaires, et dont les mœurs modestes s’appareillaient avec les siennes : humbles esprits pour la plupart, ne parlant guère que de ce qu’ils savaient, et ne sachant rien au-delà du cercle des connaissances utiles à leur profession. Ces conversations n’apportaient jamais à l’oreille d’Hélène aucun écho de la vie extérieure. Le mot plaisir était inconnu dans cette maison, où les murs étaient tapissés de préjugés dont on peut médire, mais qui ont cependant des qualités préservatrices. Jamais M. Bridoux ni sa femme n’étaient entrés dans un théâtre ni dans un autre lieu de divertissement public : d’austères traditions, transmises à leur fille, en faisaient le pavé de l’enfer. La première fois qu’ils avaient appris que leur neveu allait au spectacle, cette découverte avait été l’objet d’une affliction voisine de l’épouvante et de remontrances fort vives adressées aux parens de celui-ci. Jamais d’autres livres que ceux nécessaires à l’instruction d’Hélène n’étaient entrés chez eux.

Un jour de l’an, son cousin lui avait apporté en cadeau un volume des poésies de Lamartine; M. Bridoux le mit à l’index : c’étaient des vers! cela était au moins inutile, sinon dangereux. Telle était son opinion laconique à propos de la poésie. L’art n’avait entrée chez lui que sous la forme de gravures représentant des sujets de religion. Il possédait un fort beau Christ en bois sculpté qui avait une véritable valeur artistique; mais cette œuvre, convulsionnée avec toute l’horreur réaliste familière à quelques maîtres espagnols, effrayait Mme Bridoux. Ce n’était point le Dieu patient de la croyance chrétienne que lui représentait ce crucifié révolté contre la douleur. — Jésus est mort en pardonnant, disait-elle, ce bon Dieu-là a l’air de maudire, ce ne peut pas être le Christ; ce doit être le mauvais larron. — pour lui être agréable, son mari avait échangé le chef-d’œuvre de la renaissance contre une vulgaire production de la fabrique nouvelle. — Combien vous a-t-on donné de retour ? lui demanda son neveu. — Plaisantes-tu ? avait répondu M. Bridoux; l’autre était en bois, celui-ci est en ivoire. J’ai donné vingt francs, et j’ai fait un bon marché, tout le monde le dit. — Le monde dont il parlait était de sa force en matière d’art.

Pendant l’époque de sa prospérité, M. Bridoux avait mis sa fille en pension. Ses relations avec des compagnes qui apportaient dans leur caractère et dans leur langage le reflet de l’existence mondaine de leurs parens enlevèrent à Hélène quelques ignorances. Le récit des plaisirs que prenaient ses camarades pendant leur séjour dans leurs familles ne la trouvait pas indifférente, et lui inspira peut-être le vague désir de les connaître aussi. Elle pouvait d’ailleurs espérer dans l’avenir la possibilité de donner une satisfaction à des penchans qui sont compatibles avec l’étal d’indépendance que la fortune assure. Son père ne lui disait-il pas souvent : Je suis en train de te pétrir un million ? Mais le désastre qui mit ce beau rêve à néant, et qui fut peu de temps après suivi de la mort de sa mère, ramena la jeune fille vers les sérieuses idées dont la tradition n’avait pas eu le temps de s’altérer. Au lit de mort de sa mère, elle recueillit d’elle cet héritage de résignation qui est l’arme des martyrs. Cette robe de deuil, jetée à quinze ans sur sa jeunesse, fut un vêtement de virilité. Ce fut alors qu’elle se mit à l’œuvre pour acquérir une science qui l’aidât un jour à mettre à la place du million échappé à son père ce pain quotidien qui fait la sûreté de la vie, ce tranquille repos des derniers jours qui fait le calme de la mort. Pendant plusieurs années et sans relâche, sinon sans fatigue, elle avait fait chaque jour un pas de plus vers son but, restreignant sa vie dans un cercle étroit d’habitudes et d’idées uniformes, faisant le jour ce qu’elle avait fait la veille, ce qu’elle savait devoir faire le lendemain, modifiant la vivacité de sa nature pour la soumettre aux exigences de l’étude, qui veut l’attention, supprimant de sa vie tout ce qui n’était pas une nécessité, non pas seulement nécessité d’usage, mais loi impérieuse, se refusant toute distraction, même celle de la pensée, quand les pensées ne se présentaient point à son esprit frappées à l’effigie de l’ambition qui lui servait de mobile dans un travail au-dessus de son âge, au-dessus de ses forces quelquefois.

Telle avait été Hélène, telle elle était encore au moment où pour la première fois elle avait rencontré Antoine. Ces détails étaient nécessaires pour faire comprendre la nature de son trouble. Après l’avoir constaté, elle en recherchait les causes, et quelles que fussent ses hésitations, quelle que fût même son ignorance, elle n’était point telle que ses recherches fussent vaines. Elle finit par se l’avouer, cette sympathie encore anonyme, à laquelle elle cherchait un nom qui ne fût pas le seul véritable, tant elle avait peur que ce nom l’effrayât, tant elle craignait que ce nom, prononcé seulement par elle-même à elle-même, fût une sommation de renoncer au sentiment qu’il viendrait baptiser ! — Ah! pourquoi avait-elle rencontré Antoine encore une fois ? Que venait-il faire là où elle était ? Était-ce prémédité ? Dans la réserve de ses relations avec lui, lui était-il donc échappé quelque propos de nature à lui faire supposer qu’elle viendrait aux phares ce soir-là ? — Elle fouillait ses souvenirs, et ne trouvait rien qui pût justifier ce soupçon. C’était donc le hasard, le hasard, mot des athées; elle disait Providence ordinairement. Cependant la suite des réflexions qu’elle faisait à propos de cette rencontre lui remit en mémoire cet album qu’elle n’avait pas voulu rendre à Antoine en le retrouvant sur le pont de l’Atlas. Elle se rappela aussi les mots qui l’avaient arrêtée dans la restitution de cet objet. Elle eut un moment l’idée de le lui remettre, mais que penserait-il de cette restitution tardive ? Un autre motif lui faisait maintenant désirer de conserver l’album. Elle y avait découvert cette chanson à laquelle le nom qui la signait donnait un certain intérêt de curiosité. Quelle est en effet la femme ou la jeune fille qui, rencontrant par hasard des vers où son nom se trouve mêlé, ne voudra pas les posséder, si elle a quelque raison de croire qu’ils lui sont dédiés par la pensée de l’auteur ? Et puis, elle n’était point fâchée d’avoir un échantillon du talent de son cousin. Malgré le vague de cette poésie, son instinct féminin n’avait pu s’empêcher de reconnaître que son nom ne se trouvait pas dans ces couplets seulement pour la rime; mais elle n’en avait été ni émue ni flattée. Elle avait si souvent entendu présenter sous les aspects d’une dissipation scandaleuse la libre existence de son parent, qu’elle avait elle-même fini par effacer, et sans effort douloureux, tous les souvenirs qui pouvaient lui parler de son ancien ami d’enfance. Quand il venait voir son père, l’accueil qu’elle lui faisait ne dépassait point les limites d’une indifférence presque voisine de la répugnance. Hélène n’en fut pas moins surprise en retrouvant la chanson d’Olivier sur les lèvres du compagnon d’Antoine, bien plus surprise encore de l’émotion qu’elle lui avait causée au moment de son entrée en mer, pendant cette minute de court enthousiasme où elle s’était sentie pour la première fois en état de communion sympathique avec Antoine. Par un phénomène d’imagination qu’elle ne s’expliquait pas, il lui semblait que c’était Antoine lui-même qui avait chanté ce couplet, dont le sens était une sommation d’aimer.

Cœur fixe et esprit irrésolu, Hélène s’était arrêtée sur le bord de la falaise, et, sans s’apercevoir de son immobilité, laissait errer son regard dans les profondeurs de l’horizon. Tout à coup elle tressaillit; derrière elle, elle entendit le bruit d’un pas sourd; elle tourna la tête; une ombre s’avançait, lente et solitaire; c’était lui : il n’était plus qu’à dix pas. L’avait-il vue ? La couleur de ses vêtemens ne la dénonçant pas dans l’obscurité, elle pensa qu’elle pourrait reprendre sa promenade sans que celui qui s’approchait eût pu remarquer qu’elle l’avait interrompue. Elle fit un pas, et derrière elle entendit marcher plus vite. On se pressait : se presser elle-même, c’était révéler une préoccupation qui était déjà une confidence. Elle attendit. Antoine parut auprès d’elle. — Vous m’avez fait peur, dit-elle. Par toute sorte de manœuvres rusées, celui-ci, obéissant à l’attraction, s’était décidé à se détacher de M. Bridoux et de Jacques. Pour ne pas faire suspecter son intention et donner à son éloignement une apparence de naturel, cinq ou six fois déjà il avait marché à l’écart de ses compagnons. Tantôt allant en avant et revenant sur ses pas jeter un mot dans leur conversation, comme pour témoigner qu’il était bien toujours avec eux, et seulement avec eux, — d’autres fois il restait en arrière, mettant sa main sur ses yeux, en abat-jour, bien que la nuit fût déjà venue, et dans l’attitude d’un homme qui regarde un objet lointain dont il cherche à préciser la forme, se faisant surprendre dans cette position, qui pouvait faire croire que le spectacle de la mer occupait seul sa pensée, émue comme les flots même de cette mer sombre et sonore. Lorsque ces allées et venues se furent renouvelées plusieurs fois, et qu’il se fut persuadé que son absence n’amènerait aucun commentaire, il prit l’avance de quelques pas, s’arrêta un instant, feignant de rattacher sa guêtre, et reprit sa marche en avant.

— Allons ! dit Jacques, qui avait le mot de toutes ces manœuvres, il a levé l’ancre.

— Qui ça ? interrompit M. Bridoux.

— Je dis, reprit Jacques en montrant un vaisseau profilant ses hauts mâts dans la dernière lumière du jour, je dis que voilà un navire qui lève l’ancre.

A la première parole qu’ils échangèrent quand ils se trouvèrent réunis, Antoine et Hélène, au son de leur voix, soupçonnèrent l’un et l’autre quel long dialogue ils venaient d’avoir chacun de leur côté avec eux-mêmes, et quelle en était la nature. leur conversation fut d’abord un duo d’insignifiances qu’ils ne prenaient point même la peine de déguiser; ils parlaient précisément pour n’avoir rien à dire, et les mots leur venaient aux lèvres avec d’autant plus de facilité, que l’idée en était absente. Ils faisaient du bruit autour de leur pensée, comme s’ils avaient craint de l’entendre; par un accord tacite, ils évitaient les temps de silence, comprenant réciproquement que ce silence pourrait être attribué à l’embarras, et fournir une occasion de rechercher les causes d’une gêne qui ne devait pas exister entre eux, puisqu’ils se connaissaient déjà assez pour paraître à leur aise en face l’un de l’autre. Ils marchèrent ainsi pendant quelque temps côte à côte, ralentissant leur pas de façon à maintenir entre eux et leurs compagnons une distance qui, malgré l’obscurité naissante, ne pût pas les mettre hors de vue, se maintenant à portée de la voix, et maintenant la leur à un diapason élevé, pour montrer à ceux qui les suivaient qu’ils n’avaient pas de motifs pour n’être point entendus. Aussi bien pour les autres que pour eux-mêmes, ils semblaient vouloir exclure toute idée d’un tête-à-tête, et pourtant Hélène se disait : Il est venu me trouver! Et Antoine pensait : Elle m’a attendu !

Malgré leur mutuelle retenue, il devait arriver un moment où ils se trouveraient attirés par l’irrésistible courant hors de ces termes vagues, et où un écart de conversation, volontaire ou non, ferait naître quelque propos ouvrant une issue qui révélerait leur commune préoccupation. L’incident se produisit. En parlant de quelques usages et traditions populaires de la contrée, Antoine rappela cette superstition recueillie le matin même sur la tombe de Rose Lacroix, et qui attribuait à l’héroïne de La Meilleraye la puissance d’intercéder dans ses prières pour ceux qui s’étaient intéressés au récit de son histoire et avaient témoigné leur intérêt en inscrivant leur nom sur sa pierre. Hélène avait tressailli en voyant son compagnon ramener le souvenir d’un épisode de leur voyage qui avait eu pour résultat de faire naître entre elle et lui un rapprochement sympathique que le rapprochement de leurs deux noms sur cette tombe avait comme consacré. Sa prudence lui cria le qui-vive semeur d’alarmes. Elle pressentit l’embarras d’un entretien qui faisait un appel à des impressions qu’elle avait déjà eu bien assez de peine à s’avouer à elle-même : allait-elle courir le risque de renouveler cet aveu précisément à celui qui devait les ignorer, en acceptant une conversation qui deviendrait pour sa parole ce que sont pour les pieds ces pentes glissantes qui entraînent malgré soi où l’on ne veut point aller ? Cependant cet embarras, qui existait déjà, il ne fallait pas le laisser paraître. Ne pouvant point changer le sujet de leur conversation, elle tenta de la restreindre dans des limites où elle se sentirait maîtresse de sa pensée et du langage qui l’exprimait. A son grand étonnement, Antoine entendit Hélène démentir l’émotion qu’il avait remarquée en elle pendant le récit de la sœur de Rose; elle réduisait tous les événemens à des proportions vulgaires d’incidens groupés en roman par la spéculation pour exciter l’intérêt productif des passans. Avec une certaine apparence d’ironie, elle déclarait n’avoir vu dans ces deux morts que deux accidens, comme en rapportent les faits divers dans les journaux : — une fille noyée et un homme qui s’était tué, — c’est-à-dire un malheur et un crime. Revenant ensuite à cette curiosité et à cette reconnaissance d’outre-tombe qu’on attribuait à Rose Lacroix, Hélène protestait contre cette superstition qui accouplait des sentimens profanes à l’idée religieuse, et elle demanda à Antoine, avec un léger accent de raillerie, s’il croyait aux revenans. Puis elle s’arrêta, très fière de cette improvisation qui modifiait la nature de l’entretien en le transportant sur une question d’orthodoxie.

Antoine avait paru surpris du ton quasi dogmatique avec lequel la jeune fille avait parlée — Je ne crois pas aux revenans, mademoiselle, dit-il à Hélène. Ceux qui sont partis de ce monde n’y reviennent plus, et il y en a beaucoup qui font de cette certitude la sécurité de leurs derniers momens; car s’ils ne savent pas où ils vont, ils savent où ils reviendraient. Ma raison comme la vôtre repousse des chimères que des esprits plus humbles que les nôtres trouvent du charme à se créer, et leur ignorance leur donne sur nous cette supériorité, qu’ils retirent quelquefois des adoucissemens et des consolations très réels de ces mensonges ingénieux. La raison, qui est l’œuvre de la science, appauvrit l’imagination, qu’est un don de Dieu. Dans sa justice et dans sa bonté, il ne s’offense pas sans doute d’une superstition qui met les clés de son paradis entre les mains d’une morte ensevelie dans un serment de fidélité. Cette superstition est le naïf écho d’un siècle pieux et fécond en symboles, qui, en mêlant Dieu aux choses terrestres, semblait avoir pour but de le rapprocher plus directement de sa créature. L’église elle-même encourageait ces ti-aditions. Quand un endroit était réputé dangereux pour le passage des voyageurs, on y plantait une croix, qui effrayait le malfaiteur et rassurait le piéton. Aujourd’hui on dresse un réverbère qui éclaire le meurtrier.

Hélène sourit à ce rapprochement. — Vous riez, mademoiselle, dit Antoine, c’est pourtant un exemple pris dans la vérité. Cette croix protectrice du chemin était une superstition cependant, et on ne peut nier qu’elle exerçât une influence salutaire. Tel récit où un esprit fort ne verra qu’une aventure apocryphe est pour les âmes simples une consolation précieuse, et mérite à ce titre notre respect. Ma grand’mère, qui est une chrétienne du moyen âge, croit à certaines légendes de son pays comme à l’Évangile. De même les gens de La Meilleraye continueront à s’inscrire sur la tombe de Rose Lacroix, et dans leur naïveté trouveront vraisemblable qu’une fille qui a souffert ici-bas pour avoir aimé ait quelque crédit auprès de celui qui, en permettant les maux humains comme autant d’épreuves, a créé l’amour, qui amène l’oubli de ces maux, et a permis la mort, même volontaire, comme un refuge contre eux, quand le poids en était trop lourd,

Antoine avait parlé avec une certaine animation à laquelle s’ajoutait une éloquence d’accent dont Hélène avait été frappée. Ce qu’il disait heurtait sans doute des idées dont les racines étaient profondes dans son esprit. Cette absolution du suicide l’avait choquée, elle catholique fervente, à genoux devant le dogme, et cependant elle avait éprouvé quelque plaisir à être contredite avec cette apparence de passion. Depuis qu’il avait pris la tournure d’une discussion, cet entretien l’effrayait moins. Elle se sentait même disposée à le prolonger. La familiarité de langage et la franchise de pensées dont son compagnon faisait preuve lui permettaient d’ailleurs de l’observer sous des aspects nouveaux pour elle. — Vous êtes superstitieux, lui dit-elle.

— Sans la partager, répondit Antoine, j’ai le respect de toute croyance qui a une source sincère, qui séduit mon esprit par l’invention ou charme mon imagination par la poésie. C’est pourquoi vous m’avez vu écrire mon nom sur la tombe de Rose. Vous me demandiez tout à l’heure si je croyais aux revenans. Je vous ai répondu que non, et malheureusement je n’y puis croire. Si j’avais cette croyance, que les morts quittent leur dernière demeure, il est une autre tombe où j’irais souvent m’inscrire, et le nom de celle qu’elle renferme est le même que celui ajouté ce matin auprès du mien sur la pierre de La Meilleraye. Celle-là aussi est morte victime d’un accident vulgaire comme en rapportent les journaux pour l’amusement des oisifs. Je venais de la quitter. Mon baiser était encore humide sur son front. Elle m’avait dit adieu, comme elle en avait l’habitude à propos de toute séparation, ne fût-elle que d’une heure, coutume enfantine, qui ajoutait, par l’accent et le geste qui l’accompagnaient, une grâce à sa grâce. — Adieu, disait-elle encore en secouant le petit bouquet de violettes dont j’avais fleuri sa main mignonne. Il faisait un grand et beau soleil, l’un des premiers de la saison. La ville avait un air de fête. Les passans marchaient dans la rue, pressés comme des gens qui ont un rendez-vous avec le bonheur. Les équipages couraient au bois ou aux promenades, emportant au-devant du printemps les belles dames et leurs cavaliers. Les pauvres eux-mêmes, insoucieux de l’aumône, regardaient le ciel tout plein de promesses clémentes. Ils oubliaient la dure saison qui avait fait leur pain si noir et si cher, et saluaient ce beau soleil qui faisait la terre féconde pour eux et pour tous. Je regardais ce mouvement, et comme dans un tableau on s’attache à une figure, je la suivais de loin. Elle aussi, vive et légère, obéissait à ces heureuses influences. Elle glissait parmi la foule, qui se retournait charmée par sa gentillesse. Comme un funèbre contraste à cette gaieté générale, comme un rappel lugubre aux attristantes pensées qui font une ombre éternelle à la joie humaine, un corbillard vint à passer, un corbillard des pauvres suivi de quelques amis et d’un petit enfant porté dans les bras d’une femme qui pleurait. L’enfant sautait dans les bras de la mère; il étendait les mains vers la noire voiture, et par son langage enfantin semblait demander à y aller. Les passans se découvraient devant ce char funèbre. Quand il passa auprès d’elle, je la vis de loin faire le signe de la croix. Elle marchait moins vite; assurément la vue du petit enfant lui avait causé du chagrin : elle avait si bon cœur ! Je la perdis de vue et je revins sur mes pas. Tout à coup j’entendis des cris, de ces cris qui, sans qu’on sache pourquoi, sonnent le tocsin d’un malheur. Je me retournai aussitôt. A cinquante pas devant moi, je vis un groupe rassemblé au milieu de la rue. Il se grossissait de seconde en seconde. Bientôt ce fut une foule que je devinai tumultueuse et bruyante. Dans la rue, les voitures et les cavaliers s’arrêtaient. Je fouillai d’un regard ce rassemblement. Je n’aperçus point celle que je cherchais. — Elle est dans le groupe, dis-je en moi-même. Je craignis qu’il ne lui arrivât un accident. Je m’élançai. Je n’eus pas besoin de m’informer. — Pauvre enfant! disait une amazone à un jeune homme qui l’accompagnait et se haussait sur ses étriers. — Dépêchons-nous, dit le jeune homme à l’amazone, on nous attend. Ils piquèrent leurs chevaux et disparurent. — Pauvre enfant ! répéta encore l’amazone. J’entrai dans le groupe. Elle y était, morte, écrasée par une voiture chargée de pierres. Elle tenait encore à la main le bouquet de violettes, comme Rose Lacroix ses roses blanches. Déjà le pavé se rougissait autour de son corps. On me vit pâlir, et quelqu’un me demanda si je la connaissais. Hélène! ma chère Hélène! Elle était morte, entre mon baiser et son adieu, en pleine rue, sous ce beau soleil, à cinquante pas de moi, au moment où je fredonnais un air joyeux, et sa mort faisait spectacle à la pitié ambulante ! Des gens racontaient comment cela était arrivé, et ceux qui les écoutaient le racontaient à d’autres. Un homme passa; il apprit que je connaissais la victime, et me demanda le nom, l’adresse, l’âge. Il voulait rédiger une note pour un journal. C’est bien malheureux, disait-il en taillant son crayon. — Voilà l’histoire de mon Hélène, acheva Antoine. Elle a emporté mon bonheur avec elle. Où est sa tombe ? Elle n’en a plus. La concession expirée, on n’a pu la renouveler. C’est ignoble, la vie ! tout tourne autour d’une pièce de cent sous.

Si Antoine avait été lui-même moins ému par son propre récit, il aurait pu observer dans la physionomie de sa compagne les symptômes d’une émotion qui n’était pas seulement causée par le tableau de cette mort si cruellement détaillée, comme si le narrateur avait voulu, par cette exactitude, faire saigner plus douloureusement la blessure rouverte par son souvenir. Hélène l’avait écouté plus haletante qu’attentive, allant d’un œil inquiet au-devant de sa parole; elle se sentait atteinte d’un malaise inconnu, c’était une souffrance sourde plutôt qu’aiguë, mais insupportable comme un mal vague. Elle ne pouvait préciser où en était le siège, ni en définir la nature; jamais elle n’avait éprouvé rien de pareil. Dans ce récit, qui devait exciter sa sensibilité, sans qu’elle put deviner pourquoi, il y avait quelque chose qui l’irritait. Elle sentait les larmes lui venir aux yeux, et il lui semblait que ces larmes avaient moins leur source dans la pitié que dans sa propre douleur, dans cette douleur sans nom, sans cause, dont les élancemens étaient plus pressés, dont l’angoisse était plus vive, surtout aux instans où Antoine par son accent révélait un regret qui donnait à Hélène la mesure du profond amour qu’il avait eu en d’autres temps pour cette défunte encore si vivante dans sa pensée.

Ainsi d’étranges destinées abrègent pour quelques êtres les lenteurs ordinaires qui accompagnent le développement de certains sentimens. Un arrangement de faits, une rapide succession d’influences les attirent, les entraînent et les transportent au centre même de la passion, les soumettent à l’ardeur du foyer avant même qu’ils en aient pu apercevoir la première lueur. Hélène n’était point novice à la façon des ingénues à tablier rose, comme il en fourmille dans un répertoire banal qui taille les caractères sur le patron de la convention. Elle n’avait pas lu de romans, parce qu’on les avait toujours tenus écartés de ses yeux, et que la nature de son esprit ne l’attirait point vers des œuvres qui avaient la fiction pour objet, non pas absolument qu’elle les jugeât dangereuses, mais plutôt parce qu’elle les trouvait inutiles. Pour n’avoir pas lu ces sortes de livres, elle se doutait bien de ce qu’ils pouvaient contenir. La science avait d’ailleurs souvent mis entre ses mains des écrivains qui entraient dans l’intimité de l’histoire, et allaient curieusement chercher les effets dans les causes. Ces révélations l’avaient initiée à des passions qui montraient l’homme ou la femme sous le héros ou l’héroïne d’un grand événement, et peut-être quelquefois, son imagination ayant un point de départ, avait-elle complété ce qu’il y avait de trop bref dans le récit de l’historien. Cependant, pour avoir cessé d’être ignorante de certaines choses, elle n’en était pas moins restée naïve, et il lui fallait du temps et de la réflexion pour qu’elle pût, même par à peu près, classer ses sentimens dans un ordre naturel, et leur donner un nom qui répondit à la nature des sensations qu’ils lui faisaient éprouver. Cette douleur étrange et nouvelle à laquelle elle s’était sentie en proie pendant le récit d’Antoine, elle lui trouva son nom, lorsque celui-ci termina en disant : — Ma sœur s’appelait comme vous, et si elle n’était pas morte, elle aurait votre âge. — La joie qui remplaça subitement cette souffrance singulière, elle en savait la cause, elle en savait le nom : elle avait été jalouse, et quelle jalousie que celle qui remonte dans le passé et remue avec inquiétude des cendres froides depuis longtemps !

Cette joie fut si vive, si spontanée, qu’Hélène n’aurait pas eu le temps de la dissimuler, si la pensée lui en était venue; elle lui vint cependant, et elle fit cette réflexion, qu’elle donnait un étrange spectacle à son compagnon. Heureusement celui-ci ne la regardait pas; il reconduisait au fond de son souvenir l’ombre fraternelle un moment réveillée. Lorsque l’émotion que ce récit lui avait causée se fut apaisée, lente comme la vibration d’un son qui s’éteint, il regarda alors sa compagne. La sensibilité d’Hélène, qui n’était plus contenue par une préoccupation jalouse, se trahissait par des larmes.. Antoine ne lui dit que doux mots : Pardon et merci. Ils reprirent leur promenade, silencieux l’un et l’autre, ne songeant plus, comme auparavant, à observer strictement une distance qui les tint également rapprochés de ceux qui les suivaient, et déjà moins inquiétés par cette idée de tête-à-tête.

Cependant la nuit était venue. Un de ces brusque changemens d’atmosphère communs sur les côtes avait, après le coucher du soleil, altéré la beauté de la soirée. Une ombre opaque, mêlée au brouillard, effaçait tous les objets ; les plus voisins même n’offraient point de saillie au regard. Seule clarté de ces ténèbres profondes, les feux de La Hève alternaient leurs rotations lumineuses qui font la sûreté des pilotes ; on eût dit des météores arrêtés entre ciel et terre. Au-delà de la falaise, dont les limites n’étaient indiquées que par une de ces lignes indécises qui semblent la frontière du vide, on devinait une étendue confuse, tourmentée par des mouvemens vagues, et d’où s’élevait une rumeur régulière : c’était la mer. Les deux jeunes gens marchaient assez rapprochés. Antoine n’avait pas proposé son bras à Hélène ; il comprenait que cette offre, toute naturelle s’il l’avait faite plus tôt, pourrait sembler singulière, l’étant aussi tardivement ; d’ailleurs un contact l’eût gêné, et sa compagne aussi peut-être. Sans analyser ses impressions, il restait paisiblement sous leur charme, et n’allait pas en imagination plus loin que l’heure présente ; sa seule crainte était d’entendre brusquement derrière lui le pas de son ami Jacques ou la voix de M. Bridoux. Il se retournait quelquefois, prêtant l’oreille pour apprécier quelle distance l’éloignait d’eux ; mais il n’entendait rien que le bruit de la mer ramenant les galets sur la grève prochaine. Oh ! qu’il était véritablement loin de Paris et de ceux qu’il y avait laissés ! Comme il avait su tracer bien vite autour de la place qu’il occupait avec Hélène un cercle d’égoïsme qui le protégeait contre le retour importun de tout souvenir trouble-rêve comme ceux qui étaient venus l’assaillir pendant le dîner du Bon Couvert ! Et Hélène, comme elle était aussi éloignée de ce sombre cabinet d’étude aux murs enfumés par la lampe des veilles ! comme chaque pas qu’elle faisait à côté d’Antoine l’en éloignait davantage ! Avec quel accord ils s’isolaient de toute pensée étrangère à cette nouvelle pensée dont ils se sentaient le cœur plein, — si plein, qu’une seule parole pouvait le faire subitement déborder ! Mais ils préféraient ce silence dans lequel ils étaient rentrés en même temps, et le prolongeaient à dessein pour ne pas troubler cette muette harmonie, au milieu de laquelle une parole, quelle qu’elle fût, eût produit la dissonance pénible qu’un bruit apporte dans une musique.

Ce silence fut troublé pourtant, non par un mot, mais par un cri terrible auquel en répondit un autre. Ainsi, dans un duel à l’arme à feu, deux détonations se suivent de si près qu’elles se confondent. Hélène et son compagnon, qui marchaient tête baissée, allant devant eux d’une même allure, entendant à peine le bruit de leurs pas assourdi par le gazon, étaient arrivés sans y prendre garde à un endroit on la falaise rompait la ligne droite pour dessiner un angle brusque. dont la base formait une des criques où la vague est toujours émue, même dans les temps de calme. Le bruit qu’elle faisait en se brisant dans cette anfractuosité aurait pu avertir les deux jeunes gens qu’ils approchaient du bord; mais ils avaient, comme tout le reste, oublié même le lieu où ils se trouvaient, et ne songeaient à aucune des précautions nécessitées par le terrain. Tout à coup Antoine avait senti le sol manquer sous l’un de ses pieds. Il se trouvait sur la crête de la falaise, à un endroit où une rapide déclivité de terrain commençait à décrire une perpendiculaire à pic, dont la base et le sommet étaient séparés par une hauteur de plus de deux cents pieds. Antoine sentit le sol friable céder sous celui de ses pieds déjà engagé sur cette déclinaison dangereuse. Une pierre lui servit un moment de point d’appui; mais cette pierre, chassée par la pression du pied, glissa tout à coup. Antoine porta le haut de son corps en avant, et appuya au hasard une de ses mains sur le sol; il ressentit une vive douleur, ses doigts se déchiraient aux ardillons aigus d’une espèce de ronce rampante. Il allait lâcher prise; mais le roulement de la pierre qui avait manqué sous son pied, et qui lui révélait un terrain en pente, s’arrêta presque aussitôt, et il entendit au-dessous de lui le bruit qu’elle faisait en tombant dans la mer. Le danger se révéla alors dans sa pensée; il comprit qu’il était sur le bord extrême de la falaise, dont l’élévation lui était indiquée par le temps qui s’était écoulé entre l’instant où la pierre à laquelle il s’était retenu lui avait échappé et celui de sa chute. Entraîné par le poids de son corps, il sentait ses deux pieds ouvrir sous lui un sillon qui rendait la déclinaison encore plus sensible, et l’équilibre d’autant plus, difficile à maintenir, que les ronces qui ensanglantaient ses mains lui semblaient douées d’une subite élasticité. Au lieu de le retenir, elles le suivaient. Déjà elles n’étaient plus retenues en terre que par quelques racines, et dès qu’elles se trouvaient isolées les unes des autres, elles se rompaient avec un bruit sec. Au même instant, le vent, qui venait de s’élever, poussa au large les nuages qui cachaient la lune. Son premier rayon inonda la mer d’une clarté soudaine. Le danger, seulement prévu, devint visible. Deux pas séparaient à peine Antoine de l’endroit où la pente de la falaise cessait brusquement pour faire place à une ligne perpendiculaire. Il aperçut les ronces qu’il avait enroulées autour de son bras comme une corde sortir de terre à moitié déracinées. Un mouvement involontaire qui l’obligeait à appuyer plus fortement son pied sur le sol détermina la chute de quelques autres petits cailloux; il ferma les yeux, et poussa un cri.

Tout cela s’était passé en moins de temps qu’il n’en faut pour le raconter. Hélène ne s’aperçut du péril couru par son compagnon qu’au moment où l’obscurité, qui en avait été la première cause, cessa avec l’apparition de la lune. Elle en comprit toute l’immensité, et c’est alors qu’elle jeta aussi un cri d’effroi, seul témoignage de faiblesse que lui arracha le spectacle offert tout à coup à ses yeux. Faisant un appel soudain à toutes ses forces viriles, elle se sentit revêtue d’une cuirasse de placidité qui rendait à sa pensée toute sa liberté d’action, qui mettait son âme à l’abri de tout désespoir stérile. Comprendre le péril, c’est déjà l’amoindrir, et le sang-froid est le meilleur instrument de délivrance; il double les chances de salut, de même que la terreur double les chances de perte. D’un prompt coup d’œil Hélène avait vu toute l’imminence du danger auquel était exposé Antoine, et le cri qu’elle avait poussé avait rappelé celui-ci à la vie en l’enlevant à cette paralysie d’intelligence, à cette mort anticipée que produit le vertige. Immobile et calme, Hélène commença par appuyer fortement les deux pieds sur la souche où se réunissaient les racines des broussailles auxquelles se retenait son compagnon. Si léger qu’il fût, ce secours prolongeait pour quelques secondes le douteux équilibre d’Antoine; mais elle comprit bientôt avec effroi que le poids de son corps devenait insuffisant pour maintenir plus longtemps en terre la souche de racines. Elle sentit le froid gagner son cœur. Légèrement détendues par un mouvement que venait de faire Antoine, les ronces rampaient comme des cordes lâches, bien que la main du jeune homme ne les eût point abandonnées. Hélène se pencha en avant autant qu’elle put le faire sans remuer les pieds; elle aperçut Antoine, qui cherchait vainement à l’apercevoir. — Priez Dieu ! lui cria-t-elle. Presque aussitôt elle jeta un cri de joie. À cette prière qu’elle venait de conseiller, la Providence avait répondu comme l’écho répond au son : un rayon de la lune venait de lui montrer, à demi caché dans l’herbe épaisse, un anneau de fer scellé à un fragment de roc enterré dans le sol; un bout de câble, pourri par l’humidité, était attaché à cet anneau, placé là sans doute pour faciliter l’ascension des marchandises de contrebande, et qui avait échappé aux recherches des douaniers. Le restant de câble n’était malheureusement pas d’une longueur suffisante pour être jeté à Antoine; mais Hélène fit la réflexion qu’elle pourrait l’allonger en y ajoutant le petit châle qu’elle avait sur les épaules.

— Pouvez-vous sans danger lâcher les ronces ? demanda-t-elle vivement à Antoine. Il faudrait que je pusse cesser de les retenir pendant une minute au moins.

— Attendez, dit Antoine, faisant un effort pour enfoncer plus profondément son genou dans le trou, qui devenait, en abandonnant les ronces, son seul centre d’équilibre. — Une minute! répondit-il après s’être assuré qu’il pouvait accorder ce temps sans risquer de glisser de nouveau sur l’extrême pente. Hélène bondit vers l’anneau, s’agenouilla auprès, retira son châle, le tordit en lien et commença à l’attacher au bout de corde. Elle fit un essai pour s’assurer de la solidité du nœud qu’elle venait de faire. Le châle et le bout de câble lui parurent soudés assez fortement pour supporter une violente traction. La minute n’était pas écoulée qu’elle s’entendit appeler par Antoine, qui avait perdu trois ou quatre pouces du terrain si péniblement conquis. Sa situation était encore plus critique qu’elle n’avait été : il sentait le bout de son pied dans le vide. Hélène courut au bord de la pente dangereuse et lui jeta le bout de son châle. Ce fut à peine si l’extrémité arriva à la portée de la main du jeune homme. Il s’en saisit pourtant. — Reposez-vous un moment, lui dit Hélène, et préparez-vous à prendre un élan. Ne risquez rien avant d’être sûr de votre force.

Antoine respira. — Regardez-moi, dit-il à la jeune fille.

Elle lui accorda ce regard qu’il demandait. Toute son âme y parut, torturée par une angoisse qu’elle s’efforçait de faire muette, mais qui allait éclater, si ce supplice se prolongeait encore. Antoine se sentit gagné par ce contagieux courage que donne le sang-froid qui nous assiste. Il tira légèrement d’abord à lui le châle, qui se tendit comme une corde raide, et commença à se hisser en pesant le moins possible sur le lien sauveur. Il regagna ainsi les quelques pouces perdus un moment auparavant; mais la tentative suprême, c’était le le mouvement ascensionnel qu’il devait faire en se suspendant à deux mains au châle d’Hélène. Il fallait en finir cependant. Depuis trois ou quatre minutes, tous les mouvemens d’Antoine avaient creusé dans la terre amollie une espèce de rigole qui rendait sa chute immédiate, si un point d’appui ou de retenue venait à lui manquer, ne fût-ce qu’une seconde. Il s’enleva d’un pied d’abord, et, dangereusement arc-bouté sur la pointe de l’autre, il se hissa péniblement. Tout à coup, au moment où la suspension allait devenir complète, Hélène entendit le châle qui se déchirait. — Reprenez pied ! s’écria-t-elle.

— La terre fuit ! répondit Antoine d’une voix étranglée.

— Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! fit la jeune fille en joignant les mains avec terreur.

Elle s’approcha du bord de la falaise, s’y agenouilla, et parut ce pencher. — Non, non, cria Antoine. Prenez garde.

— Et vous, répondit-elle, prenez ma main.

Et la main d’Hélène arriva à celle d’Antoine avant qu’il eût pu la retirer. — Je vous entraîne avec moi! lui dit-il.

Mais il sentait sa main serrée comme par un étau entre celle de la jeune fille, qui, se rejetant vivement en arrière, commença à l’attirer à lui. Antoine se sentit remonter légèrement, aidé par cette attraction passionnée. Déjà son pied avait atteint la partie du terrain qui avait été moins labourée par ses mouvemens et avait conservée une apparence de solidité. Quant à Hélène, sa volonté de sauver Antoine avait coulé de l’airain dans son bras délicat. Elle se sentait pour ainsi dire scellée à la terre, comme cet anneau devenu inutile. Bientôt Antoine eut la tête au niveau du sol solide. Au fur et à mesure qu’elle sentait les progrès de l’ascension, Hélène se reculait d’un demi-pas, renversée en arrière et décrivant presque une ligne courbe par cette position cambrée qui assurait la persistance de ses forces et faisait la solidité de son point d’appui. Antoine n’avait plus qu’un effort à risquer pour poser un genou sur le terre-plein de la falaise.. Il voulut s’aider du châle qu’il n’avait point quitté de sa main libre; mais à peine l’avait-il saisi, qu’il sentit le châle venir à lui. Une sueur froide baigna son visage. Sa main, qui était dans celle de la jeune fille, était tellement insensible, qu’il ne sentait aucune pression. Il oublia qu’il était retenu par elle, et, pensant que tout était dit, il jeta un adieu à sa compagne. — N’aie donc pas peur, dit Hélène en s’emparant de son autre main; je te tiens, moi!

La tendre énergie de cette parole fit encore renaître Antoine : il posa un genou sur le bord de l’abîme auquel il venait d’échapper, et une dernière, une puissante secousse l’éloigna enfin de quelques pas de cette périlleuse limite. Alors seulement il sentit les mains d’Hélène l’abandonner. L’œuvre de dévouement accomplie, celle-ci était redevenue femme. A cet excès d’énergie succéda un excès de faiblesse : elle tomba dans un état qui n’était ni l’évanouissement ni le délire, mais une espèce de désordre effrayé. Calme et immobile pendant le danger, elle s’en épouvantait quand il était passé. Cet accès de sensibilité nerveuse s’apaisa dans un flot de larmes. En même temps que lui revenait la mémoire des faits accomplis, elle sentait renaître cette réserve pudique qui revient chez les femmes avec leur raison. Cependant son accent et ses paroles n’essayèrent point de démentir par une contenance hypocritement étonnée la nature des sentimens auxquels la scène qui venait de se passer avait pu donner l’essor. Elle retira ses mains d’entre celles de son compagnon, mais sans donner aucun signe qu’elle fût blessée de la pression un peu tendre qui essayait de les retenir. — Levons-nous, et allez chercher mon châle, dit-elle à Antoine.

— Déjà! fit Antoine, exprimant le regret qu’elle eût abandonné le tutoiement; déjà vous !

— Lève-toi, reprit-elle avec soumission, et va chercher mon châle...

Antoine fit ce qu’elle lui demandait. Il aperçut la corde pourrie : — J’étais perdu, si je ne m’étais confié qu’à elle, dit-il. — Mon châle est déchiré, fit Hélène; mon père me demanderait des explications, il faut que ce qui est arrivé ici soit secret entre nous.

Elle s’approcha du bord de la falaise, ramassa une pierre, l’enveloppa dans son châle qu’elle jeta dans la mer. — Je dirai à mon père qu’un coup de vent l’a emporté de dessus mes épaules. Ce sera la première fois que je mentirai. Je lui dirais bien tout, continua-t-elle comme si elle se fût parlé à elle-même, mais il ne me comprendrait pas. Et moi-même, est-ce que je comprends quelque chose à ce qui m’arrive ? Quelle journée ! quelle soirée! Qu’allez-vous penser de moi, demanda-t-elle brusquement en se retournant devant Antoine, et quel souvenir garderez-vous de cette Hélène qui agit et parle comme j’ai fait avec vous, hier encore un étranger ?

— Est-ce un regret ? demanda Antoine.

— Non, dit-elle en secouant la tête. Je vous ai aidé dans un péril autant par égoïsme que par dévouement. Ah ! vous avez couru un grand danger ! ajouta Hélène avec conviction.

— Je le sais, répondit-il sur le même ton, et vous avez presque risqué votre vie pour sauver la mienne, Hélène, chère Hélène!

Celle-ci tressaillit en s’entendant appeler avec cet accent de tendresse. Comme Antoine voulait lui prendre la main, elle lui fit remarquer que les siennes avaient été déchirées par les ronces et que le sang coulait encore. — On pourrait voir cela, dit-elle avec vivacité, et en être étonné. Oh ! vous devez souffrir ! fit-elle avec pitié.

— Je n’y pense pas, répondit Antoine.

— Si nous étions obligés de faire l’aveu de cet accident, reprit la jeune fille, quelle raison pourrions-nous donner pour expliquer les circonstances qui l’ont fait naître ? Il faut que cela reste secret entre nous; vous me promettez de n’en pas parler à votre ami ?

Ignorant où on pourrait trouver de l’eau dans le voisinage, Hélène indiqua à son compagnon la rosée qui rendait l’herbe humide sous son pied. Il y étancha ses légères blessures, dont la douleur consistait seulement en une cuisson un peu vive qui fut calmée par la fraîcheur de ce bain glacé. — Mais vous aussi, dit Antoine, vos mains doivent être tachées de sang : elles ont touché les miennes. — Il cueillit une touffe d’herbe mouillée et essuya les mains de la jeune fille. Ils furent interrompus dans ces soins, que leur inspirait la prévoyance, par un admirable accord de voix humaines qui s’éleva à quelque distance du lieu où ils se trouvaient. Les chants paraissaient se rapprocher. A une cinquantaine de pas en avant, ils aperçurent une masse confuse et mouvante formée par les chanteurs. — Allons écouter cette belle musique, dit Hélène. Voilà un prétexte pour expliquer notre absence : quand mon père nous rejoindra, nous dirons que nous écoutions les chanteurs. Et, prenant d’elle-même le bras de son compagnon, elle lui dit presque avec gaieté : — Regardez bien devant vous au moins, car si vous tombiez cette fois, vous ne tomberiez pas seul.

Antoine s’aperçut qu’elle éprouvait quelque difficulté à marcher. — Ce n’est rien, dit-elle. — Comme il insistait, elle lui avoua que ses pieds avaient été un peu meurtris par les racines des ronces lorsqu’elle avait voulu le retenir. L’étoffe légère de sa bottine avait été déchirée. — Mon père va dire que je ne suis pas soigneuse : un châle perdu et une chaussure neuve déjà dans cet état!... Je me relèverai cette nuit pour raccommoder cet accroc.


VI. — L’EMIGRANTE.

Hélène et Antoine eurent bientôt atteint le groupe des chanteurs qui s’étaient arrêtés sur la plate-forme où s’élèvent les phares. C’étaient des émigrans allemands qui attendaient le prochain départ pour l’Amérique. On les rencontre ainsi par bandes dans les rues et les environs du Havre, où quelquefois même les hôtels et les auberges ne suffisent pas pour les loger. Ils campent alors sur les places et sur les quais avec tout leur pauvre ménage, leur seule fortune quelquefois, car beaucoup, le passage payé, ne débarquent pour toute pacotille sur la terre étrangère que leur courage et leurs bras.

Ceux qu’avaient rencontrés Antoine et Hélène venaient peut-être faire leur dernière promenade sur le continent, dont le premier navire en partance allait les éloigner. Avec ce merveilleux instinct harmonique qui fait des Allemands les premiers musiciens du monde, ils répétaient ces chants, naïfs échos de l’inspiration populaire destinés à devenir, au-delà des mers où ils les emportaient avec eux, le Super flumina Babylonis de la Germanie. Hélène et Antoine se sentaient pénétrés par ces chants merveilleux, empreints de cette poésie mélancolique que donne le regret; mais cette influence ne les distrayait pas de leurs sensations communes, elle s’y mêlait pour leur donner un nouveau charme : c’était une poésie ajoutée à une autre. Comme ils écoutaient avec le recueillement que l’art impose même aux plus indifférens, quand il se manifeste par une belle chose, ils entendirent une voix qui s’écriait : — Parbleu! j’étais bien sûr qu’ils étaient à entendre la musique. — C’étaient M. Bridoux et Jacques.

— Il y a longtemps que vous êtes là ? demanda le premier.

— Mais, reprit vivement Hélène, tu le savais bien, puisque je t’ai crié que nous allions entendre les chanteurs.

— C’était de bien loin alors, répondit naïvement M. Bridoux, car je n’ai rien entendu.

— Quand tu causes, lui dit sa fille avec gaieté, tu sais bien que tu n’entends guère que toi. Et, par un regard rapide adressé à Jacques, elle avait l’air de lui dire : N’est-ce pas, qu’il vous en a conté long ?

— Il n’est pas étonnant que nous n’ayons pas entendu la voix de mademoiselle, répondit Jacques, croyant deviner une sollicitation d’affirmation dans les yeux d’Antoine; le bruit de la mer nous en aura empêchés.

— Mais qu’as-tu fait de ton châle ? demanda tout à coup M. Bridoux, voyant les épaules de sa fille découvertes..

Antoine sentit sa compagne, qui n’avait pas quitté son bras, faire un mouvement.

— Ah! mon châle, fit Hélène; à l’heure qu’il est, il s’en va peut-être en Amérique, comme y vont aller ces pauvres gens que nous écoutons chanter. Quand nous avons entendu leurs voix, monsieur et moi, dit Hélène en montrant Antoine, nous nous sommes mis à courir; ce gros vent s’est engouffré dans mon châle, je l’ai senti quitter mes épaules; j’ai voulu courir après... Hélène s’arrêta un instant; elle venait d’apercevoir son père, qui avait l’œil fixé sur la main d’Antoine, enveloppée d’un mouchoir blanc taché de quelques gouttes de sang. — Votre main vous fait-elle souffrir ? demanda tout à coup la jeune fille à son compagnon, et, sans lui donner le temps de répondre, elle ajouta en s’adressant de nouveau à son père : — Monsieur a couru avec moi pour rattraper mon châle, et comme la nuit était noire en ce moment, il a fait un faux pas, et est tombé la main sur un tesson qui l’a écorché un peu. Pendant ce temps, le châle s’en allait probablement vers la mer, où le vent le poussait. Ah ! il était si léger!

Hélène achevait à peine cette explication, donnée avec un accent de tranquillité qui révoquait toute espèce de doute, lorsqu’elle lut dans la physionomie de son père que celui-ci, à la contrariété que lui causait la perte du châle, joignait une inquiétude nouvelle dont la robe d’Hélène paraissait être l’objet. En effet, chose qu’elle n’avait pas remarquée, une partie de l’ourlet du bas avait été déchirée par les ronces. Hélène prévit une interrogation dans les yeux de son père; elle abaissa la main vers la robe endommagée, et, prenant un petit air confus, elle ajouta aussitôt : — Tu vois, un malheur n’arrive jamais seul; en courant après mon châle, j’ai déchiré ma robe. Ah ! je t’avais bien prévenu que l’étoffe était mauvaise, ajouta-t-elle avec vivacité.

M. Bridoux ne conçut aucun soupçon sur la véracité des explicalions fournies par sa fille; seulement il calculait le dommage, et s’étonnait peut-être que sa fille, qui avait dû faire le même calcul, prit si gaiement son parti d’une perte réelle. Voulant faire diversion à la contrariété qu’elle voyait dans son silence et dans sa figure, Hélène reprit avec la même vivacité : — C’est bien malheureux que tu ne m’aies pas entendue quand je t’ai appelé, tu as perdu le plus beau morceau du concert. Quand nous sommes arrivés, je te croyais derrière nous.

— Monsieur votre père avait la bonté de m’expliquer par quelles nombreuses transformations passe le minerai de fer avant de devenir un outil, répondit tranquillement Jacques en lançant à Antoine un coup d’œil significatif pour lui révéler l’intéressante conversation qu’il avait eue avec le père d’Hélène pendant son absence.

— En revanche, reprit M. Bridoux désignant Jacques, monsieur a bien voulu m’expliquer certains détails de son art qui m’ont causé un grand étonnement. J’avais toujours cru, en voyant une statue, qu’on la taillait à même dans le marbre ou la pierre ; eh bien ! figure-toi qu’il faut d’abord pétrir un modèle, et qu’ensuite…

— Écoute donc, fit Hélène en interrompant son père ; ils vont encore chanter.

En effet les Allemands commençaient un nouveau chœur ; les trois jeunes gens firent silence. — Tout est sauvé ! dit Hélène de manière à n’être entendue que d’Antoine.

— Ah ! ces têtes carrées ! fit M. Bridoux, j’en ai eu dans mes ateliers ; quels braillards ça faisait ! Au reste, francs compagnons ; mais la tête dure comme une enclume.

— Tu n’écoutes donc pas ? lui dit sa fille doucement.

— Que veux-tu que j’écoute, puisqu’ils chantent dans leur langue ? Je ne comprends pas ce qu’ils disent, ni toi non plus.

Jacques, reconnaissant dans le chant des émigrans un Lied qu’il avait entendu répéter par un jeune Souabe, son confrère d’atelier, qui lui en avait donné la traduction, interrompit M. Bridoux. — Ils disent, fit-il en désignant les chanteurs, que tant qu’il y aura dans la verte Allemagne une jeune fille aux tresses d’or et aux yeux bleus et un hardi compagnon pour regarder le ciel dans ses yeux, elle ne mourra pas, la race patiente et héroïque qui, au jour où l’étranger menace sa frontière, fait un glaive avec le soc des charrues, et des charrues avec le fer des glaives, quand les oliviers de la paix se mêlent à l’épi des moissons. — Ils disent que tant qu’il y aura dans la verte Allemagne une jeune femme aux tresses d’or et aux yeux bleus et un bon compagnon paisiblement assis devant leur maison à la fin d’un jour de travail, elle ne mourra pas, la race hospitalière qui met du feu dans l’âtre, dresse un bon repas, arrosé de bière mousseuse, dès qu’elle aperçoit le mendiant courbé sur son bâton de misère, et bénit le chemin qui amène un hôte. — Ils disent que tant qu’il y aura dans la verte Allemagne une matrone aux cheveux gris et un vieux compagnon qui marcheront courbés et d’un pas lentement égal, elle ne mourra pas, la race des enfans pieux qui ont le respect des vieillards, et s’arrêtent dans leurs jeux pour saluer l’âge blanchi. — Voilà ce qu’ils disent et ce qu’ils rediront bientôt aux échos du désert où l’exil les emmène, acheva Jacques.

— C’est fort bien, tout cela, répondit M. Bridoux. Ces Allemands sont très honnêtes : j’en ai employé un qui a rapporté une fois à mon comptable dix francs de trop qu’on lui avait donnés dans sa paie. C’était mon neveu qui payait ce jour-là : il a dit à l’ouvrier qu’il pouvait garder les dix francs en récompense de son honnêteté. J’ai dit à mon neveu : Mon garçon, l’honnêteté n’est pas un état, c’est une vertu, on ne la paie pas, surtout quand c’est avec l’argent des autres. Je voulais lui retenir la somme sur ses appointemens, non que je blâmasse son action, mais pour lui apprendre à ne pas se tromper une autre fois. Seulement Olivier mangeait ses appointemens en herbe, et comme il m’a quitté, j’en ai été pour mes dix francs. Vous entendez bien que je ne les lui réclamerai jamais. C’est pour vous dire que les Allemands sont très honnêtes.

Cependant le groupe des chanteurs commença à se disperser. M. Bridoux et ses trois compagnons les suivirent pendant quelque temps. — Je comprends que ça doit paraître dur de quitter son pays. Pourtant, quand on s’exile avec sa famille, disait M. Bridoux à Jacques, quand on-emporte même ses meubles !

— Eh bien! quoi ?

— C’est à peu près comme si on était dans son pays.

— Mais la patrie ? fit Jacques.

— Oui, certainement; mais enfin gagner sa vie dans un pays ou dans un autre, le meilleur, dans ce cas, est encore le pays où la vie est plus facile à gagner; mon bon sens me dit cela.

— Sans doute, répondit Jacques sur le même ton, et il murmura : C’est une belle chose que le bon sens !

L’intention ironique de ces derniers mots ne fut pas saisie par M. Bridoux. Hélène était toujours au bras d’Antoine, et au lieu de précéder, les deux jeunes gens suivaient cette fois. Dans un moment où son ami s’était trouvé auprès de lui, Antoine lui avait dit très bas et très vite : — Faites prendre le plus long. — Jacques avait souri, et comprenant le but de cette demande, il s’appliquait à rendre M. Bridoux attentif pour continuer aux deux jeunes gens qui marchaient par derrière toute la tranquillité et tout le mystère que pouvait souhaiter leur tête-à-tête. Au lieu de revenir par la falaise, on redescendit par Sainte-Adresse et le faubourg d’Ingouville. Pendant cette dernière heure qu’ils passèrent ensemble aussi isolés qu’ils pouvaient le désirer, grâce à l’obligeante complicité de Jacques, Antoine et Hélène précisèrent plus complètement leurs aveux. Ils se firent mutuellement les confidences de tout ce qu’ils avaient éprouvé depuis que le voyage les avait réunis, et reconnurent que leurs sentimens avaient suivi une progression égale. Hélène avait fait le récit de sa vie. Moins indiscrète que son père, ou l’étant en d’autres termes, elle fit entrer Antoine dans son intérieur. Antoine lui avoua que M. Bridoux lui avait déjà fait connaître en partie les détails de cette existence laborieuse et difficile. Il confessa à Hélène que ces indiscrétions paternelles avaient été une des premières causes de l’intérêt qu’elle lui avait inspiré, et qui s’était accru au point qu’il avait été forcé de lui donner un autre nom. Lui aussi raconta sa vie. Hélène y retrouva un écho de la sienne. Elle pouvait mieux qu’une autre comprendre, sous les formes discrètes d’un récit qui ne quêtait pas la pitié, ce qu’il y avait en réalité de misère réelle et courageusement acceptée dans l’existence des Buveurs d’eau. Elle se passionnait d’un enthousiasme quasi filial pour la grand’mère d’Antoine; un peu plus elle aurait dit : Notre grand’mère. Dans le courant de ces mutuelles révélations, le souvenir de son album revint à l’esprit d’Antoine. Hélène ne lui en avait pas encore parlé. Au moment où il allait l’interroger à ce propos, ce fut la jeune fille elle-même qui alla au-devant de sa pensée. Pouvait-elle craindre de montrer de la confiance à qui venait de lui en donner tant de preuves ? Elle raconta comment, après avoir trouvé l’album dans le wagon, elle et son père avaient voulu l’utiliser à leur profit. Elle dit les raisons qui l’avaient retenue quand la pensée lui était venue de le restituer. — Et en voici une que vous oubliez, dit Antoine en tirant de sa poche la copie de la chanson d’Olivier trouvée sur le remorqueur, et qu’il avait conservée.

— Vous ne m’avez pas laissé finir, dit-elle à son compagnon, après qu’il lui eut appris comment ce papier se trouvait entre ses mains.

Pressentant qu’il y avait peut-être une préoccupation jalouse dans la remarque d’Antoine et connaissant par une récente expérience toutes les angoisses de ce tourment, elle se hâta de les lui éviter.

— Non, ce n’est pas ce que vous croyez, lui dit-elle en pesant doucement sur son bras, comme pour faire de cette pression une caresse. Elle avoua la puérile curiosité qui l’avait poussée à copier ces vers. Antoine fut ému de la persistance qu’elle mettait à être crue.

— Bien crue ? ajouta-t-elle, et je ne suis pas menteuse, du moins je ne l’étais pas avant de vous connaître; j’ai bien menti à mon père tout à l’heure, mais c’était à cause de vous, à cause de nous, fit-elle plus vivement, devinant que cette pluralité était une câlinerie de langage. Elle s’exprima, à propos de son cousin Olivier, sinon dans les mêmes termes, du moins de façon à confirmer ce qui avait été dit par M. Bridoux relativement à la froideur qui existait entre sa fille et son neveu.

— Olivier, qui me dit volontiers ses affaires, ne m’a jamais parlé de vous, fit Antoine.

Voulait-il, en constatant l’indifférence de son ami pour sa cousine, voir si Hélène n’éprouverait pas quelque chose qui ne fût pas en rapport avec ses paroles ? Sans même prévoir un piège, Hélène profita de cette objection pour rassurer davantage celui qui la soulevait. — Vous voyez bien, lui dit-elle joyeusement, il ne pense pas plus à moi que je ne songe à lui.

— Cependant, insista Antoine, il a dû y penser en écrivant ces vers.

— Que voulez-vous ? fit Hélène, je ne puis rien dire à cela ; au moins est-il bien certain que j’en ignorais l’existence. Olivier a été très blessé de ma réserve quand il a reparu à la maison.

— Pourquoi cette réserve avec un parent qui pourrait être au moins un ami ?

— Pourquoi ai-je si peu de réserve avec vous, qui étiez un étranger pour moi il y a deux jours ? explique-t-on cela ? répondit Hélène. Tenez, ajouta-t-elle, je vais penser à lui maintenant que je sais qu’il est votre ami ; ce sera une façon de penser à vous.

Antoine, charmé par cette franchise d’aveux, serra la main à sa compagne. Comme ils entendirent le bruit des voitures qui annonçaient la ville, ils s’aperçurent avec terreur qu’ils étaient aux portes du Havre ; mais grâce à une manœuvre de Jacques, ils eurent encore quelques momens à passer ensemble. Le sculpteur, habitué aux coutumes de la ville, savait qu’à l’exception d’une seule, toutes les portes étaient fermées à une certaine heure, et il promena M. Bridoux, un peu alarmé, autour des fortifications du Havre, dont tous les ponts-levis étaient levés. — Je sais bien qu’il y a encore une porte ouverte, disait le sculpteur ; mais il faut la trouver.

Cette inutile promenade autour de la ville prolongea d’une heure l’entretien de ceux au bénéfice desquels elle était faite. Cependant Jacques finit par découvrir la porte, devant laquelle on avait passé à deux reprises, mais chaque fois Jacques détournait l’attention de M. Bridoux. Quand on fut en ville : — Où êtes-vous descendu ? demanda Jacques à son compagnon ; vous ne connaissez pas la ville, vous pourrez peut-être avoir besoin d’indication.

— Attendez que je demande à ma fille, je ne sais pas le nom de l’hôtel où nous sommes débarqués ; mais elle a une mémoire d’ange.

— Au Bon Couvert, dit Hélène, répondant à l’interrogation de son père. Jacques regarda Antoine avec surprise. On arriva devant l’auberge. Hélène et Antoine échangèrent une dernière parole ; mais l’une avait dit adieu, quand l’autre avait dit au revoir, et Antoine remarqua qu’au moment où elle quittait son bras, Hélène tremblait. On échangea un bonsoir pressé. Les deux couples habitaient deux corps de bâtimens séparés ; on se quitta dans la cour.

— Çà, mon cher, dit Jacques, quand il fut rentré dans la chambre qu’il devait habiter avec son ami, prenez un siège, comme dans Cinna, et causons. Je ne suis pas coûtent de vous ; ce n’était point la peine de si bien pousser le verrou, puisqu’il fallait afficher votre secret sur la porte. Il y a environ trois heures, je voudrais pouvoir vous le dire montre en main, vous m’avez certifié que vous n’aviez pour Mme Bridoux qu’un intérêt tout à fait passager, et vous avez actuellement la mine et les allures d’un homme parfaitement amoureux. J’aurais dû me venger de votre méfiance à mon égard en refusant d’être deux fois votre complice pendant cette soirée, la première en courant après vous quand vous couriez après Mlle Bridoux, qui courait après son châle, la seconde en prenant le plus court, au lieu de prendre le plus long, pour nous ramener au Havre. Si vous aviez eu un peu de confiance, j’aurais consenti à vous perdre; ce sera pour la prochaine occasion : indulgence complète, dit l’artiste en tendant la main à son compagnon, mais à la condition que vous allez tout me dire, et d’ailleurs vous devez avoir le gosier altéré d’indiscrétions, ou vous n’êtes pas un amoureux ordinaire.

Antoine raconta tous les événemens de la soirée.

— Voilà une brave fille, fit Jacques après le récit de la scène de la falaise, et qui me paraît avoir le cœur planté au bon endroit.

Au même instant, la fenêtre qui était en face de la leur, dans le corps de bâtiment opposé, s’ouvrit, et ils entendirent M. Bridoux crier à un garçon qui était dans la cour qu’il le réveillât le lendemain, pour le départ du bateau de Trouville; puis la croisée se referma.

— Faut-il faire monter le garçon et lui faire la même recommandation pour vous ? dit Jacques à Antoine, qui avait fait un mouvement. Non, n’est-ce pas ? ajouta le sculpteur en riant, puisque, n’étant pas en état de dormir, vous vous trouverez tout réveillé demain.

— Je n’ai pas dit cela, répondit Antoine, étonné de ce départ, dont Hélène ne lui avait point parlé.

— Autant le dire, puisque c’est votre intention.

— Mais je n’ai pas dit qu’elle fût telle.

— Supposons-le, dit Jacques, et permettez-moi de vous adresser quelques observations, ajouta-t-il avec une certaine gravité. Si vous suivez Mme Bridoux étape par étape, où cela va-t-il vous mener ? Certainement à un autre but que celui de votre voyage. D’après tout ce que vous m’avez dit, d’autres pourraient trouver dans la conduite de cette jeune fille une cible à blâmes très vifs pour la promptitude avec laquelle elle vous a fait un aveu que les demoiselles bien élevées détaillent pendant six mois par menus soupirs et menus propos. J’aime les instrumens francs qui donnent tout de suite toute leur capacité de son. Cet aveu a d’ailleurs été amené par des circonstances particulières : la dissimulation eût été un homicide dans un moment où un mot d’amour devenait presque un élément de sauvetage, puisque, vous rendant la vie plus chère, il augmentait le courage que vous pourriez déployer pour la conserver. Vous, qui devez la connaître mieux que moi, de cette audace et de cette franchise un peu vive dont Mme Bridoux a fait preuve envers vous, vous ne tirez, j’en suis sûr, aucune conséquence blessante pour elle. Qu’allez-vous faire ? La suivre ? — C’est introduire dans sa vie et la vôtre des élémens d’inquiétude. Écoutez-moi aussi sérieusement que je vous parle. Le sentiment que cette jeune fille vous a inspiré et qu’elle partage a-t-il quelque ressemblance avec ce que vous avez pu, en un autre temps, éprouver pour d’autres femmes ?

— Non, dit Antoine; j’ai dans ma vie des épisodes comme on en rencontre dans les premiers temps de la jeunesse; mais voilà bien longtemps déjà que j’ai renoncé à des liaisons nées plus souvent du hasard que de la sympathie.

— Vous ne croyez donc pouvoir renouveler avec Mme Bridoux, et ce n’est pas votre intention, une de ces liaisons, fût-ce même dans des conditions plus sérieuses et plus durables que celles dont vous parlez ? Non, vous ne faites pas cette offense à cette jeune fille; alors, encore une fois, à quoi bon la suivre ?

Antoine resta silencieux.

— Vous m’alarmez, reprit Jacques; je ne vous vois pas sans peine ébaucher une aventure qui n’a pas de conclusion possible. Ah ! s’il s’agissait d’une de ces aimables personnes qui dénouent les rubans de leur bonnet dès qu’elles aperçoivent seulement l’ombre d’un moulin, je vous dirais : — En avant! — c’est charmant. Rien ne vaut en effet ces courts romans, nés dans l’atmosphère de l’imprévu, qui ont en voyage toute la saveur du fruit cueilli sur la haie de la grand’route; quand le dénoûment arrive, ceux qui en sont les héros se séparent, sans même avoir la pensée d’ajouter : « la suite à demain. » Vive les histoires d’amour en un seul numéro, qui ne laissent pas de traces dans la vie et pas d’ennuis dans le souvenir ! Mais Mme Bridoux est à mes yeux tout l’opposé d’une héroïne de ce genre. Laissez donc cette jeune fille à sa tranquillité, et vous-même conservez la vôtre : rien n’est plus sain, voyez-vous, dans un voyage de travail comme celui que vous avez eu l’intention d’entreprendre, que d’avoir l’esprit libre. Pour moi, quand je chausse mes semelles de grand’ route, j’aimerais mieux avoir vingt livres de plus pesant dans mon sac qu’une préoccupation du genre de celle que vous vous préparez à vous donner pour compagne.

Au jour levant, et dans d’autres termes, Jacques continuait à donner à son ami les mêmes conseils, et lui arrachait la promesse que rien ne serait modifié au plan qu’ils avaient concerté pour l’emploi de leur temps et à leur itinéraire. A quatre heures du matin, ils entendirent un des garçons de l’auberge qui courait dans le corridor, frappant à deux ou trois portes et criant : — Les voyageurs pour Trouville, les voyageurs pour Caen ! Antoine tressaillit. — Allons au quai seulement, dit-il à Jacques, que je la voie passer. Je vous promets de ne pas la suivre, mais je voudrais lui dire adieu. Songez donc que je ne la reverrai peut-être plus.

Jacques haussa les épaules. — En amour, fit-il, c’est avec les adieux qu’on renoue les liaisons rompues : quand on a l’intention réelle de ne plus se revoir, le mot adieu est le seul qui ne se prononce pas.

Antoine se rassit sur le pied du lit. Au même instant, le garçon d’auberge qu’ils venaient d’entendre frappa à leur porte. — Nous ne partons pas, dit Jacques.

Mais la clé était restée sur la porte. Le garçon entra. — Voici un petit livre que des voyageurs qui ont logé ici m’ont chargé de remettre à celui de ces messieurs auquel il appartient.

Antoine reconnut son album. Quand le garçon fut sorti, il en parcourut les feuillets avec précipitation. Sur l’une des rares pages qui étaient restées blanches, il remarqua quelques lignes d’une écriture étrangère. Elles contenaient seulement quelques phrases d’une grande simplicité; Hélène suppliait Antoine de renoncer à l’intention de la suivre, qu’il avait déjà manifestée dans les derniers momens de son entretien de la veille. — À cette condition, disait-elle, je n’oublierai pas... Comme un appel à une vague espérance qu’elle essayait de faire partager, elle achevait en disant : — Qui sait ? Peut-être nous retrouverons-nous, et en des circonstances où nous pourrons dire ce qui doit rester un secret entre nous dans celles où nous sommes placés. Adieu. Je serai heureuse si la Providence veut faire de ce mot un : au revoir!

— Eh bien ! dit Jacques, elle vous dit justement ce que je vous disais. Nous avons la majorité, il faut vous y soumettre.

— J’ai rêvé, fit Antoine tristement en refermant son album. Pourquoi ne l’a-t-elle pas gardé ?

— Et comment vous aurait-elle écrit sans ce prétexte ? répondit Jacques.

Quand il supposa que le bateau de Trouville devait être parti, il engagea son ami à le suivre hors de l’hôtel. — Le Roi Lear doit être rentré avec la marée; nous irons faire un somme dans notre cabine, et dans l’après-midi nous serons frais et dispos pour le travail. — Mais au moment de se mettre à l’ouvrage, le sculpteur vit son ami si tristement découragé, qu’il remit au lendemain pour commencer sa besogne. Antoine voulait retourner à La Hève. — Mauvais moyen, dit Jacques; les cendres sont encore chaudes, il ne faut pas marcher dedans.

— Je veux vous montrer que j’étais véritablement en danger, fit Antoine, donnant ce prétexte à sa promenade.

— Allons, dit Jacques, mais j’ai tort. Je suis comme un médecin qui ordonnerait la diète à son malade, et qui consentirait ensuite à dîner avec lui.

Comme ils suivaient le même itinéraire que la veille et marchaient très rapprochés des limites de la falaise, Antoine retrouva l’endroit où il était tombé. Il montra à Jacques l’anneau où Hélène avait attaché son châle, et lui fit voir le buisson de ronces à moitié déraciné auquel il s’était retenu.

— Pour que votre poids n’ait pas entraîné Mlle Bridoux, quand elle vous a aidé de ses mains, il faut qu’elle soit bien forte, ou que la Providence s’en soit mêlée, dit Jacques. Assurément, elle a couru autant de péril que vous.

En retournant sur leurs pas, au coude formé par une rampe pratiquée dans la falaise pour descendre à la mer, ils rencontrèrent un pêcheur qui remontait par ce chemin. Antoine poussa un cri : il venait de reconnaître le châle d’Hélène dans les mains du pêcheur. Celui-ci, qui paraissait fort joyeux de cette trouvaille, la montrait de loin à sa femme, qui était venue au-devant de lui. Antoine l’arrêta. L’homme avait trouvé le châle sur la grève, enveloppant encore le caillou avec lequel Hélène l’avait lancé. Le rusé Normand, sans comprendre pour quelle raison, devina dans la précipitation du jeune homme le vif désir qu’il avait de le posséder. Il feignit de vouloir le conserver pour sa femme ; mais celle-ci, intervenant elle-même dans le débat, déclara qu’elle était prête à le céder contre de quoi en avoir un neuf, car les déchirures qu’elle avait remarquées dans le châle l’avaient un peu désillusionnée.

Antoine ne marchanda pas, et donna ce qu’on lui demandait.

— Au moins, dit-il à Jacques quand ils furent de retour au Havre, j’aurai un souvenir.

Pendant les deux jours qui suivirent, son travail en collaboration avec Jacques se ressentit un peu de sa préoccupation obstinée ; mais un jour il reçut une lettre de son frère qui lui annonçait l’accident arrivé à leur grand’mère. Le rappel à des affections un peu oubliées opéra une réaction favorable dans son esprit. — Je ne veux pas que vous vous serviez de cela, dit-il à Jacques en déchirant les dessins péniblement composés pendant les jours précédons, et dont celui-ci voulait faire usage pour ménager sa susceptibilité ; c’est mauvais.

Toute cette journée passa moins longuement que les précédentes ; le travail lui était redevenu facile, et, sans être un moyen d’oubli, il en faisait le charme du souvenir qui reportait sa pensée vers Hélène.

Ainsi commençait la convalescence de cette grande secousse de cœur. Douze jours après sa séparation d’avec Hélène, Antoine se promenait avec Jacques sur la jetée du Havre, où une foule de curieux étaient rassemblés pour assister au départ du Humboldt, un des grands paquebots américains qui faisaient le service du Nouveau-Monde. Tout à coup ils se trouvèrent en face de M. Bridoux, qui courait pour tâcher de se procurer une place sur le parapet de la jetée, — Le père d’Hélène! fit Antoine, et il est seul.

— Ah! pardon, monsieur, fit celui-ci comme un homme qui craint d’être retenu, c’est que je voudrais bien la voir encore!

Les deux jeunes gens échangèrent un regard; celui d’Antoine était plein d’inquiétude. M. Bridoux était parvenu à se placer à l’extrémité même de la jetée. Antoine et Jacques le suivirent, émus à un degré différent par le même pressentiment. Bientôt le Humboldt eut quitté le bassin et s’engagea dans la passe, où il attendit quelques instans la minute précise où la marée était dans son entière plénitude pour pouvoir sortir sans danger. On entendit alors le mouvement de sa puissante machine, et les roues gigantesques commencèrent à battre l’eau avec plus de vivacité. Tous les passagers du Humboldt regardaient les curieux, auxquels ils faisaient eux-mêmes spectacle. Beaucoup de personnes ayant des amis ou des parens à bord étaient venues sur la jetée pour échanger un lointain et dernier regard.

— La voilà ! la voilà ! dit tout à coup M. Bridoux, et il mit sa main sur sa bouche comme pour lui envoyer des baisers.

Antoine et Jacques reconnurent Hélène. Celle-ci, qui cherchait son père des yeux, aperçut Antoine auprès de lui. Elle posa la main sur son cœur, et dans les baisers qu’elle renvoyait à son père, il en fut auxquels elle avait mis une autre adresse.

Une fois engagé en mer, le navire fila avec une rapidité qui, cinq minutes après, ne le montrait plus au regard que comme une masse confuse enveloppée dans un nuage de fumée.

— Oui, messieurs, disait M. Bridoux, une occasion superbe, six mille francs par an et vingt mille francs de gratification une fois l’éducation de la jeune demoiselle terminée! Cela sert à quelque chose de distribuer des prospectus; c’est comme cela que ma fille a été connue à Trouville par la riche famille qui l’emmène. Je crois qu’elle sera très heureuse en Amérique. Si je m’ennuie trop, eh bien ! mon Dieu, je ferai le voyage et j’irai la rejoindre, fit-il en essuyant ses yeux. Maintenant que je ne vois plus le bateau, je m’ennuie déjà.

— Dieu lui fasse bon voyage! dit Jacques.

— Dieu lui fasse prompt retour! ajouta Antoine.

— Merci, messieurs, dit M. Bridoux, ne se donnant plus la peine de cacher ses larmes et de dissimuler son émotion. Ah! me voilà seul, tout seul, ajouta-t-il en appuyant ses deux coudes sur la jetée.

— Et elle ! dit Antoine.

— Elle est avec votre souvenir, répondit Jacques à voix basse.


HENRY MURGER.

  1. Voyez la livraison du 15 novembre 1853 et celle du 15.mars 1854.