Les Bretons/Les Travaux d’Automne

Les BretonsAlphonse Lemerre, éditeurvol. 2 (p. 140-148).

CHANT DIX-SEPTIÈME

LES TRAVAUX D’AUTOMNE.


Les abeilles ; instructions de la veuve à ses filles. — Les deux orphelines vont servir à une fête de leur oncle Tal-Houarn. — Réparations des talus de Ker-Barz (Village-du-Barde). — Travail en commun de vingt laboureurs. — Banquet du soir, et pourquoi le clerc s’y insinue. — Éloge poétique du village fait par le clerc, et enthousiasme des assistants. — Les prières et le départ. — Comment la veuve terminait sa journée. — La bague de la veuve.


 
« Laissez leur robe noire aux ruches des abeilles,
Mes filles ; entre nous les peines sont pareilles :
De rouge à votre noce il faudra les couvrir
Pour qu’elles aient aussi part dans notre plaisir.
Ces faiseuses de miel, en faisant leur ouvrage,
Prennent une âme douce et qu’un rien décourage :
Notre ferme, on dirait, est leur autre maison.
Aimons donc nos amis : c’est bonheur et raison. »
 
La digne veuve ainsi, durant ces jours moroses,
Elle-même tirait du miel des moindres choses.
Sur son humble ménage, oh ! comme elle veillait !
Attentive aux enfants, attentive au valet !

Elle avait l’œil au champ, au lavoir, à la huche.
Oui, toute sa maison était comme une ruche.
Ses filles, qu’au bourg seul on vit depuis un mois,
Ce matin vont sortir pour la première fois :
« Çà donc, habillez-vous, mes filles, leur dit-elle,
Puisque pour un banquet un parent vous appelle.
Vous aiderez les gens ; mais qu’on voie à votre air
Que vous êtes, hélas ! orphelines d’hier !
Moi, si j’en ai la force, avant que le jour tombe,
J’irai jusques au bourg prier sur une tombe. »
Et comme avec Hélène Annaïc se coiffait,
Elle se mit encore à ranger au buffet
Les vases de faïence et les vases de cuivre ;
À la plus belle place elle étalait son livre ;
Et les montants de buis, les portes, le tiroir,
Sous ses doigts diligents brillaient comme un miroir.
Elles partent ; la mère, en leur montrant la route,
Leur dit : « Vous trouverez le vieux Furic, sans doute ;
Qu’il ait soin cet hiver de nos mouches à miel !
C’était l’associé de votre père Hoël.
Car elles n’aiment pas, ces braves ouvrières,
À courir pour un seul les bois et les bruyères :
Elles veulent unir le riche et l’indigent.
Donc, si celui qui tient du ciel un peu d’argent
Et quelques beaux essaims au pauvre les apporte.
Les ruches sont à peine aux deux coins de la porte,
Que voilà de sortir, de rentrer tout le jour.
Ces mouches, dont le cœur enferme tant d’amour,
Suçant tous les bourgeons, toutes les fleurs nouvelles,
Que Dieu mit dans les champs pour le pauvre et pour elles. »
 
En suivant leur chemin, croyez que les deux sœurs

De ces conseils pieux savouraient les douceurs.
Avec leurs corsets noirs et leurs coiffures jaunes,
Par ces brumes d’octobre on aurait dit deux nonnes.
Ce fut, à leur entrée, un murmure joyeux.
Leur bon oncle en riant les baisa sur les yeux.
Chacun les admirait. Elles, toujours discrètes.
Disaient : « À vous servir, voyez ! nous sommes prêtes. »
 
Vraiment, pour relever les talus de Ker-Barz,
Qui, minés par les eaux, croulaient de toutes parts,
Avant que par le froid la brèche ne s’accroisse,
Ils étaient bien venus de la seule paroisse
Vingt braves ouvriers ; et ces vingt travailleurs
Firent ce que le double aurait pu faire ailleurs.
C’est que tous s’employaient pour une œuvre commune,
Pour un fermier comme eux, sans récompense aucune ;
Et durant ce travail des pelles et des bras,
Le rire et les bons mots, certes, ne manquaient pas ;
Puis, leur laine à la main, lorsque les jeunes filles
S’en venaient devant eux manier les aiguilles,
Même les plus âgés, les plus lourds, les plus froids,
Semblaient prendre conseil de ces agiles doigts.
Ah ! c’était un plaisir de les voir à la file
Pêle-mêle entasser les cailloux et l’argile,
Revêtant les parois de mottes de gazon
Épaisses à braver la plus rude saison.
Viennent par-dessus tout les ronces, les broussailles,
Et ces talus seront plus forts que des murailles.
Non, même aux Lamballais, ces maîtres fossoyeurs,
Nul n’irait demander des ouvrages meilleurs.
 
Enfin le soir venu, paisible soir d’automne,

Sur l’herbe on a posé la nappe étroite et jaune ;
Et les vingt travailleurs, jouteurs toujours ardents,
Se remettent ensemble à travailler des dents.
Le bon Tal-Houarn, les reins cambrés, le jarret ferme,
Allait et revenait du courtil à la ferme,
Portant de nouveaux pots, portant de nouveaux plats ;
Et Lilèz, son filleul, en poussait des hélas !
Mais lui, toujours la voix et la tête plus hautes,
Disait joyeusement : « Je me plains de mes hôtes.
J’avais cru réunir de vaillants journaliers ;
Dans le parc, j’en conviens, ils donnent volontiers.
Mais devant les rôtis et la liqueur des pommes.
Je l’avoue à regret, ce ne sont pas des hommes. »
On riait, et le cidre à pleins bords de couler ;
Le lard jaune et fumant venait s’amonceler ;
Et Tal-Houarn et sa femme, et toutes les fermières
À peine sudisaient à vider les chaudières.
 
Or, par le chemin creux qui vers le bourg conduit,
Son livre sous le bras, au tomber de la nuit,
Venait un jeune clerc : les épaisses fumées
Qui lentement sortaient des viandes enflammées,
Il ne les cherchait pas ; mais ce rêveur pensait
Qu’une fille était là dont la main attisait
Tous ces ardents brasiers, et, poursuivant sa route,
Il se disait encor : « Je la verrai sans doute ! »
Ce fut lui qu’à travers les branches du courtil
Aperçut le fermier : « Holà ! holà ! dit-il.
Croyez-vous qu’on ait peur de votre jeune tête ?
Bon clerc ne fut jamais de trop dans une fête. »
Et, traîné par la main, le galant, tout le soir.
Dut, parmi les buveurs, bon gré, mal gré, s’asseoir.

On lui dit, quand sa tasse entre ses mains fut pleine :
« Que cherche notre clerc près de notre fontaine ?
Pensif, ce soir encore, il en faisait le tour. »
L’hypocrite saisit lestement ce détour :
« Ah ! dans ce roi des prés, au bord du fleuve Izôle,
Tout esprit studieux avec bonheur s’isole !
Oui, j’aime cette source au pied de ce coteau ;
Car celui qui donna son nom à ce hameau.
Lorsqu’il avait chanté longtemps sur la colline,
Peut-être à l’heure pâle où le soleil décline,
Ce vieux barde, rempli des choses d’autrefois,
À la source du pré vint rafraîchir sa voix ;
Et lorsqu’il remontait à travers les grands saules,
Sa harpe en se heurtant vibrait sur ses épaules.
— La merveilleuse histoire ! Ô jeune homme savant,
S’écriaient les fermiers, visitez-nous souvent.
Certes, vous payez bien votre part d’une fête.
Nous travaillons des bras ; vous, Loïc, de la tête. »
Loïc, tu répondis : « Un barde de nos jours
Qui nourrit de ses chants les villes et les bourgs,
Un ami m’a conté ces antiques merveilles.
Ah ! comme avec plaisir s’ouvriraient vos oreilles
Si, debout parmi nous, et parlant avec feu,
Sa voix vous expliquait le nom de chaque lieu,
Noms sacrés qui, restés vivants dans la mémoire,
Depuis quatre mille ans racontent notre histoire !
— Celui dont vous parlez, ah ! nous le connaissons,
Dit le meunier Ban-Gor. Ecoutez ses chansons ! »
Mais l’hôte : « Si chez moi, ce soir, la gaité brille,
La mort, voici vingt jours, entra dans ma famille,
Et j’attends le retour de la même saison
Avant qu’aucun chanteur chante dans ma maison.

— C’est bien ! dit un vieillard, invité pour son âge
De tout enterrement et de tout mariage.
Çà, prions pour le mort ; ensuite, mes amis,
Pour ceux qui de tout cœur céans nous ont admis.
Tous les ans leur blé croisse et leur grange s’emplisse !
Et l’œuvre de ce jour, le Seigneur la bénisse ! »
Alors les Requiem, les Grâces, les Pater,
Sur l’herbe du courtil furent dits en plein air ;
Puis l’hydromel encor, le cidre après les Grâces,
Pour le coup du départ vinrent remplir les tasses.
Quand, les pieds chancelants, la troupe repartit,
Un long cri du village au vallon retentit.
Leurs femmes les suivaient en devisant entre elles ;
Car, le dos tout courbé sous le poids de leurs pelles,
Ils roulaient lourdement au fond des chemins creux ;
Et, sans voir ses amours, le doux clerc avec eux.

Dés longtemps les deux sœurs, Anne et sa chère Hélène,
Le visage entouré de leurs coiffes de laine.
Avaient quitté la ferme : « Eh quoi ! partir déjà ?
— Oui, la mère attendrait, » leur répondit Anna.
 
Mais nous, pour bien finir cette belle journée.
Par cette mère en deuil montrons-la terminée :
Douce histoire où les cœurs trouvent à se nourrir.
Fleur qui dans nos champs seuls pouvait naître et fleurir…
 
Or la veuve d’Hoel, sombre de corps et d’âme.
S’en allait vers le bourg, alors qu’une autre femme,
Veuve aussi, l’abordant à l’angle d’un chemin,
Lui dit, les yeux en pleurs et la main dans la main :
« Est-ce bien vous, Guenn-Du ? Comme un malheur nous change !

En vous voyant venir du côté de la grange,
En vous voyant venir sous vos robes de deuil,
Je disais : « C’est un mort qui sort de son cercueil !
— Armel, oui, plaignez-moi, car nous sommes deux veuves,
Et nous avons passé par les mêmes épreuves.
Une maison est lourde, hélas ! quand un support
S’écroule et que le poids tombe sur le moins fort !
Dites ! que peut alors une innocente femme ?
Tout le monde l’accable, elle n’a que son âme.
Ce sont des serviteurs qui font mal leur devoir,
Des enfants à nourrir, des filles à pourvoir,
Cent choses à troubler la tête la plus ferme.
Loïc, votre bon fils, vient le soir à la ferme :
Mon pauvre homme l’aimait, ma fille l’aime aussi,
Dieu veuille que le prêtre arrange tout ceci !
— Guenn, je l’ai dit souvent : Dieu le veuille ! le veuille !
Comme un arbre je sèche, et tombe feuille à feuille ;
Mais nous souffrons sur terre et nous la regrettons,
Et j’aimerais à voir fleurir nos rejetons.
— Eh bien ! quand vous portez au marché votre beurre,
Entrez, nous causerons ; moi, je vais à cette heure,
Je vais porter ma bague à la Vierge du bourg.
Oui, cet anneau de veuve à mon doigt semble lourd.
Mon ancien compagnon, Hoël, le redemande,
Et je l’offre à Marie afin qu’elle le rende. »
 
Depuis longtemps la veuve, à l’ombre d’un pilier,
Priait à deux genoux, et sur son tablier
Lentement, grain à grain, défilait son rosaire.
Attendant, pour remplir son vœu, que le vicaire
Fût sorti de l’église et du saint tribunal.
Or deux femmes étaient au confessionnal,

Et quand l’une eut parlé longuement, l’autre femme
En eut pour toute une heure à soulager son âme.
Pourtant la nuit tombait et l’approche du soir
Répandait dans l’église un froid humide et noir.
Les deux femmes enfin sortirent, et, le prêtre
Du confessionnal ayant clos la fenêtre,
Guenn-Du se releva ; puis, d’efforts en efforts,
Vers l’autel de la Vierge elle traîna son corps.
 
Mais au pied de l’autel, près de tirer sa bague,
Voici que son esprit se trouble ; un tableau vague
De ses jours d’autrefois passe devant ses yeux :
Les plus jeunes d’abord, hélas ! les plus joyeux ;
De toutes ses amours elle revoit l’histoire ;
L’habit qu’elle acheta pour sa noce à la foire ;
Elle entend résonner les cloches ; elle voit
L’autel où son époux mit la bague à son doigt ;
Ensuite les enfants, les travaux du ménage,
Sa maison devenant plus sombre d’âge en âge ;
Elle, enfin, vieillissant ; son mari déjà mort.
Et tous ces souvenirs la troublèrent si fort
Que, pour se soutenir, sur le bord de la rampe
Elle appuya ses mains. — Mais là, sous une lampe,
Aux dernières lueurs du soir, apercevant
L’épouse de Joseph avec son bel enfant.
Celle que les martyrs ont prise pour leur reine.
Son fils entre les bras, lui parut si sereine
Que la veuve d’Hoël voulut cacher ses pleurs
À la mère du Christ, la mère de douleurs.
Et bientôt dans son cœur plus forte et plus allègre,
La bague qui flottait autour de son doigt maigre,
Elle la retira : « Voici l’anneau d’Hoël,

 
Rendez-lui son présent, ô Vierge, dans le ciel ! »
Il faisait froid, bien froid, et noir sous le feuillage,
Quand la veuve revint enfin dans son village ;
Mais ses enfants veillaient, et Lilèz, son neveu,
Avait mis un tronc d’arbre immense dans le feu.