Les Bretons/Le Convoi du Fermier

Les BretonsAlphonse Lemerre, éditeurvol. 2 (p. 133-139).

CHANT SEIZIÈME

LE CONVOI DU FERMIER.


La veuve et ses amis ensevelissent leur mort. — Conversations dans la forêt. — Chapelle du mort. — Le convoi du fermier. — Lamentations.


Si le ciel vous a pris quelqu’un aimé de vous,
Rappelez-vous, hélas ! combien vous pleuriez tous,
Quand cet être chéri, que le cercueil emporte,
Pour la dernière fois passa sous votre porte ;
Et comme vous alliez, le front dans votre main,
pleurant toujours, pleurant tout le long du chemin
Jusqu’à l’horrible fosse où, béni par le prêtre,
Tout ce que vous aimiez entrait pour disparaître ;
Tellement que l’ami qui veillait sur vos pas
Vous entraîna, mourant vous-même entre ses bras.
 
Quand le fermier Hoël mourut, ainsi sa femme
Laissa voir au grand jour les tourments de son âme ;
Puis, épouse chrétienne, elle l’ensevelit,
Et l’appela longtemps prés de son dernier lit.
 
On ne verra jamais angoisse plus profonde,
Abîme de douleurs plus digne qu’on le sonde.

Dès que le point du jour blanchit le haut du toit,
Les femmes commençaient leur œuvre. « Il est tout froid,
On peut laver le corps, dit Armel. Mais la veuve
A-t-elle préparé ses draps de toile neuve ?
— Ouvrez, dit celle-ci, je vous entends ! ouvrez
Le grand bahut de chêne, et là vous trouverez
Bien pliés et tout blancs mes anciens draps de noces,
Du fil, un sac rempli de fèves dans leurs cosses,
Enfin tout ce qu’un mort demande autour de soi.
Prenez un drap pour lui, gardez l’autre pour moi.
Mais que le menuisier ferme le lit de planches
Bien doucement ; et vous, dans les deux toiles blanches
Enfoncez chaque épingle avec un doigt prudent :
Les morts ne parlent pas ; ils souffrent cependant.
Oui, notre fossoyeur l’a dit : le cœur se navre
Quand on sait comme lui ce que souffre un cadavre. »
 
Vers la même heure, Alan, le valet de Coat-Lorh,
Traversait la forêt qui, murmurante encor,
Secouait ses rameaux humides de la veille.
Ainsi que ses cheveux un homme qui s’éveille :
« Lan ! Alan ! où vas-tu si vite ? — Hé ! les garçons !
Est-ce vous qui rôdiez derrière ces buissons ?
Bleiz vous avait sentis. C’est un maître à la piste.
Bonne chasse ! Chez nous cette nuit fut bien triste.
— Quoi ! ton maître n’est plus ? — Jésus ! toute la nuit
La Mort sur sa charrette a donc roulé sans bruit ?
Prends garde à toi, Ronan ! Depuis que tu sais lire,
Tu te railles du diable, et les morts te font rire.
Pourtant, si vous venez tous deux veiller le corps,
Vous aurez du pain blanc et du cidre à pleins bords.
Adieu, Ronan ! — Bonjour, Alan ! — Porte ton livre.

Moi, je m’en vais au bourg chercher la croix de cuivre.
Adieu, Furic ! — Courage, Alan ! »

Le soir venu,
Le cercueil fut ainsi posé ; car je l’ai vu :
Trois draps semés de fleurs formaient une chapelle ;
Aux quatre coins, des os de morts, une chandelle ;
Aux pieds, un bénitier ; à la tête, une croix ;
Et Guenn, la vieille Guenn, sur un siège de bois,
Regardait le défunt, dont la lèvre entr’ouverte
D’une teinte verdâtre était déjà couverte.
Les pieds aussi sortaient d’une horrible façon.
Des hommes près du feu hurlaient à l’unisson.
C’est alors que, passant sous les murs du village,
Mon cheval, effrayé de ce concert sauvage,
Se cabra ; je poussai la porte, et, d’un coup d’oeil,
Je vis ces draps tendus, ce corps dans son cercueil,
Les veilleurs attablés devant un feu de lande,
Et dans l’ombre, à travers la fumée, une bande
D’amis et de voisins qui priaient à genoux.
Guenn-Du tenait en main une branche de houx.
Je la pris, et deux fois, dans la forme prescrite,
Sur le corps du fermier je jetai l’eau bénite.
Je vis Hélène, Anna, muettes dans leur coin ;
Et près d’elles encor, silencieux témoin,
Le jeune clerc Daûlaz (il avait voulu rendre
Ce devoir à celui qui le choisit pour gendre) ;
Puis le fermier Tal-Houarn, et Lilèz son filleul,
Qui, sous ses longs cheveux, sur un banc pleurait seul.
 
Ce peuple aime les morts ! Au milieu d’une fête,
Pour eux il s’agenouille et découvre sa tête ;

Il leur dit de goûter à son cidre nouveau,
Et se plaît à remplir de spectres son cerveau.
Certes, quand les bouvreuils chantent dans les broussailles,
Bien des pâtres aussi chantent dans la Cornouailles ;
Pour danser aux Pardons tous les pieds sont légers,
Et les bonds des lutteurs ébranlent les vergers.
Alors, grâce au soleil et grâce au jus des pommes,
La joie est sur la terre et dans le cœur des hommes ;
Mais, au premier frisson d’octobre dans les bois.
Les appels des bergers se taisent à la fois,
La lande rend des sons plaintifs ; avec la pluie
Descendent les vapeurs de la mélancolie ;
Les jours noirs sont venus : jeunes gens et vieillards
Passent silencieux à travers les brouillards ;
Les morts ouvrent leur tombe, et la Bretagne entière,
Sous son ciel nuageux, n’est plus qu’un cimetière.
 
Cependant, poursuivons !… Accompagnons demain
Ces parents dont les pleurs inondent le chemin :
Il faut voir le cercueil dans la terre descendre,
Et tirer du tombeau tout ce qu’il peut apprendre.
 
La tombe du fermier, prête à le recevoir,
Etait déjà creusée, et, devant ce trou noir,
Les prêtres, revêtus de leur surplis de neige,
Et leur livre à la main, attendaient le cortège.
Le cortège avançait ; mais un brouillard si lourd
Tombait sur les maisons et le chemin du bourg,
Qu’on aurait dit le mort bien loin sans la clochette
Et sans le pas des bœufs qui traînaient la charrette.
 
Ce fut un long trajet. Quand les processions
Se rendent vers Coal-Lorh pour les Rogations,

Elles mettent une heure à ce pèlerinage,
Dans un mois de soleil et de naissant feuillage.
Tout est sombre aujourd’hui ; l’eau tombe incessamment,
Et vers leur dernier lit les morts vont lentement.
Hoël eut les honneurs qu’aux riches on délivre :
Il eut la croix d’argent avec la croix de cuivre ;
Un notable du bourg prit la corne des bœufs,
Afin de les guider dans les chemins bourbeux ;
Puis, hommes en manteaux, femmes en coiffes jaunes,
Suivirent à travers les bouleaux et les aunes.
 
Mais voici que la veuve, au départ du convoi,
Se trouble, et vers le corps jetant un cri d’effroi :
« Quel sentier prenez-vous ? Tout droit, tout droit, dit-elle,
Suivez la grande route, et suivez la plus belle !
De le conduire en terre êtes-vous si pressé ?
Je veux que son deuil passe où sa noce a passé. »
 
Sans répondre, on suivit la route la plus large,
Et les bœufs du fermier emportèrent leur charge
Par ces mêmes chemins qu’Hoël, fort et vivant,
Pour aller à la messe avait faits si souvent.
À peine on entendait le mouvement des roues,
Tant le guide, malgré les mares et les boues,
Evitait avec soin le choc de tout rocher,
Tout arbre où la charrette aurait pu s’accrocher.
De lui-même, en tournant la forêt, l’attelage
S’arrêta (dernier coin d’où sortait le village).
Qui sait des animaux le sens mystérieux ?
Tous les gens du convoi firent halte avec eux.
Celui qui les menait, s’appuyant sur leurs têtes,
À leur instinct secret laissa les nobles bêtes ;

Il ne les piqua point avec son aiguillon,
Mais se signa lui-même avec dévotion,
Assuré que l’Esprit qui leur barrait la route
S’enfuirait en voyant le signe qu’il redoute.
 
Ainsi dans le brouillard, au son lointain du glas,
S’avançait le cercueil, traversant pas à pas
Les marais, les coteaux, et cette lande verte
Dont la plaine de Scaer vers le sud est couverte ;
Et la cloche du bourg disait toujours : « Va-t’en !
Corps mort, va-t’en vers Dieu ! corps mort, Jésus t’attend ! »
 
À présent, éclatez, sanglots ! Douleur amère,
Inonde de ton fiel ces filles et leur mère !
Toi, Jésus, couvre-les de tes signes de croix !
Au bord de cette fosse, à genoux toutes trois,
À genoux sur la terre, elles y voient descendre
Celui qui ne sera bientôt qu’un peu de cendre.
Larmes d’affliction, oh ! coulez de leurs yeux ;
Et du fond de leur cœur sortez, derniers adieux !
« Hélas ! vous nous quittez (disait Guenn sur la bière,
Tandis que le clergé chantait l’hymne dernière) !
Vos prés, votre courtil plein de ruches à miel,
Votre bonne maison, vous quittez tout, Hoël !
Las, hélas ! vous laissez sans chef votre famille !
Entendez-vous les cris d’Hélène, votre fille ?
De votre Anna, qui tord ses mains de désespoir ?
Et Nannic, qui se penche en pleurant pour vous voir ?

— Mon père ! mon bon père ! — Oui, pauvres orphelines,
Appclez-le bien fort ! épuisez vos poitrines !
Forcez-le de rouvrir ses deux yeux au soleil.
Ah ! s’il avait besoin, tant besoin de sommeil,

 
Pour dormir avec moi ne pouvait-il m’attendra ?
Dans mon cercueil aussi je suis près de m’étendre.
Nous n’avons eu qu’un lit durant plus de vingt ans ;
Morts, nous aurions dormi comme autrefois vivants. »
 
Les prêtres cependant rentraient dans la chapelle.
Sous un amas de terre alors prenant sa pelle,
Le fossoyeur, aidé du jeune clerc Daûlaz,
Poussa sur le cercueil le sable humide et gras.
Les parents sanglotaient ; car chaque pelletée
Qui tombait sur Hoël semblait sur eux jetée.
 
Comme ce vieux Breton qu’un tertre va couvrir,
Si ton heure est sonnée, et si tu dois mourir,
Vois avec quel amour j’épanche de ma verve
Ce miel de poésie, Arvor, qui te conserve ;
Comme autour de ton corps je construis un tombeau
Plus rempli de parfums, plus solide et plus beau
Qu’au fond des bois sacrés, pour sa chère Viviane
N’en éleva Merlin, ce grand maître en arcane !
Si ton jour est venu, comme tes vieux héros,
Dans leur auge de pierre étendus sur le dos,
Bretagne, dors en paix ! J’ai répandu l’arôme.
Le miel de poésie, ô mère ! qui t’embaume.