Les Bretons/Les Mineurs

Les BretonsAlphonse Lemerre, éditeurvol. 2 (p. 115-123).

CHANT QUATORZIÈME

LES MINEURS.


À la fontaine féerique de Baranton. — Le chemin de la mine. — Rencontre d’un vieux mineur. — Crainte et sombres entretiens des trois voyageurs. — Anna s’arrête à l’entrée de l’usine. — Le Dragon enchanté. — Joie du prêtre et de Lilèz en revoyant le soleil. — Voyage et apparitions dans les Montagnes-Noires. — Arrivée à Scaer. — La Crieuse-de-Nuit.


Est-ce vous, Baranton ? Sur sa pelouse verte
Que la fontaine sainte est aujourd’hui déserte !
Les plantes ont fendu les pierres de ces murs ;
Et les joncs, les glaïeuls et les chardons impurs
Entouré son bassin, d’où ses eaux étouffées
De ravins en ravins coulent au Val-des-Fées ;
Nul bruit dans ce désert, hors le cri du vanneau
Immobile longtemps au bord des flaques d’eau,
Le beuglement d’un bœuf lointain ou la voix triste
D’un cerf de Brécilien qu’un chien suit à la piste.
Ô bois d’enchantements, forêt de Brécilien
Où dans son fol amour s’est endormi Merlin,
Où rois et chevaliers, sur leurs bonnes montures,
Venaient de tous pays tenter les aventures,

Bravant les nains hideux, les spectres, les serpents,
Tous les monstres ailés, tous les monstres rampants,
Bravant (autre péril) les doux regards des fées
Qui, leurs voiles au vent, leurs robes dégrafées,
Suivaient dans le vallon les sons errants du cor
Et peignaient leurs cheveux autour du perron d’or ;
Ô bois d’enchantements, vallon, source féconde
Où se sont abreuvés tous les bardes du monde,
Est-ce vous ? est-ce vous ? terre morne et sans voix.
Qui vous reconnaîtrait sous vos noms d’autrefois ?

Oui, c’est elle, l’honneur des sources d’Armorique,
Sainte en nos jours chrétiens comme au vieux temps féerique !
Voyez (dans tous les puits quand tarit l’eau du ciel),
Des hauteurs d’Héléan, des vallons de Gaël,
Voyez vers Baranton, à travers les bruyères,
Avec les croix d’argent s’avancer les bannières,
Tous y tremper leurs mains, et les processions
Entonner à l’entour l’air des Rogations !
Et moi, moi que Paris nourrit de ses doctrines,
Fontaine, j’ai voulu boire à tes eaux divines :
Tandis que mes amis dans leur grande cité
Entre eux paisiblement parlaient de la beauté,
Je suis venu m’asseoir seul dans ton marécage ;
Là j’appelai trois fois Merlin, barde sauvage,
Et, penché sur ta source avec dévotion,
Je bus à m’enivrer l’eau d’inspiration.
 
Ravive donc mes sens, ô magique fontaine !
L’esprit noir du Huel-Goat vers sa mine m’entraîne :
Pour marcher d’un pied sûr dans ce monde infernal,
Baranton, j’ai besoin d’un puissant cordial !…


Dès qu’il fit jour, Lilèz, sa cousine, et le prêtre
Qui désirait pour eux tout voir et tout connaître,
S’avançaient vers la mine, et, sans s’être parlé,
Chacun des voyageurs sentait son cœur troublé.
Au bord de certains seuils souvent le pied hésite :
On craint, par un instinct secret, ceux qu’on visite :
Ainsi nos laboureurs se prenaient à songer,
Près de mettre le pied sur un sol étranger.
Qu’ils se hâtent pourtant ! Anna, pieuse fille,
Qui sait ce qu’un absent retrouve en sa famille ?
Vous avez saintement accompli votre vœu,
Mais hâtez-vous ! Qui sait les volontés de Dieu ?

Or, au sortir du bourg, il trouve le digne homme
Qui conduisait sa vache à saint Herbod, et comme
C’était un vieux mineur : « Prenez garde, dit-il,
À l’Esprit de la mine ! Il est traître et subtil.
Veillez bien sur vos pas. Je connais sa colère
Lorsqu’un travailleur chante ou siffle dans sa terre :
Il vous écraserait sous quelque éboulement ;
Ainsi parlez tout bas et marchez lentement.
Plusieurs y sont restés. Oh ! c’est un Esprit triste !
À présent, mes amis, saint Herbod vous assiste !
Voici la route, adieu ! » —

Les prés et les taillis
Des flots d’une vapeur si blanche étaient remplis,
Qu’ils semblaient cheminer entre deux murs de marbre.
À peine on distinguait le tronc pâle d’un arbre.
Les oiseaux se taisaient. De grands rayons dorés
Traversaient par endroits cette vapeur des prés,
Et soulevaient en l’air une barre d’atomes ;

Puis des mineurs passaient comme de longs fantômes ;
D’autres dans le brouillard suivaient à quelques pas ;
On entendait leur marche, on ne les voyait pas.
Tels que les animaux qui craignent la lumière,
Oh ! comme ils se hâtaient de gagner leur tanière,
Ces sombres ouvriers ! Dans leur noir souterrain
Comme tous s’empressaient d’aller chercher leur pain !

Le bon Lilèz, les yeux baissés et l’air farouche,
Jusqu’ici chemina sans même ouvrir la bouche ;
II s’écria soudain : « Ô pauvres paysans !
Nous qui trouvons la bêche et le fléau pesants.
Et notre champ aride, et que le peu qu’il donne,
Semé par le temps froid, par le chaud se moissonne ;
Ce fer qui nous fatigue, ô pauvres laboureurs !
À d’autres malheureux coûta d’autres sueurs !
Oui, de plus malheureux ! car jamais sur leur face
Le souffle bienfaisant d’une brise qui passe.
Jamais un beau soleil pour réjouir leurs yeux,
Ou de fraîches odeurs sortant des chemins creux.
Et jamais dans les blés le chant de l’alouette
Que le fermier écoute en menant sa charrette ! »

« — Ah ! tu dis vrai. Lilèz, repartit avec feu
Le prêtre, qui semblait comme inspiré de Dieu ;
Sur notre vieux pays malheur, quand ses collines
Partout retentiront du fracas des machines,
Lorsque les laboureurs seront des ouvriers,
Et que nos frais étangs, nos ruisseaux, nos viviers
Serviront aux conduits de quelque usine impure,
Enfin le jour où l’art chassera la nature !

Tout travail est béni ; mais, nous autres Bretons,
Dieu nous fit laboureurs : tels qu’il nous fit, restons ! »
 
Tels étaient les discours qui, durant ce voyage,
Soutenaient l’homme saint et le paysan sage ;
Et la pensive Anna, dont l’âme ailleurs rêvait,
D’un geste ou d’un regard parfois les approuvait.
 
Le bois cesse ; on arrive au centre des vallées.
C’est l’usine. Un grand feu, des huttes isolées.
D’infects écoulements. Là, dans l’ombre et le bruit.
Des femmes, des enfants, travaillent jour et nuit.

Anna dit : « Vous, entrez dans cette maison creuse ;
Pour moi, je reste ici ; je suis peu curieuse. »
 
Sous cette voûte noire, étroite et pleine d’eau,
Courbés comme des gens qui portent un fardeau.
Ils entrèrent tous deux ; mais, d’échelle en échelle,
Après bien des détours, de ruelle en ruelle,
À la triste clarté de leur lampe de fer,
Lorsqu’ils virent la mine, ils crurent voir l’Enfer.
Le guide leur disait : « Passons par cette trappe.
Tenez la lampe ainsi de peur qu’elle n’échappe.
Baissez, baissez la tête ! À présent, levez-vous ;
La terre à huit cents pieds monte au-dessus de nous. »
Alors, comme une mère aux fécondes entrailles.
Les naïfs voyageurs admiraient ces murailles,
Où l’argent et l’étain, et le cuivre et le plomb,
Le quartz et le mica se suivent en filon ;

Et de tous les côtés ils écoutaient les pioches,
Et les coups des marteaux qui frappaient sur les roches.
 
Accroupi sous sa lampe, un vieillard en un coin
Minait de si bon cœur qu’on l’entendait de loin :
« Père, vous travaillez avec un grand courage,
Dit Lilèz. Gagnez-vous beaucoup pour tant d’ouvrage ?
— Hélas ! de ma maison je pars avant le jour.
Et le jour est fini quand je suis de retour !
Mais ces deux vieilles mains ont beau tirer du cuivre.
On leur prend tout : j’emporte à peine de quoi vivre.
C’est un rude métier. Plaignez-moi, mes enfants !
Ah ! quand Dieu prendra-t-il pitié des pauvres gens ? »

Hommes noirs, ô mineurs, peuple doux et qui souffres.
Retournez au soleil, amis, quittez vos gouffres !
Quand le dragon d’Arthur tomberait sous vos coups,
Son trésor enchanté, mineurs, n’est pas pour vous !
Et pourtant qui n’a vu sous les amas de pierres
Du vieux Castel-Arthur, en écartant les lierres,
À l’heure où le croissant brille vers Bod-Cador,
Le dragon merveilleux qui garde un monceau d’or ?
Ses griffes sont d’acier, de cuivre ses écailles ;
Dès qu’il bouge, on entend leur choc sur les murailles ;
Il est aveugle et sourd, mais dans le trou des yeux
Il a des diamants qui jettent de grands feux.
Et lorsqu’il tourne à l’air ses mouvantes oreilles,
Le vent s’y roule et rend des plaintes sans pareilles ;
Son ventre large et gras est tacheté d’azur :
Merlin y renferma l’or de son maître Arthur. —
Qui tuera le serpent ? — Ce monstre, c’est la terre,
Ô mineurs ! Vous avez résolu le mystère !

Vos bras forts ont su rompre, arracher et scier
Ses écailles de cuivre et ses griffes d’acier ;
Mais un plus adroit vient ; aux flancs du monstre il entre,
Et ravit les lingots enfouis dans son ventre !

« Et toi, comme abattu sous le poids de tes maux,
Ouvrier chevelu, qu’as-tu donc ? » — À ces mots,
Un mineur tressaillit ; il jeta là son œuvre,
En relevant la tête ainsi qu’une couleuvre.
Le vicaire pâlit. — « Obérour ! Obérour !
Tu vis encor ; tu vis seul et sans voir le jour !
— Obérour ? Oui, c’est moi. Vous, pourquoi cet œil sombre ?
Je vous laisse le jour, hommes, laissez-moi l’ombre !
Oubliez le mineur, car lui vous oublia. » —
Le courageux reprit sa bêche, et travailla.
 
Quel était donc cet homme ? Une mine est un antre
Où, loin de tous les yeux, plus d’un malheureux entre ;
Et dans un confesseur bien de secrets ennuis
Reposent, comme au fond d’un abîme enfouis.
 
D’un bond, tel qu’un plongeur près de manquer d’haleine,
Le prêtre aurait voulu, tant son âme était pleine.
S’élancer de ce gouffre ; il fallut cependant
Monter tous les degrés suivis en descendant ;
Et comme le sentier pour sortir de ce monde,
La route lui semblait plus dure et plus profonde ;
Enfin son œil vit poindre un rayon de soleil :
O bonheur quand parut le jour clair et vermeil !
 
Ils partirent soudain. La grande fonderie
Plus loin se déchaînait dans toute sa furie ;

Mais aucun d’eux n’entra. « Non, disait Lilèz, non !
C’est assez pour un jour ! Hélas ! voyez l’Avon,
Comme son pauvre lit est troublé par l’usine !
Oh ! vive qui voudra dans le fond d’une mine,
Oh ! vive qui voudra dans ce château de fer,
Moi je suis paysan, je veux vivre en plein air !
Pour battre le blé noir, pour piler de la lande,
Ma force désormais sera deux fois plus grande !
Combien je vais aimer mes vaches, mes chevaux !
Viennent tous les lutteurs de Kérien, je les vaux ! »

Le cœur franc de Lilèz débordait ; sur l’épaule
On voyait son habit pendre au bout d’une gaule.
Anna levait sa robe ; et les trois pèlerins
Pour marcher plus gaîment entonnaient leurs refrains.

Jusqu’au bas de Carhaix, la cité montueuse,
De son Malo-Corret[1]* justement orgueilleuse.
Ils allèrent chantant, et, devant sa maison,
Ils ne passèrent pas sans saluer son nom.
Ainsi, le cœur rempli de nos anciennes gloires,
Ces amis sont entrés dans les Montagnes-Noires ;
Mais leur jarret faiblit, leur courage est rendu :
Jour et nuit voyager dans ce pays perdu !
Lilèz ne chante plus ; mais parfois en arrière
Il s’arrête, en tournant les yeux sur la bruyère.
« Lilèz, marcherez-vous ? — Qu’est-ce, cousin Lilèz ?
Des voleurs ? — Parlons bas, Annaïc ! Voyez-les,
Ces petits nains velus sur cette roche bleue :
Comme ils mènent leur ronde en remuant la queue !

Nains de toutes couleurs, ils sont là près d’un cent.
Je n’ai plus dans le corps une goutte de sang.
— Païen, cria le prêtre, avec toutes ses fables !
Ne songe pas aux nains et songe plus aux diables.
Avançons, avançons ! » Lilèz fit quelques pas ;
Mais, tandis qu’à grand’peine on montait Méné-Brâz,
Il s’arrêta tout court : « Pour cette fois, j’y reste.
Je sens un Corrigan qui se pend à ma veste.
Vous ne le voyez pas ; pour moi, je le sens bien.
Je vous dis qu’il s’accroche à mon dos comme un chien. »
 
Il semblait qu’irrités ce soir de leur visite,
Les Esprits de la mine erraient à leur poursuite ;
Toute tremblante, Anna se disait dans son cœur :
« Ceci doit annoncer chez nous quelque malheur. »

De même jusqu’au bourg. Des collines, des mares.
Des garennes, sortaient des figures bizarres ;
La terre se plaignait ; on ne sait pas pourquoi
L’Automne est toujours triste et nous glace d’effroi.

Enfin au presbytère on arriva. Le prêtre
Frappa trois fois des mains, et, poussant la fenêtre,
Le clerc lui répondit ; mais Lilèz, mais Anna,
Vers le hameau lointain s’acheminaient déjà.
Et levant derrière eux ses grands bras, un squelette
Les suivait en criant d’une voix de chouette.
Or, cette voix, c’était la Crieuse-de-Nuit,
Qui le long des fossés en hurlant vous poursuit ;
Dans la lande elle est là qui de loin vous regarde,
Et toujours on entend sa voix aigre et criarde.



  1. La Tour-d’Auvergne