Les Bretons/Dans les montagnes

Les BretonsAlphonse Lemerre, éditeurvol. 2 (p. 108-114).

CHANT TREIZIÈME

DANS LES MONTAGNES.


La Vierge et la nourrice : histoire aux confins de Léon. — Enseignement pour Anna. — Les pèlerins se remettent en route. — Morlaix. — Ils traversent les montagnes d’Arré. — Le cor d’Arthur. — Approches pittoresques du Huel-Goat et arrivée à l’hôtellerie. — Comment deux sœurs s’entendent de loin. — Le saunier du Croisic est chargé d’une lettre par le clerc Daûlaz.


Sur les monts aérés, dans les gorges obscures,
De nos gais pèlerins suivons les aventures.
 
Aux confins de Léon, lecteurs, vous le savez,
Trois jeunes voyageurs hier sont arrivés.
Un prêtre, un laboureur, une fille vermeille.
Mais tous trois, fatigués du chemin de la veille,
Effrayés du chemin qui s’étend devant eux,
Entre leurs draps bien chauds n’osent ouvrir les yeux.
Tout dort, hormis l’hôtesse. À travers sa fenêtre
Le premier point du jour à peine vient à naître,
Qu’en son humble logis, active à nettoyer,
Elle allume sa braise, et, devant le foyer,
Tout en accommodant, pour les gens de l’auberge,
Le repas ordinaire, elle pria la Vierge

Et le divin Enfant de bénir le gruau
Qu’elle-même donnait à son fils au berceau ;
Pour lui, du gruau blanc la bouche toute pleine,
Gaîment il remuait dans son maillot de laine.
 
Oui, plus d’une nourrice a vu dans sa maison,
Tandis qu’elle allaitait son jeune nourrisson,
Plus d’une mère a vu près de la cheminée
La Vierge toute blanche et de fleurs couronnée !
Comment vers les enfants ne viendrait-elle pas
Celle dont l’Enfant-Dieu but le lait ici-bas ?
Sous son voile de lin doucement recueillie,
Croyez-le, bien souvent pour bénir la bouillie,
Elle est là près du feu ; l’enfant, tout en émoi,
Sourit, et les parents ne savent pas pourquoi.
 
Pourtant l’Angélus sonne. On entend sur la place
Les appels des bergers et le bétail qui passe ;
Leurs outils sous le bras, les ouvriers du lieu
Viennent boire à l’auberge et s’égayer au feu.
Partout avec le jour recommence l’ouvrage ;
Ils viennent en buvant prendre force et courage.
Puis les trois voyageurs, armés de leur bâton,
Entrent. L’hôtesse alors, sur un vieil air breton
Chantant une complainte à son petit farouche,
Des restes du gratin lui remplissait la bouche.
Sans rien dire elle offrit au plus grave des trois
Le poêlon, qu’il bénit par un signe de croix.
Hélas ! en soupirant, dans son esprit peut-être
À ses jours isolés il songeait, pauvre prêtre !
La jeune fille aussi regardait en rêvant

Cette joyeuse mère et son joyeux enfant :
De sorte que Lilèz, qui lisait dans son âme,
Lui dit : « Instruisez-vous des devoirs d’une femme.
Près de ce nourrisson, apprenez comme on doit
Passer sur une bouche et repasser le doigt.
On a semé pour vous du blé dans la paroisse,
Pour vous seule, Annaïc, il ne faut pas qu’il croisse.
Regardez cette mère, et vous saurez comment
Un enfant se nourrit de la fleur de froment. »
 
Que répondit Anna ? Rouge et pleine de honte,
À baisser en avant sa coiffe elle fut prompte ;
Et pour mieux échapper à tout malin regard,
Elle-même donna le signal du départ.
 
La route de la veille, ils la refont encore.
Ils passent le torrent. Leur pas ferme et sonore
Retentit sur le pont et le quai de Morlaix
Qu’aujourd’hui dans leur langue on nomme Montrou-Lèz :
Pays d’Albert le Grand, moine d’une foi grande
Qui des saints d’Armorique écrivit la légende.
Ils avancent toujours. Les montagnes d’Arré
Dressent sur le chemin leur dos morne et sacré.
Le dos de la Bretagne. Alors tout se déboise.
Lande courte, aucun bruit, des rocs semés d’ardoise.
Un lourd soleil d’aplomb sur un terrain pierreux.
Ils avancent toujours. Dans le fond, derrière eux,
Un roulier qui les suit de son bruit monotone ;
Et loin, bien loin devant, la route longue et jaune
Montant avec effort ; eux-mêmes, je les vois,
Ainsi que trois points noirs, gravissant à la fois.
Enfin, de la Bretagne ils ont franchi l’arête.

Là, dans l’air vif et pur ils découvrent leur tête,
Et poussent un grand cri vers le Mont-Saint-Michel
Qui levait fièrement son front bleu dans le ciel.
Puis des vallons encor, des montagnes sans nombre.
La nuit les entourait, lorsque, baignés dans l’ombre,
Ils virent des taillis penchés sur des ravins,
Et comme des géants culbutés par des nains,
Sur les flancs des coteaux d’cnormes pierres rondes ;
Des sources bruissaient dans ces gorges profondes ;
Et c’était une cloche, un beau lac argenté ;
On eût dit les abords d’un manoir enchanté.
Un cor sonna trois fois !

— Est-ce vous, duchesse Anne,
Qui dans vos souterrains, légère et diaphane,
Errez en appelant vos fidèles mineurs,
Et par des chants plaintifs soulagez leurs labeurs ?
Arthur, prince gallois, est-ce ta meute noire
Qui chasse cette nuit au son du cor d’ivoire ?
Prince Arthur, est-ce toi ? De l’île d’Avalon
A-t-il pu s’échapper, l’indomptable lion ?
Avec Gauvain, Tristan, et le roi de Cornouailles.
Est-ce lui qui chevauche à travers les broussailles ?
Revient-il au Huel-Goat, le grand sonneur de cor ?
 
Arthur, nous t’attendons, nous t’attendons encor !

Le Huel-Goat ! Mais déjà dans leur hôtellerie
Nos amis sont en train de pleine causerie :
On parlait de la mine et de l’ancien manoir,
Des choses du pays les plus belles à voir.
Chacun disait son mot. Des hommes du cadastre,

Venant de la forêt, contaient un grand désastre,
Tout un troupeau mange par les loups ! Un dévot,
Qui conduisait sa vache à monsieur saint Herbot,
À ce propos de loups baissa les deux oreilles,
Comme s’il redoutait aventures pareilles.
Et se mit à rêver. — Mais quelqu’un dont l’esprit
Paraît sans rien entendre écouter ce qu’on dit.
C’est Anne de Coat-Lorh : vers le lit de sa mère,
Vers tout son monde, hélas ! et sa sœur et son père,
Sans cesse elle revient ; puis un charme secret
De son village au bourg doucement l’attirait
Vers celui que son cœur trop faible lui rappelle,
Et qui, dans ce moment aussi, s’occupait d’elle.
 
Oui, l’autre jour, Lilèz, l’honnête et franc garçon,
Sur les bords de l’El-Orn, Lilèz avait raison !
Oui, tandis qu’en voyage il mène sa cousine,
Et qu’il s’endort ce soir au feu de la cuisine,
Hélas ! je vois dans Scaer un jeune homme du bourg.
Un clerc nommé Loïc, dont le cœur est bien lourd.
La cloche a beau sonner pour l’heure du rosaire,
Sonner, sonner encor : le front sur sa grammaire,
Dans sa petite chambre, en haut de l’escalier,
Il voyage en esprit, le fervent écolier !
Enfin, dans son cornet il choisit une plume
Neuve et toute taillée ; à la fin d’un volume
11 arrache un papier plus blanc que parchemin,
Et dessus il écrit de son habile main :

« Cette lettre, Annaïc, cachetée et bien close,
Je la donne à quelqu’un qui jamais ne repose.
À travers les chemins elle va vous chercher :

Je voudrais la remplir de ce qui peut toucher !
Oui, l’ermite vivant d’herbes et de racines,
Un vieillard tout perclus et qui tombe en ruines,
Un pauvre prisonnier muré dans son cachot,
Anna, muré sous terre et marqué d’un fer chaud,
Tous les tourments, voilà mon image fidèle.
Un peintre, hélas ! devrait me prendre pour modèle.
Si je connaissais l’art de mêler les couleurs,
Je ferais de moi-même un portrait de douleurs. »
Cela dit, l’écolier descend avec mystère
Son escalier, et sort sans bruit du presbytère.
 
Mais chez maître Ti-Meûr, l’aubergiste du lieu.
Croyez-vous que ces gens soient là pour prier Dieu ?
Nenni. Sur le bahut fume un bon plat de tripes.
Ceux qui n’y peuvent mordre ont allumé leurs pipes.
Mais le cidre surtout, ils ne l’épargnent point :
Tant qu’à coups de balai, de quenouille et de poing,
La servante les chasse, et déjà l’on s’assomme,
Lorsqu’au seuil de l’auberge arrive le jeune homme.
« C’est Daûlaz, le savant ! Que cherche-t-il ici ?
— Le saunier du Croisic, répond-il. — Me voici.
— Eh bien, l’ami, sortons !… Doussall, sans paix ni trêve
De Vanne à Saint-Malô, de l’une à l’autre grève
Vous courez les chemins : prenez donc ce billet ;
Et sur vos sacs de sel, sur votre noir mulet.
Si vous voyez, passant à pied dans la campagne.
Une fille modeste et qu’un prêtre accompagne.
Donnez-lui ce papier, mais sans dire mon nom :
Peut-être en l’apprenant elle répondrait : « Non ! »
Cherchez bien mes amis ; qui sait dans quelle lande
Demain voyageront ceux que mon cœur demande ? »

Ainsi ces deux amants, par un secret lien,
L’un de l’autre éloignés, se retrouvaient si bien
Qu’ils oubliaient (tant l’âme à cet âge s’enivre !)
La fille le sommeil, et l’écolier son livre :
Mais l’heure du coucher à la mine sonna.
« Bonne nuit ! dit Lilèz. — Bonsoir ! » lui dit Anna.
Et le prêtre : « A demain notre course dernière !
Nous avons vu la mer, nous irons voir la terre. »