Les Bretons/Les Conscrits

Les BretonsAlphonse Lemerre, éditeurvol. 2 (p. 166-174).

CHANT VINGTIÈME

LES CONSCRITS.


Suite de l’histoire précédente. — Tendres adieux de Guenn-Du à son neveu Lilèz. — Exhortations du confesseur et de Tal-Houarn, le parrain du conscrit. — Lilèz entre dans l’Hôtel de ville. — Foule sur la place, autour du barde Ban-Gor. — Chant des conscrits de Plô-Meùr. — Grand bruit à la porte de l’Hôtel de ville. — Comment Lilèz amena ce tumulte. — Le barde, le clerc et Tal-Houarn, le lutteur, ne restent pas oisifs. — Mêlée des gendarmes et des paysans. — Saint Corentin vient au secours des Bretons.


 
Pacifique chanteur aux villes de Cornouailles,
Dois-je d’un cri de guerre effrayer leurs murailles ?
Hélas ! ces grands marchés, pleins de foule et de bruit,
Rarement sans désastre arrivent à la nuit ;
Trop souvent, je l’ai vu, dans ces fêtes celtiques,
Le vin de feu répand ses ardeurs frénétiques ;
Les yeux au moindre mot s’allument, et les bras
À s’armer du bâton noueux ne tardent pas.
Alors hommes, bestiaux, tout se mêle, tout crie ;
L’immense Champ-de-Foire est une boucherie.
Malheur donc aujourd’hui qu’au feu de la boisson
Un ardent désespoir a mêlé son poison !

Les désolés conscrits, devant l’Hôtel de ville,

Embrassent leurs parents : ils sont là près d’un mille.
Déjà, quand ce matin ils faisaient leurs adieux,
Qui ne sentait aussi des pleurs mouiller ses yeux ?
Le sombre souvenir, Kemper, dans ton histoire !
Leurs sanglots recouvraient tous les bruits de la foire.
Ils regardaient l’église et la place, et leur voix
Murmurait tristement : « C’est la dernière fois ! »
Lilèz, ce cœur naïf et franc, Dieu le protège !
Ses parents, ses amis, lamentable cortège,
Du bon saint Corentin ont entouré l’autel :
Ah ! pauvres gens de Scaer, entendez-vous l’appel ?
 
Assez, Lilèz, assez de pleurs et de prières !
Le tambour bat, jeune homme, essuyez vos paupières !
Sortez de cette église aux ordres de la loi !
Vos moments ne sont plus à vous, ils sont au roi.
La faux se lève et court sur la fleur des peuplades…
Ô les poignants adieux ! les sombres accolades !
 
Guenn, ouvrant ses deux bras, dit à son cher neveu :
« Fils de ma sœur, venez ici me dire adieu.
Qu’une dernière fois sur mon cœur je vous serre !
Six ans venus, qui sait si je serai sur terre ?
Conscrit désespéré, si la main d’un méchant,
D’un fourbe, n’avait point usurpé votre champ,
Vous n’auriez point quitté, jamais, je le répète.
Les lieux que vous aimez, où chacun vous regrette.
Mais envers vous moi-même ai-je fait mon devoir ?
Si pauvre que je suis, il fallait chaque soir
Mettre à part un denier ; et cette faible somme,
Grossie avec le temps, vous sauverait, jeune homme.
Pour la dernière fois venez entre mes bras !
Quand vous serez parti que ferai-jc ici-bas ?

Tous mes jours seront noirs. Les nuits, dans tous mes rêves,
Je vous verrai le corps percé de mille glaives ;
Puis sur un chariot à demi mort traîné.
Et dans un hôpital de tous abandonné ! »
 
Le prêtre interrompit la femme : « En toute chose,
Souvenez-vous de Dieu, votre fin, votre cause :
Vos pas seront plus sûrs dans les adversités,
Et votre cœur plus fort devant la mort. Partez. »

Et son parrain : « C’est moi, quand vous vîntes sur terre,
Qui vous tins sur les fonts de notre baptistère ;
Là, vous nommant chrétien, j’engageai votre foi :
Or, parjure pour vous, le seriez-vous pour moi ? »

« — Non ; je me souviendrai des vœux de mon baptême !
Jésus, Dieu de pitié, soutient celui qui l’aime»
Adieu ! j’entends l’appel. Oui, dans cette maison,
On parque les agneaux pour couper leur toison.
Les ouvriers sont prêts pour émonder les saules :
Ah ! mes nobles cheveux qui couvraient mes épaules,
Leur fer va les couper ! Aide-moi, juste Dieu !
Je serai moins qu’un homme en sortant de ce lieu. »
 
Puis, pressé par le flot de toute sa cohorte,
Il entra dans l’Hôtel, tandis que sur la porte
Ses parents et le clerc Daûlaz vinrent s’asseoir,
Pour lui parler encore ou du moins le revoir.
 
Au milieu de la place est Ban-Gor. Sa parole
Assemble autour de lui la foule, et la console.
Le barde, dans un chant énergique et sans art,

 
Des conscrits de Plô-Meûr racontait le départ :
Jour mauvais où tout homme était pris par la guerre,
Et que ceux d’à présent ne connaissent plus guère.
Et leurs maux, mesurés à de plus grands dangers,
Tel est le cœur humain, leur semblaient plus légers.
 
Cet éloquent meunier, debout près de l’église,
Comme il chante avec feu, malgré sa barbe grise !
Oui, tout autre chanteur, aveugle ou mendiant,
Qui, mené par son chien, s’en va psalmodiant.
Honteux, devrait se taire en face d’un tel barde
Que tous ont surnommé le Roi de la bombarde !

Quel air doux et plaintif, et fait pour les Bretons !
Devant son escabot écoutons, écoutons !
 
« Jeunes gens désolés qui partez pour la France,
Conscrits d’un temps de paix, emmenez l’Espérance !
Elle vous guidera loin de vos verts taillis ;
Un jour vous reviendrez avec elle au pays.

« Un temps fut (que jamais. Seigneur, il ne renaisse !)
Où tous ceux de vingt ans maudissaient leur jeunesse ;
Par bandes chaque année on les voyait partir :
Hélas ! on ne voyait aucun d’eux revenir.
 
« Les bourgs étaient déserts ; des gens usés par l’âge,
Ou des enfants, erraient seuls dans chaque village ;
Partout les bras manquaient pour semer ou planter ;
Et les femmes enfin cessèrent d’enfanter.
 
« Napoléon était le chef qui, pour ses guerres.
Enlevait sans pitié leurs fils aux pauvres mères :

On dit qu’en l’autre monde il est dans un étang ;
Il est jusqu’à la bouche en un marais de sang.

« Lorsque ceux de Plô-Meûr pour ces grandes tûries
Furent marqués : « Le loup est dans nos bergeries,
Dirent-ils en pleurant ; soumettons-nous au mal,
Et tendons notre gorge aux dents de l’animal. »

« Ils dirent au curé « Nous partirons dimanche ;
Prenez, pour nous bénir, l’étole noire et blanche. »
À leurs parents : « Mettez vos vêtements de deuil. »
Au menuisier : « Clouez pour nous tous un cercueil. »

« Horrible chose ! on vit, traversant la bruyère.
Ces jeunes gens porteurs eux-mêmes de leur bière ;
Ils menaient le convoi qui priait sur leur corps ;
Et, vivants, ils disaient leur office des morts.

« Beaucoup de gens pieux des communes voisines
Etaient venus ; leurs croix brillaient sur les collines ;
Sur le bord des chemins quelques-uns à genoux
Disaient : « Allez, chrétiens ! nous prierons Dieu pour vous. »

« Au milieu de la lande où finit la paroisse,
S’arrêta le convoi : ce fut l’heure d’angoisse.
Dans la bière on jeta leurs cheveux, leurs habits.
Et tout l’enterrement chanta De profundis.

« Les pères sanglotaient ; il semblait que les femmes
Dans leurs cris forcenés voulaient jeter leurs âmes ;
Tous appelaient leurs fils en se tordant les bras ;
Comme s’ils étaient morts, eux ne répondaient pas.

« Graves, et sans jeter un regard en arrière.
Ils partirent, laissant à Dieu leur vie entière :
Deux à deux ils allaient tout le long des fossés,
Si mornes qu’on eût dit de loin des trépassés.
 
« Dieu reçut ces martyrs : dans quelque fosse noire
Leurs os depuis longtemps sont plus blancs que l’ivoire ;
Quant aux parents, la mort n’en laissa pas un seul !
Pères et fils tiendraient dans le même linceul…
 
« Jeunes gens désolés qui partez pour la France,
Conscrits d’un temps de paix, à vous bonne espérance !
Le monde est beau, partez ! De retour au pays,
Fièrement vous direz un jour : m J’ai vu Paris ! »
 
Ce chant consolateur, redit par mille bouches,
Allait recommencer, quand des rumeurs farouches
Couvrirent la bombarde et la voix du meunier.
On vit tout en fuyant un jeune homme crier :
« Daûlaz ! à moi, Daûlaz ! » Et devant la mairie
Sur ses pas se ruaient des soldats en furie.
« À moi ! » cria plus fort le fuyard ; et Daûlaz,
Jeune clerc qui portait un livre sous son bras,
Courut sur le gendarme, et, du dos de son livre,
Il l’ajusta si bien qu’il l’étendit comme ivre.
Jamais, certe, un tel coup n’atteignit un soldat ;
Mais tout ce qui peut nuire est arme de combat.
Aussitôt les amis se mirent de la fête.
Les Bretons, toujours prêts à frapper sur la tête.
Agitaient leurs bâtons : « Parbleu ! se dit Ban-Gor,
Si ma tête blanchit, mon bras est jeune encor :
Jetons mon cri de guerre ! » Et, sus, le joyeux barde

D’un son aigre et perçant fit frémir sa bombarde.
Pour Tal-Houarn, le lutteur, c’était le sanglier
Qui, les crins hérissés, débouche du hallier ;
Ses longs cheveux épars, c’est ainsi qu’il se rue,
Tête et bras en avant, au fort de la cohue.
Les gendarmes alors de vider les fourreaux ;
Et vers le Champ-de-Foire, au milieu des bestiaux,
Les Bretons de s’enfuir. « Morts ou vifs qu’on amène
Les deux garçons de Scaer ! criait le capitaine.
— Viens, repartit Lilèz, viens, coupeur de cheveux !
Tes mains ne tiennent pas encor ce que tu veux. »

Le farouche conscrit ! c’est lui qui sur sa tête
Ayant vu des ciseaux la lame déjà prête,
De la main des tondeurs brusque s’était sauvé,
Et par qui se trouvait ce tumulte élevé.
D’un fléau qu’il décroche au mur d’une boutique,
Quels coups à droite, à gauche, en tous sens il applique,
Couvrant le jeune clerc de soldats entouré,
Délivrant son ami qui l’avait délivré !

Jamais batteur de blé ne fit meilleur ouvrage.
La foule l’admirait, et lui disait : « Courage ! »

Ainsi près de Kemper, quand, voici cinq cents ans,
Contre les durs barons luttaient les paysans,
Et, nus, qu’ils attaquaient, ces pâtres de Cornouailles,
Les chevaliers cachés sous leurs cottes de mailles,
Jean, leur chef (saint martyr tombé là comme eux tous),
Semait autour de lui d’épouvantables coups ;
Et les mourants criaient, dans l’affreuse campagne :
« Tiens bon, Jean ! tu seras duc et roi de Bretagne ! »

Ah ! le jeune Lilèz ce jour-là fit bien voir
Que Jean laissa des fils qui savent leur devoir.
Et le terrible clerc, le lutteur et le barde,
Malheur contre un des trois, mort à qui se hasarde !
A leur aide accouraient tous les forts des cantons.
C’était un grand combat de soldats à Bretons,
Tous criaient : on eût dit les abois d’une meute.
Le préfet, entendant de loin gronder l’émeute,
Dépêcha des courriers. « Le peuple est soulevé ! »
Dirent-ils en rentrant. Et bientôt le pavé
Résonnait dans Kemper sous sa nombreuse escorte ;
Et bourgeois et marchands barricadaient leur porte.

Pour lors des campagnards le sort était certain,
Si saint Eloi, prié par le bon Corentin,
Saint Eloi n’eût trouvé pour les fils de Cornouaille
D’étranges alliés, plus forts que la mitraille.
Des hommes sans croyance ont dit, méchants propos !
Que le bruit du combat effraya les troupeaux ;
Ou que des maquignons venus de Normandie,
Race d’humeur sournoise et de gestes hardie,
Avaient semé dans l’air, par un art odieux.
Une poudre qui rend les bestiaux furieux :
Dieu le sait ! mais les bœufs, les chevaux et les vaches
Dans le même moment brisèrent leurs attaches ;
Et tous les fronts cornus et les immenses dos
Bondirent furieux et fous comme les flots,
Renversant les bouviers, lançant contre les bornes
Gendarmes et soldats enfourchés par leurs cornes.
Effroyable mêlée ! Ah ! vos deux jeunes gens
Désormais, Corentin, bravaient leurs poursuivants !
Vos cloches résonnaient comme un jour de victoire.

 
Depuis la Terre-au-Duc jusques au Champ-de-Foire,
Sur les quais de l’Oded et sur les quais du Ster,
Ce n’étaient que fuyards dispersés dans Kemper ;
Car derrière eux venaient de grandes voix beuglantes,
Et des yeux flamboyants, et des cornes sanglantes ;
Chez lui le plus hardi rentrait épouvanté :
Les animaux étaient maîtres de la cité.