Les Bretons/Le Marché de Kemper

Les BretonsAlphonse Lemerre, éditeurvol. 2 (p. 158-165).

CHANT DIX-NEUVIÈME

LE MARCHÉ DE KEMPER.


Arrivée au marché de Kemper, capitale de la Cornouaille. — Fontaine et poisson de Saint-Corentin. — Affluence du Marché-des-Jours-Gras. — Un départ de conscrits. — Toute la famille de Lilèz et son confesseur l’accompagnent. — Adieux désespérés de Lilèz. — Réponse et propositions de son ami Daûlaz. — Lilèz veut partir. — Il va dans la cathédrale prier saint Corentin. — Vue du Champ-de-Foire.


Cest aujourd’hui qu’il va du monde vers Kemper !
Des montagnes, des bois, du côté de la mer,
Hommes en habit bleu, femmes en jupe noire,
On ne voit que des gens s’en allant à la foire.
Il en vient de partout. Gelé pendant la nuit,
Sous le pied des bestiaux le chemin retentit.
Que de vaches, de bœufs, de petites charrettes.
De pesants limoniers secouant leurs sonnettes !
Place à ces jeunes gens qui passent au galop !
Place aux filles allant modestement le trot !
Et charrettes, bestiaux, ou chrétiens, cette foule
De toutes les hauteurs vers la ville s’écoule.
Ah ! voici dans le fond la ville de Kemper,
Assise au confluent de l’Oded et du Ster.

Comme sa cathédrale, aux deux tours dentelées,
S’élève noblement du milieu des vallées !
O perle de l’Oded, fille du roi Grallon,
Qui de saint Corentin portes aussi le nom,
Réjouis-toi, Kemper, dans tes vieilles murailles !
Vois avec quelle ardeur, ô reine de Cornouaillcs,
Tes fils, de tous les points de l’antique évêché,
Pêcheurs et campagnards, viennent à ton marché !
Cornouaillais ! en passant près de sa basilique,
Du bon saint Corentin adorez la relique.
Que tous ceux d’Elliant et des mêmes chemins
Boivent à sa fontaine et s’y lavent les mains !
Non pas les Léonards, eux de qui les ancêtres,
Voici quelque mille ans, hommes jaloux et traîtres,
Volèrent le poisson dont notre Corentin
Coupait pour se nourrir un peu chaque matin,
Et qui chaque matin, ô pieuse merveille !
Nageait dans sa fontaine aussi frais que la veille.
Eh bien ! les Léonards volèrent ce poisson.
Mais Kemper n’oublia jamais leur trahison ;
Sans jouir de leur crime, ils en portent la peine,
Et toujours le poisson nage dans sa fontaine.

Tant de gens sont venus au Marché-des-Jours-Gras,
Qu’à peine dans Kemper on pourrait faire un pas ;
Le Champ-de-Foire est plein et d’hommes et de bêtes,
Et la Place-de-Ville est une mer de têtes.
Mais ces gens si nombreux, qu’on dirait des fourmis,
Tous ne reviendront pas ce soir à leur logis.
Voyez là-bas, voyez dans ce coin de la place,
De quels torrents de pleurs ils inondent leur face !
Ils ont droit de pleurer et de gémir si fort,

Les pauvres jeunes gens : ils sont tombés au sort !
Déjà pour les compter arrivent les gendarmes ;
Et, comme eux, leurs parents sont noyés dans les larmes.

Je connais ce conscrit : c’est un enfant de Scaer,
C’est Lilèz, vrai Breton, un beau corps, un cœur fier.
Celle qui lui tint lieu de mère, sa marraine,
L’a conduit à Kemper avec sa fille Hélène ;
Avec sa fille Hélène elle est venue ici.
Car le jeune homme avait le cœur de celle-ci ;
Anna, son autre fille, était aussi du nombre,
Et Loïc qui la suit partout comme son ombre.
Enfin le confesseur lui-même était venu :
Leur mutuel amour du prêtre étant connu,
Homme sage, il voulut raffermir et défendre
Ces cœurs pleins de jeunesse et tout près de se fendre.
En tous lieux un départ est chose triste à voir ;
Mais dans notre Bretagne, oh ! c’est un désespoir.
 
Après bien des conseils au soldat, le vicaire
De loin vit arriver un pêcheur, son vieux père.
Bientôt, comme ils causaient entre eux d’Enèz-Eussâ
(L’île d’Ouessant), Lilèz, plus hardi, commença :
« Beaucoup, voyant mes yeux et mon visage humide,
Diront que Dieu m’a fait d’un cœur faible et timide ;
Peut-être à leurs foyers cet hiver diront-ils
Que j’aurai peur devant les sabres, les fusils,
Ou peur de la fatigue, et, toujours à la file,
Avec mon régiment d’aller de ville en ville.
Dans les mauvais chemins portant sans nul repos
Mes armes, mes habits, mes vivres sur le dos ;
Peur enfin d’endurer ce qu’un soldat endure,

Et, tout transi de froid, de coucher sur la dure ;
Mais, peur de la fatigue ou des coups de canon,
À ceux qui diront oui ! moi je répondrai non !
Devant les yeux du loup, hommes de ma famille.
Vous savez si mon cœur tremblait ; vous, jeune fille,
Ma cousine Lena, qui pleurez près de moi,
Si moi je pleure aussi, vous savez bien pourquoi…
Adieu, puisqu’il le faut, plaisirs de ma jeunesse !
Adieu, mes chers parents ! Adieu donc, ma maîtresse !
Vous, monsieur saint Alan, patron de mon pays,
Adieu ! je vais en France. Adieu, tous mes amis ! »

Aux plaintes du soldat aucune des trois femmes
Ne répondit : l’angoisse avait brisé leurs âmes.
Toutes les trois pleuraient. C’est alors que Daûlaz,
Jeune clerc qui portait un livre sous le bras,
Dit ces mots, qui seront l’honneur de son histoire,
Et dont les assistants ont gardé la mémoire.
 
« Si tu veux, ô Lilèz ! tu ne partiras pas,
Dit le sage écolier qui se nommait Daûlaz.
Retourne en ton pays ; moi, l’étude me lasse,
Et dans ton régiment j’irai prendre ta place.
Oui, je prendrai ton sabre et ta giberne aussi,
Tandis que tout l’été, jeune homme sans souci,
Et comme un joyeux clerc dans le temps des vacances,
Tu courras les Pardons, les luttes et les danses.
Pour quitter notre bourg, Liiez, j’ai mes raisons :
Mes bras ne savent plus travailler aux moissons ;
On a brisé leur force. Hélas ! un savant maître,
De moi, pauvre ignorant, a voulu faire un prêtre !
Il a changé mon âme, et voilà mon malheur.

Je ne suis point berger, je ne suis point docteur :
Que puis-je faire ici ? Je suis comme la pierre
Qui le long du coteau roule faute de terre.
Une fille pouvait m’arrêter en ce lieu ;
Mais elle ne veut point voler une âme à Dieu :
Sa bouche me l’a dit. À cette fille même,
À tous ceux de mon temps qui m’aimaient et que j’aime,
Puis à ma vieille Armel, adieu !… Pauvre garçon,
Ce matin, en passant devant notre maison.
Ce matin, j’entendis ma bonne et vieille mère
Qui chantait d’une voix si triste en sa chaumière
Que, pour la voir encore et lui parler un peu.
J’ouvris et vins m’asseoir près d’elle au coin du feu.
Aussitôt je sentis en moi mon cœur se fondre ;
Et des discours, auxquels lui seul pouvait répondre,
Sortirent de ce cœur, si pressés, mais si doux,
Que ma mère me dit : « Jeune homme, qu’avez-vous ? »
Alors il fallut bien partir ; mais, sur la route.
Mes larmes, croyez-moi ! tombaient à grosse goutte.
À présent, Dieu la garde et lui donne toujours
La mesure de blé nécessaire à ses jours !
Quand je ne serai plus, qu’une âme charitable
Prenne soin quelquefois de placer sur sa table
Du chanvre pour vêtir son vieux corps sans chaleur,
Et du cidre en hiver pour réjouir son cœur !
Embrassons-nous, Lilèz ! Voici la triste chose
Qu’au pli de ton oreille en partant je dépose ;
Mais si je ne puis rien pour ma mère et pour moi,
Mes jours te serviront, Lilèz : ils sont à toi ! »
 
« — Ah ! si quelqu’un disait, au pays d’où nous sommes,
Qu’il n’est plus d’amitié loyale entre les hommes,

Mon ami, celui-là ne t’a jamais connu,
Ou de nos jeunes ans ne s’est point souvenu.
L’un sur l’autre appuyés, et pareils à deux frères,
Nous courions en chantant à travers les bruyères ;
Tout enfants nous n’avions qu’une âme avec deux corps :
Eh bien ! nous voilà tels que nous étions alors.
Le temps seul a changé. Mais, clerc de ma paroisse,
Si ton esprit, habile à se nourrir d’angoisse,
Dans le suc le plus doux ne cherche point du fiel,
Ton verre jusqu’aux bords est encor plein de miel.
Quant à moi, je boirai mon vase d’amertume
Sans trop de désespoir, ainsi que j’ai coutume.
Que Dieu m’aide, et peut-être un jour sous le drapeau
J’aurai des lauriers verts autour de mon chapeau !
Mais avant que le bruit des tambours nous appelle,
Loïc, vous mes parents, vous aussi, jeune belle.
Entrons dans cette église, et prions Corentin
Qu’il me guide toujours de sa crosse d’étain… »

Nous, vers le Champ-de-Foire, allons ! Le nombre augmente,
Et la bruyante ruche en plein midi fermente,
À peine ce matin on pouvait faire un pas.
Le plus fort à présent ne peut ouvrir les bras.
Cependant nul marché ne tient que si l’un tape
Dans la main, et que l’autre à son tour y refrappe ;
Il faut fendre la presse, et dans un cabaret
Boire ensemble, ou l’accord mal formé se romprait.
Durant une heure (ainsi l’usage le demande),
Pour un verre de cidre on chicane, on marchande.
Durant tous ces débats, les génisses, les veaux,
Sont là roulant leurs yeux et tendant leurs museaux.
On tire leurs jarrets, on trait les pis des vaches,

Les taureaux en fureur font claquer leurs attaches.
Les féroces bouchers, ces ennemis des bœufs,
Qui laissent une odeur infecte derrière eux,
Passent. Vous n’entendez que des troupeaux qui bêlent.
C’est un murmure immense où quelques voix s’appellent.
Mille gens, mille bruits. Ô peuples de Corré,
Vaillants hommes de Scaer, Loc-Ronan. Plou-Aré,
Vous n’avez rien perdu des anciennes coutumes !
Nos pères connaîtraient leurs fils à leurs costumes :
Vous la portez encor, la braie aux plis flottants
Et vos grands cheveux bruns longs depuis trois mille ans !
Des rejetons nouveaux poussent aux vieilles souches !
Le langage breton sort de toutes les bouches !
Il était là, le barde, au port franc, à l’oeil vif !
Cet hiver au village il ne fut point oisif.
Tandis que son moulin broyait l’orge ou le seigle.
Lui, couché sur les sacs, suivant son goût pour règle,
Tout en voyant tomber la farine et le son
Et sa meule tourner, tournait une chanson ;
Et la foule, attirée aux airs de sa bombarde,
Aujourd’hui répétait les cantiques du barde :
Airs anciens et nouveaux. Quand s’arrêtaient les chants,
Soudain recommençaient les appels des marchands,
Les rires des buveurs, et, devant les boutiques,
Les conversations bruyantes des pratiques :
« Tal-Houarn, un beau soleil et chaud pour la saison !
Encor trois jours, puis vient Carême et son poisson.
— C’est vrai, le maigre arrive ; en attendant, liesse,
Jeanne ! et que ces trois jours soient une mer de graisse ! »
Sous leurs coiffes de chanvre et leurs larges chapeaux.
De ces blonds jeunes gens quels sont donc les propos ?
Leurs propos sont bien doux, car leur mine est bien tendre,

Mais ils parlent si bas qu’on ne peut les entendre.
Là, quelque étrange mot, reste du temps passé,
Vous fait ouvrir l’oreille : un vieillard tout cassé,
Debout près d’un cheval qui bâillait d’un air triste.
Lui dit, bien triste aussi : « Saint Eloi vous assiste ! »
Mélange enfin d’odeurs, de costumes, de voix,
Laboureurs et marins, ouvriers et bourgeois,
Douce odeur de bestiaux, exhalaison saumâtre
De poissons sur le gril, cris de pourceaux qu’on châtre,
Disputes d’hommes soûls, plaintes d’estropiés
Et bêlements de veaux attachés par les pieds.