Librairie Hachette et Cie (p. 249-258).


CHAPITRE XXVIII

Dernier exploit de Jean. — Il se dévoue et donne sa vie pour son pays.


L’exploit auquel cette lettre fait allusion avait fait la joie des bivouacs et rendu Jean presque légendaire.

On a bien raison de dire que la fortune aime les audacieux ! Jean était parti à la tête d’un petit détachement pour faire une reconnaissance. Une brume froide de décembre rampait tristement sur la plaine désolée. Au bout de quelques heures, cette brume se changea en un brouillard si épais que la petite troupe franchit sans sen douter la ligne des vedettes allemandes. On suivait depuis longtemps un mauvais chemin creux sans rencontrer âme qui vive ; il régnait dans l’air un tel silence que la campagne semblait morte. À la fin, le chemin creux se transformait en une crevasse pierreuse qui aboutissait brusquement à une carrière abandonnée. Elle semblait délaissée depuis longtemps. La partie qui était à découvert formait une espèce de bassin irrégulier dans le fond duquel avaient poussé des sureaux monstrueux ; le long des parois pendaient tristement des ronces échevelées, mélangées de buissons d’épines noires et d’églantiers qui semblaient frissonner sous la brume. Au centre à peu près de ce bassin irrégulier, une mare gelée faisait comme une tache noire. Certaines parties de la paroi étaient percées de trous béants qui donnaient entrée dans des galeries d’exploitation.

« Descendons, dit Jean, nous serons toujours à l’abri ; nous nous reposerons un peu et nous verrons ensuite. »

Un des hommes, qui avait fait quelques pas à l’entrée d’une des galeries, poussa une exclamation de surprise. Dans un enfoncement, il y avait de la paille ; un homme était là assis, immobile, embrassant de ses deux mains ses genoux qu’il ramenait contre sa poitrine, comme pour se réchauffer. L’homme, sans faire aucun mouvement, regardait le soldat avec des yeux égarés. Jean accourut.

« Eh, l’homme ! dit-il au paysan, que faites-vous donc là ?

— Je suis en train de crever de froid et de faim, dit l’homme d’un ton farouche. Oh ! les brigands !

— Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

— Ils sont là, dans ma ferme, à une demi-lieue d’ici. Ils ont tout pris, tout ! Je les ai priés et suppliés de me laisser quelque chose, ils se sont mis à rire, et m’ont jeté à la porte comme un chien, en disant que je dérangeais le général. »

Au mot de général, Jean avait dressé l’oreille. Une idée audacieuse venait de naître dans son esprit. « Étant donnée la prudence bien connue de ces messieurs, se dit-il, s’il y a un général si près d’ici, c’est que nous sommes en plein dans leurs lignes. Il y a peut-être un bon coup à faire. »

« Combien sont-ils ? demanda-t-il au paysan.

— Une vingtaine au moins ; mais, sauf votre respect, ils sont tous dans les vignes. J’avais un tonneau bien caché que je gardais pour le mariage de ma fille, ils l’ont trouvé, ils l’ont défoncé, ils ont bu à même.

— Est-ce que votre fille est à la ferme ? Y avez-vous laissé quelqu’un ?

— Pas si bête ! dit le paysan en relevant la tête. J’ai fait partir les bestiaux, la mère et les enfants quand j’ai vu de quoi il retournait.

— Tant mieux, se dit Jean, nos mouvements n’en seront que plus libres. » Et il reprit :

« Est-ce qu’il y a des postes aux environs ?

— Non ! ils sont arrivés là comme en voyageurs, avec un gros père dans une calèche, qu’ils ont volée, Dieu sait où. Ça a l’air d’une escorte. Les individus ont des collets jaunes avec des capotes bleues.

— Ce sont des dragons, » dit Jean. Et il réunit ses hommes en un groupe pour se consulter avec eux.

« Ça y est ! répondit un des soldats, nous ne demandons pas mieux que de vous suivre.

— Nous allons vous venger, dit Jean au paysan ; mais il faut que vous nous guidiez au moins jusqu’à portée de votre ferme. Peut-on arriver jusque-là à couvert ?

— Il y a, répondit le paysan, un dos de plaine où il faut passer à toute force, et où il n’y a pas moyen de se cacher. Mais par ce brouillard-là on y passera sans danger. Il y a devant la maison, mais de ce côté-ci du chemin, des haies, des noyers et des tas de fagots et de souches. On peut arriver là tout doucement, et sauter par-dessus le chemin. »

Lorsque Jean eut donné toutes ses instructions dans le plus grand détail :

« En marche ! dit-il gaiement en regardant sa montre, voilà qu’il est deux heures, peut-être qu’à trois heures il y aura du nouveau. Le gros père qui est dans la calèche doit avoir un portefeuille, et ce portefeuille doit contenir des choses intéressantes. Quel coup de filet ! Seulement que chacun fasse bien exactement ce que je lui ai dit : pas de coups de tête ! Il nous faut absolument réussir pour nous faire pardonner notre audace.

— Mais, dit le paysan, vous êtes des soldats vous autres ; vous faites votre affaire, rien de mieux ; mais ils me pendront, moi, s’ils me prennent avec vous.

— Une fois en vue de la ferme, vous serez libre de vous retirer. En tout cas, il le faut ; n’êtes-vous pas un bon Français ?

— Je suis aussi bon Français qu’un autre, dit le paysan en se grattant l’oreille ; mais chacun tient à sa peau.

— Assez ! dit Jean de ce ton d’autorité qu’il savait prendre à l’occasion. Il le faut ! » Le paysan le regarda d’un air surpris et se mit en devoir d’obéir.

Le paysan marchait en tête, Jean et les soldats le suivaient à la file, avec les plus grandes précautions, à travers les sillons durcis. À un certain endroit, le terrain se renflait : c’était le passage dangereux. Mais le brouillard était si épais que l’on ne voyait pas à trente pas devant soi. Là on obliqua sur la droite, et au bout de deux cents pas le paysan s’arrêta. « Il faut descendre là-dedans, » dit-il tout bas à Jean, en lui montrant une marnière. On y descendit, chacun retenant son haleine. À partir du fond de la marnière, un petit chemin d’exploitation remontait en pente douce jusqu’au chemin, de l’autre côté duquel on commençait à apercevoir confusément la silhouette d’une petite ferme entourée de grands noyers dépouillés. On fit halte. Jean courbé en deux s’avança à la découverte. Une haie sans feuilles, mais assez fourrée pour servir d’abri, bordait ce côté du chemin ; il y avait quelques trouées. Il remarqua aussi une herse debout contre le tronc d’un noyer, puis un tas de fagots fortement entamé. Le long du mur de la ferme, un dragon enveloppé dans son manteau, le sabre au poing, allait et venait en battant la semelle.

Toutes les fois qu’il arrivait à la porte, il allongeait le cou dans l’intérieur de la cour et semblait bien plus préoccupé de ce qui se passait au dedans que des dangers qui pouvaient venir du dehors.

Jean fit signe à ses hommes, qui le rejoignirent un à un. Collant ses lèvres à l’oreille d’un des soldats, il lui dit quelques mots en lui montrant la sentinelle. L’autre remua à plusieurs reprises la tête de haut en bas.

En ce moment, un dragon parut à la porte de la ferme, un saladier plein de vin à la main. Il fit entendre un petit sifflement, et la sentinelle qui lui tournait le dos se retourna vivement ; ils se mirent à rire tous les deux. Comme le soldat en faction n’arrivait pas à dégager sa main droite de la dragonne de son sabre, l’autre, qui craignait d’être pris en flagrant délit, lui porta le saladier aux lèvres. C’était une grossière parodie de la scène charmante d’Éliézer et de Rebecca. Jean fit signe à un second soldat et lui désigna l’homme au saladier. Les soldats de sa petite troupe, le jarret tendu, n’attendaient plus qu’un signe pour s’élancer, lorsqu’un nouveau personnage apparut.

C’était un officier de haute taille, mince et blond avec d’énormes moustaches, et l’air si arrogant que ce devait être un homme de haute naissance. Il arracha brusquement le saladier des mains du camarade complaisant, en jeta le contenu au visage de la sentinelle, et assena à l’autre un tel coup sur le béret, que le saladier se brisa dans sa main. Non content de ce premier châtiment, il tomba à coups de pied et à coups de poing sur le délinquant, qui tâchait, mais en vain, de rester au port d’armes sous cette grêle de coups.

Pendant que l’officier faisait ainsi de la discipline à la prussienne, la sentinelle regardait, immobile, en attendant son tour d’un air hébété. Jean porta la main à son képi, c’était le signal convenu.

En un clin d’œil, le factionnaire, l’officier et l’autre soldat furent renversés, roulés, garrottés et bâillonnés, sans avoir eu le temps de se reconnaître ni de jeter un cri d’alarme.

Jean, avec le reste de sa troupe, était déjà dans l’intérieur de la ferme. Plusieurs dragons ronflaient dans la paille sous un hangar ; ceux-là ne furent pas difficiles à désarmer ; ils roulaient des yeux stupides et demandaient à boire. Quatre uhlans posnaniens trinquaient dans la cuisine, ils se levèrent brusquement à la vue des baïonnettes et demandèrent la vie sauve en criant : « Polonais ! amis des Français ! »

Jean les employa, sous la surveillance de deux hommes sûrs, à garrotter les dragons du hangar. Après quoi, le plus adroit des quatre rendit le même service aux trois autres, et eut l’insigne honneur d’avoir les mains liées à son tour par le caporal Truffaut, bachelier ès lettres.

Trois hommes furent tués dans l’écurie. Un malheureux, qui s’était réfugié au grenier, entendant que l’on montait l’échelle, perdit la tête, se jeta par la lucarne et s’assomma sur la terre gelée. Il n’y eut que ces quatre hommes de tués, tant la surprise avait été soudaine et l’affaire bien conduite.

Le général était bien calfeutré dans la chambre d’honneur. Ce gros père, comme l’appelait le paysan, s’était mis à son aise. Il était dans la quiétude d’un général qui se sent bien entouré ; d’un homme qui a eu froid et qui se chauffe, qui a eu faim et qui vient de manger (et même plantureusement), d’un Allemand qui a eu soif et qui a bu du champagne : témoins trois bouteilles vides, de même provenance que la calèche, probablement. Il avait desserré son col qui le gênait ; et il avait bien fait, car il avait la figure cramoisie et il respirait bruyamment ; il avait dégrafé son ceinturon et retiré ses grandes bottes. Les pieds dans de bonnes pantoufles, il se chauffait doucement à un feu clair de sarment. Sa douce somnolence fut tout à coup troublée par le bruit d’une lutte.

« Ces ivrognes se battent ! dit-il en se réveillant tout à fait. Capitaine Hermann, voyez donc ce que c’est. Où êtes-vous donc ? »

Le capitaine Hermann ne répondit pas, et pour cause. Admirablement ficelée, Sa Seigneurie gisait la tête en contre-bas sur la terre gelée ; et sa cervelle commençait à bourdonner et à se remplir de visions étranges. Tout à coup on entendit deux coups de feu, trois ou quatre jurons, le bruit d’une lutte, et la porte brusquement ouverte donna passage à Jean et à quelques-uns de ses soldats. D’un bond le jeune sous-lieutenant fut au milieu de la chambre : d’un revers de son sabre, il fit sauter dans un coin le revolver du général qui flânait sur la table parmi les bouteilles vides. Le général avait bondi effaré ; puis il fut pris d’étourdissement et retomba lourdement sur sa chaise.

« Général, lui dit Jean avec une exquise politesse, vous êtes mon prisonnier. La lutte est impossible. Rendez-vous !

— Pris en pantoufles, dit le général avec un accent d’amer découragement.

— N’est-ce que cela ? reprit Jean qui ne put s’empêcher de sourire. Gottlieb vous remettra vos bottes. » Dans la figure effarée du planton, il venait de reconnaître l’ancien régisseur d’une petite brasserie de Châtillon.

« Mossié Tefert ! cria Gottlieb en levant les mains au ciel. Jésus mein Gott, si c’est possible !

— Nous sommes pressés, dit Jean, et il nous faut repartir. Que l’on attelle la calèche du général et que l’on n’oublie ni son porte-manteau ni son portefeuille. Voulez-vous, général, me donner votre parole d’honneur de ne pas dire un mot pendant la route, et nous ne vous bâillonnerons pas. Nous avons des passages difficiles à franchir, un cri peut nous perdre. »

Le général se pelotonna sur lui-même et ne répondit que par un grognement de mauvaise humeur.

« Désolé, dit Jean, mais la prudence avant tout. » Et le général, confortablement bâillonné et les mains liées, fut hissé dans la calèche. On avait rentré par humanité le capitaine et les deux soldats.

« Voilà des gens qui vont mourir de faim et de froid s’ils restent longtemps sans secours, se dit Jean en contemplant les dragons et les uhlans couchés sur la paille. Impossible de les emmener. Impossible de compter sur la parole de tous ces soldats ; et cependant ce serait par trop cruel de les laisser mourir aussi misérablement.

— Si c’était moi, dit un des soldats en parlant à un de ses camarades, ils ne mourraient pas de froid ; je les ferais tous rôtir ou passer par les armes.

— Pas de cruautés inutiles, répliqua Jean avec indignation. Ôtez le bâillon du capitaine. Vous voyez, capitaine, à quel danger vous serez exposés, vous et vos hommes, si je vous laisse en cet état et que vous ne soyez pas secourus à temps. Voulez-vous me jurer de ne pas détacher vos soldats avant cinq heures d’ici, et je vous laisse libre ? »

Le capitaine consentit, et Jean donna le signal du départ. Un des soldats de Jean qui avait reçu un coup de sabre fut mis dans la calèche avec le général.

Le fermier avait rejoint les vainqueurs, il se chargea de les conduire. Le brouillard s’était un peu dissipé ; on put s’acheminer tant bien que mal dans la direction des lignes françaises. La calèche parcourait des chemins que jamais calèche n’avait parcourus ; les hommes poussaient à la roue pour se réchauffer un peu. Le général grognait tout le temps ; le soldat blessé déclara depuis qu’il n’avait jamais eu de camarade de chambrée plus insupportable. Après d’horribles fatigues et des alertes perpétuelles, à la pâle lumière d’une matinée d’hiver, on commença à entrevoir dans le lointain une colline boisée avec un petit clocher aigu entre les arbres, et une grande maison à trois cheminées qui dominait la colline. « C’est là ! dit Jean ; mes amis, nous sommes sauvés. »


Les hommes poussaient à la roue pour se réchauffer un peu.

On vit bien sur la gauche un uhlan en vedette qui fit mine de s’approcher ; mais il se contenta d’observer à distance, puis il partit au grand galop. Enfin on rencontra des hussards français, le pistolet au poing. On se fit reconnaître, et une heure après Jean faisait son rapport au colonel.

Au bout de très-peu de temps, il fut promu lieutenant. « Si cela continue, écrivait-il à sa mère, un de ces jours je me réveillerai colonel, et je serai en si bon chemin, que, la guerre finie, je ne songerai plus à quitter le métier. »

Cette lettre fut la dernière que Jean écrivit à sa mère. L’armée de la Loire battait toujours en retraite. Par une glaciale soirée d’hiver, le régiment de Châtillon campait autour d’une ferme, en plaine. On s’attendait à passer la nuit dans ce campement, lorsque tout à coup le colonel, qui venait de recevoir des ordres, fit réunir les officiers sous un hangar qui lui servait d’abri.

« Messieurs, leur dit-il, pour le succès d’une opération qui est un secret même pour moi, il est nécessaire qu’un détachement reste à cette place, et s’y fasse tuer jusqu’au dernier homme, s’il le faut, pour arrêter l’ennemi. Nous trouverons des hommes dévoués : qui de vous veut se mettre à leur tête et donner sa vie pour son pays ? »

Dès les premières paroles du colonel, Jean avait deviné ce qu’il allait demander. Il frissonna de la tête aux pieds, et fut comme enivré de cette joie enthousiaste qui fait les héros. À peine le colonel avait-il achevé de parler, qu’il fit deux pas en avant et dit d’une voix ferme :

« Moi, mon colonel. »

Le colonel, qui l’aimait, le regarda un instant d’un air pensif. Puis, ôtant son képi :

« Lieutenant Defert, lui dit-il, venez recevoir vos instructions. »

Parmi les soldats qui s’offrirent, Jean choisit ses hommes : il y avait bien un tiers de Châtillonnais. Le reste du régiment partit pour une direction inconnue. Au moment du départ, le colonel embrassa Jean devant tous ses camarades.

Au bout de deux heures d’attente, le détachement fut attaqué. La fusillade dura jusqu’à trois heures du matin. Une partie des hommes étaient restés sur place. Quelques-uns se dispersèrent à travers la campagne et furent ramassés par les éclaireurs ennemis. Le rêve de Mme Defert s’était réalisé. Jean, la poitrine percée d’une balle, était couché au revers d’un fossé, son pâle visage était tourné vers les étoiles. La terre buvait lentement le sang de sa blessure.