Librairie Hachette et Cie (p. 241-247).


CHAPITRE XXVII

Bataille de Coulmiers. — Commencement de la retraite.


L’hiver était venu, hiver cruel, impitoyable pour nos pauvres soldats, mal équipés, mal vêtus, mal nourris, accablés par la nouvelle des désastres épouvantables de l’armée du Rhin. On put voir alors quelles ressources d’abnégation, de constance, de vertu, trouve en elle-même cette race que la politique haineuse de nos ennemis affecte de trouver si amollie et si impuissante. On campait dans la neige, dans la boue, sur la terre gelée, sur le verglas ; et cependant on était gai, on avait foi dans l’avenir, on plaisantait encore au milieu de tant de maux.

À mesure que les temps devenaient plus rudes et que les privations et les dangers se multipliaient avec les étapes, Jean se raidissait contre la fatigue et le découragement. Plus d’une fois il avait donné du cœur à ses compagnons de misère par sa tenue irréprochable et son entrain de bon aloi.

Un jour qu’il s’agissait de coucher dans la boue, sans avoir mangé, quelques novices et même quelques vieux soldats murmuraient tout haut. Camille Loret dit à l’un des plus rétifs :

« Tu vois ce petit là-bas, avec sa figure de demoiselle ?

— Oui, après ?

— Il a cent mille livres de rente, et on ne l’a pas encore entendu se plaindre une fois. »

L’autre avait grommelé dans sa barbe, mais il n’avait plus osé se plaindre tout haut. Le capitaine proposa à Jean les galons de caporal.

« Mais, mon capitaine, répondit Jean, je suis venu uniquement pour me battre et non pour chercher des grades.

— Très-bien, mais c’est un service à rendre.

— Alors j’accepte. »

Et voilà comment il était devenu caporal.

C’est en qualité de caporal qu’il assista à la bataille de Coulmiers.

Quand on lit dans un livre le récit d’une bataille, composé après coup et d’après les documents authentiques, on se figure volontiers que, sur un champ de bataille, chacun sait ce qu’il fait, où il va, et ce que font les autres. Rien de moins exact sur le terrain. Pour Jean, par exemple, voici ce que fut la bataille de Coulmiers. Une position prise dans un ravin peu profond, une pluie d’obus éclatant d’abord en arrière du ravin, puis dans le ravin même, et dont les éclats blessent ou tuent un certain nombre d’hommes ; un vif désir de sortir de là et d’aller en avant ; l’ordre de partir et de prendre un certain village que l’on distingue à peine dans la plaine ; la recommandation de ménager les cartouches et d’user de la baïonnette ; une course folle sur un terrain découvert, au milieu du sifflement des balles, du grondement des canons et du cri déchirant des mitrailleuses, des bourdonnements dans les oreilles, des cris de commandement, des camarades qui tombent la face contre terre et qui ne se relèvent plus ; un juron énergique de Léon Loret, qui prononce distinctement ces mots : « Hé, dites donc ! » et laisse tomber son fusil parce qu’il a le bras cassé ; le désir de gagner le village au plus vite, l’idée que ce n’est pas bien difficile, du moins jusqu’ici, l’assurance de n’être plus blessé puisqu’il ne l’a pas encore été. À mesure que le régiment avance au pas de course, on voit les attelages des ennemis emmener les canons qui ne sont plus en sûreté derrière un épaulement où restent des tirailleurs, les uns avec des casques surmontés d’une chenille, les autres avec des casquettes bleues. À mesure qu’on approche, on distingue les tirailleurs, on les voit viser, puis se cacher derrière l’épaulement. Ils détalent à leur tour, s’élancent à travers champs et se retournent encore pour faire feu. Quelqu’un crie derrière Jean : « Hé ! les pompiers, attendez-nous ! » Jean se met à rire ; la plaisanterie n’est pas bien fine, mais ses nerfs sont excités. Une autre voix dit : « Ce sont des Bavarois ! » et l’on redouble d’ardeur à les poursuivre. Le retranchement est pris, mais ce n’est qu’un premier pas. Les hommes à casques et à casquettes se sont repliés sur le village que l’on voit désormais distinctement. On aperçoit quelques meules de blé, des noyers, quelque chose comme un puits en pierres sèches, et enfin un grand mur de métairie tout crénelé, d’où partent des coups de fusil. Personne n’y fait attention et l’on s’avance toujours d’une course furieuse. On est si près maintenant que Jean voit l’heure au cadran du vieux clocher ; il a l’esprit tellement libre qu’il remarque que l’horloge est arrêtée. Une effroyable décharge l’avertit du danger sans le faire dévier d’une ligne. Sa lèvre supérieure se relève comme s’il riait d’un rire ironique ; il éprouve un impérieux besoin de se mesurer avec quelqu’un de visible ; il a soif de sang, et chose horrible, il trouve cela tout naturel ; il voit déjà l’endroit par où il entrera dans le village.

Le capitaine de la compagnie avait été tué d’un éclat d’obus dans le ravin ; le lieutenant venait de tomber la face contre terre au moment où il criait : « Hardi, les enfants ! » Jean se trouvait en tête, il cria, sans presque savoir ce qu’il faisait : « Hardi, les enfants ! » et d’instinct les soldats le suivirent. L’entrée du village était barrée par un grand fossé creusé dans la terre durcie. « Houp ! » cria Jean en brandissant son fusil, et en deux enjambées il fut d’abord au fond du fossé, ensuite sur la crête. Les embrasures du mur crénelé vomissaient de gros flocons de fumée qui ne se dissipaient pas tout de suite ; les hommes tombaient autour de Jean, il ne s’en apercevait même pas. Une fois sur la crête, il cria : « Le village est à nous ! » Remarquant que le soldat qui le suivait avait de la peine à gravir le talus, il lui tendit la main aussi tranquillement que s’il eût offert la main à une dame pour lui faire franchir un petit ruisseau. « Allons, mon vieux, allons ! » dit-il au soldat. Puis, reconnaissant Bouilleron, il s’écria en riant : « Oh, la bonne rencontre ! » Le mur crénelé avait été abandonné. Le régiment, c’est-à-dire ce qui restait du régiment, tenait le village. Les Bavarois voulurent encore résister ; mais la baïonnette eut raison d’eux, et le drapeau aux trois couleurs flotta sur le clocher.

« Ma foi, dit Jean à Bouilleron, en essuyant sa baïonnette avec une poignée de paille, j’aurais cru que c’était plus difficile que cela.

— Tu ne m’en veux plus ? lui demanda Bouilleron en lui tendant la main.

— Bête que tu es ! dit Jean avec une gaieté folle, je ne t’en ai jamais voulu. »

Tout à coup il frissonna ; son excitation s’était calmée à la vue du sang qui souillait ses mains. Il jeta les yeux sur les morts qui jonchaient le terrain, et il eut horreur de ce qu’il avait fait. Et pourtant, se dit-il, je n’ai fait que mon devoir ! Quelle abomination que la guerre !

Sur ces entrefaites, arriva le colonel qui avait eu son cheval tué sous lui, et qui malgré cela était un peu confus d’être en retard.

« Qui est entré le premier dans le village ? dit-il en regardant autour de lui.

— C’est le caporal Defert, crièrent plusieurs voix.

— Pardon, mon colonel, répondit Jean, j’y suis entré en même temps que Bouilleron.

— Pas du tout, répartit ce dernier avec vivacité, c’est bien lui qui a franchi le fossé le premier, à preuve qu’il m’a tendu la main pour m’aider à escalader le talus.

— Très-bien ! dit le colonel. Caporal Defert, à partir d’aujourd’hui vous êtes sergent, et je demanderai pour vous la croix de la Légion d’honneur. Quant au fusilier Bouilleron, je demanderai pour lui la médaille militaire. »

À ce moment, accourut un aide de camp. « Messieurs, dit-il au colonel et aux officiers qui l’entouraient, en ôtant son képi, nous avons la victoire ; l’ennemi bat en retraite ; vous camperez ici en attendant de nouveaux ordres. »

Dès le soir même, Jean ne manqua pas d’écrire à sa mère. « Il paraît, dit-il, que je suis une manière de héros ; vraiment on a bien fait de me le dire, car je ne m’en doutais pas. On nous a dit : Allez à ce village, quelque résistance que vous y trouviez, et nous y sommes allés. Comme j’avais de meilleures jambes que mes camarades, je suis arrivé le premier, et pour cela on m’a fait sergent et l’on parle de me décorer. Je me demande si je ne rêve pas et si l’on mérite tant d’honneurs pour avoir remporté le prix de la course. »

« Ta ! ta ! ta ! dit l’oncle Jean, lorsqu’on eut lu la lettre devant lui, ce petit drôle fait le modeste, mais je suis sûr qu’il s’est battu comme un lion. Ne t’inquiète pas, ma bonne fille, dit-il en voyant que Mme Defert pâlissait à l’idée des dangers courus par son fils. Son affaire est claire maintenant, les balles ne veulent pas de lui. Je connais cela, moi qui te parle, et tous ceux qui savent ce que c’est qu’une bataille te diront… suffit, je m’entends. »

L’armée de la Loire, devant des forces écrasantes, avait commencé cette belle retraite et livrait cette série de batailles qui auront un nom glorieux dans l’avenir, quoique la victoire ne les ait pas couronnées. Que de vertus nouvelles fit éclore la série de nos désastres ! Jean ne pouvait se tenir de marquer dans ses lettres son admiration pour ses camarades, qu’il avait trouvés un peu mous et un peu vulgaires quand ils menaient la vie de garnison. Et encore il n’osait pas tout dire, il craignait d’effrayer et d’attrister sa mère en lui peignant les dures épreuves qu’il subissait héroïquement comme les autres.

Si quelquefois l’aspect morne et désolé des plaines de la Beauce le rendait malgré lui triste et pensif, si les nuages lourds et bas d’un ciel d’hiver plein de menaces pesaient malgré lui sur sa pensée, dans les longues marches dont rien ne faisait prévoir la fin, il secouait bien vite le poids de sa tristesse en se disant : « C’est pour cela que je suis venu, mon sacrifice est fait ; le pis qui puisse m’arriver, c’est de rester ici, et j’ai prévu tout cela en venant. »

D’ailleurs, comme sergent, il avait à remplir envers ses hommes des devoirs incessants ; il fallait payer d’exemple, les empêcher de se décourager, s’ingénier pour trouver ce qui leur était nécessaire dans un pays épuisé. Jean tenait de sa mère le don précieux de la parole. Son bon cœur, son tact et son vif sentiment du devoir lui faisaient trouver ce qu’il y avait de mieux à dire en toute circonstance.

Le meilleur remède contre le découragement, c’est la nécessité d’encourager les autres. Jean en faisait l’épreuve tous les jours. Comment se serait-il apitoyé sur lui-même, n’ayant pas une minute pour songer à lui ? Les longues marches silencieuses à travers les obstacles de toute espèce sont, de toutes les épreuves de la guerre, la plus dangereuse peut-être. L’âme attristée s’abandonne et se replie sur elle-même, et si, par malheur, elle arrive à se faire un triste plaisir de la contemplation de sa souffrance, les souvenirs du passé rendus à la fois plus doux et plus déchirants par le contraste l’assaillent en foule, l’énervent, et, la trouvant sans défense, la remplissent de regrets stériles et de désirs insensés. C’est alors que le soldat est pris du mal du pays, perd toute espérance de revoir son toit et ses parents, se couche le long d’une haie et attend, avec une résignation farouche, que l’ennemi vienne le prendre ou le tuer.

Jean qui avait passé par ces épreuves, et qui, grâce à son éducation et à l’énergie de sa volonté, en était sorti triomphant, les redoutait pour ses hommes.

« Allons, mon vieux, disait-il un jour à un soldat qui s’était assis dans la neige ; allons, tu ne peux pas rester là ; le sommeil te prendrait, tu ne retrouverais plus ton chemin, tu te ferais prendre.

— Sergent, c’est fini, je ne puis plus faire un pas.

— Essaye, nous allons t’aider.

— C’est impossible.

— Impossible ! c’est toi qui dis cela ! un homme comme toi ! Allons, donne-moi la main. C’est un effort à faire et un mauvais moment à passer ; dans une demi-heure, tu riras de toi-même. Tu as vu la fin de la journée d’hier, pourquoi ne verrais-tu pas la fin de celle d’aujourd’hui ? Tu souffres ! nous aussi ! Tu regrettes ton village ! Bon moyen de le revoir que de te faire prendre comme un lièvre par les maraudeurs ennemis. Tu le reverras ton pays, et tu y danseras encore plus d’une fois. Quels yeux ils ouvriront là-bas, quand tu leur raconteras ce que tu as fait et ce que tu as souffert ! Allons, c’est dit, lève-toi ! »

Le soldat se leva presque malgré lui, subjugué par l’ascendant d’une âme supérieure à la sienne.

Cette scène se renouvelait souvent, et, grâce au jeune sergent, bien des hommes revirent la fumée du toit paternel, ou moururent d’une mort honorable dans une bataille, au lieu de mourir de faim, de lassitude et de misère dans un fossé.

Le régiment perdait tant d’officiers que Jean fut bientôt sous-lieutenant. « C’est un vrai officier, disait le troisième Loret dans une de ses lettres, et un joli camarade aussi. On voit bien que l’instruction est bonne à quelque chose ; dites bien cela à nos petits frères. M. Jean sait le métier comme s’il n’avait jamais fait autre chose. Le colonel dit qu’il a des idées et que c’est grand dommage qu’il ne soit pas pour rester troupier toute sa vie. Il a une manière à lui de faire marcher les hommes. Pourtant il ne jure pas et ne se met jamais en colère ; mais il ne plaisante pas non plus, et quand il a dit : « Il le faut, il n’y a plus à répliquer. On l’aime cependant et l’on a grande confiance en lui ; ce n’est pas lui qui mangerait ou se coucherait sans savoir si ses hommes ont tout ce qu’il leur faut. Quand il faut charger, et cela nous arrive souvent, il s’en va là comme d’autres vont à la parade, la tête bien droite, avec des mots gentils qu’il sait trouver pour enlever le pauvre monde. Et vraiment, le pauvre monde a quelquefois grand besoin d’être enlevé. À peine sous-lieutenant, voilà qu’il est question de le faire lieutenant, parce qu’il a dépisté et pris, avec quelques bons garçons, un des gros bonnets de l’autre armée.

» Je l’ai vu passer, pas bien fier, le gros bonnet ; je ne sais pas le grade, parce que chez eux on se cache d’être général avec autant d’empressement que l’on s’en vante chez nous. Tout ce que j’ai vu, c’est qu’il avait de grosses tresses sur les épaules. »