Librairie Hachette et Cie (p. 53-60).


CHAPITRE VII

Premiers exploits de Jean.


Voilà donc dans quel monde le petit Jean était destiné à vivre et à grandir. Ses débuts n’eurent rien de remarquable. Il n’était pas plus un bébé modèle, que ses sœurs n’étaient des enfants modèles.

Je suppose qu’un bébé modèle est celui qui fait ses dents, même les grosses, sans baver et sans crier à faire frémir ; qui se gare soigneusement des rhumes de cerveau ; qui s’arrange pour n’avoir point la scarlatine ; qui ne connaît la coqueluche que de nom ; et qui se moque de la rougeole. Quant aux convulsions, c’est quelque chose de si étrange et de si inconvenant, qu’un bébé qui se respecte évite ces manifestations violentes. Un bébé modèle sait son monde, et ne se met pas en colère sous prétexte qu’il a faim, ou que le lait vient trop vite, ou qu’il ne vient pas assez vite. Il n’a pas de ces emportements grotesques qui vous rendent tout violet pendant plus d’une minute ; c’est si vilain d’être en colère et si affreux d’être violet !

Ajoutez à tout cela qu’un bébé modèle ne réveille pas sa mère quinze fois par nuit, sous les prétextes les plus futiles.

Comme maître Jean faisait tout cela, et bien d’autres choses encore, il faut en conclure tout naturellement que maître Jean n’était pas un bébé modèle.

Malgré tout cela, on l’admirait, on le dorlotait, on lui disait qu’il était le plus bel enfant du monde, et mille autres flatteries qui l’eussent gâté à tout jamais s’il eût pu les comprendre. Cette espèce d’idolâtrie de toute une famille, empressée autour d’un petit enfant, inquiétait un peu Mme Defert, qui se promit bien d’y veiller, le jour venu.

Quel émoi dans la famille, quand parut la première dent ! Depuis quelques jours, le bébé, éprouvant à la mâchoire une douleur inaccoutumée, se demanda ce que cela voulait dire, et il devint tout rêveur. La douleur augmentant, il devint, de rêveur, grognon ; et de grognon, misanthrope. Sans doute, dans sa cervelle ignorante, il se figurait que cela n’aurait pas de fin. Dès lors il sembla croire qu’il y avait un complot contre lui, et faute de savoir au juste qui était de ce complot, il s’en prenait à tout le monde. Aussi, pendant cette période néfaste, n’était-il pas abordable.

Thorillon ayant exécuté, pour le faire rire, une de ses danses sauvages, l’autre le regarda d’un œil si sévère, qu’il avait tout à fait l’air de dire : C’est bien le moment de gambader devant les personnes, quand elles ont les nerfs malades ! Mme Jacquin l’appelle son bel enfant, et lui demande une petite risette ; le bel enfant répond par une grimace épouvantable.

Ses sœurs elles-mêmes ne trouvèrent pas grâce à ses yeux, non plus que l’oncle Jean ; c’est beaucoup dire en peu de mots, car il préférait l’oncle Jean et ses sœurs à tout le monde, excepté à sa mère. Quand elle le prenait dans ses bras, il la regardait avec confiance et s’adoucissait, comme s’il eût été convaincu qu’elle du moins ne faisait pas partie du fameux complot.

Dans un de ces jours néfastes, il eut la visite d’une des tantes Defert, célèbre dans la famille par son nez aquilin, son caractère ferme et son goût inexplicable pour le musc. À peine fut-elle à portée de Jean, que le drôle, avançant la main avec une grande vivacité, fut à deux doigts de saisir le nez aquilin. Il était évident qu’il lui en voulait : soit qu’il eût des objections sérieuses contre la forme aquiline en général ; soit qu’il n’aimât pas les gens d’un caractère ferme ; soit que le parfum du musc lui agitât les nerfs ; soit qu’il eût décidé dans sa cervelle que la tante Defert était la personne qui avait organisé le complot. Quand il vit qu’il n’avait pu réussir à saisir le nez de sa tante, il se mit à jouer des bras et des jambes, poussa des cris de paon et tomba dans un véritable paroxysme de rage.

Toute la nuit, il rêva de son aventure, et fut inconsolable ; le matin seulement il se calma. La maman, en lui passant son doigt sur les gencives, sentit une toute petite pointe qui perçait. C’était la première dent.

M. Defert fut si fier d’avoir un fils qui avait une dent, qu’il sema la nouvelle dans toute la famille. Et comme si c’était une chose extraordinaire qu’une première dent à la mâchoire d’un petit garçon, tout le monde vint constater le fait, et s’assurer que la dent était une vraie dent, en passant le doigt sur la gencive. Ce jour-là, le petit bonhomme eut tous les ennuis d’un personnage en vue, qui excite la curiosité. Il regretta amèrement d’avoir une dent déjà si célèbre, ou de n’en avoir pas au moins deux pour pincer jusqu’au sang les doigts indiscrets.

Ce grand événement coïncida avec un autre événement non moins important. M. Defert fut décoré pour services rendus à l’industrie. Cette seconde nouvelle fit dans la ville plus de bruit que la première ; je doute qu’elle ait fait plus d’impression dans l’âme de Defert. Sans le vouloir, sans le savoir, elle rapportait tout dans sa pensée à l’objet de ses constantes préoccupations. Bien des années plus tard, M. Defert, devenu chauve et ambitieux, songeait à transformer en rosette son ruban de la Légion d’honneur ; il parlait à table de ses différents titres avec des amis. Il hésitait sur la date de sa première nomination. Mme Defert, sans chercher une minute, lui dit : C’était en telle année, l’année de la naissance de Jean, et en tel mois, où il eut sa première dent.

Elle avait établi un synchronisme entre les divers événements qui intéressaient Châtillon, ou simplement la famille et les événements marquants de l’enfance de Jean.

Marthe avait fait sa première communion l’année de la coqueluche. C’était entre la première dent et la coqueluche que s’étaient bâties les villas du quartier neuf ; que Hireux, le marchand de nouveautés, s’était retiré des affaires avec une fortune d’un million, et que Charles Jacquin avait passé son baccalauréat.

Le temps continue sa course. Jean a percé un grand nombre de dents ; il fait ses débuts dans l’art de la marche, et semble trouver que la marche est un art très-difficile. Il s’élance avec une ardeur inconsidérée, les deux poings fermés, et au moindre choc il s’étale mollement. Si on ne le regarde pas, il se contente de se relever sans rien dire. S’il s’aperçoit qu’on le regarde, il se met à gémir d’une façon lamentable, et attend qu’on le relève et qu’on le console. Mme Defert, sans en avoir l’air, fait ses remarques, et profite de ses observations pour redresser une à une les imperfections de ce petit caractère.

En même temps que l’art de la marche, Jean étudie l’art de la parole. Il a d’abord à son service une grande variété de cris inarticulés qui lui suffisent à lui pour tout dire, mais qui ne suffisent pas aux auditeurs pour tout comprendre. Comme il s’imagine avoir exprimé sa pensée le plus clairement du monde, il s’indigne parfois de n’avoir pas été compris, et témoigne son indignation par de véritables hurlements. Le premier mot que Jean prononce est celui de maman, bien que Mme Defert lui ait soufflé depuis longtemps celui de papa. Mais le petit homme a quelquefois l’esprit contrariant. Le jour où, ayant prononcé le mot maman, il entre dans la classe qu’Homère appelle « mortels à la voix articulée », toute la famille est en liesse : il ne sera pas muet ! Oh non ! il ne sera pas muet ; il est bien plutôt à craindre qu’il ne finisse par rendre les gens sourds. Après les mots, viennent les phrases ; après les phrases apprises, les phrases créées, les plus amusantes de toutes, les réflexions enfantines, et les saillies naïves, où les parents, par grâce d’état, entrevoient tous les indices d’une haute intelligence, quelquefois même d’un grand génie.

Un jour que Jean avait été bien sage, on lui permit d’assister à la leçon d’écriture de Marthe (Marguerite faisait un travail pour Mademoiselle) ; bébé était tranquille, presque grave. Il savait déjà que l’on ne doit pas faire de bruit dans la salle d’étude. Il regardait avec un intérêt profond les éclairs que lançaient les lunettes de M. Dionis. Quand il les avait bien regardées, il s’amusait des mines et des efforts de Marthe. Elle n’avait pas perdu l’habitude de tirer la langue en écrivant, et elle avait toujours ce joli mouvement pour renvoyer ses cheveux en arrière.

À la fin de chaque ligne, Marthe ne manquait pas de relever la tête et de sourire. Jean attendait en silence ce moment prévu, et il lui fallait un grand effort de volonté et de sagesse pour ne pas battre des mains en réponse au sourire silencieux de Marthe.

Un petit chat favori rôdait dans la salle d’étude ; il s’initiait aux mystères des petits coins sombres, méditait sur ses découvertes avec une gravité précoce ; puis, comme saisi d’allégresse à l’idée qu’il en savait déjà si long pour son âge, il cabriolait comme un jeune singe, et, pour se récompenser, se frottait aux barreaux des chaises.

Jean suivait ses allées et venues avec la plus grande attention. Enfin, n’y tenant plus, il se haussa vers l’oreille de sa mère pour lui dire quelque chose. Mme Defert sourit, et, se levant de sa chaise, prit le petit chat et le mit entre les bras de bébé.

Jean se contenta d’abord de tenir la petite bête, sans oser faire autre chose que la regarder ; mais bientôt il fut pris d’un accès de tendresse subit et l’embrassa sur le front. Pour toute réponse, le minet cligna ses yeux clairs et fit doucement ronron. Marthe et Marguerite avaient quitté des yeux leur tâche. M. Dionis lui-même regardait cette petite scène en souriant.

Tout à coup, le petit chat, qui ne se sentait pas assez bien tenu et qui craignait de tomber, se raccrocha comme il put.

« Oh ! s’écria Jean en le laissant aller, il a des épingles à ses mains ! »


Oh ! s’écria Jean, il a des épingles à ses mains.

Le mot n’était que drôle, et Mme Defert se contenta d’en sourire. Mais Marguerite et Marthe poussèrent des cris d’admiration. Quant à M. Dionis, il déclara qu’il avait entendu dans sa vie de bien bonnes plaisanteries, Dieu merci ! mais que celle-là était la meilleure de toutes. Mme Defert, qui n’aimait pas à gâter le plaisir des autres, ne fit aucune observation ; mais elle remarqua que le petit Jean, d’abord assez confus d’avoir prêté à rire, finissait par comprendre qu’il avait dit quelque chose de drôle, et riait à la fin plus fort que les autres.

Par M. Dionis, le mot se répandit dans les bureaux, à la grande joie de Thorillon, qui l’écrivit sur son garde-main afin de ne pas l’oublier. M. Defert le savait déjà en rentrant pour déjeuner, et l’on ne parla guère d’autre chose à table, jusqu’au moment où Mme Defert détourna la conversation. Jean savait fort bien que les petits enfants ne parlent pas à table ; aussi ne disait-il pas un mot ; mais il avait l’air préoccupé, sur sa grande chaise ; tout à coup, il sembla prendre son parti, et dit en étendant le doigt : « La carafe !… » Tout le monde le regarda. « Elle a des épingles à ses mains ! » Et il partit d’un éclat de rire. Personne ne rit : rien de plus froid qu’une plaisanterie manquée, et rien de plus déplaisant qu’un enfant prétentieux. Par contenance, il fit entendre encore un rire forcé ; mais bientôt ses lèvres tremblèrent ; il sentait qu’il venait de dire une sottise ; il se mit à pleurer d’un air boudeur.

« On gâte cet enfant, pensa Mme Defert, et on le rendra prétentieux et insupportable. »

L’oncle Jean survint. Lui aussi connaissait le mot de son filleul : il était tout simplement pénétré d’admiration. À peine assis, il se pencha vers Jean, sans remarquer son air maussade, et lui demanda des nouvelles des mains du chat, et de ses épingles. En filleul mal appris, Jean tourna le dos à son parrain, avec un mouvement d’épaules facile à interpréter. L’oncle Jean surpris allait insister, Defert lui dit que ce n’était rien et lui demanda des nouvelles de M. Aubry. Une fois sur ce terrain, le capitaine en avait pour longtemps. L’éloge d’Aubry le conduisait par une pente naturelle à l’éloge de Loret. L’incident fut oublié.

Quelle belle occasion Mme Defert laissa échapper de faire de la morale à tout le monde ! Un pédant n’y eût pas manqué. Ce n’était pas là sa méthode à elle. Elle ne dit pas un mot qui pût être blessant pour qui que ce fût ; mais elle trouva moyen d’insinuer à chacun en particulier, et au moment favorable, qu’il y a du danger à admirer et à répéter les mots des enfants. Elle tenait si peu à paraître régenter les gens, que chacun fut persuadé qu’il avait trouvé cette idée tout seul, et se sut bon gré de l’avoir trouvée.