Librairie Hachette et Cie (p. 45-52).


CHAPITRE VI

Mme  Defert, qui n’a encore élevé que des filles, se demande avec inquiétude si elle saura élever un garçon.


Mme  Defert, tout en allaitant son « amour de petit garçon », se demandait avec inquiétude comment elle s’y prendrait pour en faire un homme.

Jusqu’ici, elle avait réussi à faire de ses filles, non pas des enfants modèles (il n’y a rien d’insupportable comme les enfants modèles), mais de bonnes petites filles, douces, obéissantes, aimantes et respectueuses. Ce qu’il y a de plus étonnant (pour certaines gens du moins), c’est qu’elle avait fait tout cela sans avoir lu Rousseau, et sans s’être imposé un programme. Elle avait suivi jour par jour le développement de ces deux caractères, sans rien hâter, sans rien changer brusquement, luttant contre les difficultés de détail, à mesure qu’elles se présentaient, sans jamais remettre la lutte au lendemain, et tout étonnée de n’avoir pas plus d’efforts à faire. Depuis la naissance de sa première fille, elle n’allait plus que fort peu dans le monde, où elle était cependant fort recherchée. Le monde l’avait un peu raillée d’abord de ce qu’il appelait sa manie de retraite, et l’on avait trouvé, dans les salons élégants, qu’elle était un peu « pot-au-feu ».

Comme on vit qu’elle ne devenait ni dogmatique ni pédante, qu’elle n’avait pas de système d’éducation à développer pour écraser les gens de sa supériorité, qu’elle ne donnait des conseils qu’à ceux qui lui en demandaient (et encore avec quelle discrétion !) ; comme elle ne se targuait pas de son renoncement au monde pour faire la bonne mère, comme elle ne critiquait jamais personne, et qu’elle ne permit jamais à ses enfants de tomber dans la moquerie, on lui pardonna de faire mieux que les autres ; on ne fut pas blessé de son dévouement pour ses enfants. Dans un certain monde, on la trouva à la fois un peu arriérée et un peu originale, mais on continua à l’aimer quand même.

M. Defert, qui était très-fier de sa femme (et il avait bien raison) et qui tenait à s’en faire honneur dans le monde (qui oserait l’en blâmer ?), fit bien d’abord quelques observations. Ses observations furent écoutées avec déférence, ce qui le disposa bien tout de suite. En vérité, on aurait cru que cette petite Mme  Defert avait fait son cours complet de rhétorique, pour savoir si bien prendre son monde. Elle développa ses raisons avec tant de raison et d’enjouement que M. Defert, pris pour arbitre, déclara qu’elle avait raison comme toujours. Il céda, et en cela il fit preuve de bon sens.

L’éducation des fillettes marchait donc sans trop de difficultés : mais sur bien des points on trouvait à critiquer en elles.

Par exemple, Marguerite, qui avait douze ans, n’aurait pas su entrer seule dans un salon sans rougir et sans se déconcerter, tandis que telles fillettes de son âge que je pourrais citer étaient déjà de véritables petites femmes, pimpantes, sémillantes, avec un joli babil tout plein de riens charmants et de réparties fines. Au fond elle était coquette comme toutes les petites filles, mais son goût naturel pour les jolies toilettes, n’étant pas cultivé avec amour, n’allait pas jusqu’à lui faire prendre en horreur les blouses qu’elle portait encore pour travailler et jouer à la maison. Elle trouvait même qu’il était bien agréable d’être à son aise pour courir et sauter dans le jardin. Mais, Mlle  Ardant disait en riant à une autre jeune personne de douze ans : « C’est un sac, ma chère, que cette horrible blouse ! et des brodequins lacés ! Comprenez-vous cela ? et en gros cuir comme ceux des collégiens ! » Et la petite pécore, en toilette fraîche et en bottines de cérémonie pour rester à la maison, jetait un regard de côté dans l’armoire à glace, refaisait les plis de sa robe, et lissait sa chevelure aussi coquettement qu’un petit oiseau lisse ses plumes. — « Et si ses parents étaient pauvres encore ! » reprit l’amie, en comparant sa toilette à celle de sa « chérie » pour voir si par hasard l’autre ne l’éclipsait pas. « Cela ne fait-il pas pitié ! » Et là-dessus, de jolis rires de petites coquettes, de jolis mouvements de femmes du monde, et une conversation intarissable sur toutes sortes de sujets qui eussent fait ouvrir de bien grands yeux à la pauvre Marguerite.

Mais, par bonheur, et grâce à la prudence de sa mère, la pauvre Marguerite ignorait combien elle était en retard sur les jeunes demoiselles de son âge. Elle sautait et gambadait avec Marthe, sans nul souci de sa dignité ; elle jouait à la poupée tout aussi bien qu’elle s’amusait d’un conte de fées. Elle revenait du jardin, animée, les joues roses, les yeux brillants, les cheveux en désordre, trouvant que c’était bien dommage d’avoir un devoir à faire quand le temps était si beau, mais le faisant de son mieux parce qu’elle savait qu’il fallait le faire, et que maman n’eût pas été contente si on l’avait négligé.

Et Marthe ? Hélas ! Marthe était aussi déplorablement en retard pour son âge que Marguerite pour le sien. Pour tout dire, en un mot, c’était encore un gros bébé.

« Figurez-vous, ma chère, disait une autre fois Mlle  Ardant à son amie, que ces petites prennent tout au sérieux, M. Dionis par exemple. Or, je vous le demande, qu’est-ce que M. Dionis ? Où prenez-vous M. Dionis ? Si vous voulez avoir une bonne scène, dites à ces enfants (car après tout on a l’âge que l’on paraît avoir), dites-leur, pour voir, que M. Dionis est hideux avec ses grosses besicles, son habit de l’autre siècle, et sa démarche de rhinocéros en retard. Marguerite deviendra sérieuse, Marthe se fâchera tout rouge, et elles vous répondront en chœur que M. Dionis est très-bon, et que maman veut qu’on le respecte. Le respecter ! Ce n’est, après tout, que le commis de leur père.

— Et Mademoiselle, parlons de Mademoiselle !

— Est-elle assez roide, assez pincée, assez mal fagotée !

— Et ennuyeuse !

— Ce qui ne les empêche pas de croire à Mademoiselle, de citer les opinions de Mademoiselle, et de respecter Mademoiselle.

— Je suis sûre qu’elles jouent encore à la poupée.

— Vous pouvez en être sûre, ma chère ; car je les ai vues de mes yeux traîner dans une brouette une poupée sans chignon. À propos, viendrez-vous à la musique cette après-midi ?

— Je vais me faire donner la permission par chère mère. »

Mais il se trouva que « chère mère » avait mal dormi parce qu’elle avait passé la nuit au bal ; il se trouva que chère mère était de mauvaise humeur, parce que la toilette de chère mère avait été éclipsée par celle de sa meilleure amie. Il résulta de toutes ces circonstances que chère mère refusa la permission.

La charmante jeune fille vint retrouver son amie, la figure longue, et déclara, pâle de colère et les lèvres tremblantes, qu’ « elle » avait ses nerfs (elle, c’est-à-dire chère mère, bien entendu), et qu’elle aurait bien pu choisir un autre moment, et que…

« Cher père » entra, venant du cercle. Il serra, à l’anglaise, la main à l’amie de sa fille, et embrassa cette dernière ; elle saisit l’occasion de lui extorquer la permission que « chère mère » avait refusée.

Et elle partit triomphante avec son amie, sous la conduite d’une gouvernante horriblement parfumée et trop serrée dans son corset. Cette gouvernante était pleine de mépris pour les petites Defert, et en général pour toutes les personnes qui manquaient de « genre ». Les deux jeunes personnes jacassaient tout haut, en pleine rue, de tout et de tous. Elles ricanèrent en voyant passer l’oncle Jean, et déclarèrent à l’unanimité que c’était un « bonhomme impossible ! » La gouvernante, après s’être mirée dans toutes les devantures de boutiques, se rapprocha des deux jeunes demoiselles et entendit quelques mots de leur conversation. Par acquit de conscience, elle crut devoir intervenir. Son élève fut prompte à lui fermer la bouche, en lui rappelant qu’elle-même, pas plus tard que la veille, avait habillé le capitaine à sa façon, avec une de ses amies. Pour avoir le dernier mot, la gouvernante répondit que ce n’était pas la même chose ! À quoi la jeune élève répliqua impertinemment qu’elle l’espérait bien !

Telles étaient les personnes sévères auxquelles les « petites Defert » inspiraient une si dédaigneuse pitié.

Mme  Defert, femme sensée et modeste, savait fort bien que ses filles n’étaient pas parfaites, elle les élevait de son mieux, voilà tout. Du moins sa conscience était tranquille.

Mais quand elle eut un fils, elle se sentit toute troublée. Elle ne pouvait compter que sur elle-même. M. Defert avait bien assez d’occupations à la fabrique ; il était fatigué quand il rentrait le soir, et ne demandait les enfants que pour jouer avec eux. Il ne se faisait pas de l’éducation des enfants une idée bien nette, et s’en remettait complètement à sa femme. D’autre part, un axiome qui a cours et que l’on ferait bien de mettre au rebut, prétend qu’une femme seule ne peut jamais bien élever un garçon. Enfin, en regardant tout autour d’elle, Mme  Defert voyait tant d’éducations manquées, qu’elle était pleine de soucis et de craintes.

Elle résolut de consulter sur ce sujet un vieux juge de ses amis, qui passait pour être moqueur. (Il n’était jamais moqueur avec elle.) Il avait beaucoup lu et beaucoup réfléchi, et possédait un grand fonds d’idées justes sur toutes les questions importantes.

Un jour que l’enfant dormait au jardin, à l’ombre d’un grand marronnier, Mme  Defert, tout en tirant son aiguille, réfléchissait à son sujet favori, lorsqu’elle vit le vieux juge qui venait à elle. Marguerite et Marthe, qui jouaient au sable avec des pelles de bois et des seaux de fer-blanc, absolument comme les enfants des pauvres, coururent embrasser le vieil ami de la maison, lui dirent, en confidence, que le petit frère dormait, et retournèrent tranquillement à leur sable.

Quand Mme  Defert eut exposé ses angoisses et ses doutes, le vieux juge se mit à rire. « Vous vous tourmentez de bien peu de chose, lui dit-il, et surtout vous consultez un oracle qui en sait bien moins long là-dessus qu’une mère comme vous. Voici cependant ce que je puis vous dire : J’ai lu, je crois, tout ce qu’on a écrit d’important sur l’éducation. Eh bien ! je vous affirme que ceux qui ont composé les plus beaux systèmes sont ceux qui ont le plus mal élevé leurs enfants. D’autre part, j’ai toujours vu que les enfants élevés selon un certain idéal étaient idéalement mal élevés. À part certaines règles très-générales que le bon sens seul aurait trouvées, tout système est faux par cela seul qu’il est un système. Il n’y a pas deux enfants qui se ressemblent, comment voulez-vous agir sur eux par des procédés uniformes ? Ce serait plus commode, je le sais bien ; mais ce n’est pas naturel, et ce n’est pas praticable. Pour bien élever un enfant, il faut faire ce que vous avez fait et ce que vous faites encore avec vos filles. il faut s’y donner corps et âme, le suivre pas à pas, et faire pour le mieux dans chaque circonstance. Ce dévouement obscur répugne à bien des gens ; d’autres sont obligés de gagner leur vie et n’ont pas le temps de se consacrer à leurs enfants. Voilà pourquoi on se débarrasse d’eux en les mettant au collège. Voyez les enfants qui sortent des établissements d’éducation. Comment sont-ils élevés ? Fort mal. Je n’accuse pas le zèle des maîtres : ils font ce qu’ils peuvent et ne peuvent pas faire plus. J’accuse les parents qui se séparent trop tôt de leurs enfants, et avant de les avoir assez bien élevés pour qu’il en reste toujours quelque chose. Il faudrait que chaque enfant, jusqu’à un certain âge, pût être élevé par sa mère et que chaque mère vous ressemblât… Oui, monsieur, ajouta-t-il en s’adressant au bébé qui venait de se réveiller, et manifestait quelque velléité de crier… Oui, monsieur, entendez-vous, il faudrait que chacun pût être élevé comme vous le serez, vous ! Qu’avez-vous à objecter à cela ? Rien ? C’est bien heureux. »

Une fois sur les genoux de sa mère, le poupon se mit à la regarder ; il faut croire que la contemplation de ce doux visage suffisait pour le moment à son bonheur, car il se tint parfaitement tranquille.

« Savez-vous, dit le juge en faisant danser ses breloques, que vos deux sœurs sont charmantes ? Savez-vous que c’est votre maman qui les a élevées ? Eh bien ! elle vous élèvera de la même façon, et vous n’en vaudrez que mieux ! Que voulez-vous maintenant ? La pomme de ma canne ? La voilà. Votre maman a fait ses preuves, vous pouvez être tranquille et ne pas faire ces yeux-là, et ne pas éternuer à propos de rien.

— Passe encore jusqu’à un certain âge, reprit Mme  Defert en souriant ; mais quand un garçon devient grand, qu’il a appris du latin, du grec, des mathématiques, qu’il est instruit, fort, indépendant ; quand le père lui-même a tant de peine…

— Distinguons, reprit le juge. Conduisez d’abord par la main monsieur jusqu’au seuil des études classiques ; il y a de la marge d’ici là, et nous aurons le temps d’en reparler. Je puis vous dire tout de suite qu’un garçon élevé par une mère intelligente et bonne respecte cette mère-là, pourvu qu’il ait dans le cœur un peu de générosité, bien plus qu’il ne respecterait un homme. »

Ici, Jean, qui suivait la discussion avec un intérêt évident, car ses beaux yeux limpides ne se détournaient pas du donneur de conseils, manifesta une certaine inquiétude. Cela commença par une grimace, continua par quelques cris isolés, et se termina par une mélopée aiguë.

« Ah ! dit le vieux juge en se frottant les mains, je vous ai fait une petite théorie de l’éducation ; à vous de me donner une leçon de pratique. Étant donné un enfant qui crie, quel est le moyen de le faire taire ?

— D’abord, répondit Mme  Defert, il faut chercher la cause du mal, car il souffre, et ce ne sont pas là des cris de colère. Pour une fois que je ne l’ai pas emmailloté moi-même, j’ai peur qu’il ne soit trop serré, ou qu’il soit emmailloté trop court. »

En deux tours demain, l’enfant fut démailloté, et ensuite examiné de la tête aux pieds. Une épingle laissée dans le lange offensait son petit mollet rose.

« Ensuite, dit Mme  Defert, continuant sa démonstration, prendre la cause du mal entre l’index et le pouce, et la faire disparaître. » — L’épingle avait subitement disparu. — « Ensuite, remettre les choses en l’état. » — Et comme par enchantement, le poupon était roulé dans ses langes, et avait repris son apparence de jeune chrysalide.

Comme il sanglotait encore, la mère usa du grand argument. Avec une dextérité merveilleuse, elle escamota le poupon et le fit disparaître sous une pèlerine longue qu’elle portait en qualité de nourrice, et l’on distingua le petit grondement joyeux que font entendre les bébés quand ils sont en train de faire un bon repas.

« Parfait ! dit le juge émerveillé. Je vais faire comme Mentor qui profite de tous les incidents pour faire la leçon à Télémaque. Pour une fois que vous avez confié votre enfant à des mains étrangères, il a failli périr, blessé au talon comme Achille. Ne vous séparez jamais de lui, jusqu’au moment où cela sera absolument nécessaire. »

Le poupon rassasié reparut à la lumière du jour, une goutte de lait à chaque coin de la bouche, et une goutte au bout du nez pour faire la symétrie.

L’oncle Jean vint faire sa visite quotidienne pour savoir si son lancier avait grandi depuis la veille, et s’il serait bientôt en état de monter à cheval et de manier la lance.

Quand Mme  Defert lui fit part de ses doutes et de ses inquiétudes, il pouffa de rire ; quand elle lui fit connaître l’opinion du juge, il déclara que ce juge-là avait du bon sens. Enfin, quand il en vint à parler en son propre nom, voici mot pour mot ce qu’il dit :

« Toi ! ma bonne fille, toi ! tu serais capable, si tu voulais seulement t’en donner la peine, d’élever des crocodiles, et d’en faire des notaires et des avocats. »