Les Bourbons et la seconde coalition
Revue des Deux Mondes3e période, tome 77 (p. 418-453).
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LES BOURBONS
ET
LA SECONDE COALITION

II.[1]
COMPLOTS AVORTÉS (1799-1800).


I.

Tandis que le mauvais vouloir des alliés transformait en déceptions quotidiennes les espérances que Louis XVIII avait fondées sur le succès de leurs armes, Dumouriez, retiré à Ottensen, près d’Altona, dans le Holstein, non loin d’Hambourg, attendait qu’on l’appelât à Mitau. Impatient et anxieux, il se plaignait du silence du roi. Il s’était abstenu, il est vrai, de lui écrire, malgré les conseils de Fonbrune. Il attendait, pour le faire, que l’Angleterre eût donné son adhésion au plan danois, qui lui avait été soumis au mois d’octobre précédent par le prince Charles de Hesse. Mais il estimait que ses offres de service ne méritaient pas un accueil moins favorable que celles de Pichegru et de Willot, et il s’étonnait du peu d’empressement qu’on mettait à les accepter. Il s’étonnait de même de l’indifférence des Anglais à son égard. Le colonel Anstrutter, envoyé par eux au prince de Hesse, afin de conférer avec lui, était reparti après un séjour de trois mois en Danemark et en Allemagne. Rentré à Londres en février, il n’avait plus donné de ses nouvelles. En fait, la négociation était donc suspendue. La confiance de Dumouriez dans l’efficacité de ses projets ne s’était pas affaiblie pour cela. Mais il se demandait s’ils se réaliseraient jamais. C’est alors que lui fut fournie l’occasion de se rattacher à une combinaison nouvelle pour laquelle il s’enthousiasma comme il avait fait pour la première.

Toujours désireux de secouer la domination française, les Belges attendaient en vain les effets des promesses faites à leurs députés par le cabinet de Saint-James au commencement de 1798. On leur avait alors promis des munitions, des armes, un corps de troupes fourni par la Prusse, la coopération des mécontens de Hollande. Aucun de ces engagemens n’était encore exécuté. Tout l’effort des Anglais semblait acquis aux Hollandais. Ils préparaient une expédition destinée à délivrer les Pays-Bas. Un corps de 23,000 hommes devait se porter sur la Hollande, y être rejoint par 17,000 Russes. Cette armée, sous le commandement du duc d’York, avait pour objectif l’expulsion des Français. Irrités et déçus, se croyant abandonnés, les Belges songeaient maintenant à agir par eux-mêmes. Pour les commander, ils avaient depuis longtemps jeté les yeux sur Dumouriez, dont la gloire s’était élevée sur leur sol conquis et asservi. Ils lui firent demander de nouveau s’il consentirait à se mettre à la tête de l’insurrection.

Dumouriez, surpris par cette démarche, n’y répondit pas sur-le-champ. Il cherchait à gagner du temps. Mais il en donna connaissance à Fonbrune. Ce dernier n’avait cessé de plaider à Hambourg, auprès de Thauvenay, la cause de Dumouriez, de supplier le roi de ne pas décliner les offres du général. Il avait fait également connaître à Saint-Pétersbourg que Dumouriez était l’auteur de plans grandioses dont l’exécution hâterait la fin des malheurs déchaînés sur l’Europe par la révolution. La démarche des Belges devint sous sa plume un thème facile sur lequel il renouvela les sollicitations qu’il avait adressées à Thauvenay pour être transmises à Mitau. De son côté, Dumouriez se décida à écrire à Saint-Priest[2].

Soit que ses projets eussent été jugés efficaces, soit qu’on craignît de le rebuter, il obtint une réponse. Elle porte la date du 11 juin 1799 et la signature du comte de Saint-Priest. En voici le texte : « M. de Fonbrune, de son propre mouvement et sans aucune provocation, a dit à M. de Thauvenay connaître par ses rapports avec vous votre disposition sincère de revenir au roi et de le servir avec zèle. Il a ajouté que vous étiez appelé par les Belges insurgés pour les commander et qu’on pouvait compter sur vous. M. de Thauvenay en a rendu compte, et le roi lui a ordonné de vous faire savoir par le même M. de Fonbrune que Sa Majesté agréerait votre soumission dès que vous la lui auriez faite directement. Voilà, monsieur, le point auquel nous sommes demeurés jusqu’à l’arrivée de la lettre que je viens de recevoir de vous. Je n’ai point hésité à la mettre sous les yeux du roi, qui accepte votre hommage, vos promesses. Il vous reste à en remercier Sa Majesté en les lui renouvelant directement par une lettre.

« S’il s’agissait d’un concert entre le général Pichegru et vous, il faudrait en avoir l’agrément du ministère britannique, parce que c’est lui qui fait les frais des opérations de ce général. Au reste, s’il agit en Suisse, vous serez bien peu à portée de vous concerter ensemble, du moins jusqu’à ce que vos plans, qui ne sont pas connus, aient acquis un certain développement.

« Le roi sait gré à M. de Fonbrune d’avoir servi à la manifestation de vos sentimens ; mais vous n’avez pas besoin d’intermédiaire et notre connaissance de trente-cinq ans autorise de reste un commerce direct entre nous. Je ne dissimule pas ma véritable satisfaction de voir un homme tel que vous embrasser la cause de son légitime souverain et se dévouer à son service. »

Le langage de Saint-Priest comblait les vœux de Dumouriez. Certain maintenant que ses offres étaient agréées en principe, il n’hésita plus à s’adresser directement au roi. Nous ne possédons ni sa lettre, ni la réponse de Louis XVIII. Mais il est aisé, par ce qui précède, de deviner dans quel esprit elles étaient conçues l’une et l’autre. La lettre royale fut expédiée à Thauvenay avec l’ordre de la faire tenir à Dumouriez. Thauvenay désirait se mettre en relation avec lui. Par l’intermédiaire de Fonbrune, il lui demanda un rendez-vous quelque part où le secret de leur rencontre pût être gardé. Dumouriez désigna la petite ville d’Elmshorn, sur les bords de l’Elbe, à une égale distance de leurs résidences respectives. C’est là, dans une auberge, qu’après divers contretemps ils se rencontrèrent le 17 août. Nous trouvons les détails de leur entrevue dans la lettre que Thauvenay envoya à Mitau le lendemain. Chacun d’eux arriva de son côté ; Thauvenay seul, Dumouriez accompagné du chevalier de Gasp, un de ses parens, émigré français au service du Danemark. Ils se firent servir à déjeuner dans une chambre et restèrent ensemble durant trois heures.

Dumouriez lut et relut « avec attendrissement » la lettre du roi. Il fit le récit des circonstances qui, jusque-là, l’avaient empêché d’agir d’après les sentimens de son cœur : « Nous devrions avoir de grandes espérances, dit-il. Mais je crains toujours que les puissances (et en particulier l’empereur de Russie) n’aient pas les intentions que nous pourrions souhaiter. — Moi, objecta Thauvenay, ce que je redoute le plus, ce sont les factions de l’intérieur et surtout la faction d’Orléans. « Il mettait brusquement le doigt sur la plaie en exprimant le grand grief des émigrés contre Dumouriez. Mais celui-ci protesta avec énergie : « Soyez sûr, et assurez-en le roi de ma part, que la prétendue faction d’Orléans n’existe pas, du moins dans le cœur du duc d’Orléans, avec qui je continue à être en rapports. Quelques intrigans subalternes abusent à son insu de son nom. Je conviens que c’est un malheur. Aussi j’ai un plan de rapprochement que je proposerai au roi. Je suis convaincu que Sa Majesté répondra avec bonté. Je rendrai publique cette réponse, dont la publicité écrasera ce parti d’intrigans. » Il ajouta que, lorsque le prince et ses deux frères reviendraient de La Havane[3]; « s’il les trouvait gâtés, il les surveillerait et qu’au besoin il se battrait contre eux. »

Après cette boutade, il passa à ses projets, en insistant surtout sur celui qui devait faire du Danemark l’instrument des royalistes et qu’il n’abandonnait pas, encore que le prince de Hesse parût croire que les victoires des alliés enlevaient à ce plan toute utilité. Il excita l’admiration du crédule et naïf Thauvenay, en lui décrivant les mouvemens d’un corps anglo-danois fort de 40,000 hommes dont lui-même commanderait l’avant-garde, qui débarquerait sur un point de la côte normande, non loin de Cherbourg. Les Anglais devaient rester en Normandie, les Danois marcher sur Paris. « l’Angleterre est disposée à agir, dit-il encore. M. de Woronsof, l’ambassadeur de Russie à Londres, pressenti par le ministre de Danemark, fait espérer l’agrément du tsar. Il ne resterait alors qu’à mettre la Prusse en mouvement et, sans doute, ce ne serait pas difficile, quoique cette puissance se soit rapprochée du gouvernement de la république. Elle ne l’a fait que contre son gré. » Il insista aussi sur la nécessité, pour Louis XVIII, d’abandonner Mitau, de se rapprocher du centre des opérations qui se préparaient. « Qu’il vienne dans le Holstein, il y sera bien reçu. »

Cet entretien avait lieu à table. Mais Dumouriez, tout à son sujet, ne mangeait pas. Thauvenay lui en fit l’observation : « Il en est des grandes jouissances comme des grandes douleurs, répondit-il ; je ne puis manger. » Il se lança ensuite dans de longs discours qu’il se proposait de faire entendre au roi. Enfin, il demanda un chiffre pour communiquer librement avec Mitau. Thauvenay lui promit de présenter sa requête à Saint-Priest. Les deux hommes se séparèrent enchantés l’un de l’autre.

Quelques jours après, le général écrivit à l’agent du roi une lettre consacrée uniquement à la défense du duc d’Orléans : «Je l’aime parce qu’il est vertueux, brave et vrai. Il a vécu dans une honorable pauvreté. Il a voyagé ignoré, inconnu, errant, par conséquent sans relations, en Suisse, dans les montagnes des Grisons, en Danemark, en Norvège, en Laponie, en Finlande et en Suède. De là, il est passé dans les États-Unis d’Amérique, où il réside depuis un an. Quand, par qui, avec qui, comment aurait-il pu, d’aussi loin et sans argent, intriguer, comploter avec les scélérats de Paris qui emploient son nom peut-être[4] ! » Thauvenay, aussitôt après l’entrevue, s’était empressé d’en rendre compte au roi. Cette fois, le prétendant ne mit plus en doute ni la sincérité du repentir de Dumouriez et de sa soumission, ni l’efficacité de ses projets. Vers la fin de ce même mois d’août, le général Willot arrivait à Hambourg venant d’Angleterre. Après avoir perdu son temps à Londres pendant de longs mois, il avait obtenu enfin du cabinet de Saint-James l’autorisation de passer sur le continent. Mais, de ses nombreuses sollicitations accueillies d’abord avec faveur, c’était la seule à laquelle il eût été fait droit. Pour les autres, on était resté sur la réserve. On l’avait engagé à s’entendre avec Pichegru, à se mettre aux ordres de Wickham, à attendre que les circonstances, en se modifiant, permissent d’utiliser ses talens. Mais les circonstances seraient-elles jamais meilleures qu’à ce moment où la marche victorieuse des alliés semblait si bien faite pour justifier et seconder une insurrection à l’intérieur de la France? Willot ne le pensait pas. Aussi, cherchant à vaincre les difficultés que lui créaient les hésitations, les lenteurs de l’Angleterre, rêvait-il de recourir aux bons offices de la Russie.

En arrivant à Hambourg, il écrivit à Mitau. Il demandait au roi d’intervenir en sa faveur auprès du tsar. Le roi s’empressa d’accéder à sa demande. Le 9 septembre, il s’adressait en ces termes à Paul Ier : « Votre Majesté Impériale ne penserait-elle pas qu’il pourrait être avantageux de permettre au général Willot, d’après son vœu, que je connais plus particulièrement, d’aller s’offrir au prince italique Souvarof[5], pour le moment où il pourra se rendre utile dans la Provence et le Languedoc. Indépendamment de l’intérêt général que Votre Majesté Impériale prend à tout mon royaume, le sort des provinces méridionales, et en particulier de Marseille, ne peut être indifférent au grand maître de Malte. C’est spécialement à ce titre que je lui demanderais de rapprocher de ces contrées le général Willot, que les royalistes, qui y sont en grand nombre, connaissent déjà avantageusement et désirent avec ardeur. »

En attendant le résultat de ses demandes, Willot, à Hambourg, vivait très retiré. Il voyait peu les émigrés. Dans ses rares rapports avec Thauvenay, il témoignait une extrême retenue[6]. Seul, le prince de La Trémoille eut raison de sa discrétion. Louis de La Trémoille, venu accidentellement à Hambourg, après avoir joué vingt fois sa vie pour servir dans Paris les intérêts du roi, connaissait Willot. Leurs relations dataient des journées antérieures au 17 fructidor, des intrigues royalistes dans lesquelles ils s’étaient rencontrés. Willot s’ouvrit à lui avec abandon de ses perplexités, de ses craintes, de ses espérances. A la suite de l’un des entretiens qu’ils avaient fréquemment ensemble, La Trémoille lui offrit de le mettre en rapport avec Dumouriez. Willot accepta, se laissa conduire chez le vainqueur de Jemmapes[7].

Dès leur première entrevue, les deux généraux se confièrent les opérations qu’ils préparaient l’un et l’autre. C’est ainsi que Willot apprit qu’avant qu’il eût songé à recourir aux bons offices de la Russie, Dumouriez les avait déjà sollicités. Quoiqu’il n’eût encore reçu de Mitau aucune réponse à cet égard, il reconnut qu’il serait sage de chercher d’un autre côté ses moyens d’action. Dumouriez fortifia sa conviction en lui révélant le plan danois et ce que lui-même attendait de la Russie pour la réussite de ce plan. L’idée de s’adresser à l’Autriche sortit de ces conférences. Les armées autrichiennes occupaient l’Italie du côté de Turin, de Gênes et de Nice. Il leur était aisé de faciliter l’entrée de Willot dans le midi de la France. Dumouriez et Willot pensaient que les Impériaux ne s’y refuseraient pas, surtout si l’Angleterre appuyait les démarches de Willot.

Le plan militaire de ce dernier fut soumis à un examen approfondi. La brillante imagination de Dumouriez y ajouta, le modifia, le transforma. Il fallait, selon Willot, profiter des dispositions des provinces méridionales pour y former une armée insurrectionnelle. Cette armée obligerait le Directoire à de nouveaux efforts, accroîtrait ses embarras et ses dangers, l’obligerait à diviser son attention et ses ressources, à éparpiller les forces militaires qu’il rassemblait pour résister aux alliés. Dumouriez, qui reconnaissait à Willot « de la probité, du talent, du courage, » et qui le tenait « pour un ennemi de Bonaparte, » approuvait ses idées. Mais, à son avis, il fallait un secours étranger. « On eût hésité à l’accepter contre la République, disait-il; on l’acceptera contre Bonaparte. » Il raisonnait dans l’hypothèse du prochain retour de ce général encore en Égypte. Il prévoyait que les troupes royales et les alliés auraient à se mesurer avec lui.

A son avis, l’attaque devait se produire sur les côtes de Provence, au moment où les Impériaux menaceraient les frontières d’Italie. Tandis que Précy soulèverait les Lyonnais, Willot apparaîtrait dans le Midi « avec de l’argent. » Dès qu’il s’y serait recruté des partisans, il y serait rejoint par 6,000 Basques, qu’il disait disposés à répondre à son appel, et par 3,000 soldats étrangers placés sous le commandement d’un général français. Cette petite armée débarquerait aux Martigues. Le long des côtes, une flottille protégerait ses opérations. Le duc de Berry, parti de Naples avec de l’artillerie légère et des munitions, viendrait occuper le port de Cette pour assurer les communications avec l’Italie et l’Espagne. Il débarquerait à son tour, unirait ses forces à celles de Willot. Ils se porteraient sur Le Pont-Saint-Esprit, où ils s’empareraient de la citadelle, pousseraient ensuite jusqu’à Saint-Étienne pour tendre la main aux Lyonnais. Alors, on tiendrait tout le Midi. Comme, en même temps, le comte d’Artois se serait emparé de Saint-Malo et de Lorient, Dumouriez de Cherbourg, Pichegru de Besançon, le gouvernement républicain, cerné de toutes parts, serait perdu. Avec la précision de son esprit, son expérience des choses militaires, Dumouriez voyait dans l’exécution de ce plan, savamment combiné, un moyen certain d’en finir avec les ennemis du roi, de rétablir celui-ci sur son trône et d’épargner à la France une invasion étrangère, car il suffirait que les alliés restassent sur les frontières sans les franchir quoique sans cesser de les menacer, pour mettre les pouvoirs républicains à la merci de l’insurrection royaliste.

À ces vues, Willot, encore qu’il les eût inspirées et qu’il les partageât, présentait deux objections, l’une purement stratégique, l’autre tirée de raisons d’une autre nature, dont l’expression était comme un écho de son patriotisme affaibli ou aveuglé. Il ne voulait pas opérer le débarquement aux Martigues, « une crapaudière sans enceinte, » et Dumouriez lui conseillait alors de débarquer à Arles, où lui, Willot, comptait des partisans. Puis, il répugnait à admettre dans sa petite armée autre chose que des Français. « Mais, si vous n’avez que des Français, s’écriait Dumouriez, vous recommencerez la chouannerie, et nous devons l’éviter ; car c’est elle qui a tout perdu. » Il n’en fallut pas davantage pour dissiper les répugnances de Willot. Il se déclara prêt à combattre. Il ne s’occupa plus que de se ménager l’appui de Wickham auprès de la cour d’Autriche. Il quitta Hambourg pour se rapprocher de l’agent anglais et de Pichegru, avec lequel il voulait aussi se concerter.

En engageant Willot à rechercher le concours de l’Autriche plutôt que celui de la Russie, Dumouriez avait eu surtout en vue d’écarter un rival qui pouvait, en manœuvrant sur le même terrain que lui, entraver son action, lui susciter des difficultés. Mais il le poussait dans une voie funeste et stérile. Le cabinet de Vienne, on l’a déjà vu, se souciait peu des Bourbons. Sa politique avait pour base unique le désir de conquérir l’Italie et de s’agrandir en Allemagne. Il avait donné, il devait donner encore trop de preuves de son indifférence en ce qui touchait les intérêts de la dynastie de Louis XVIII pour qu’il fût politique de compter sur son appui. Dumouriez raisonnait avec plus de sagesse quand il détournait Willot de s’adresser à la Russie. Quoique animé de sentimens plus bienveillans pour le roi légitime que l’Angleterre et l’Autriche, le tsar ne croyait pas plus que ces deux puissances à l’opportunité d’une intervention des royalistes avant la victoire des armées alliées. A son avis, Louis XVIII devait entrer en France derrière ces armées et non à leur tête. Pénétré de cette conviction, il résistait aux instantes sollicitations du roi, qui rêvait d’imiter Henri IV et de conquérir son royaume. Pour les mêmes causes, et bien qu’il eût été averti des dispositions et des desseins de Dumouriez, il ne se pressait pas d’en tirer parti. Il était encore moins disposé à permettre au général Willot de rejoindre le corps de Souvarof. Son silence en fournissait la preuve à Louis XVIII, dont la lettre en faveur de Willot restait sans réponse.

Dumouriez n’en persistait pas moins dans l’espoir d’être traité favorablement. Il activait ses démarches. Il avait supplié Louis XVIII d’être auprès de Paul Ier l’interprète de son désir. Il s’était fait présenter par Thauvenay au comte de Mourawief, ministre de Russie à Hambourg. Il s’efforçait d’intéresser ce diplomate à sa cause. Il le voyait fréquemment, l’entretenait de ses projets. Pour gagner sa confiance, il lui communiquait les renseignemens que, par Fonbrune ou par d’Angély, il recevait sur ce qui se passait chez Reinhart, le ministre de la république française. Il employait encore d’autres influences. Mme de Barruel-Beauvert, qui vivait avec lui, écrivait à son frère Rivarol pour obtenir qu’il contribuât « à tirer Dumouriez de son obscurité[8]. » Mais cette activité se déployait sans profit. A la fin d’octobre, Dumouriez recevait de Saint-Priest une nouvelle lettre datée du 6 du même mois, en réponse aux siennes, et qu’il est indispensable de citer parce qu’elle met en lumière le véritable caractère des relations de Louis XVIII avec Paul Ier.

« Il faut voir notre inconcevable position pour la comprendre, écrivait Saint-Priest, et je ne pourrais sûrement vous dépeindre à quel point nous sommes entravés ici. Mais croyez sur ma parole qu’on ne nous communique de Pétersbourg que des vues générales, encore avec parcimonie, parce qu’il ne nous est permis d’avoir per- sonne sur les lieux pour y parler de nos affaires[9], et que tout est borné à des lettres directes entre les deux grands personnages, dont l’un doit sacrifier des détails pour être lu et obtenir des réponses très sommaires. Il est étonnant que, malgré tant de réticences, nous ne puissions mettre en doute la bonne et sincère intention du tsar de rétablir le roi sur son trône le plus tôt possible. Il y serait déjà probablement si la cour de Vienne n’avait préféré d’aller pied à pied pour s’assurer de l’Italie et se mettre à l’abri d’un revers. Actuellement qu’elle possède toute la partie septentrionale, elle veut avoir le temps de pétrir la pâte qu’elle a sous la main, afin de s’arrondir à sa guise en Italie, et probablement en Allemagne, en revenant à l’échange de la Bavière contre les Pays-Bas. C’est en conséquence qu’elle voudrait remettre au printemps l’entrée en France. Mais il faut espérer que Souvarof ira plus vite en Suisse qu’elle ne le présume et que la saison se prêtera à ses efforts, quoiqu’il y ait peu d’apparence de succès pour cette année. Dieu sait comment Willot pourra pénétrer Jusqu’au général russe. Nous avons écrit à Saint-Pétersbourg, mais sans grand espoir qu’on y fasse attention. »

Saint-Priest conseillait donc à Dumouriez d’écrire directement à l’empereur de Russie pour se mettre à ses ordres et de l’avertir qu’il envoyait à Louis XVIII copie de sa lettre, ce qui permettrait à ce dernier de l’appuyer : « Sans cela, ajoutait Saint-Priest, nous ne pouvons pas nous servir de vous ouvertement, crainte qu’on le trouve mauvais à Pétersbourg, car il faut que vous sachiez qu’on veut bien s’occuper de nous, mais qu’on nous traite comme des enfans qu’on soigne sans leur faire part des moyens ni les consulter sur le choix... Je dois vous dire, pour ajouter à nos embarras, que celui du manque d’argent n’est pas petit. Nous espérons à une ressource prochaine, et elle viendrait à temps pour votre voyage de Russie, s’il avait lieu. Mettez toute votre adresse à faire naître à l’empereur l’envie de vous voir, mais n’y mettez du nôtre que ce qu’il faut pour montrer que vous êtes dévoué à la cause royale sans paraître entrer dans nos vues d’opérations. »

La vieille expérience de Saint-Priest donnait à ses avis une autorité à laquelle Dumouriez se serait rendu sans hésiter si déjà, obéissant à sa propre inspiration, il ne les avait devancés. Quand il reçut la lettre que l’on vient de lire, il en avait remis une à Mourawief à l’adresse du tsar[10]. Mourawief s’était empressé de l’expédier à Saint-Pétersbourg. Le roi, qui en avait reçu copie, l’appuya dans les termes suivans :

« Le général Dumouriez m’a fait passer, comme il l’annonce à Votre Majesté Impériale, copie de la lettre qu’il a pris la liberté de lui écrire. C’est à la sagesse de Votre Majesté Impériale à juger si la proposition qu’il fait d’aller se mettre à ses pieds est convenable et si son accès auprès de la cour de Danemark, ses liaisons avec le prince Charles de Hesse, ses connaissances militaires et politiques en général, celles qu’il possède en particulier sur le théâtre de la guerre actuelle et les partisans que sa réputation est en état de lui faire peuvent le rendre utile au succès de la cause que Votre Majesté Impériale défend avec tant de grandeur d’âme. Mais, je ne puis me refuser à lui rendre le témoignage qu’il invoque. Je crois son retour à ses devoirs d’autant plus sincère qu’il a été volontaire et nullement provoqué. J’en ai consigné la preuve dans la lettre qu’il cite avec beaucoup trop d’éloges ; je l’ai mandé dans le temps à Votre Majesté Impériale et je le lui répète bien volontiers aujourd’hui. »

Malheureusement, ces lettres arrivèrent à Saint-Pétersbourg en même temps que de très graves nouvelles du théâtre de la guerre. Dans la journée du 19 septembre, le général Brune, chargé de défendre la Hollande contre les 40,000 Anglo-Russes que commandait le duc d’York, les avait chassés de leur position d’Alkmaer, en leur faisant subir de terribles pertes, bloqués dans les dunes et si rigoureusement enserrés de toutes parts qu’il ne leur restait d’autre issue qu’une capitulation[11]. Six jours plus tard, sur un autre point de l’Europe, à Zurich, Masséna mettait en déroute les armées de Russie et d’Autriche, placées sous les ordres de Korsakof. Puis, tirant admirablement parti de ces avantages, il s’était porté à la rencontre de Souvarof, qui arrivait d’Italie, et lui avait infligé une sanglante défaite, vengeant ainsi les récens échecs de nos armes à la Trebbia et à Novi. Douloureusement surpris par ces revers inattendus, Paul Ier , qui croyait Souvarof invincible, les avait attribués à la mauvaise foi de ses alliés autrichiens. Sous l’empire de sa colère, il s’était brusquement décidé à rappeler ses troupes, à déserter la coalition.

Ses ordres venaient de partir quand il reçut la lettre de Dumouriez et celle du roi. Il ne pouvait être en ce moment question d’y répondre. Loin d’accorder sa protection aux généraux du roi de France, il ne cherchait qu’à se désintéresser des hostilités engagées contre la France, a j’ai fait la guerre pour l’honneur et pour la tonne cause, écrivait-il le 21 octobre au prince de Condé. Mais, je cesse dès le moment que je m’aperçois que mes efforts, au lieu de rétablir le repos et la paix, produiront de nouveaux malheurs en favorisant les desseins d’un allié ambitieux et insatiable. Mais, pour abandonner à son mauvais sort la maison d’Autriche, je n’en reste pas moins l’ami et l’allié fidèle du roi d’Angleterre. Je prévois d’avance combien le contenu de cette lettre fera de la peine à Votre Altesse Sérénissime. Mais, en servant la cause des souverains, je ne dois pas perdre de vue la sûreté et le bonheur de l’empire que je gouverne, dont je saurai rendre compte à Dieu et à tous mes sujets. »

Les dispositions que révélait cette lettre n’étaient pas faites pour laisser croire que le tsar donnerait suite aux ouvertures de Dumouriez. S’il retirait à la coalition son influence et l’appui de ses armes, ce n’était pas, on devait le supposer, pour favoriser des conspirations ou des intrigues, ni pour abaisser son intraitable orgueil jusqu’à servir par des moyens cachés, presque honteux, la cause qu’il abandonnait avec éclat. Sa décision constituait donc pour cette cause un désastre non moins redoutable que celui des armées impériales. Elle enlevait au roi son appui le plus sûr, le plus loyal, le plus désintéressé. Elle donnait carrière aux ambitions des autres alliés. Elle rendait à brève échéance la paix inévitable. Il est au moins étonnant que Louis XVIII, en ce moment critique, alors que tout semblait irréparablement compromis, ait puisé dans ses appréhensions mêmes l’énergie d’une suprême tentative en faveur de Dumouriez. Il la fit cependant. Une nouvelle lettre de lui alla porter à Paul Ier la preuve de ses indestructibles espérances ; et ce qui n’est pas moins fait pour surprendre, c’est qu’à cette démarche, au succès de laquelle le roi ne croyait peut-être pas, Paul fit droit aussitôt. Il donna l’ordre de mander Dumouriez à Saint-Pétersbourg et d’en avertir Louis XVIII.

Cet avis arriva à Mitau en même temps que la nouvelle du coup d’état de brumaire, qui suivit à une distance de quelques jours celle du retour de Bonaparte. Dans la détresse où les événemens de Paris, succédant à la défaite de la coalition, jetaient la maison de Bourbon et ses partisans, la décision du tsar pouvait seule conjurer les effets de leur abattement. Elle rendit courage à Louis XVIII. On le devine dans la lettre touchante à force d’être naïve qui manifestait sa reconnaissance : « l’attention que Votre Majesté Impériale veut bien donner au projet du général Dumouriez réveille mes espérances, puisque ce projet ouvre un nouveau champ aux généreuses intentions de Votre Majesté Impériale, et ce qui vient de se passer à Paris ne fait que me donner une nouvelle ardeur de me montrer digne de la discrétion qui nous est commune. Je laisse à la sagesse de Votre Majesté à juger s’il ne serait pas à propos de mettre son frère d’armes Louis XVIII en présence du consul Bonaparte. » (25 novembre.) — Paul Ier n’exauça pas plus la prière nouvelle de son « frère et cousin » qu’il n’avait exaucé les précédentes sur le même objet. Le roi, dépouillé de toute initiative, de tout moyen d’action, se résigna à attendre les effets du voyage de Dumouriez.

À ce moment, la cour d’Autriche s’efforçait de retenir le tsar dans la coalition. Son ambassadeur à Saint-Pétersbourg, le comte de Cobenzel, s’ingéniait à calmer les colères de Paul Ier à dissiper ses défiances contre le cabinet de Vienne[12]. L’Angleterre, loin d’être découragée par la défection de son plus puissant allié, s’engageait plus avant contre la France, refusait la paix que Bonaparte lui faisait offrir, autorisait Wickham à renouer ses relations avec les royalistes de l’intérieur, à appuyer Willot et Pichegru de toute son influence.

Ces deux généraux vivaient aux environs d’Augsbourg, l’un à Gœgingen, l’autre à Leitershoff, à proximité de l’agence de Souabe, en relations quotidiennes avec ses membres. Les événemens qui venaient de s’accomplir à Paris avaient consterné Pichegru. Depuis son arrivée sur le continent, sa conduite était restée subordonnée aux résultats impatiemment attendus des négociations engagées avec Barras. La journée de brumaire, en mettant fin au pouvoir de ce dernier, emportait les folles espérances qu’avaient fait naître ces négociations parmi les royalistes. Elle laissait Pichegru en proie au plus sombre découragement, devant le vide des intrigues auxquelles il s’était associé, qui maintenant lui faisaient peut-être horreur. C’est sans conviction comme sans espoir qu’il parlait encore de la possibilité de tenir tête à Bonaparte.

Tout autre se montrait Willot. Les revers de la cause qu’il servait n’ébranlaient pas son énergie. Que la Russie abandonnât cette cause, cela certes était douloureux, mais ne constituait pas, à son avis, un désastre irréparable, puisque l’Autriche, l’Angleterre, les autres alliés se montraient résolus à continuer la lutte. Lui-même n’attendait qu’un mot d’ordre pour tirer son épée du fourreau. Ce mot d’ordre, les membres de l’agence d’Augsbourg, d’André surtout, qui correspondait avec Wickham, le lui annonçaient. Il procédait aussitôt à ses préparatifs. Il expédiait sur divers points des émissaires chargés de lui recruter des soldats parmi les Français émigrés ou proscrits, disposés à entrer en France sous la protection de l’Autriche pour y former un parti, ou parmi les prisonniers que les alliés avaient faits depuis le commencement de la guerre. D’autres agens recevaient l’ordre de prendre connaissance des points de la frontière du Piémont les moins gardés par les armées de la république, d’établir des relations avec l’intérieur, de se procurer des armes, des munitions, des effets d’équipement. Willot ralliait autour de lui les officiers royalistes réfugiés en Suisse et en Italie ; il formait ses cadres de manière à être prêt en temps opportun. Enfin, comme on lui donnait l’espoir d’être appelé à Vienne pour conférer avec les ministres de l’empereur, il se disposait à partir.

C’est au milieu de ces circonstances que Dumouriez reçut enfin l’autorisation de se rendre en Russie. Il se mit en route le 9 décembre, s’arrêta dans le Schleswig pour prendre congé du prince de Hesse, son protecteur[13]. Il lui promit de plaider auprès du souverain moscovite la cause du Danemark. « Il est ivre de joie, écrivait Thauvenay en annonçant son départ ; il adore la personne du roi.» Le 5 janvier, il était à Mitau. L’accueil de Louis XVIII se ressentit du prestige que donnaient à Dumouriez la protection avouée du tsar et le rôle auquel on le croyait appelé. Le prétendant, dans l’audience qu’il lui accorda, ne fit au passé aucune allusion déplaisante ; mais il ne cacha pas ses inquiétudes. L’attitude des grandes cours ne permettait pas de croire à la durée de la coalition. L’isolement où vivait le roi, sa pauvreté, ajoutaient à la morne tristesse causée par l’abandon dont il était l’objet. Dumouriez, impressionné par le spectacle de cette royale misère et plus encore par ce qu’il surprit d’ignorance et d’illusions parmi les courtisans, n’en laissa cependant rien paraître. Il parla de ses projets, de l’appui qu’offrait le gouvernement danois. Il vanta les idées de Willot, les avantages d’un soulèvement du Midi. Il tint un viril langage, ranima les espérances affaiblies. Le roi voulut lui donner une lettre pour le tsar, dans laquelle il le présentait comme son serviteur fidèle[14]. Dumouriez quitta Mitau après un séjour de quarante-huit heures. Le 9 janvier, il arrivait à Saint-Pétersbourg.


II.

A quelle intention et pourquoi, après avoir feint pendant plusieurs mois de ne pas entendre les sollicitations de Dumouriez, Paul Ier le mandait-il tout à coup? Il serait difficile de le comprendre et de l’expliquer, si la mobilité de ce prince ne nous avait été révélée par l’histoire comme le trait dominant et décisif de son caractère. Au moment où il consentait à recevoir le général, il venait de rompre avec ses alliés. C’est eux qu’il rendait responsables de l’échec de ses armes. Sous l’empire de son ressentiment, loin de songer à tirer vengeance de cet échec, il semblait n’avoir en vue que de se désintéresser des affaires de l’Europe pour se consacrer uniquement à celles de ses états, en Pologne surtout, où la propagande révolutionnaire s’était exercée non sans succès. D’autre part, il commençait à concevoir, sous une forme vague encore, mais persistante, le désir de se rapprocher de Bonaparte, dont il admirait le génie militaire et que, depuis l’institution du consulat, il considérait comme un héros. Il ne pouvait donc utiliser les services de Dumouriez. Il faut en conclure qu’en l’appelant près de lui, il obéissait à un sentiment de condescendance envers Louis XVIII, peut-être à une curiosité justifiée par la brillante réputation du général français, sûrement à un caprice.

Quant à Dumouriez, à peine arrivé à Saint-Pétersbourg, il put mesurer les difficultés que rencontrerait sa mission dans cette cour humblement courbée sous la volonté du maître, que son regard faisait trembler, où courtisans et ministres étaient ses dociles serviteurs et où la cause des Bourbons n’inspirait que défiance et antipathie. Sa première visite fut pour le comte Rostopchine, ministre des affaires étrangères. Rostopchine l’accueillit avec affabilité. Mais, la communication qu’il lui fit d’abord causa à Dumouriez un amer désenchantement. Depuis qu’il avait été appelé à Saint-Pétersbourg, diverses circonstances étaient venues successivement modifier les idées de l’empereur. Il ne pouvait, dit en son nom Rostopchine à Dumouriez, qu’engager le général à se remettre en route. Il regrettait de l’avoir inutilement dérangé. Pour l’indemniser de son déplacement, il lui allouait 1,000 ducats d’or.

Quoique décontenancé par ce langage, Dumouriez eut assez de présence d’esprit pour objecter qu’il ne pouvait, sans manquer à ses devoirs envers le roi son maître, sans s’exposer à devenir pour l’Europe un sujet de railleries, quitter Saint-Pétersbourg avant d’avoir vu l’empereur. Il ne se résignait pas à considérer comme définitive la décision qui lui était transmise. Il espérait qu’elle serait rapportée, qu’on ne le contraindrait pas à y obéir sur l’heure. Rostopchine écouta patiemment cette réponse, promit de la répéter au tsar. Mais, sous cette bienveillante condescendance, le ministre dissimulait sa volonté de contribuer de tous ses efforts à faire avorter la mission de Dumouriez. Comme la plupart des hommes d’état de Russie, il avait vu avec regret son maître se jeter dans la coalition ; il s’était efforcé de l’en faire sortir ; il croyait à la possibilité comme à la nécessité de la paix entre la France et l’empire. On peut donc croire que son influence, à supposer qu’il pût se flatter d’en posséder une sur un prince fantasque à l’excès, ne s’exerçait pas dans le sens des vues de Dumouriez. C’est d’autant plus vraisemblable qu’alors même qu’il eût approuvé ces vues, il n’était pas homme à user son crédit au profit d’une cause qu’il considérait comme perdue. En fait, tout en offrant ses bons offices à Dumouriez, il ne les poussa pas au-delà de ce que lui commandait la plus vulgaire courtoisie.

Au bout de quelques jours, il annonça au général que sa prière était exaucée, qu’il serait admis à l’audience impériale. Il ne lui en fixa d’ailleurs ni l’époque, ni le lieu, ce qui aurait dû suffire pour empêcher Dumouriez de se laisser prendre, comme il le fit, à cette apparente bonne grâce. Il en apprécia mieux le caractère au fur et à mesure que se prolongeait l’attente qu’on lui imposa. Plus de six semaines après son arrivée, malgré ses pressantes démarches, il n’avait pas encore vu l’empereur. Enfin, dans la soirée du 5 mars, à minuit, un billet de Rostopchine vint l’invitera se trouver le lendemain à la parade, c’est-à-dire à la revue matinale des troupes de service au palais impérial, que le tsar passait ordinairement dans la cour de ce palais.

Dumouriez fut exact au rendez-vous. Il était à cheval et en uniforme. Ce jour-là, l’empereur ne parut pas. Le 7 mars, le général fut plus heureux. Il s’était mêlé à l’état-major qui accompagnait le souverain. Ce dernier le fit approcher, et là eut lieu leur première entrevue. Paul Ier témoigna d’une extrême bienveillance. Il parla à Dumouriez de manière à lui prouver qu’il n’ignorait rien de sa carrière passée. Ils s’entretinrent de l’état de la France. Le tsar ne cacha pas l’admiration qu’il éprouvait pour le premier consul, et, comme son interlocuteur mettait en doute qu’un gouvernement durable pût sortir du coup d’état de brumaire dans un pays où la révolution avait détruit le pouvoir personnel, il répondit : « l’autorité réunie dans une seule personne constitue un gouvernement. » Le mot choqua Dumouriez. Il manifesta son sentiment avec une vivacité qui arracha un sourire à l’empereur.

Du reste, celui-ci s’empressa d’ajouter qu’à ses yeux Louis XVIII, roi de France, était le seul dépositaire légitime de cette autorité; que pour ce motif, il voulait aider à le rétablir sur son trône. Il expliqua-brièvement les causes qui l’avaient décidé à rompre avec la coalition. Mais il n’entendait pas abandonner la cause des Bourbons. Il reconnaissait que Dumouriez était à même de la servir. Il lui dit, lui répéta même à plusieurs reprises : « Il faut que vous soyez le Monk de la France. » Comme pour lui prouver qu’il était disposé à le seconder, il lui dit encore : « Je ne vous perdrai jamais de vue. Partout vous jouirez de ma protection. » Dumouriez jugea le moment opportun pour exposer le plan danois. Le tsar écouta ses développemens avec intérêt. Il lui demanda de les résumer dans une note manuscrite et l’autorisa, l’exécution du plan étant subordonnée à une entente avec l’Angleterre, à en entretenir lord Withworth, ambassadeur britannique à sa cour, et l’envoyé danois, le général comte de Blum[15].

En quittant l’empereur, Dumouriez était radieux. Il se croyait sûr du succès. Il prépara aussitôt le travail que l’empereur désirait recevoir. Il fut d’ailleurs fort surpris quand, au bout de deux jours, Rostopchine lui fit savoir que l’empereur attendait la note promise. Le 10 mars, Dumouriez l’envoya au ministre. C’était un exposé succinct du projet du prince de Hesse. Après en avoir raconté les origines et comment, malgré diverses négociations avec Londres, ce projet était tombé dans l’abandon, le général s’attachait à démontrer que l’heure était propice pour le reprendre et qu’il serait facile d’en assurer l’exécution pour le mois de juillet, « Le Danemark n’étant qu’une puissance secondaire, disait-il en finissant, ne peut que recevoir une pareille proposition et non pas la faire lui-même. Rempli de confiance dans le caractère moral et dans la droiture politique de l’empereur, il sera nécessairement entraîné ou arrêté dans cette négociation par l’opinion de Sa Majesté impériale. Si, comme elle me l’a fait espérer, elle protège et ne désavoue pas la négociation particulière qu’elle a daigné me permettre d’ouvrir avec MM. de Withworth et de Blum, négociation que je ne suivrai que pas à pas, sous ses yeux, sous sa puissante direction, je ne doute pas de sa réussite, surtout si M. de Mourawief reçoit l’ordre d’en suivre les détails avec la cour de Copenhague, à mesure qu’elle se développera ici et à Londres. »

Cette note était partie depuis quelques heures à peine qu’on en demandait une seconde à Dumouriez. Il s’agissait cette fois de ce qui pourrait être fait dans le Midi. Il exposa le plan concerté avec Willot, dont il avait, depuis son arrivée à Saint-Pétersbourg, et pour tenir une promesse faite en traversant Mitau, fait passer une copie à Saint-Priest. En l’envoyant à Rostopchine, il lui disait : « Je désire beaucoup que l’empereur soit content. Mais ma féroce éducation de soldat me rend plus propre à combattre qu’à écrire. Ce n’est que pour dérouiller mon épée que j’emploie ma plume. »

Ce double envoi effectué, il en attendit impatiemment les suites. A deux ou trois reprises, il fut encore autorisé à se trouver à la parade sur le passage de l’empereur. Mais il lui fut impossible d’obtenir audience sous une autre forme. Les portes du cabinet impérial restèrent closes devant lui. Les entretiens avec Paul Ier se ressentaient nécessairement des conditions dans lesquelles ils avaient lieu. L’empereur affectait de ne faire aucune allusion aux propositions manuscrites qui lui avaient été remises. La conversation roulait uniquement sur les questions militaires, le tsar toujours bienveillant, Dumouriez cherchant en vain l’occasion de parler de l’objet de son voyage, attentif à ce qu’il disait dans la crainte de déplaire. Ayant un jour manqué l’heure fixée pour une entrevue, il s’exécuta en rejetant la faute sur un personnage considérable de l’empire qu’il avait rencontré : « Sachez, monsieur, répliqua Paul, qu’il n’y a chez moi de personnage considérable que celui à qui je parle, et pendant que je lui parle. »

Voilà où il en était après un séjour de dix semaines à Saint-Pétersbourg. Il avait consacré ses talens à suggérer à l’étranger les moyens d’envahir son pays. Mais il ignorait quelle suite serait donnée à ses conseils. Cette incertitude, en se prolongeant, devenait plus cruelle. A partir du 20 mars, il ne revit plus l’empereur. Personne ne lui parlait de ses plans. Lord Withworth se prêtait par pure déférence à ses communications sans en espérer de grands résultats. Le comte de Blum n’augurait pas mieux du silence de l’empereur. Condamné à l’isolement et à l’oisiveté dans une capitale terrorisée par la police impériale, usant ses efforts contre la courtoisie silencieuse des ministres russes, Dumouriez n’écrivait que rarement à Mitau, ne sachant que dire. Pour occuper ses loisirs, il traçait un plan de défense du Portugal, à la demande du chevalier de Herta, envoyé de ce pays. C’est pendant cette période d’attente qu’il reçut de Saint-Priest l’étrange ouverture que voici :

« Le plan du général Willot pour agir sur nos provinces du Midi a pris couleur. L’Angleterre fournit 2 millions 1/2 avec lesquels il se croit en mesure d’opérer un soulèvement et de lever une force armée. Mais je vous avoue que je n’ai pas le même espoir s’il n’a quelqu’appui du dehors. On tâtera sur cela la cour des Deux-Siciles, et ce serait le cas d’y employer M. le duc de Berry[16]. Mais il nous a été proposé un moyen que je crois d’un succès plus probable. Ce serait, si l’affaire de Danemark n’a pas lieu, de vous envoyer en Égypte auprès de Sidney Smith, avec des moyens pécuniaires de l’Angleterre pour débaucher l’armée française d’Égypte en tout ou partie et l’amener ensuite sur un point de nos côtes qui serait d’avance convenu avec Willot. Nous venons d’en écrire en Angleterre et, si la chose est admise et vous agrée, vous partirez de Saint-Pétersbourg pour Constantinople et l’Égypte. Voyez si, en désespoir de cause, vous ne feriez pas cette ouverture au ministère russe. Il me semble que, s’il y donnait de l’appui à la cour de Londres, cela serait d’un grand poids. »

On croit rêver en lisant, écrite par le personnage le plus sage et le mieux équilibré de l’émigration, cette proposition hautement fantaisiste. Elle fit lever les épaules à Dumouriez. Il la trouvait extravagante. Il le donna à entendre et on ne lui en par la plus, si ce n’est pour établir qu’on se rendait à ses raisons. D’ailleurs, l’armée d’Égypte avait subi un échec : « Il est à présumer que tout est bâclé et qu’on n’arriverait pas à temps. » Après avoir rendu compte de ses rapports avec Paul Ier , Dumouriez espaça de plus en plus ses lettres au roi. Le 4 avril seulement, il prit la plume pour annoncer son arrivée prochaine à Mitau. Quatorze jours plus tard, on y était encore sans nouvelles de lui.

Il attendait toujours à Saint-Pétersbourg les réponses du tsar. Mais, brusquement, il iut invité à suspendre toutes démarches auprès de l’ambassade anglaise. Paul venait d’apprendre que l’Angleterre refusait de lui livrer l’île de Malte, dont il s’était déclaré grand maître. Or, l’île de Malte, c’était « sa marotte, » au dire des contemporains. Il ne voulait pas se trouver engagé dans la même entreprise que le gouvernement qui lui refusait une satisfaction dont personne, autour de lui, ne contestait la légitimité. Le 15 avril, Rostopchine, ayant mandé Dumouriez, lui apprit que l’empereur ne jugeait pas que l’heure fût opportune pour exécuter les plans proposés. Il l’engageait à quitter Saint-Pétersbourg, où désormais sa présence était inutile. Les formes courtoises dont s’enveloppait le langage de Rostopchine n’enlevaient rien à la rigueur du procédé dont Dumouriez était victime. On l’expulsait; sa mission se transformait en échec. Cet échec fut aggravé par l’impossibilité où il se trouva d’être mis une dernière fois en présence de l’empereur, quoiqu’il l’eût humblement demandé. La lettre qu’il lui écrivit porte la trace de sa déception. Sous le langage du courtisan elle trahit sa tristesse : « Votre Majesté impériale, disait-il, m’a comblé de marques précieuses d’estime et de bienveillance. Je serais le plus ingrat des hommes si je ne lui en témoignais pas mon éternelle reconnaissance en partant de ses états. Le souvenir des conversations pleines de bonté et de confiance dont elle m’a honoré restera gravé dans mon âme ; le dévoûment le plus désintéressé et le plus pur en est le fruit et durera autant que ma vie. C’est à ce dévoûment énergique, c’est à l’importance des objets qui ont donné matière aux entretiens dont Votre Majesté impériale m’a honoré, qu’elle doit attribuer les instances fatigantes que je me suis permises. Quelque jugement. Sire, que vous ayez pu porter sur mes démarches, l’âme pure et magnanime de Votre Majesté impériale, son équité et son discernement rendront justice à mes motifs. L’estime du plus grand souverain de l’Europe me suivra partout; sa puissante protection appuiera mes démarches ; je réclame avec confiance l’une et l’autre. Elle a eu elle-même la bonté de me tracer mes devoirs. Je les remplirai, sire, ou je mourrai digne de l’opinion que vous avez exprimée sur mon caractère et mes talens (ce sont vos expressions que j’ose répéter). Personne ne souhaite plus ardemment que moi que mon expérience m’ait trompé dans les résultats que j’ai osé tracer à Votre Majesté impériale ; mais, si les circonstances venaient malheureusement à l’appui de mes prédictions, si le tableau funeste que je lui ai tracé, avec l’énergie convenable à son caractère, se vérifiait, je serais toujours prêt à me rendre aux ordres de Votre Majesté impériale et à seconder de tout mon zèle ses grands et généreux desseins ; elle trouverait toujours en moi le courage de la vérité et l’enthousiasme de sa gloire. Dans tout ce que j’ai écrit et dit, vous jugerez, Sire, que je n’ai cherché à vous plaire, ni pensé à profiter de la générosité de Votre Majesté impériale ; un motif plus noble m’animait. Sa gloire, sa sûreté, le salut de l’Europe, le rétablissement de mon roi, de la religion et des lois, la destruction du monstrueux régime démocratique, voilà ce qui était, ce qui est encore dans les mains de Votre Majesté impériale ; voilà ce que la Providence vous avait inspiré l’année passée, ce qu’elle vous inspirera de nouveau, ce que vous exécuterez encore cette année, Sire, lorsque les dangers, en augmentant et en se rapprochant, feront céder les justes ressentimens de Votre Majesté impériale aux devoirs sacrés du plus puissant souverain de l’Europe. Quel que soit mon sort, quelque part que j’existe, ma confiance dans votre grand caractère me suivra et m’encouragera. Les obstacles s’aplaniront, les vérités que j’ai semées dans votre noble cœur germeront, et mon voyage ne sera pas perdu. »

La lettre est longue, mais instructive. À ce titre, il convenait de la citer en entier. Elle permet d’apprécier à quel degré de platitude la trahison peut abaisser une âme jadis fière, et, outre qu’elle nous dispense d’en citer d’autres, conçues dans le même esprit, que Dumouriez, à la même époque, écrivit au tsar et à Rostopchine, elle nous le montre, à son départ de Saint-Pétersbourg, faisant contre mauvaise fortune bon cœur. Dans un dernier entretien avec le ministre impérial, il essaya de réserver l’avenir. Il demanda qu’en prévision du séjour qu’il comptait faire à Hambourg, l’envoyé de Russie dans cette ville fût autorisé à le prendre officiellement sous sa protection. Rostopchine fit espérer que l’empereur ne refuserait pas d’accéder à cette demande. Il promit même d’écrire à Mourawief.

Dumouriez avait espéré qu’à ce dernier moment il recevrait une marque nouvelle de la munificence du tsar. Trois ans avant, dans des circonstances analogues, le comte de Saint-Priest s’était vu gratifié d’un vaste domaine en Lithuanie, et ce souvenir hantait le sommeil du brillant conspirateur que nous suivons pas à pas à ces étapes de la trahison. Mais Rostopchine garda le silence sur ce point délicat. Le général dut se contenter des 1,000 ducats d’or promis au moment de son arrivée. Il en éprouva un violent dépit, qu’il sut contenir cependant tant qu’il se trouva sur le territoire russe. Plus tard, il y donna librement carrière. « Je n’ai rien reçu, disait-il avec amertume, que ce qu’on donne toujours à ceux que le tsar mande auprès de lui. » C’était la vérité, mais elle fut longue à se faire jour. On crut pendant plusieurs semaines que la générosité de Paul Ier avait enrichi Dumouriez. Bourgoing, le ministre de France en Danemark, retenu à Hambourg par les ordres de Talleyrand pour surveiller les émigrés, écrivait, d’après des informations venues de Berlin : « Dumouriez, en partant de Saint-Pétersbourg, a reçu d’assez fortes sommes d’argent ; on ne sait encore pour quel objet, on le saura à son arrivée, c’est-à-dire dans les premiers jours de mai.» Par ce côté, par d’autres encore, Dumouriez avait pris ses mesures pour dissimuler l’avortement de son voyage. Même auprès des membres du corps diplomatique accrédités en Russie, il usait de mensonge. Trompé par ses confidences, l’envoyé danois adressait à son gouvernement une note évidemment destinée à accréditer l’opinion que la mission du général avait réussi : « Hier, Dumouriez a pris congé de l’empereur. Il en a reçu l’accueil le plus favorable. Il part chargé d’une mission importante. Il est à la veille de rendre à sa patrie un service bien plus éclatant que tous ceux qu’il aurait pu lui rendre par ses succès militaires. »

C’est après s’être fait précéder par ces renseignemens que Dumouriez se mit en route le 19 avril[17] avec d’Angély, qui lui servait de secrétaire, et un gentilhomme français, M. D’Agoult, rencontré parmi les émigrés autorisés à résider à Saint-Pétersbourg. Son intention n’étant pas de repasser par Mitau, il s’embarqua pour Lubeck. Mais le navire qui le portait ayant été arrêté par les glaces à Riga, il profita de cet arrêt pour aller offrir ses hommages à Louis XVIII. Comme à son premier voyage, il reçut un flatteur accueil. Toutefois, le roi lui confessa qu’il comptait de moins en moins sur un prochain réveil de sa fortune. Ce que Dumouriez lui racontait des dispositions de Paul Ier n’était pas pour ranimer ses espérances. D’autre part, depuis la première visite de Dumouriez, au commencement de janvier, les événemens malheureux n’avaient cessé de se succéder. Les armées russes avaient quitté l’Italie, la Suisse, la Hollande, pour regagner leurs foyers. La guerre, recommencée entre la France et les puissances restées dans la coalition, s’annonçant comme devant être rapide et décisive, n’empêchait pas la croyance à une paix prochaine de se répandre. Les Vendéens, épuisés, hors d’état de combattre plus longtemps, venaient de faire leur soumission au gouvernement consulaire ; les troupes employées contre eux avaient été expédiées aux frontières d’Italie, de Suisse et d’Allemagne pour y grossir les forces massées contre les alliés. Tout manquait donc à la fois à la cause royale. Le langage même de l’Angleterre et de l’Autriche faisait craindre que leur victoire, — à supposer qu’elles fussent victorieuses, — ne profitât pas aux Bourbons.

Dans ce renversement des multiples combinaisons préparées contre la république, c’est le plan concerté avec Willot à l’effet de soulever le Midi, que Louis XVIII considérait maintenant comme sa dernière ressource. Il s’en occupait avec ardeur. Il fit connaître à Dumouriez qu’il avait investi Willot de pouvoirs étendus pour opérer dans les provinces méridionales et que ce général venait d’être appelé à Vienne, à l’instigation de l’Angleterre, pour exposer ses plans au baron de Thugut. Les événemens ultérieurs seuls permettraient de juger des véritables sentimens de l’Autriche en cette circonstance, du degré de leur sincérité et de la confiance qu’il y fallait accorder.

Au commencement du mois de mai 1800, Dumouriez rentrait à Hambourg. La Prusse, tenue au courant de ses démarches, avait annoncé son retour à Beurnonville. Averti par ce dernier, Bourgoing en transmettait la nouvelle à Paris. « j’ai les moyens d’être informé, ajoutait-il, de ce que dira Dumouriez sur la cour de Russie et sur la réception qu’on lui aura faite à Mitau. » Présomptueuse était cette assurance. On a vu plus haut que l’envoyé de la république était moins bien informé qu’il ne supposait, surtout quand il parlait « des fortes sommes d’argent » reçues par Dumouriez. De même, il se trompait lorsqu’il écrivait à Talleyrand : « Ceux qui sont dans sa confidence assurent qu’il ne serait nullement impossible de le rapprocher du gouvernement actuel, contre lequel il est loin d’avoir les préventions qu’il avait contre le Directoire. » Il était trop tard pour que Dumouriez pût revenir à la cause qu’il avait trahie ; compromis par ses écrits et par ses actes, ses écrits surtout, les lettres envoyées en Russie, à Mitau, à divers émigrés, il comprenait lui-même qu’il ne rentrerait en France qu’avec la royauté restaurée.

Arrivé à Hambourg, il s’appliqua surtout à laisser croire que Paul Ier lui avait accordé sa confiance et l’avait chargé d’une très importante négociation. Sa première visite fut pour Mourawief, de qui il sollicita la protection spéciale qu’à sa demande Rostopchine lui avait fait espérer. Dans la ville de Hambourg, où l’opinion, de plus en plus, se prononçait pour la république, il voulait circuler librement revêtu du caractère de protégé russe, qui l’aurait rendu inviolable. Mais Mouravief était sans ordres, Dumouriez eut lieu de craindre que son voyage ne fût même pas couronné du très mince succès qu’il persistait à en attendre. Il écrivit à Rostopchine, au tsar lui-même. Il sollicitait un brevet qui l’annonçât a comme serviteur de l’empereur. » Ses lettres étaient pressantes, humbles, des lettres de mendiant sans fierté. Et comme elles restaient sans réponse, il s’ingéniait, pour provoquer des remercîmens, à rendre des services, ne reculant ni devant l’espionnage ni devant la délation.

Le 27 mai, il adressait au comte Panine une liste d’individus habitant ou ayant habité Saint-Pétersbourg, qu’il accusait d’être soudoyés par le gouvernement français pour faire de la propagande révolutionnaire en Russie[18]. « Vous déciderez avec M. le comte de Rostopchine s’il est convenable ou non de continuer à exploiter cette mine ou de cesser d’être instruit. » Nous avons lieu de croire que le comte Panine ne répondit pas à cette étrange communication. Dans nos documens, il n’y a pas trace de sa réponse, et les envois de ce genre ne furent pas renouvelés.

Au cours de la même lettre, Dumouriez faisait allusion à la guerre qui se déroulait sur les frontières françaises, se vantait de ne s’être pas trompé dans ses prédictions : « Je ne fatiguerai plus les souverains de mes raisonnemens politiques. Il est trop fâcheux de jouer le rôle de Cassandre. Je me borne à désirer la protection spéciale de l’empereur votre maître, pour n’être pas inquiété dans mon asile, jusqu’à des circonstances plus favorables. » Cette protection jusqu’au bout devait lui être refusée, et lorsque, sur une sollicitation plus pressante que les autres, Rostopchine se décidait enfin à répondre, c’était pour se dépenser en banalités : « j’ai été impoli vis-à-vis de vous par embarras,.. je n’avais rien d’intéressant à vous dire. » Sa lettre, écrite sur un ton de plaisanterie familière, outre qu’elle ne contenait aucune allusion au désir exprimé par Dumouriez, ne disait rien qui pût lui faire espérer qu’on songeât à utiliser ses services. En terminant son léger bavardage, Rostopchine ajoutait : « Je vous dirai en confidence que l’empereur ne sera pas fâché d’avoir de vos nouvelles, que vous pourrez me les adresser et être persuadé d’avance que vous ne serez ni indiscret, ni prolixe, ni mauvais prophète. » Simples formules de politesse, témoignages de courtoisie, rien de plus. Dumouriez écrivit encore deux ou trois lettres à Paul Ier. Celles que lui répondit Rostopchine cachaient comme la précédente sous la bienveillance de la forme l’insignifiance du fond. Dumouriez n’en fut pas surpris. Depuis plusieurs semaines, il avait compris qu’il ne devait rien attendre de la Russie. Entre intimes il en faisait l’aveu : « j’ai bien eu de la peine à me rapprocher de Paul Ier, disait-il à un émigré, le marquis de Bellegarde. Je l’ai tenu pendant huit jours; je l’avais empaumé. Mais les Russes s’en sont aperçus et ont déjoué mes plans. »

Il n’en persistait pas moins, dans les salons où on le recevait, à parler de son voyage, des intentions du tsar, dont il disait posséder le secret, des conditions dans lesquelles il y était associé. Mais, maintenant, les amis du gouvernement français n’ajoutaient plus foi à ses assertions : «Ils savent, disait l’un d’eux, que le général n’a point à se louer de son voyage et que, quoiqu’il veuille faire croire, il est sans mission, sans commandement et sans crédit. » Bourgoing lui-même était revenu sur ses premières appréciations. Rendant compte à Talleyrand d’un dîner chez un armateur de Hambourg, auquel avait été invité Dumouriez, il racontait : « Je ne l’ai ni fui ni recherché. Mais il m’a adressé plusieurs fois k parole sur des objets indifférens. Il cherchait à causer plus à fond ; mais il n’en a pas trouvé l’occasion. Il montre une lettre du tsar l’engageant à devenir le Monk de Louis XVIII. Il cherche à se donner une grande importance. Il ne peut y faire croire. Après avoir caressé tous les partis, il n’inspire confiance à aucun. Il ne sera plus que le confident inactif des stériles vœux de Paul Ier pour Louis XVIII. » Et Bourgoing avait raison, car, ainsi que le lui avait dit Bellegarde, qui arrivait de Saint-Pétersbourg, « la Russie était guérie pour longtemps de se mêler des affaires de l’Occident. »

Cependant telle était toujours l’assurance de Dumouriez qu’après avoir essayé de faire croire qu’il aurait le commandement de l’insurrection du Midi, il occupa pendant quelque temps encore les cercles hambourgeois de sa personne et de ses propos. Il admirait le plan militaire qui se déroulait en Allemagne, ce plan qui détruisait le laborieux édifice de ses longs calculs, et allait forcer la cour de Vienne à conclure la paix ; il convenait que toute la gloire en revenait à Bonaparte. Puis, tout à coup, il disparut. Il faisait agir à Londres pour être autorisé à passer en Angleterre. En attendant de pouvoir partir, il allait vivre à Ottensen, pris soudainement du désir de se faire oublier. Peut-être les victoires de la France lui inspiraient-elles le regret d’avoir obéi aux suggestions criminelles qui l’avaient armé contre sa patrie. Mais, s’il n’était pas trop tard pour se repentir, il n’était plus temps de reconquérir son ancienne gloire à jamais souillée. Il ne restait d’autre ressource à son activité que de s’enfoncer plus profondément dans la trahison.

Disons, pour en finir avec lui, qu’en 1801, du fond de sa retraite, il envoyait encore à Saint-Pétersbourg des sollicitations et des conseils. Le 11 février, répondant à l’une de ses lettres, Rostopchine lui disait : «J’y ai bien reconnu le talent actif qui s’impatiente dans l’oisiveté. Mais, les circonstances actuelles ne manqueront pas de vous présenter des occasions qui vous dédommageront avec usure du temps perdu. Après la lecture de votre lettre, l’empereur mon maître m’a ordonné de vous faire savoir que vous n’avez qu’à prendre un peu de patience pour voir s’effectuer des projets auxquels vous accorderez peut-être votre estime. » N’était la gravité de nos personnages, on serait tenté de se demander si Paul Ier et son ministre ne se moquaient pas de Dumouriez. Au moment où ils lui annonçaient ces « projets dignes de son estime, » le tsar venait d’expulser de ses états Louis XVIII ; à Paris, son ambassadeur négociait la paix avec Bonaparte. C’était une politique nouvelle qui ne laissait aucune place aux idées que Dumouriez avait propagées et défendues et les condamnait à l’oubli comme elles l’y condamnaient lui-même[19].


III.

Pendant que Dumouriez accomplissait cet humiliant voyage de Saint-Pétersbourg, le général Willot était resté à Goegingen, en Souabe. Il s’y trouvait encore à la fin du mois de février, s’occupant des préparatifs de son entrée en campagne, s’attendant à être, d’un moment à l’autre, appelé à Vienne. En dépit de ses efforts, l’entreprise à laquelle on l’a vu se consacrer n’avançait guère. Donnant lieu à d’actifs pourparlers, mais entravée par les discussions passionnées qui s’élevaient entre Willot et les membres de l’agence de Souabe, elle faisait éclater des dissentimens profonds, d’ardentes rivalités propres à favoriser les imprudences et les délations. Si le plan du Midi « prenait couleur, » comme disait Saint-Priest, c’était dans l’imagination de ses promoteurs bien plus que dans la réalité. Les difficultés naissaient incessantes. C’est en vain que de Mitau le roi essayait de les aplanir.

Par une ordonnance arrivée à Augsbourg le 23 février, il avait conféré à Willot des pouvoirs pour agir dans les provinces méridionales. Sous les ordres de ce général, d’André était investi des fonctions de commissaire civil dans le Dauphiné, la Provence, le Languedoc, le Vivarais, le Rouergue, la Gascogne, la Guyenne et la Saintonge. Il devait s’appliquer « à prémunir le peuple français contre la perfidie qui l’avait trompé afin de l’asservir. » En prévision du cas où sa présence serait nécessaire à Augsbourg, Cazalès, toujours attaché à l’agence de Londres, était désigné pour se rendre, en son lieu et place, dans le Midi. Cette organisation, approuvée par le roi pour la forme, était en réalité l’œuvre de Wickham. L’Angleterre s’étant enfin décidée à appuyer Willot, à envoyer sur les côtes de Provence un corps de débarquement, c’est l’agent britannique qui avait pris l’initiative et la haute direction du mouvement. Venu de Berne à Augsbourg, il donnait des ordres à Précy comme à Willot. Il lui enjoignait de s’assurer des déserteurs, des conscrits mécontens, pour former le noyau de son armée, d’acheter des fusils, du plomb, de la poudre, de se tenir prêt à se porter sur Lyon et, en attendant, de chercher à gagner les généraux républicains qui commandaient les garnisons de cette ville et des villes voisines.

Il invitait Willot à prendre des mesures analogues, afin d’opérer dans le Midi de la même manière que Précy dans le Lyonnais. Avec les fonds qu’il tenait de son gouvernement, il pourvoyait à toutes les dépenses, faisait même passer de l’argent à l’agence de Paris. Il remettait à Précy jusqu’à « cinquante-six mille louis. » L’énormité de cette somme excitait l’envie de certains émigrés et, tant étaient profondes les divisions qui régnaient entre eux, que certains ne craignaient pas d’insinuer que Précy ne ferait rien de ce qu’on attendait de son zèle, qu’une fois entré en France il ne reviendrait pas et « garderait l’argent. »

On peut juger à ces traits combien avait été laborieux l’enfantement de l’organisation générale. L’approbation qu’y donnait l’ordonnance rendue par Louis XVIII n’en rendit pas le fonctionnement plus facile que l’enfantement. Elle aggrava même les difficultés. Ce fut d’abord par la faute de Précy. En présence de l’étendue des pouvoirs donnés à Willot, sa jalousie s’éveilla[20]. Précédemment, il avait déclaré que son action devait s’exercer dans le Lyonnais seulement et décliné le commandement dans le Vivarais et le Dauphiné. Maintenant que ce commandement était octroyé à Willot, il le revendiquait; à Wickham, qui le pressait de se mettre en route, il opposait et multipliait les objections. Tandis que Willot, d’accord avec Wickham et Pichegru, estimait, contrairement à l’avis d’abord exprimé par le roi, que l’insurrection ne devait arborer le drapeau royaliste qu’après la victoire et que, jusque-là, elle ne devait pas prendre le caractère d’un soulèvement contre la république; tandis qu’il se faisait autoriser sur ce point à agir à son gré, Précy ne voulait marcher que si le roi était avant tout reconnu. Vainement Wickham invoquait les motifs qui empêchaient son gouvernement de prendre l’initiative de cette reconnaissance ; Précy n’en démordait pas. En outre, il exigeait du roi des ordres plus positifs que ceux qu’il avait reçus ; il mettait à son concours deux conditions : la première qu’il n’entrerait en France que derrière les Autrichiens, la seconde qu’il ne se porterait en avant qu’après que Willot aurait obtenu des succès.

Ses exigences devenaient telles que Wickham songea à se passer de lui. Willot, consulté, donna à entendre qu’on n’avait pas besoin de Précy pour acheter le général Moncey, qui commandait à Lyon. « Avec quinze mille louis, dit-il, on aura le général et la garnison. » Quand Précy eut acquis la certitude qu’on se résignait à agir sans son concours, il se ravisa, se déclara prêt à partir. Mais il perdit encore un temps précieux et, les événemens marchant plus vite que lui, il fut définitivement réduit à l’impuissance.

D’autre part, la question de la reconnaissance du roi déchaînait un conflit plus grave encore entre les membres mêmes de l’agence. Les uns voulaient que tout se fît au nom de Louis XVIII, les autres qu’on se présentât comme un parti de mécontens. L’ardent président de Vezet ne prétendait à rien moins qu’au rétablissement des anciennes institutions. Il blâmait le choix que le roi avait fait de Cazalès pour remplacer éventuellement d’André comme commissaire civil dans le Midi. « Je n’entrerai pas en relations avec lui s’il reste à Londres, disait-il. Ce n’est pas qu’il soit indigne de confiance: mais je me défie des bavardages. » Ainsi entre les émigrés éclataient une fois de plus, en des circonstances quasi-tragiques, les divisions, les rivalités, les haines qui tant de fois avaient compromis leur cause. Il est vrai de dire, en ce qui touche Vezet, que ses objections n’étaient qu’une forme de sa défiance pour les tentatives qui se préparaient. « Je n’ose me flatter encore de l’exécution de ce plan, écrivait-il le 16 février. Depuis six ans, j’ai vu tant de beaux plans adoptés, faiblement soutenus, et je les ai tous vus abandonnés successivement. »

Quant à Willot, malgré les obstacles accumulés sur son chemin, il ne se décourageait pas. Loin de se décourager, il parlait tout haut de ses projets, de ses préparatifs, de son prochain départ, poussait l’imprudence jusqu’à enrôler publiquement des officiers, discutait avec les agens, employés par lui, les mécontentait au point de s’en faire des ennemis. L’expédition du Midi peu à peu s’ébruitait. A Augsbourg, dans les cafés, on en racontait les détails, on en discutait les chances. Il n’était donc pas étonnant que la police de Fouché fût avertie déjà de l’existence de la conspiration. Un. agent de Willot envoyé par lui à Paris s’était d’ailleurs laissé arrêter et même, à défaut de preuves contraires, on peut admettre que, par suite de cet incident, les renseignemens déjà parvenue au gouvernement français sur cet objet, s’étaient complétés.

Mais les avis qui parvenaient à Willot pour le mettre en garde contre l’espionnage qui s’exerçait autour de l’agence de Souabe, peut-être même dans son sein, et livrait à Fouché jusqu’au véritable nom de l’endosseur des lettres de change qu’elle tirait sur Paris[21], ces avis le laissaient indifférent, ne troublaient pas sa quiétude. Entre les lettres qui parvenaient de France à l’agence, il, n’attachait de prix qu’à celles où l’état des esprits se trouvait décrit tel qu’il le souhaitait.

Elles n’étaient pas rares, ces lettres écrites et expédiées au péril de la vie de leurs auteurs, où de fausses nouvelles, racontées, affirmées, commentées avec une fiévreuse crédulité, servaient de prémisses à des conclusions conformes aux espérances des émigrés, mais contraires à la vérité. Ignorans et naïfs, les rédacteurs voyaient, les choses non telles qu’elles étaient, mais telles qu’ils auraient voulu qu’elles fussent. Ce qu’ils ne voyaient pas, ce qu’ils ne disaient pas, c’est que, lasse, épuisée, affamée de repos et de sécurité, la France attendait un maître, qu’elle le saluait déjà dans Bonaparte, que c’est de lui qu’elle espérait les biens après lesquels elle soupirait et non de ces Bourbons, qu’elle commençait à oublier et dont le retour hypothétique lui était représenté comme le signal d’une ère de réaction et de vengeances.

Ce qu’elles taisaient, ces lettres menteuses, c’est que les manifestes par lesquels le prétendant promettait une amnistie générale, la reconnaissance partielle des faits accomplis, notamment en ce qui touchait les biens nationaux, la consécration des fonctions et des grades acquis sous la révolution, c’est que ces manifestes n’arrivaient pas à « son peuple ; » c’est que, si quelques agens dévoués osaient les colporter mystérieusement, ils ne parvenaient pas à les répandre, c’est qu’enfin ces assurances données par le roi étaient démenties par ses partisans de l’intérieur, hommes, pour la plupart, violens ou exaspérés, qui eussent blâmé sa clémence s’ils avaient connu ses intentions et qui, dans les rares occasions où il leur était donné de feindre de les connaître, proféraient des menaces en son nom. Malgré les circonstances contraires, Willot restait donc plein de confiance, se croyait au moment de réussir. Raisonnant dans l’hypothèse où le plan relatif au Midi deviendrait irréalisable, il en étudiait un autre avec Pichegru. Ils iraient tous les deux dans le Sud-Ouest, et l’idée de pénétrer en Franche-Comté étant abandonnée, c’est dans les contrées situées entre Toulouse et Bordeaux qu’ils proclameraient l’insurrection. Les projets, on le voit, variaient, devenaient plus vagues au fur et à mesure qu’approchait l’heure de l’action. Ce qui se disait, ce qui se préparait, ce qui s’exécutait ne faisait pas faire un pas à la cause royale. Ce mouvement et ce bruit n’étaient ni le mouvement, ni le bruit d’une marche en avant; c’était le piétinement sur place. Tout à coup, un événement qui devait être considéré comme heureux vint y couper court. Le 24 mars, Willot, appelé par Wickham, apprit de lui qu’il était mandé à Vienne, ainsi qu’il l’avait désiré.

La nouvelle avait été envoyée directement de Vienne à Milan. A cette occasion, le roi faisait écrire par Saint-Priest à l’agence de Souabe : « Rien ne pouvait être plus utile que l’intelligence à établir entre Willot et les généraux autrichiens, et nous savons bien bon gré à M. le baron de Thugut d’y avoir pensé. » Si Saint-Priest avait mieux jugé Thugut et pénétré avec plus de discernement ses intentions, il n’aurait pas tenu ce langage empreint de gratitude. En se décidant à conférer avec Willot, le ministre autrichien voulait non rendre service à la cause des Bourbons, mais se dérober, en ayant l’air d’y céder, aux instances réitérées de l’évêque de Nancy, agent du roi, qu’appuyait lord Minto, ambassadeur d’Angleterre, intéressé par Wickham à cette négociation. Il fallait toute la naïveté, toute l’ignorance de la diplomatie de Mitau pour supposer que la mission de Willot à Vienne aurait un meilleur sort que celle de Dumouriez à Saint-Pétersbourg, qui, justement, à cette heure, touchait à son piteux dénoûment. Et encore, quand Dumouriez se rendait à l’appel de Paul Ier, l’espérance était-elle permise. Ce monarque, durant plusieurs années, avait prodigué à Louis XVIII les témoignages de son intérêt. Il était logique de le croire toujours également bien disposé pour le roi proscrit. Mais l’Autriche ! que pouvait-on espérer d’elle ? Depuis dix ans, elle ne manifestait aux Bourbons que mauvais vouloir et dédain[22]. Le refus de leur venir pécuniairement en aide, malgré les liens de parenté ; les empêchemens longtemps opposés au mariage de Madame Thérèse avec le duc d’Angoulême, les susceptibilités soulevées par le voyage du duc de Berry à Naples, la volonté nettement exprimée de ne pas reconnaître le comte de l’Isle comme roi de France, d’autres traits encore en font foi. Ils révèlent l’égoïsme de la cour de Vienne, comme sa conduite constante envers ses alliés révélait son ambition, a son ambition insatiable, » disait Paul Ier. La cour de Mitau se leurrait donc d’une illusion folle quand elle attachait au voyage de Willot une suprême, une dernière espérance. Cette espérance ne devait pas se réaliser.

Aussitôt après avoir reçu la communication de Wickham, Willot était parti pour Vienne. Mais il n’avait pas encore eu le temps d’y arriver qu’une nouvelle désastreuse lui succédait à Augsbourg, qu’il venait de quitter. C’était la nouvelle de la soumission des Vendéens. L’événement, se produisant au lendemain de la retraite de l’armée russe, enlevait à la cause royale le plus puissant appui qui lui restait dans l’intérieur. Il jetait le désarroi parmi les membres de l’agence de Souabe. Découragés, ils ne comptaient plus sur le succès de l’entreprise que poursuivait Willot. A la fin de mars, d’André, jugeant la situation mieux que ne le faisait le général, appréciait, commentait le plan que ce dernier essayait de faire réussir à Vienne : « l’affaire du Midi prend une mauvaise tournure, et je crois qu’il n’y faut plus compter comme objet principal. Ce ne sera qu’une diversion utile si les Autrichiens nous secondent de bonne foi, très nuisible s’ils nous abandonnent. D’un côté, Willot a mis trop peu de secret dans les préparatifs ; de l’autre, on trouve dans l’intérieur une apathie effroyable. La douceur apparente du gouvernement, la catastrophe de la Vendée, l’absence de nos princes, le silence des puissances sur le rétablissement de la monarchie, tout décourage l’intérieur abattu. » Cette fois, sous une plume royaliste, la vérité se formulait claire, précise, menaçante. Malheureusement, la reconnaître, la proclamer tout entière sans restriction ne suffisait pas à remédier aux maux qu’elle mettait en lumière.

Arrivé à Vienne le 28 mars, le général Willot se présentait au débotté le même jour chez lord Minto. L’envoyé d’Angleterre, après avoir pris connaissance des lettres de Wickham, dont le général était porteur, le conduisit chez le ministre qui dirigeait alors les affaires de la monarchie autrichienne et dont l’influence néfaste venait de la précipiter dans une guerre nouvelle qu’il lui eût été utile et aisé de ne pas entreprendre. Encore quelques jours et les opérations militaires laborieusement préparées durant l’hiver qui finissait allaient recommencer en Italie et sur le Rhin. Thugut, vieillard excentrique, « dégoûté des oppositions au dedans et des revers au dehors, » reçut Willot avec une froide courtoisie[23]. Il écouta patiemment l’exposé de ses plans. Mais il ne sut pas dissimuler qu’uniquement dévoué aux intérêts de la maison d’Autriche, indifférent pour ceux des Bourbons, il ne se rallierait au projet de soulèvement du Midi qu’autant que les généraux des armées impériales y verraient une diversion utile à leurs plans militaires. Il subordonnait donc toute décision à leur opinion, qu’il ne connaissait pas et dont il engagea Willot à s’enquérir, en se transportant lui-même auprès d’eux.

Il reconnut « la nécessité de renouer des liens avec des puissances redoutables. » Il désignait ainsi la Russie et la Prusse. Il comptait, pour les ramener dans la coalition, sur les succès des Impériaux. Willot lui ayant demandé s’il devait, en entrant en France, déployer la bannière royale et se présenter au nom de Louis XVIII, Thugut l’en dissuada : « Il n’a pas de partisans dans son royaume, dit-il. Ses principes sont un obstacle à la contre-révolution parce qu’il veut traiter avec la dernière rigueur ceux qui ont opéré la révolution. Il ne connaît pas la France. » Vainement Willot protesta, rappela les récens manifestes du roi, montra les instructions qui lui avaient été remises; il ne put modifier l’opinion de Thugut : « Il ne connaît pas la France ! Il ne la connaît pas ! » répétait l’entêté vieillard. Et, sur ce point, il avait raison.

Par la suite de l’entretien, Willot se convainquit que l’Autriche ne souhaitait rien tant que de voir la France livrée de nouveau à l’anarchie, qu’elle rêvait d’y rallumer la guerre civile, d’y provoquer au besoin une révolution nouvelle, parce qu’elle espérait la maîtriser, la diriger, façonner le gouvernement qui en sortirait, de la manière la plus utile à ses plans d’agrandissement, la plus conforme à ses besoins de domination, plans et besoins par lesquels étaient incessamment menacées la liberté et l’indépendance des autres puissances. Par la France, l’Autriche voulait tenir l’Europe.

Pressé par son interlocuteur, Thugut promit cependant des lettres pour les généraux autrichiens campés du côté de Gènes, et notamment pour M. de Mêlas. Il promit encore des canons et vingt passeports en blanc pour Turin, destinés à des officiers dont Willot s’était assuré le concours. « Malheureusement, dit celui-ci dans le rapport auquel nous empruntons ces détails, les promesses étaient verbales et les lettres n’étaient pas des ordres. » Il les reçut quelques jours plus tard, accompagnées de quatre passeports seulement. Quant aux canons, il n’en était plus question. Ses nouvelles instances auprès de Thugut ne furent pas couronnées de plus de succès. Celles de lord Minto restèrent également vaines.

C’est dans ces conditions, privé de tout secours comme de tout appui, ne pouvant compter que sur son habileté, sur son éloquence, pour rallier Mêlas à ses vues, que Willot se mit en route pour le Piémont, où il espérait le trouver. A Verceil, il fut reçu par le duc d’Aoste, beau-frère de Louis XVIII. Il apprit de lui que la campagne était commencée et que Mêlas opérait dans les montagnes de l’état de Gênes. Avant de chercher à le rejoindre, il alla à Turin, où un certain nombre d’officiers émigrés, embauchés par ses agens, attendaient son arrivée. Il les vit, conféra avec eux, leur distribua quelque argent, leur ordonna de se tenir prêts à passer la frontière et à commencer une active propagande. Puis, il continua sa course à la poursuite de Mêlas. Il y avait déjà trois semaines qu’il était parti d’Augsbourg. La longueur, les difficultés du voyage, ses arrêts à Vienne et à Turin, avaient ainsi dévoré un temps précieux. Il perdit encore quinze jours à chercher Mêlas, allant et venant, faisant dix fois la même route, courant les plus sérieux dangers. C’est au commencement de mai seulement qu’il le rencontra à Voltri près de Gênes.

Exaspéré par la longueur du siège de Gênes, par cette glorieuse résistance de Masséna, qui épuisait les forces des assaillans, averti depuis peu de jours que Bonaparte venait d’apparaître sur les Alpes, dévoré d’inquiétude, accablé de soucis, le général de Mêlas ne vit dans Willot qu’un importun. Il le reçut plus froidement encore que ne l’avait fait Thugut, l’écouta sans bienveillance et lui répondit durement : «Je n’ai aucune confiance dans vos projets. D’ailleurs, je ne m’en occuperai pas avant la reddition de Gênes. » Cette réponse hautaine permit à Willot d’apprécier combien les intérêts du roi de France pesaient peu dans la balance autrichienne. Il protesta cependant, rappela qu’il n’était pas allé à Vienne de son propre mouvement, qu’on l’y avait appelé; il insista pour obtenir des secours. Pour se débarrasser de lui, Mêlas le renvoya à un de ses lieutenans, le général Keim, qui commandait en Piémont. Keim ne parut pas mieux disposé à s’occuper de ses demandes. En désespoir de cause, il s’aboucha avec M. de Zach, chef de l’état-major général. De Zach se montra plus courtois que Mêlas et Keim. Il mit un véritable empressement à écouter Willot, approuva son entreprise, reconnut la nécessité de s’en occuper, de la préparer. Mais, comme Mêlas, il ajourna toute décision jusqu’après la prise de Gênes. « On m’a fait des promesses, s’écria Willot découragé. On m’a promis un lieu de rassemblement pour mes recrues, des canons, la permission d’acheter des fusils, des munitions, des vivres; on m’a promis des passeports pour les avant-postes, sûreté pour mes dépôts, protection en cas de revers. Qu’on m’accorde au moins ce qu’on s’est engagé à me donner. » De Zach, pressé de la sorte, « fit des promesses sur tout, sans commencer rien. »

Willot commençait à désespérer. Allant d’un général à un autre, il n’entendait parler que de l’héroïque résistance des Français enfermés dans Gènes; il pouvait mesurer l’admiration et la crainte qu’inspiraient ces autres héros qui descendaient les Alpes après, avoir accompli des prodiges pour les traverser. Quelque profondes que fussent ses convictions, elles ne l’étaient pas assez, on doit le croire, pour le consoler d’avoir perdu le droit de concourir à la formation du trésor de gloire que préparaient pour la patrie les vaillans qui lui étaient demeurés fidèles. Même aux yeux de l’ennemi à qui il apportait des armes pour les combattre, comparé à eux, il ne comptait plus.

Abandonné, livré à sa seule initiative, il eut alors l’idée d’aller trouver l’amiral commandant de la flotte anglaise mouillée dans les eaux de Gènes, lord Keith. Il lui fit part de son embarras. Au nom de Wickham, il sollicita des secours. Lord Keith objecta qu’il était sans ordres. Il hésitait à venir en aide à Willot. Il fallut l’intervention de Jakson, ministre d’Angleterre à Turin, pour le décider à promettre des vivres, des munitions, ainsi que la protection de ses navires, si Willot persistait à vouloir débarquer à Arles, où, à l’en croire, il était attendu.

Cette difficulté vaincue, il en restait une autre. Les quelques centaines d’hommes dont Willot s’était assuré le concours vivaient de divers côtés sur le territoire piémontais. Avant de procéder à leur embarquement, il fallait les réunir. Cette réunion ne pouvait s’opérer qu’avec le consentement des autorités sardes, favorables, il est vrai, à l’expédition que préparait Willot, mais dominées par la crainte d’éveiller, en le laissant paraître, les susceptibilités de l’Autriche. C’est encore Jakson qui leva cet obstacle. Grâce à son appui, le comte de Saint-André, lieutenant-général du roi de Piémont, facilita tant qu’il le put, la concentration à Turin des officiers recrutés par Willot. Mais beaucoup d’entre eux manquèrent à l’appel. Les passeports étaient rares, la correspondance difficile, par suite de la lenteur et de la mauvaise volonté des avant-postes autrichiens. Les partisans du roi de France étaient traités, — c’est Willot qui le déclare, — non en amis, mais en suspects.

Il ne touchait pas au bout de ses épreuves. Il aurait voulu former des dépôts de munitions et de vivres. Les généraux autrichiens s’opposaient à ce qu’il les organisât, retardaient son départ, condamnaient à l’oisiveté son petit corps d’armée, dont les officiers et les soldats essayaient de se distraire en prenant part à quelques combats d’avant-postes livrés aux Français par l’armée autrichienne. Tant de difficultés énervaient le courage de Willot. Les lettres qu’il recevait de l’intérieur l’appelaient avec persistance, exprimaient la surprise causée par les lenteurs de son expédition. Elles affirmaient que dix mille hommes armés, équipés, ayant des chefs, l’attendaient; que de Nice à Toulouse, de Marseille à Clermont, l’insurrection ne demandait pour éclater qu’un signe de lui. Mensongères étaient ces assurances, où se manifestaient encore les illusions royalistes. Mais Willot y ajoutait foi[24]. Elles rendaient son attente plus douloureuse. Il s’ingéniait à tromper son activité paralysée. Il envoyait des émissaires à Naples pour solliciter des secours. Il voulait réunir à l’île d’Elbe une petite armée sous le commandement du duc de Berry. Il étudiait les moyens de débaucher à son profit les soldats qui revenaient d’Egypte.

Brusquement, la physionomie des événemens se modifia. Le 28 mai, les Autrichiens abandonnaient leurs positions dans le Piémont, fuyant les Français qui les menaçaient de toutes parts. Willot renouvela ses demandes. Cette fois, on l’écouta, tout en alléguant que ses papiers et ses plans étaient égarés. On lui accorda dans le comté de Nice quatre villages pour ses dépôts. On mit à sa disposition quatre canons, deux régimens de Suisses restés à la charge du gouvernement sarde, qui refusait de les conserver. Malheureusement, ces promesses se produisaient au milieu d’une débâcle qui rendait impossible leur réalisation. A la faveur de la déroute qui commençait, trois cents Français rassemblés à Turin furent arrêtés par les officiers autrichiens et leurs effets pillés.

Le 30 mai, l’armée austro-sarde évacuait le comté de Nice et le col de Tende : « Seize mille Autrichiens, dit Willot avec amertume. reculaient devant cinq mille Français. » Turin même fut abandonné. C’était un irréparable désastre. Willot se voyait désarmé avant d’avoir combattu. Il déposa ses armes dans la citadelle de la capitale du Piémont, gagna Alexandrie et Gênes en compagnie du ministre d’Angleterre, laissant derrière soi les débris de sa petite armée, douze cents hommes environ. Recommandé par Mêlas au général Hohenzollern, il voulut les mettre sous sa protection. Hohenzollern se contenta de lever les épaules après avoir lu la lettre de son chef et n’en tint aucun compte.

Quatorze jours plus tard, à Marengo, la vaillance française consommait la défaite des armées autrichiennes. Au mois de juillet, ces armées battaient en retraite sur tous les points à la fois ; la trêve était conclue; la Lombardie, le Piémont, Gênes tombaient au pouvoir de la France. Ainsi se dénouait la criminelle aventure dans laquelle s’était jeté Willot. Quand Gênes allait être prise, il se réfugia, avec les plus compromis de ses compagnons, sur un bâtiment de la flotte anglaise, qui le transporta à Livourne. Son rôle politique et militaire était fini.

À cette même époque, la marche triomphante des Français en Allemagne avait renversé tous les plans de Pichegru. Il se préparait à aller d’Augsbourg en Italie et ses chevaux étaient expédiés déjà par la route d’Inspruck, quand il dut précipitamment prendre la fuite pour ne pas tomber aux mains des vainqueurs. Il se réfugia en Angleterre, tandis que les membres de l’agence de Souabe se dispersaient. Précy cherchait un asile en Prusse. Dumouriez se retirait dans le Holstein. Saint-Priest, envoyé à Vienne pour y négocier la reconnaissance de Louis XVIII par la cour d’Autriche et réclamer pour ce prince le droit de se rapprocher des frontières de son royaume, voyait sa négociation brusquement interrompue par l’imminence de la paix. La police de Fouché tenait tous les fils de la conspiration avortée[25] et les agens de Londres demandaient au roi la révocation des pouvoirs donnés à Paris et dans le Midi. Le 11 juillet, le président de Vezet écrivait : « Bonaparte, dont un seul revers eût précipité la chute, s’affermit par des victoires, commande la paix et paraît un géant. »


ERNEST DAUDET.

  1. Voir la Revue du 1er septembre.
  2. Cette lettre ne se trouve pas parmi les documens qu’il nous a été donné de consulter.
  3. Après avoir parcouru toute l’Europe, le duc d’Orléans était parti avec ses frères pour l’Amérique.
  4. Le duc d’Orléans ne tarda pas à revenir sur le continent. Au commencement de 1800, il était à Londres. C’est de là que, le 16 février, il écrivit à Louis XVIII la lettre suivante, que ses frères, le duc de Montpensier et le comte de Beaujolais signèrent avec lui :
    « Sire, nous venons nous acquitter envers Votre Majesté d’un devoir dont le sentiment est depuis longtemps dans nos cœurs. Nous venons lui offrir le tribut d’hommages de notre inviolable fidélité. Nous n’essaierons pas de peindre à Votre Majesté le bonheur dont nous jouissons de pouvoir enfin lui manifester notre respectueux et entier dévoûment à son auguste personne, non plus que la profonde douleur que nous ressentons que des circonstances à jamais déplorables nous aient retenus aussi longtemps séparés de Votre Majesté, et nous osons la supplier de croire que jamais, à l’avenir, elle n’aura lieu de s’en ressouvenir. Les assurances pleines de bonté qu’elle a daigné nous faire donner à plusieurs reprises, nous ont pénétrés de la plus vive reconnaissance et eussent redoublé notre impatience s’il eût été possible de l’augmenter. La grande distance où nous nous trouvions et l’inutilité des tentatives que nous avons faites pour revenir en Europe, sont les seules causes qui aient pu en retarder l’expression.
    « Sachant, Sire, que la volonté de Votre Majesté est que nous lui offrions en commun le serment solennel de notre fidélité, nous nous empressons de nous réunir pour la supplier d’en accepter l’hommage. Que Votre Majesté daigne croire que nous ferons consister notre bonheur à la voir convaincue de ces sentimens et notre gloire à pouvoir lui consacrer notre vie et verser jusqu’à la dernière goutte de notre sang pour son service. »
    Louis XVIII considéra cet acte de soumission comme un important événement. Il s’empressa d’envoyer au tsar une copie de la lettre des princes et demanda pour le duc d’Orléans la grand’croix de l’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem : « Si je puis pardonner, écrivait-il à Paul Ier, c’est à Votre Majesté impériale à réhabiliter. » Le duc de Montpensier et le comte de Beaujolais reçurent les insignes de l’ordre du Saint-Esprit, dont leur âge ne leur avait pas permis d’être revêtus avant la révolution.
  5. A la suite de ses victoires en Italie, Souvarof avait été créé prince Italijski.
  6. Thauvenay signala au roi la discrétion de Willot. Le 12 septembre, Saint-Priest lui répondait : « Je suis étonné que le général Willot ait usé de retenue avec vous. Le duc d’Harcourt, qui l’a vu à Londres, a été très satisfait de son langage. J’ai regret de ne vous avoir pas prévenu. Vous auriez engrené de là avec lui. »
  7. Le 3 septembre, Dumouriez écrit à Thauvenay : « Le prince de la Trémoille, qui est lié avec le général Willot, vient de me mander qu’il est actuellement à Hambourg. J’écris au prince qu’il me l’amène ou me l’envoie sur-le-champ, puisqu’il se croit sûr de lui, pour que nous concertions ensemble quelles sont les ressources qu’il a dans le Midi, où il a commandé, et quelles sont les mesures à prendre pour y organiser un corps et former un plan qu’il puisse concerter ensuite avec les insurgés du Languedoc, des Cévennes et de Lyon. Je crois que Sa Majesté peut d’avance proposer à l’empereur de Russie d’envoyer Willot à l’armée du général Souvarof. »
  8. La démarche eut peu de succès : « l’opinion a tué Dumouriez lorsqu’il a quitté la France, répondit Rivarol. Dites-lui donc en ami de faire le mort. C’est le seul rôle qu’il lui convienne de jouer. Plus il écrira qu’il vit, plus on s’obstinera à le croire mort. » (Voir l’intéressant volume de M. de Lescure sur Rivarol.)
  9. C’était avant que M. de Caraman eût été accrédité à Saint-Pétersbourg comme représentant du roi de France.
  10. Il nous a été impossible de la retrouver.
  11. Elle eut lieu le 18 octobre.
  12. c’est le 13 novembre que Cobenzel avait fait connaître à sa cour la décision de Paul Ier. Il recevait aussitôt l’ordre d’agir pour modifier la volonté du tsar. Mais ce dernier, excité par les plaintes de Souvarof contre les généraux autrichiens, résistait à toutes les tentatives de Cobenzel. Dans ses lettres à Colloredo, celui-ci déplorait les maladresses commises par ces généraux. Il demandait à son gouvernement de se prêter aux fantaisies et aux caprices du tsar. Le 10 décembre, il écrivait : « A présent, sa grande marotte est l’ordre de Malte. Quelque ridicule, quelque illégal que soit tout ce qui s’est passé ici à cet égard, je crois qu’il n’y a pas à hésiter un instant pour nous d’y adhérer complètement et de nous faire même un mérite de notre complaisance. Il est surtout essentiel d’éviter avec le plus grand soin qu’il ne se passe rien, ni dans les pays héréditaires, ni partout où nous pouvons avoir de l’influence, de contraire aux intentions maltaises de la Russie. » En même temps, sur le conseil de Cobenzel, l’Autriche hâtait le mariage d’un de ses archiducs avec une des filles de Paul, pour rétablir l’alliance politique compromise. Mais ces efforts furent vains. Cobenzel usa son influence sans profit. En moins de six semaines, il ne lui restait rien de la faveur dont il avait joui auprès du tsar, et sa situation devenait si précaire qu’il demanda son rappel en disant: « La vie que je mène tient d’un exilé, d’un prisonnier et d’un proscrit. » (Voir la Correspondance politique du baron de Thugut, publiée à Vienne par M. de Vivenot.)
  13. Le 12 décembre, le prince de Hesse écrivait au prince Frédéric, régent de Danemark : « J’ai d’abord à vous communiquer un grand secret, mon très cher. Dumouriez est venu hier à Louisenland pour prendre congé de moi. Il va à Pétersbourg, sur l’ordre et le désir de l’empereur Paul Ier, qui probablement veut se servir de lui et certainement le questionnera et voudra avoir son opinion sur l’état actuel de la France. Il a été extrêmement ému à propos de notre séparation. Il a pleuré comme un enfant et m’a témoigné la plus vive gratitude de la sympathie que je lui ai montrée.» Et le 21 décembre : « Dumouriez rendra sûrement à vous et au Danemark tous les bons services qu’il pourra. S’il a de l’influence, là ou de nouveau en France, vous pourrez toujours et sûrement compter sur lui. »
  14. Quand cette lettre fut remise à Dumouriez, il s’aperçut qu’il y était désigné comme maréchal-de-camp. Il protesta, rappela qu’il était lieutenant-général. « Je ne peux reconnaître les nominations faites après la mort de mon frère, » répondit le roi. C’était une difficulté. Saint-Priest la dénoua en proposant, ce que le roi accepta, que Dumouriez fût qualifié « général Dumouriez. »
  15. Ce diplomate occupait encore le poste de Russie en 1856.
  16. Ce prince venait de quitter Mitau, et, au grand mécontentement de l’Autriche, de partir pour Naples, où il espérait épouser une princesse royale.
  17. Le vicomte de Caraman, envoyé du roi, était arrivé le 17. Il est très vraisemblable que les deux personnages se rencontrèrent ; mais nous ne trouvons dans nos documens aucune trace de leur entrevue.
  18. Cette liste, dressée par d’Angély à l’aide de papiers dérobés à la légation de France à Hambourg, est dans nos mains. Elle contient vingt-cinq noms ; au-dessous de chaque nom, une notice qui porte d’ailleurs le caractère de la vérité. Panine la communiqua à Rostopchine et au gouverneur militaire de Saint-Pétersbourg, en faisant remarquer que M. de Mourawief n’avait pas communiqué ces renseignemens. Plusieurs comédiens attachés au Théâtre-Français impérial figuraient parmi les espions dénoncés par Dumouriez.
  19. c’est à Ottensen, où il vivait, que l’archiduc Charles d’Autriche vint acheter les conseils de son expérience militaire, qu’il paya d’une pension de 3,000 florins. En 1803, Dumouriez était à Londres. Quels services y rendit-il? Probablement des services analogues à ceux qu’il avait rendus au prince de Hesse et à l’archiduc Charles. Une pension de 1,200 livres sterling en fut le prix. A Londres, il vit Pichegru. Ils discutèrent un plan d’invasion de la France. En 1805, il alla en Suède. Il rêvait d’allier contre l’empire toutes les cours du nord. En 1806, il revint en Angleterre. Le duc d’Orléans, en souvenir de leur ancienne amitié, ajouta à ses revenus une pension de 10,000 francs. Il mourut en Angleterre en 1823. Il avait quatre-vingt-quatre ans.
  20. En fait, il s’abstint d’agir. Le 27 mars, il était autorisé à se transporter dans l’intérieur. « Sa Majesté ne doute pas que l’occasion n’y soit incessamment favorable. L’ouverture de la campagne, déjà commencée en Italie, et prête à s’ouvrir sur le Rhin, donnera assez d’occupation aux troupes françaises pour qu’on puisse agir avec sûreté dans les environs de Lyon, surtout si des succès répondent aux préparatifs qui sont faits. » Cette lettre du cabinet du roi ne l’arracha pas à son immobilité. On en trouve la preuve dans celle-ci, adressée le 22 avril au président de Vezet : « M. de Précy n’a point encore écrit, et, sans vouloir rien préjuger sur ses plaintes, Sa Majesté trouverait extraordinaire qu’il se formalisât de ce que le général Willot ne lui a pas communiqué les ordres qui lui étaient adressés. Au surplus, elle ne regarde point les provinces que M. de Précy appelle son département comme ne pouvant en être distraites. » Précy, froissé, bouda, se plaignit : « La lettre de M. de Précy m’est en effet parvenue. Le roi n’a pas pensé qu’elle exigeât réponse. Sa Majesté compte toujours sur son zèle et ses bons services. »
  21. C’était d’André. Il les signait « Southers. » Une perquisition faite à Paris chez le banquier au domicile duquel elles étaient payables révéla son nom.
  22. Langeron, dans ses Mémoires inédits, raconte qu’au commencement de l’émigration, le comte d’Artois étant allé à Vienne solliciter les secours de l’Autriche, l’empereur Léopold lui fit les promesses les plus positives. M. de Gallo, l’ambassadeur de Naples, exprima à l’empereur son étonnement de la manière dont il s’engageait : « Vous croyez donc à tout cela? s’écria Léopold. Je ne me mets à la tête de votre prétendue coalition que pour empêcher un autre souverain, qui aurait l’intention d’agir efficacement, de s’en rendre le chef. « 
    Il semble que toute la politique autrichienne, pendant la révolution, soit résumée et prédite dans ce langage.
  23. Ces détails et ceux qui suivent sont extraits du rapport qu’au mois de juillet suivant, Willot adressa de Londres à Louis XVIII (Dépôt des affaires étrangères.) Nous les avons complétés à l’aide de la correspondance de Thugut.
  24. A Mitau, on était devenu moins crédule. Dans une lettre adressée par ordre du roi aux agens de l’intérieur, le 8 juin, il était dit : « Sa Majesté voit avec peine que les agens de l’intérieur n’aient de confiance que dans la guerre étrangère et qu’ils semblent se reposer uniquement sur les succès des Autrichiens et déterminés à en attendre les effets pour agir. Comme, en aucun cas, on ne doit espérer que les armées pénètrent en France, les agens de Sa Majesté doivent se mettre en mesure de profiter surtout des moyens que fournit l’intérieur et de toutes les chances que la fortune peut amener. C’est à leur sagesse à les prévoir, c’est à leur dévoûment à en profiter. »
  25. Elle avait mis la main sur les lettres que Willot adressait à Paris et qu’il signait Mesnard. Les indications qu’elle y avait recueillies furent confirmées et complétées à quelques semaines de là, quand, Précy ayant été arrêté à Bayreuth par les autorités prussiennes, ses papiers furent saisis, livrés à Beurnonville et envoyés à Paris par celui-ci.