Les Bourbons et la seconde coalition
Revue des Deux Mondes3e période, tome 77 (p. 140-175).
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LES BOURBONS
ET
LA SECONDE COALITION

I.
LES ORIGINES D’UN COMPLOT[1] (1798-1799).

Dans la première partie de ce travail[2], nous avons raconté les deux séjours de Louis XVIII en Russie, résumé les émouvantes péripéties qui conduisirent ce prince, au mois de septembre 1808, de Mitau en Angleterre, où, jusqu’à sa rentrée en France, il allait vivre impuissant et oublié. C’est, en quelque sorte, son odyssée personnelle que nous avons fait revivre. Il nous faut maintenant revenir sur nos pas, et, à la clarté des documens qui ont facilité notre tâche une première fois, reprendre les attachans épisodes que nous avions écartés à dessein de notre route pour ne pas affaiblir, par l’excès des diversions, l’intérêt de nos récits. Le principal de ces épisodes, celui qu’on va lire, a trait au rôle des émigrés dans la seconde coalition formée contre la France, entre la Russie, la Grande-Bretagne et l’Autriche, ainsi qu’à la part non encore nettement définie par l’histoire qu’y prirent trois généraux français : Pichegru, Dumouriez, Willot, que la patrie avait comptés parmi ses plus glorieux défenseurs et qu’elle eut la douleur de retrouver parmi ses ennemis.


I.

Le 27 septembre 1798, quatre voyageurs arrivés à Londres le même jour se présentaient au ministère de l’intérieur, bureau des étrangers, pour y faire viser leurs passeports et solliciter le droit de séjour conformément aux règlemens de police. Ce service des étrangers avait pris une extrême importance depuis le commencement de l’émigration, l’Angleterre étant devenue l’asile d’un grand nombre d’émigrés, le rendez-vous d’agens royalistes attirés par la présence de Monsieur, comte d’Artois, frère de Louis XVIII, le rendez-vous aussi des espions qu’entretenait auprès d’eux le gouvernement français. A sa direction était préposé un fonctionnaire de haut rang, influent et habile, Wickham, dont un long séjour en Suisse, au milieu des royalistes proscrits, avait fait l’homme d’état britannique le plus compétent pour ce qui concernait les affaires de France. Depuis sa rentrée à Londres, à la fin de l’année précédente, le cabinet l’avait chargé de la surveillance des émigrés.

Admis en sa présence, les nouveau-venus déclinèrent leur nom, leurs qualités. L’un d’eux était le général Pichegru. Il apprit à Wickham que, le 3 juin précédent, avec sept de ses compagnons, il s’était évadé de Cayenne, où le Directoire les avait déportés après le 18 fructidor. Pour des causes diverses, quatre d’entre eux étaient restés en route (notamment le général Willot, tombé malade dans les colonies hollandaises). Les autres étaient parvenus à gagner l’Europe. Ils venaient s’y reposer des fatigues et des émotions de leur fuite. Le général Pichegru ajouta qu’il désirait se fixer provisoirement en Angleterre. Quant à ses compagnons, ils demandaient à être transportés sur le continent.

Wickham se montra courtois et affable. Il déféra aux désirs des fugitifs. Le général Pichegru, qu’il entoura plus particulièrement des témoignages de son admiration, fut autorisé à résider à Londres ou dans les environs. A tous des offres de services furent faites avec empressement et libéralité. Dans la soirée du même jour, la nouvelle du retour de Pichegru se répandait dans les salons de Londres. Les agens secrets du gouvernement français la transmettaient à Paris. Parmi les émigrés, elle était l’objet de commentaires passionnés. Elle ranimait les espoirs évanouis. Elle relevait les courages abattus depuis de longs mois.

Avant d’aller plus loin, il convient de rappeler les événemens qui s’étaient accomplis en Europe au cours de l’année précédente : ils feront comprendre l’importance que le cabinet de Saint-James et les émigrés attachaient à l’arrivée de Pichegru. Décisive dans la marche de la révolution, cette année 1797 avait été fatale à la cause des Bourbons. A l’intérieur, la journée du 18 fructidor avait rendu au Directoire sa liberté d’action, aux jacobins leurs espérances, et paralysé pour longtemps les chances de la monarchie. A l’extérieur, les victoires de Bonaparte sur l’Autriche, le traité de Campo-Formio avaient brisé la première coalition atteinte déjà après de longues et sanglantes guerres, par la défection de l’Espagne et de la Prusse, réconciliées avec la France.

A la fin de cette année, l’Angleterre, découragée par l’inutilité de ses sacrifices, rappelait de Suisse l’agent Wickham, qu’elle entretenait à Berne depuis 1794, pour imprimer aux armées alliées et aux tentatives des émigrés une direction conforme à sa politique. Rebelle à toute idée de paix avec le Directoire, elle se résignait à attendre une heure plus opportune pour reprendre les hostilités.

Louis XVIII, chassé de Blankenberg par le mauvais vouloir de l’Autriche, comme il avait été chassé de Venise par les succès militaires de la France, se décidait à partir pour la Russie, où le tsar Paul Ier lui offrait un asile. Au moment de se mettre en route, il révoquait les pouvoirs donnés par lui à ses agens en vue d’éventualités qui ne s’étaient pas produites. Bien plus afin de maintenir ses relations avec eux que pour tirer parti de leur dévoûment devenu inutile, il choisissait parmi ses partisans réfugiés à Augsbourg quatre commissaires[3], et les chargeait de veiller à ses intérêts, intérêts singulièrement compromis, car dans les contrées de la France où les royalistes avaient montré le plus d’énergie et de zèle, on ne signalait que découragement et lassitude. La cause royale semblait donc désespérée.

Mais ces apparences étaient trompeuses. L’Angleterre veillait. Dès les premières semaines de 1798, sur la foi de récits venus de Paris, qui révélaient des divisions renaissantes entre républicains, elle reprenait espoir, s’attachait à ameuter de nouveau l’Europe contre la France. Elle envoyait un agent, Talbot, sur les frontières de la Suisse, avec l’ordre de provoquer un mouvement insurrectionnel parmi les populations helvétiques, lesquelles, après avoir reçu les soldats français comme des libérateurs, ne supportaient qu’avec impatience un joug qui, sous prétexte d’assurer leur liberté, leur enlevait toute initiative, les menaçait du sort de Venise et de Gênes.

Elle fomentait une sédition analogue en Hollande et en Belgique. A son instigation, huit députés hollandais venaient à Londres au mois de janvier[4], se présentaient au prince d’Orange, aux ministres britanniques, demandaient douze mille hommes, des munitions, des armes, promettaient à ce prix d’expulser les Français du territoire des Pays-Bas. Le cabinet anglais prenait envers eux de formels engagemens. Il les invitait même à s’entendre avec les mécontens de Belgique, à combiner un mouvement commun. Au mois de mars, un accueil non moins encourageant était fait à des députés des provinces belges attirés à Londres, ainsi que l’avaient été les Hollandais. Avec eux, les ministres se montraient plus explicites encore : ils leur promettaient une armée prussienne de 40,000 hommes qui entrerait en Hollande au moment où les Autrichiens commenceraient les hostilités sur le Rhin. Enfin, quand ces députés s’en retournèrent, des émissaires anglais étaient chargés de les accompagner jusqu’en Belgique pour juger de ce qu’il convenait de faire.

L’Angleterre, dès ce moment, parlait et agissait comme si la coalition eût été déjà reformée. C’était en apparence parler et agir prématurément, car les négociations en vue de la renouer s’engageaient à peine. Mais le cabinet anglais s’était adressé simultanément à la Prusse, à l’Autriche, à la Russie. Par l’habile entremise de son ambassadeur à Saint-Pétersbourg, lord Withworth, il cherchait à mettre en mouvement les cours du nord; à obtenir de Paul Ier qu’en dépit de ses défiances contre l’Autriche, il usât de son influence pour décider « l’empereur des Romains » à reprendre les armes. Il agissait dans le même dessein auprès de la Prusse. Bien que la négociation traînât en longueur, — elle dura pendant toute l’année 1798, — le cabinet britannique ne perdait pas confiance. Le 30 octobre, le duc d’Harcourt, représentant à Londres de Louis XVIII, tenu au courant de ce qui se passait, écrivait à Mitau : « l’empereur François ne veut entrer en campagne qu’après l’hiver. Le roi de Prusse est ébranlé. Nos princes seront contens. La fortune changera donc enfin. » d’Harcourt se faisait illusion en ce qui concernait la Prusse, qui ne voulait pas rompre la paix avec la France. Mais il ne se méprenait pas quant à l’avenir de la coalition. Au mois de décembre, elle allait être reformée entre la Russie, l’Autriche et l’Angleterre, à qui le concours de la Turquie et celui des Deux-Siciles étaient assurés.

Une activité nouvelle se manifestait à cette date dans le parti royaliste tant au dedans qu’au dehors de la France. L’agence de Souabe expédiait Précy à Vienne pour l’associer aux efforts de l’Angleterre et de la Russie. Talbot, l’agent anglais en Suisse, au mépris de ses instructions, favorisait un plan émané des membres de cette agence, qui devait aboutir au renversement du Directoire et au rétablissement des Bourbons. A Paris, dans les départemens, les partisans du roi rentraient en campagne. Paris était inondé de brochures, de pamphlets, d’affiches pour et contre la monarchie. Les rapports secrets envoyés à Mitau signalaient incessamment ces publications, y voyaient la preuve du réveil de l’esprit royaliste[5]. C’était le moment où une intrigue se nouait entre un personnage qui se prétendait mandataire de Barras et la cour de Mitau, ayant pour objet la restauration des Bourbons[6] ; où le général Dumouriez, réfugié dans le Holstein, poussait le Danemark à prendre les armes contre la France ; où des tentatives, d’ailleurs condamnées à demeurer vaines, étaient faites par les émigrés pour rallier à la cause royale deux des plus glorieux généraux de la république : Masséna et Moncey ; où, se nourrissant d’illusions, prenant leurs désirs pour des réalités, fomentant la guerre civile, activant la guerre étrangère, ces mêmes émigrés se figuraient qu’à brève échéance le roi serait rétabli sur son trône, qu’ils recouvreraient, eux aussi, leurs biens confisqués, leurs privilèges abolis.

C’est en ces circonstances si critiques que Pichegru réapparaissait à l’improviste en Europe, où sa renommée n’était pas effacée, suggérait par sa présence au gouvernement britannique la pensée de lui assigner un rôle dans les événemens qui se préparaient et l’espérance de le lui faire accepter.

Dès le lendemain, les personnages les plus importans de l’émigration française se présentaient pour le voir. Mais il refusa sa porte à la plupart d’entre eux. Parmi ceux qu’il reçut se trouvait Dutheil, l’ancien chef de l’intendance de Louis XVI à Paris, que Louis XVIII et Monsieur honoraient de leur confiance et qui s’annonça comme envoyé par le comte d’Artois pour féliciter le général.

Dutheil fit connaître à Pichegru que le roi avait pris une vive part à ses souffrances et maintes fois tenté d’intéresser la cour de Londres au sort des déportés de la Guyane. Pichegru exprima sa reconnaissance avec effusion. Mais Dutheil ayant fait mine de sonder ses intentions futures, il se déroba, alléguant sa fatigue morale et physique, son ignorance des dispositions de la France, pour fuir tout entretien sur la situation politique. Dutheil ne se laissa pas démonter, devint plus pressant, insinua que si le général se rendait à Mitau, il y serait reçu comme un fidèle et illustre sujet du roi. Pichegru se contenta de répondre qu’il se tenait aux ordres de sa majesté, qu’il attendrait ses instructions, mais qu’avant de prendre un parti, il voulait savoir quel traitement réservait Louis XVIII aux officiers de l’armée républicaine qui se déclareraient pour sa cause.

Dutheil n’insista pas. En quittant le général, il écrivit à Mitau, répéta dans sa lettre ce qui venait de lui être dit, et même ce qu’il eût désiré entendre, à savoir que le général Pichegru était disposé à aller mettre ses hommages aux pieds du roi. L’information péchait par le défaut d’exactitude. Pichegru, en débarquant en Angleterre, était résolu à y séjourner et, pour échapper aux visites importunes, à se retirer à la campagne. Il ne tarda pas à s’y fixer. Jusqu’à son départ pour le continent, il ne revint à Londres qu’afin de se rendre aux appels de Wickham, qui avait manifesté le désir de le revoir.

Le général Pichegru, à cette époque, n’était âgé que de trente-sept ans. Mais ses longues campagnes, la rigoureuse captivité qu’il venait de subir, avaient usé son corps, découragé son âme, ébranlé son énergie. Dans le premier entretien qu’il eut avec le diplomate anglais, il ne parut songer qu’à rester inactif, à se faire oublier; il ne manifesta d’autre ambition que celle du repos; il prétendit qu’après les dures épreuves de la proscription et le vigoureux effort qu’il avait dû faire pour y mettre fin, il était sous le coup d’une accablante lassitude. Mais, Wickham ayant par d’adroites flatteries fait appel à son zèle pour la cause du roi, peu à peu les dispositions de Pichegru se modifièrent. Il ne se refusa pas à des pourparlers « sur les questions brûlantes.» Pendant les jours suivans, il se prêta à diverses conférences avec les ministres, leur révéla ses idées, fit connaître les plans que, de concert avec son ami le général Willot, il avait conçus et étudiés durant les longues et cruelles heures de leur captivité commune. En un mot, il donna clairement à entendre que ce général et lui-même étaient acquis à la cause de la monarchie, prêts à combattre pour elle.

Il n’y a pas lieu de s’attarder à énumérer ici les gages qu’antérieurement à la journée de fructidor Pichegru avait donnés à cette cause. Une si douloureuse aventure a eu ses historiens. Tout au plus convient-il d’en rappeler les principaux traits pour comprendre la facilité avec laquelle des relations nouvelles allaient s’établir entre l’ancien généralissime des armées républicaines et les chefs de l’émigration.

Les premières dataient du mois de mai 1795. À cette époque, Pichegru avait été mis en rapports avec le prince de Condé par l’intermédiaire de son aide-de-camp Badouville, du libraire Fauche-Borel, et de l’espion Montgaillard. Sans qu’il convienne de prendre au pied de la lettre les dénonciations de ce dernier, il est certain que Condé sollicita le concours de Pichegru, que Pichegru le promit; qu’il consentit, au mépris de ses devoirs militaires, à discuter les mesures les plus propres à favoriser le retour du roi; qu’il reçut de Louis XVIII de pleins pouvoirs pour les exécuter après qu’elles auraient été arrêtées[7]. On lui demanda de laisser l’armée de Condé se réunir à la sienne, de faire arborer la cocarde blanche à celle-ci, de les conduire ensemble à Paris après avoir livré aux Bourbons Huningue et Strasbourg. Le mauvais vouloir des Autrichiens, peut-être même un tardif repentir de Pichegru, firent avorter ces plans. Le crime de ne les avoir pas repoussés avec horreur n’en pèse pas moins sur sa mémoire. Il n’eut pas d’ailleurs le temps d’y donner suite. Déjà dénoncé au Directoire en février 1796, les soupçons dont il était l’objet avaient pris, quelques mois plus tard, tant de consistance qu’il se voyait contraint d’abandonner le commandement des trois armées que la république lui avait confiées. Il se retirait alors dans le Jura, son pays natal, dont les électeurs l’envoyaient bientôt siéger au conseil des cinq cents. Il présidait cette assemblée jusqu’au jour, — 18 fructidor, — où le Directoire, l’enlevant sur son fauteuil, le déportait à Sinnamari.

On peut juger maintenant des dispositions dans lesquelles se trouvait le général Pichegru en arrivant à Londres, du ressentiment qui remplissait son cœur, et s’expliquer pourquoi, après n’avoir manifesté d’abord que découragement et lassitude, il se montra plus confiant dès qu’il entrevit la possibilité de tirer vengeance des hommes qu’il considérait comme ses persécuteurs.

Ce serait lui faire gratuitement injure que de prétendre qu’il n’était animé d’aucun autre sentiment. Encore que les contradictions de la conduite qu’il tint ultérieurement ne permettent guère de préciser les mobiles auxquels il obéissait, on ne saurait nier que des préoccupations patriotiques y eurent une part. Quand il se jetait dans la coalition, c’était bien pour contribuer à restaurer la monarchie, qui lui paraissait être l’unique solution qu’il convînt de souhaiter à son pays, et non pour servir ses desseins personnels et les vues particulières des puissances coalisées.

Dans ses conversations avec Wickham, il s’attachait à pénétrer les arrière-pensées de son interlocuteur. Il voulait s’assurer que les témoignages de courtoise sympathie qu’on lui prodiguait ne dissimulaient pas le désir d’empêcher le rétablissement de l’autorité de la France en Europe ou d’entamer l’intégrité de son territoire. Wickham, qui devinait ses préoccupations, déploya toute son habileté pour le convaincre du désintéressement comme de la sincérité des puissances. Il parla avec tant d’effusion et d’éloquence que Pichegru fut bientôt convaincu.

Quand on arriva à l’examen des moyens d’action, qui, le cas échéant, pourraient être employés efficacement, on se mit d’accord sur la nécessité d’opérer d’abord en Suisse et de consacrer tous les efforts à délivrer les populations helvétiques du joug français. Elles étaient prêtes à se soulever. L’Angleterre s’était engagée à seconder leur révolte. Si, à ce moment, le général Pichegru entrait en Franche-Comté, s’il se mettait à la tête des mécontens; si, à la même heure, le général Willot, qu’il disait disposé à se porter en Provence, provoquait une bruyante agitation dans le Midi, la révolte de la Suisse pouvait devenir le point de départ de la chute du gouvernement républicain.

Pichegru approuva ces vues. On lui promit de le seconder s’il parvenait à opérer dans l’Est. Il restait libre, d’ailleurs, d’agir à son heure et à son gré, au mieux des intérêts qui lui seraient confiés. L’Angleterre était résolue à ne pas entraver son action, s’engageait à mettre à sa disposition, sans lui en demander compte, les ressources pécuniaires dont il aurait besoin, et promettait d’assister tout parti intérieur capable de résister ouvertement et directement au gouvernement tyrannique de la France, ou de coopérer avec les alliés dans le même sens.

L’accord intervenu sur ces divers points n’avait pas épuisé l’objet des négociations. Elles se continuèrent sur d’autres non moins importans. Pichegru, d’accord en cela avec Louis XVIII sans l’avoir consulté, était d’avis que les armées alliées devaient se faire précéder en France par un manifeste portant expressément que la guerre entreprise par elles n’avait pas la conquête pour but, mais le rétablissement du roi légitime. Il pensait également que, par ce manifeste, les puissances devaient reconnaître Louis XVIII comme roi de France. Or, c’est précisément sur ces graves questions que les ministres anglais refusaient de se prononcer. Ils protestaient du désintéressement de l’Angleterre ; l’idée de conquête n’entrait pour rien dans leurs résolutions ; mais ils avaient trop souvent déclaré qu’ils ne faisaient pas la guerre à la France dans l’intérêt des Bourbons pour revenir sur leurs déclarations, procéder à la reconnaissance du roi, et s’infliger à eux-mêmes un démenti. Au surplus, ils ne pouvaient prendre aucune décision à cet égard sans s’être concertés avec la Russie et l’Autriche. Il convenait donc d’attendre le résultat des pourparlers qui ne manqueraient pas de s’engager, et, pour leur part, ils n’hésiteraient pas à suivre l’exemple qui leur serait donné par leurs alliés.

Confiant dans l’issue des négociations annoncées, Pichegru se contenta de ces réponses. Sa conviction, ainsi qu’on le verra, n’était pas absolument faite quant à l’opportunité de la reconnaissance préalable du roi par les alliés. Il croyait à ce moment cette reconnaissance nécessaire. Un peu plus tard, il ne la considéra plus que comme une démarche imprudente qui devait être ajournée jusqu’après le renversement du Directoire.

D’ailleurs, avant même qu’il conférât avec les ministres britanniques, il avait reçu, à leur insu, une confidence dont l’objet prit bientôt dans son esprit une grande place et relégua au second plan de ses préoccupations la question de la reconnaissance de Louis XVIII par les coalisés. Cette confidence lui fut faite par le libraire Fauche-Borel, dont le nom a été prononcé plus haut. Fauche-Borel, surpris à Paris par les événemens de fructidor, s’était réfugié à Londres après avoir sauvé à grand’peine sa vie et sa liberté. Il s’y trouvait au moment de l’arrivée de Pichegru. Il alla le voir et, quand il se fut assuré de son dévoûment à la cause royale, il osa lui confier ce qu’il n’avait avoué à aucun des agens du roi, ni même au comte d’Artois.

C’est ainsi que Pichegru se laissa conter qu’une négociation venait de s’ouvrir entre Louis XVIII et Barras. Fauche-Borel, qui en avait conçu l’idée, en était resté l’instrument le plus actif. Botot, le secrétaire de Barras, et David Monnier, ami de Botot, en étaient avec lui les intermédiaires. Il s’agissait de profiter de la promesse faite par le puissant directeur de livrer aux partisans du roi le gouvernement et l’armée, à des conditions encore à déterminer. En se séparant à Paris, Fauche-Borel, agent de Louis XVIII, et David Monnier, agent de Barras, s’étaient donné rendez-vous à Hambourg. Fauche-Borel allait s’y rendre. Il comptait y trouver des instructions du roi, à qui il avait écrit, et des pouvoirs pour négocier.

Afin de dissimuler le véritable but de son voyage, il s’était laissé confier par le cabinet anglais, sans lui parler de ses projets, une mission pour la Suisse. Il venait donc s’ouvrir à Pichegru, en lui demandant le secret. Il lui dit que le plan qu’il avait conçu ne serait réalisé que si quelque général encore populaire, exerçant une action sur l’armée, le prenait en mains, et qu’il avait songé à lui pour jouer cette grosse partie.

Pichegru se promit sans réserve. Il s’engagea, au moment où Fauche-Borel allait quitter l’Angleterre, à reprendre à Hambourg ce très étrange entretien.

Les conférences de Pichegru avec les ministres anglais se poursuivaient, entre temps, dans le plus rigoureux mystère. A la demande de Wickham, le général s’abstenait de fréquenter les émigrés. Vers la fin d’octobre, c’est-à-dire un mois après son arrivée à Londres, ni les agens du roi, ni ceux du comte d’Artois, ni ce prince lui-même, n’avaient obtenu de lui autre chose que des propos vagues, non qu’il dissimulât entièrement ses intentions, mais parce qu’il ne voulait pas dire dans quelle mesure l’Angleterre les seconderait.

Les ministres favorisaient sa réserve. Même en recevant le duc d’Harcourt, lord Grenville s’abstenait de toute allusion aux pourparlers engagés. Le 26 octobre, d’Harcourt, sur la foi des renseignemens qu’il avait pu recueillir, écrivait à Mitau : « Pichegru est à la campagne entretenu aux frais du gouvernement qui, d’abord, voulait le voir, et, ensuite, a voulu conserver la possibilité de donner sa parole qu’il ne l’a pas vu, s’il en était question au parlement. Pichegru s’offre pour les provinces de l’Est et demande que Willot soit employé dans celles du Midi. Il croit pouvoir promettre cent mille hommes des débris de son armée. Je n’ai pas parlé encore de ce qui le concerne avec les ministres anglais pour ne pas les embarrasser. Je le ferai quand il en sera temps. »

Six jours après, le 2 novembre, d’Harcourt jugea que l’heure était venue d’en entretenir lord Grenville. La réponse du ministre fut aussi mystérieuse que brève : « Nous laisserons Pichegru à la campagne, dit-il ; nous préférons le tenir écarté. » Puis, comme d’Harcourt, faisant allusion aux résultats des négociations suivies à Saint-Pétersbourg pour réformer la coalition, le félicitait sur les bons effets de son crédit en Russie et lui demandait à quel moment Louis XVIII pourrait entrer en activité, lord Grenville ajouta : « Nous ne sommes pas encore au moment de nous occuper de Sa Majesté. Vous savez ma profession de foi pour ses intérêts. Elle ne variera pas. Il ne tenait qu’à la cour de Vienne, il y a quatre mois, et encore plus, il y a six mois, de terminer par les armes les malheurs qui menacent l’Europe. Je ne sais si elle en retrouvera les mêmes occasions malgré les efforts de la Russie et de la Porte. » Dans ce langage, pas un mot de Pichegru, ni de ses conférences avec Wickham, ni du plan à l’étude duquel elles étaient consacrées.

Quanta Pichegru, ce fut seulement quand les grandes lignes de ce plan furent arrêtées et trois jours avant son départ pour l’Allemagne, qu’il se décida à entrer officiellement en relations avec les agens de Louis XVIII.

Le 30 novembre 1798, il se rencontra avec le duc d’Harcourt, Cazalès, Dutheil et leur confia ses projets. Il leur confessa « qu’il n’avait pas reçu du gouvernement anglais de mission particulière ; mais, qu’on le faisait partir avec la certitude que, lorsqu’il aurait choisi sa résidence, il y formerait son parti, et l’assurance que lorsqu’il aurait fait connaître ses plans, on lui fournirait des moyens pécuniaires pour les réaliser. Ses adhérens, ses officiers les plus sûrs, les corps d’armée qu’il avait commandés étaient disséminés. Mais, il espérait bien renouer avec eux des rapports et y recruter des partisans. »

Cazalès lui fit connaître les divers personnages qu’à Paris, en Souabe et ailleurs, le roi employait à son service ; il l’éclaira sur leur capacité, leurs talens, leurs inconvéniens, leur caractère; enfin, il le mit en défiance contre le ministère anglais, « qui songeait bien plus à son intérêt qu’à celui du roi. » On parla aussi du concours qu’on pouvait attendre des généraux que le Directoire avait proscrits. On tomba d’accord qu’il ne fallait pas compter sur La Fayette. Les représentans du roi croyaient au contraire que Carnot, alors réfugié en Suisse, ne refuserait pas de tirer l’épée pour la cause royale. Pichegru ne fut pas de cet avis. « Carnot est en sûreté, dit-il, mais on ne peut rien en espérer pour nous parce qu’il juge son crime envers le roi irrémissible. En revanche, nous aurons Willot. Il viendra à Londres dès que sa santé le lui permettra. » A l’issue de cette conférence, d’Harcourt écrivait à Mitau : « Pichegru a beaucoup de mesure, de fermeté, de modestie. Il connaît la guerre. Il était délicat de lui parler de ses succès. Il a moins cherché à les faire valoir qu’à prouver le désir de les réparer. »

Cependant Dutheil n’était pas pleinement satisfait de cette entrevue, au cours de laquelle Pichegru, à son avis, ne s’était pas suffisamment expliqué. Il en provoqua une seconde. Mais, cette fois, il s’y rendit seul.

Dans le tête-à-tête, Pichegru s’exprima avec plus de précision et de clarté. Il se porta fort pour le désintéressement et la sincérité du cabinet britannique ; il se félicita de la liberté qui lui était laissée : « Aucun agent de l’Angleterre, dit-il à Dutheil, ne doit ni diriger ni influencer mes opérations. Je n’aurai de rapports avec celui ou ceux à qui je serai adressé que pour recevoir d’eux les sommes nécessaires à mes entreprises. » Il manifesta l’intention de faire tous ses efforts pour convaincre l’Autriche que la guerre serait non-seulement inutile, mais funeste, si elle n’était précédée par la reconnaissance du roi. Quant à l’hypothèse d’une paix générale, elle ne l’effrayait pas. « Il n’en est pas moins convaincu, écrivait Dutheil à Louis XVIII, que Votre Majesté ne doit pas renoncer à l’espoir d’entrer bientôt dans ses états. L’opinion du général à cet égard est fondée sur la promesse qui lui a été faite par le gouvernement britannique de laisser à sa disposition, cette paix ayant lieu, les moyens de faire la guerre à la France et sur l’espoir que le cabinet de Saint-James serait soutenu par quelque vigoureuse résolution de l’empereur de Russie. Le général Pichegru m’a engagé de supplier Votre Majesté de ne point considérer comme une assurance donnée de sa part avec légèreté la certitude qu’il a que, malgré la paix, le retour de Votre Majesté en France ne serait différé que de très peu de temps. Il désire aussi que Votre Majesté sache qu’il lui a été fait la promesse qu’il serait remis pour le Midi de la France au général Willot, qu’on attend à chaque instant en Angleterre, les mêmes moyens que ceux qui lui sont confiés pour l’Est. Dans le cas où Pichegru se trouverait forcé par les circonstances de tirer quelques coups de canon constitutionnels de 1797, il ne doute pas que Votre Majesté ne l’en croira pas moins le plus fidèle comme le plus dévoué de ses sujets. Il a désiré que je n’oubliasse pas ces expressions : constitutionnels de 1797, et il m’a témoigné mettre beaucoup de prix à ce que ces expressions fussent connues de Votre Majesté. Je vais envoyer à ce général le chiffre dont il doit se servir pour écrire à Mitau[8]. »

Ces explications données, Pichegru n’avait plus rien à faire à Londres. Il en partit le 3 décembre, peu de jours après Fauche-Borel, qu’il avait hâte de rejoindre. Un navire de la marine anglaise devait le conduire à Cuxhaven, petit port sur l’Elbe, à vingt lieues de Hambourg. A la même date, d’Harcourt annonçait au roi ce départ auquel étaient attachées tant d’espérances. « Je sais positivement qu’il est content et que la manière dont il a été reçu ici le confirme dans l’intention de réparer sa conduite passée et de se venger de celle des factieux à son égard. »


II.

Pichegru avait quitté Londres le 3 décembre 1798. Le général Willot y arriva le lendemain. Il venait de Suisse. Durant quatre mois, il était resté à Uberlingen, près de Constance, vivant dans la retraite, uniquement appliqué à rétablir sa santé, compromise par les rigueurs de l’exil.

Les émigrés lui firent l’accueil qu’ils devaient à un partisan de la bonne cause. Pichegru leur avait parlé de lui en termes flatteurs. Ils n’ignoraient pas qu’en Vendée, où il avait servi sous les ordres de Hoche, Willot, par sa modération, son humanité envers les royalistes qu’il combattait, s’était attiré les soupçons du général en chef de l’armée républicaine; qu’à Marseille, où l’avait envoyé le Directoire au commencement de 1797, il s’était montré l’adversaire résolu des jacobins. Ils savaient, en outre, qu’il possédait la confiance du roi[9]. Enfin, c’était un « fructidorisé ; » cela seul lui eût constitué un titre à leur faveur, si son voyage à Londres n’eût pas prouvé que, loin de vouloir demeurer inactif, il cherchait à se rendre utile.

Dans les entretiens qu’il eut avec eux, il fit étalage de son zèle pour les intérêts du roi; il affirma « qu’il n’avait jamais cessé d’avoir pour base de ses actions le rétablissement de la monarchie ; » il manifesta ses ressentimens contre les hommes qui gouvernaient la France. Il parlait comme avait parlé Pichegru, avec plus d’énergie encore. Son langage révélait un indomptable besoin d’agir. Le comte d’Artois le présenta aux ministres anglais. Ils lui promirent de l’employer. Ils lui demandèrent même quels étaient ses désirs à cet égard. Il répondit qu’il lui serait aisé de se former un parti dans les provinces méridionales : « Le Béarn, les Pyrénées, le Dauphiné, la Provence, lui étaient militairement connus. Il comptait sur les officiers qui résidaient dans ces contrées. » Ils n’hésiteraient pas à s’unir à lui ; et, quand il se présenterait à leur tête aux populations, elles se soulèveraient à sa voix[10].

Il parlait avec tant d’assurance qu’on le crut sur parole. On reconnut que son plan méritait d’être pris en considération ; mais on lui objecta qu’il fallait en ajourner l’exécution jusqu’au moment où, la coalition étant définitivement conclue, on pourrait décider par quel côté ce plan particulier serait rattaché au plan général à l’effet de le seconder.

Les objections faites à Willot renouvelaient, sous une autre forme, celles qu’on avait faites à Pichegru quand il s’était avisé de demander la reconnaissance préalable du roi. De nouveau se manifestait ainsi l’intention du cabinet britannique, arrêtée d’accord avec l’Autriche, de ne se servir des royalistes, pour rétablir la monarchie, que lorsque le succès des alliés serait assuré et s’il était démontré que les Bourbons comptaient en France un puissant parti.

Pichegru avait pressenti cette intention ; il était parti sans en être alarmé. Il espérait la dissiper par la suite. Willot commença par concevoir une espérance analogue. Il abandonna même l’idée de la reconnaissance du roi, qu’il avait d’abord défendue. Mais, sous cette réserve, il s’attacha à réfuter les raisons à l’aide desquelles on essayait de justifier l’ajournement de ses projets. Il croyait qu’on pouvait réussir par une entreprise subite et hardie. Peut-être même y avait-il quelque exagération dans l’ardeur avec laquelle il défendait sa conviction, essayait de la faire partager. « Ses paroles et ses actes, a dit un de ses contemporains, prenaient trop l’empreinte de ses espérances[11]. » Ses efforts, au surplus, furent vains. Le cabinet britannique ne voulait utiliser ses services qu’avec l’agrément du cabinet de Vienne, en quelque sorte sous sa surveillance.

Sans doute, on s’était montré plus empressé quand il s’agissait de confier une mission à Pichegru. Mais cette mission, par son caractère vague, s’accordait avec les vues du gouvernement anglais : il pouvait l’entraver, l’arrêter à son gré ; il en tenait tous les fils et en restait maître. Il n’avait donc pas hésité à laisser partir Pichegru. Celle que sollicitait Willot reposait sur des bases plus précises, se présentait dans des conditions plus nettes. Après y avoir adhéré, on serait engagé, et peut-être au-delà de ce qu’on voulait. C’est pour cela qu’on ajournait l’exécution des plans proposés par ce général.

Bientôt lassé de l’inutilité de ses tentatives, il dut se résigner à attendre le bon vouloir de l’Angleterre. Il alla s’installer à Barnes, près de Londres. Il y demeura, dévoré par l’impatience, suivant d’un œil anxieux les événemens qui troublaient l’Europe. Les calculs de l’Angleterre devaient l’y retenir plusieurs mois. En juillet 1799, il s’y trouvait encore, pendant que le comte d’Artois, secondé par d’Harcourt, Cazalès et Dutheil, s’efforçait d’amener le cabinet Pitt aux solutions qu’il considérait comme seules conformes aux intérêts de sa maison.

À ce moment, tandis que Pichegru errait à travers l’Allemagne et la Suisse, trompé dans ses espérances et réduit à l’impuissance, tandis que Willot rongeait son frein, un nouveau personnage entrait en scène, se jetait ouvertement dans le parti du roi. C’était le général Dumouriez.

Il y avait déjà quatre ans que Dumouriez vivait en proscrit, la Convention ayant mis sa tête à prix et le Directoire ayant maintenu ce rigoureux arrêt. Après d’innombrables pérégrinations, réfugié tour à tour en Allemagne, en Belgique, en Suisse, dans les états de Venise, chassé successivement de ces asiles par les victoires des armées françaises, il n’avait trouvé de sécurité que dans le Holstein, possession danoise dont était gouverneur le prince Charles de Hesse. Ce brillant soldat, généralissime des armées de Danemark, s’était fait l’ami de Dumouriez[12]. Il lui avait donné, avec une pension de 2,000 livres, une maison toute meublée à Altona, où le proscrit s’était installé, suivi dans cet exil par une femme depuis longtemps attachée à sa vie, dont ses malheurs n’avaient pas ébranlé l’affection[13]. Plus que jamais il caressait le projet de prendre place parmi les royalistes.

Ce projet datait de loin, avait dicté sa conduite antérieure. En 1795, il osait, à la veille des élections, en faire publiquement l’aveu. Il s’était adressé aux assemblées primaires pour expliquer l’adhésion que déjà il songeait à donner à la cause royale. Mais, comme s’il eût redouté que sa conversion, rapprochée des opinions qu’il avait naguère professées, ne fût pas comprise, il prenait soin de la justifier en indiquant, dans sa proclamation, à quelles conditions il se donnerait au prétendant. « S’il avait le malheur, disait-il, de croire pouvoir se faire roi par la force des armes ou par le secours des puissances étrangères, je le regarderais comme l’ennemi de sa patrie. Son seul titre pour monter sur le trône de ses pères est la volonté de la nation, qui l’y appellera. »

Cette théorie de la souveraineté du peuple, encore dans l’enfance, n’était pas faite pour disposer les émigrés à abdiquer leurs vieilles haines envers Dumouriez, inspirées par son passé politique, ses victoires sur la coalition, et, en dernier lieu, par ce qu’on savait de son attachement à la famille d’Orléans. Ils l’accusaient même de travailler pour elle, de vouloir substituer un prince de cette maison au légitime héritier de la branche aînée ; mais ces accusations n’étaient pas fondées. Dès ce moment, au contraire, Dumouriez avait mérité la reconnaissance des émigrés.

Si, par quelques-uns de ses écrits, il avait, en de rares circonstances, protesté contre l’intervention de l’étranger dans les affaires de France, en fait il s’était assez vite et assez résolument résigné à cette intervention pour la provoquer et l’encourager. La journée du 18 fructidor activa l’accentuation de ses sentimens; l’influence du prince de Hesse lui apprit comment il devait les manifester. Un voyage que, durant l’été de 1798, il fit à Copenhague, dissipa toutes ses hésitations. De ses entretiens avec son protecteur sortit le plan que nous devons maintenant exposer.

Jusqu’à ce moment, entre la France et la coalition, le gouvernement danois était resté neutre. Cette neutralité créait au Danemark une situation périlleuse. Si, d’une part, elle ne suffisait pas à le protéger contre une invasion française, d’autre part elle excitait contre lui les défiances des alliés. C’était un grave danger dont Dumouriez, dès qu’il se sentit maître de la confiance du prince de Hesse, sut habilement tirer parti. A son avis, le Danemark ne pouvait s’y dérober qu’en entrant dans la coalition.

Ce danger, le prince ne le contestait pas. Mais, tout en reconnaissant les avantages que trouverait à intervenir son gouvernement, il s’attachait à chercher les moyens de réaliser l’intervention sans compromettre la neutralité. « Nous ne pouvons intervenir que pour pratiquer la paix, disait-il. Mais cette paix ne sera durable que si elle est conclue avec un autre gouvernement que le gouvernement actuel. Or, le changement que nous désirons n’est possible que si les Français qui le désirent sont assurés d’être appuyés, au moment voulu, par un corps de neutres. Ce corps de neutres lui-même devrait être soutenu par les alliés. Il pourrait prendre alors l’initiative des propositions de paix, lesquelles seraient les suivantes : 1° intégrité de l’ancien territoire français ; 2° démission du Directoire et nomination d’un conseil provisoire; 3° réunion des assemblées primaires pour élire de nouveaux représentans[14]. » Comme conséquence de ces vues, le prince de Hesse estimait que le Danemark était en état de former ce corps de neutres.

Lorsque, pour la première fois, il examina cette hypothèse avec Dumouriez, c’était au mois de juillet 1798, dans son château de Louisenland, où il avait invité le général à déjeuner. Ils cherchèrent ensemble par quel côté le corps de neutres pourrait entrer en France. Dumouriez avait commandé à Cherbourg. La côte normande lui était familière. Il voulut démontrer que, par là, le débarquement serait facile. Avec un crayon, il dessina le profil de l’île Saint-Marceau et de la presqu’île du Cotentin. «Pardieu! s’écria le prince Charles de Hesse, après avoir embrassé d’un coup d’œil le dessin, si j’étais le ministre Pitt, au lieu d’attendre la descente de l’armée française en Angleterre, j’irais avec cent mille hommes m’emparer de cette presqu’île, ayant les deux flancs appuyés sur les îles, des deux côtés. » — « Dumouriez se leva comme une tempête, écrivait le prince au régent de Danemark, en lui racontant l’incident, furieux de la pensée que je venais d’exprimer. Je l’adoucis, en répondant vite que nous désirions le faire en union avec l’Angleterre, et cela non pour conquérir la France, mais pour établir un gouvernement raisonnable. »

Si le prince disait toute sa pensée, et la lecture de sa correspondance permet de le supposer, il y avait de sa part quelque naïveté à se figurer que de tels projets pourraient s’accomplir sans que le Danemark sortît de sa neutralité, et que l’armée française, si le territoire était envahi, ferait quelque différence entre le corps de neutres et le corps de belligérans qui l’envahiraient. Dumouriez, sur ce point, ne se leurrait pas d’illusions. Aussi pensait-il que le Danemark devait entrer dans la coalition au même titre que les autres alliés, pourvu que l’invasion n’eût pas pour but la conquête.

Il lui avait été, d’ailleurs, facile de comprendre que les offres danoises n’étaient pas désintéressées. Pour prix de ses services, le Danemark entendait obtenir de l’Angleterre un subside de 800,000 livres sterling, avec la promesse qu’à la conclusion de la paix on lui céderait l’île de Porto-Rico et Crab-Island, sous les deux garanties de l’empereur de Russie et du roi de France ; la dernière ne devait être donnée qu’après le rétablissement de ce prince sur son trône. À ces conditions, le Danemark fournirait à l’Angleterre 12 vaisseaux de ligne et 18,000 hommes, dont 3,000 cavaliers.

Après qu’on eut longuement délibéré, le prince de Hesse crut devoir, au mois d’octobre, envoyer à Londres le plan sorti de ces délibérations. Il le fit en son nom personnel, pour ne pas compromettre son gouvernement. Ne pouvant, en tant que puissance secondaire, prendre l’initiative d’une proposition, le Danemark en était réduit à suggérer qu’on la lui fît quand les conditions seraient suffisamment débattues pour qu’il n’eût plus qu’à y donner son adhésion[15].

Le ministère anglais jugea qu’il y avait lieu de tirer parti de ces ouvertures qui répondaient si bien à son désir de recommencer la guerre contre La France. Il expédia aussitôt à Copenhague un officier de confiance, le colonel Anstrutter, pour conférer avec le prince Charles. Pendant ce temps, Dumouriez était revenu à Altona. Comblé de présens et de faveurs par le généralissime danois, dévoré du désir de jouer un grand rôle, assuré d’un puissant appui pour ses projets, il consacrait les loisirs de son exil à les compléter, à les perfectionner par une étude incessante. Il rêvait déjà de les réaliser avec l’appui de la cour de Russie. C’est de cette époque que datent ses tentatives pour se rapprocher de Louis XVIII, depuis quelques mois installé à Mitau.

La plus décisive eut lieu par l’intermédiaire d’un émigré, M. de Fonbrune, qui était parvenu à capter la confiance de l’entourage du roi. Fonbrune fut secondé par un certain baron d’Angély, émigré comme lui. On doit, à défaut de preuves contraires, les classer l’un et l’autre parmi les aventuriers que l’émigration comptait dans ses rangs, où ils vivaient d’intrigues et d’espionnage. D’Angély paraît avoir été employé, par les Anglais, pour savoir ce qui se passait à Hambourg dans les cercles républicains. Dumouriez, quoiqu’il le tînt en mépris, avait recouru à ses bons offices pour surveiller les faits et gestes des agens de la légation de France. Se croyant son obligé, il le subissait, bien loin de se douter que très probablement d’Angély profitait de ses relations avec lui pour surprendre ses secrets et les révéler à l’envoyé du gouvernement français[16]. Quant à Fonbrune, il avait mauvais renom. On l’accusait d’avoir, en 1789, porté, à Vienne, à l’empereur Joseph II, de prétendues lettres de Marie-Antoinette, fabriquées par lui, en vue d’obtenir des secours pécuniaires.

Dumouriez ne professait pas plus d’estime pour Fonbrune que pour d’Angély. Mais Fonbrune était actif, il se montrait dévoué. A Saint-Pétersbourg, où il s’était rendu l’année précédente, il avait, en affirmant son dévoûment au roi, conquis des protecteurs par lesquels il s’était fait recommander à ce dernier. A Mitau, on le jugeait peu sûr ; on le soupçonnait de connivence avec les révolutionnaires ; ses demandes d’argent étaient incessantes ; le cabinet du roi écrivait à Thauvenay, son agent à Hambourg : « Vous jugerez mieux que personne le parti qu’on peut tirer de la dextérité de M. de Fonbrune et du plus ou moins de vraisemblance des imputations dont on cherche à le noircir. »

Tel était le personnage que Dumouriez employa pour opérer son rapprochement avec la cour de Mitau. Fonbrune avertit Thauvenay des dispositions de Dumouriez. Thauvenay s’empressa d’écrire à Saint-Priest. La réponse ne fut pas telle que la souhaitait le général. Loin de l’accueillir comme un sauveur, on le prit de haut avec lui. Quels que fussent ses projets, qu’on ne connaissait pas encore, on ne voulait en entreprendre l’examen qu’autant qu’il demanderait l’agrément du roi « dans des formes convenables. » c’était la condition même de l’acceptation de ses services. « Son hommage, disait Saint-Priest, sera agréé par Sa Majesté, qui oubliera les torts que M. Dumouriez a pu avoir envers Elle par sa conduite et ses écrits. Il pourra alors se regarder comme avoué pour agir. » Dumouriez espérait mieux que ce langage. Mais, loin de s’irriter ou de se décourager, il attendit une occasion propice pour revenir à la charge, s’employant à faire parvenir à Saint-Pétersbourg, par des voies détournées, ses idées sur la nécessité d’employer le Danemark au rétablissement de la monarchie française.

A Mitau, quoi qu’on eût laissé paraître, les offres de Dumouriez avaient été reçues comme une bonne fortune. Elles coïncidaient avec celles de Pichegru et de Willot, avec la négociation Barras, que suivait le duc de Fleury, envoyé à Hambourg à cet effet, et enfin, avec la résolution prise par les cours de Saint-Pétersbourg, de Londres et de Vienne, de rouvrir les hostilités contre la république. Le plan de Dumouriez venait compléter ceux des deux autres généraux qui s’étaient mis au service du roi. L’événement était considérable. Il méritait qu’on y portât attention, qu’on imposât silence aux vieux griefs de l’émigration contre ces illustres soldats.

On pouvait prévoir maintenant les effets de leur triple concours, juger de l’appui qu’ils donneraient aux alliés, Pichegru en entrant en France par la frontière de l’Est, soutenu par les Russes, en prenant possession, au nom du roi, de la Franche-Comté, où la cause des Bourbons comptait des défenseurs jusque parmi les officiers supérieurs commandant la place de Besançon[17] ; Willot en entrant, derrière les Autrichiens, par le Dauphiné et la Provence, tandis que Précy soulèverait Lyon, Le Puy, Rodez et Monde; Dumouriez, enfin, en débarquant en Normandie à la tête du contingent danois, appuyé par les Anglais. D’un si remarquable mouvement on pouvait tout attendre, surtout s’il était secondé par Barras, dont les nouvelles demeuraient rares et obscures, mais qu’on croyait disposé à tenir les promesses faites en son nom.

Comment la cour de Mitau ne se serait-elle pas livrée à la joie et à l’espérance quand elle recevait des lettres comme celle-ci, écrite par le tsar à Louis XVIII, le 14 mai? « Relativement au général Pichegru et au projet de le revêtir du commandement d’une armée française qui, préparée par Barras et ses agens, de républicaine deviendrait royaliste, je suis persuadé, d’après ce qui m’est revenu au sujet de ce général par le comte d’Avaray, qu’il se trouve muni d’instructions et de moyens par l’Angleterre et que celle-ci ne fera sans doute aucune difficulté de pourvoir à des secours ultérieurs dès qu’elle verra qu’ils ne seront pas employés en vain. »

Les intentions que Paul Ier attribuait à l’Angleterre étaient, par malheur, sans fondement, un écho des illusions de Louis XVIII, entretenues, par son ignorance des véritables sentimens des cours de Vienne et de Londres, qu’il ne croyait pas, tout en se méfiant d’elles, systématiquement hostiles à ses intérêts, encouragé surtout par les bulletins qu’il recevait de l’intérieur de la France : « Tout présage, disait l’un de ces bulletins, que le succès des efforts qui se préparent sur tous les points de la France, dépassera les espérances des royalistes et les craintes des républicains, surtout si les puissances indiquent le rétablissement de la monarchie comme le but et le terme de la guerre. »

On peut maintenant s’expliquer pourquoi la petite cour de Mitau, pendant que se déroulaient ces incidens, vivait dans une fiévreuse attente. La nouvelle de l’évasion de Pichegru et de son arrivée à Londres lui avait été apportée par la lettre de Dutheil, écrite à la fin de septembre à l’issue de la première visite de cet agent au général. Le roi, acceptant les affirmations un peu risquées de Dutheil comme l’expression très exacte de la vérité, s’était empressé d’avertir Paul Ier de l’événement et de lui demander des passeports pour Pichegru. Puis, le 20 décembre, il dictait ce qui suit en réponse à Dutheil et à d’Harcourt : « Le roi est résolu de conserver les emplois, grades et soldes aux officiers républicains qui se déclareront pour son rétablissement sur le trône, et le général Pichegru peut se regarder lui-même comme lieutenant-général des armées de Sa Majesté, qui ne désire rien davantage que d’être dans le cas de lui conférer des récompenses plus distinguées... Le roi serait charmé du voyage du général. Sa Majesté fera de nouveaux efforts pour lui obtenir des passeports[18]. « Après l’expédition de ces réponses, on avait attendu d’autres nouvelles. Mais elles se faisaient désirer. C’était le moment où Pichegru conférait avec le cabinet de Saint-James, se rendait presque invisible pour les émigrés, condamnait les correspondans du roi à garder le silence, à substituer des appréciations et des prévisions plus ou moins fondées aux renseignemens qui leur manquaient. Le roi s’inquiétait du laconisme et de la rareté de leurs avis. Il commençait à craindre que Pichegru refusât d’entrer à son service, que l’espoir qu’en 1796 on avait édifié sur son concours dût être abandonné. Ces appréhensions ne devaient pas durer longtemps. Dans le courant du mois de janvier 1799, les rapports des agens annonçaient successivement les dispositions de Pichegru, ses accords avec les Anglais, son départ pour l’Allemagne et son arrivée sur le continent.

A la même date, il est vrai, le gouvernement français en était également avisé. Le 4 janvier, le ministre de France à Hambourg faisait part à Talleyrand des rumeurs qu’il avait recueillies à ce sujet, mais il les croyait inexactes : « Toutes les recherches que j’ai pu faire sur la prétendue arrivée de Pichegru et son passage à Hambourg tendent à me persuader que cette nouvelle a été inventée à plaisir par les agens anglais à Cuxhaven. » Le surlendemain, nouvelle lettre, signée cette fois du consul général et mieux informée que la précédente : « Je m’empresse de vous instruire que le débarquement de Pichegru à Cuxhaven vient de m’être confirmé. Cependant, je n’ai que des données vagues sur l’objet de sa mission et suis fondé à croire qu’il n’a pas pris la route de Berlin parce que l’on m’assure maintenant qu’il a pris celle de Brème. S’il en est ainsi, rien de plus vraisemblable que sa destination pour le Brabant. On m’assure, d’un autre côté, qu’il est venu à Hambourg et qu’il loge en ce moment à Altona... Cette assertion me paraît d’autant plus digne d’attention qu’aucun républicain ne révoque en doute les intrigues qui se tiennent chez la princesse de Lorraine à Altona. » c’est la princesse de Vaudemont qu’on désigne ainsi. Le 22 janvier, un rapport secret envoyé à Paris signale sa maison « comme un dangereux centre d’émigrés. » Puis le rédacteur ajoute : « On ne sait si Pichegru y est allé ; mais il est allé voir La Fayette à Ploen, dans le Holstein, ou Dumouriez dans le Schleswig. Quoique divers de principes, La Fayette et Dumouriez sont d’accord contre le gouvernement français[19]. » Bien qu’ils laissent planer une certaine obscurité sur les faits et gestes de Pichegru à son arrivée sur le continent, les documens à l’aide desquels nous essayons de les reconstituer nous permettent de rectifier ou de compléter les informations envoyés à Paris. Pichegru avait débarqué à Cuxhaven le 24 décembre. Tout autorise à supposer que son intention n’était pas de se rendre à Hambourg, où sa présence ne pouvait rester longtemps ignorée ; mais, à Cuxhaven, il trouva Fauche-Borel qui l’attendait. Fauche-Borel n’était pas seul. Avec lui il avait amené un émigré, le marquis de La Maisonfort, royaliste ardent, étroitement mêlé aux négociations secrètes de cette époque, qui joignait à une rare habileté dans l’intrigue l’art de manier les hommes. David Monnier, le porte-parole de Barras, étant venu à Hambourg avant que Fauche-Borel, qu’il devait y rencontrer, y fût rendu, c’est La Maisonfort qui l’avait reçu. Il devait à cette circonstance d’avoir pu s’approprier la direction des pourparlers. Quelques jours plus tard, Fauche-Borel était arrivé de Londres pour les reprendre. Mais, à son grand déplaisir, il avait trouvé la place occupée. Depuis, La Maisonfort refusait de la lui rendre, malgré les efforts du duc de Fleury, envoyé par le roi pour suivre de près cette négociation et qui aurait voulu être seul à la conduire.

En repartant pour Paris, David Monnier s’était engagé à revenir à brève échéance. En attendant son retour, la rivalité des trois personnages initiés au secret se donnait carrière, engendrait des conflits dont les échos arrivaient à Mitau, et qui allaient se dénouer par le départ de Fauche-Borel et de La Maisonfort pour la Russie.

Pichegru tomba dans cette intrigue. Disposé déjà à s’y associer, il se laissa convaincre par La Maisonfort de la nécessité de se rendre à Hambourg pour en conférer avec le duc de Fleury. Après une courte excursion dans le duché de Brunswick, où il alla porter ses hommages au prince régnant, il vint à Altona et à Hambourg.

Le duc de Fleury, le plus jeune des courtisans de Mitau, envoyé à Hambourg pour y suivre cette même affaire Barras, était, en outre, chargé d’offrir à Pichegru les assurances bienveillantes de Louis XVIII. Il s’acquitta de ce devoir avec la courtoisie qu’on devait attendre de son éducation et le respectueux enthousiasme qu’un jeune homme devait ressentir en présence d’un glorieux soldat. Sa démarche fut d’abord froidement accueillie. Quand il interrogea Pichegru sur les motifs de son voyage et sur l’objet de sa mission, le général ne répondit qu’avec une réserve blessante[20]. Le duc de Fleury s’en offensa; il envoya ses plaintes à Mitau. Mais lorsque revint la réponse, Pichegru s’était déjà humanisé, grâce à l’intervention de La Maisonfort, et prêté à divers entretiens avec ceux qui lui parlaient au nom du roi. L’affaire Barras en faisait seule, il est vrai, tous les frais. C’est en vain que Fleury et Thauvenay essayaient d’arracher à Pichegru quelque chose des instructions qu’il avait reçues du cabinet de Saint-James. Ils s’étonnaient de son silence sans comprendre que, s’il ne parlait pas, c’est qu’il n’avait rien à dire et que, ses instructions ne prescrivant rien, ne précisant rien, il ne savait que faire, dominé déjà par la crainte de ne pouvoir s’employer. C’est cette crainte qui le jetait dans l’intrigue Barras contre le gré du roi[21], qui, durant de longs mois, allait le faire errer, sans but et sans utilité, à travers l’Allemagne et la Suisse, dupe des illusions des uns, de la mauvaise foi des autres, empêtré dans sa trahison, qu’attendait le plus piteux avortement.

En dépit de ces incidens, la cour de Mitau croyait fermement à l’efficacité du concours de Pichegru, de Dumouriez et de Willot. Leurs démarches, encore que le but n’en apparût pas clairement, étaient interprétées comme la preuve d’un revirement de la fortune, si longtemps contraire, revirement qui se manifestait au milieu de circonstances favorables, propres à le rendre plus efficace qu’aux époques antérieures où, sur la foi de symptômes et d’incidens analogues, les royalistes avaient cru tenir la victoire. Ils pouvaient espérer maintenant qu’elle ne leur échapperait plus. L’oisiveté dans laquelle vivait Pichegru, la prolongation du séjour de Willot en Angleterre, le silence de Dumouriez, n’ébranlaient pas cette espérance.

Et cependant le roi, qui attendait des lettres de ces généraux, s’étonnait de leur mutisme. Il se demandait si leur conversion avait été sincère. Il trouvait inconcevable que Pichegru, au mois d’avril, fût encore à Brunswick pendant qu’on se « débattait » en Suisse. « Il y a bien ridiculement perdu son temps, ballotté par les gens qui l’accaparent. Il ne paraît pas soutenir l’idée d’un grand caractère qu’on lui donnait gratuitement... Au fond, il faut en revenir à l’aveu de Dumouriez qu’ils n’ont, l’un et l’autre, ni troupes ni argent. » Le 5 mai, « cette permanence de Pichegru » en Westphalie étonnait le roi. On dut enfin comprendre que le général entendait subordonner ses démarches au résultat de l’affaire Barras, de laquelle on aurait voulu le tenir éloigné. Il fallut se résigner à accepter sa collaboration sur ce terrain. Et, comme il persistait à ne pas écrire, on se résigna à prendre les devans. C’est à Saint-Priest qu’échut cette tâche. Il s’en acquitta le 11 mai.

« Je profite avec empressement, monsieur le général, de la circonstance qui se présente pour entrer en correspondance avec vous. Honoré comme je le suis de la confiance du roi, notre maître, pour ses affaires politiques, c’est un devoir agréable à remplir pour moi de vous assurer que tous les bons serviteurs de Sa Majesté verront avec satisfaction, lorsqu’il en sera temps, que vous en augmentez et illustrez le nombre. Je ne vous parlerai point de vos exploits, qui appartiennent à l’histoire; mais je vous louerai d’avoir donné dès longtemps le grand exemple d’un retour sincère à l’obéissance de notre légitime souverain.

« M. Fauche part pour vous rejoindre[22], muni de toutes les pièces que l’on désirait de nous. L’impossible d’accorder quelques points peu importans se trouve justifié par des motifs si palpables que nous ne pouvons avoir de l’inquiétude que le succès des négociations en soit arrêté. Elles sont remises en vos mains, monsieur le général, et c’est pour le roi un plan de confiance et pour nous un grand motif d’espérer. Nous nous attendons que le sieur Monnier ne tardera pas à revenir avec la lettre, qui doit être échangée contre les lettres patentes. Vous connaissez l’écriture et ne pouvez vous y méprendre.

« Si les circonstances exigeaient d’expédier quelqu’un à Paris et que votre choix tombât sur le sieur Louis Fauche, le roi vous autorise à l’employer à cet usage, à moins d’un danger imminent auquel le roi ne voudrait pas exposer un si fidèle serviteur. Vous en jugerez dans votre sagesse. »

Ainsi, par cette lettre, on confiait à Pichegru la direction de l’affaire Barras. Les instructions du roi, transmises par Saint-Priest, allèrent le trouver à Brunswick[23]. Dans l’état d’esprit où il était, elles achevaient de faire de lui un des agens les plus actifs et les plus convaincus de cette intrigue. C’est sous cette forme que, jusqu’au 18 brumaire, il s’appliquera à réaliser les intentions du cabinet britannique et les espérances que Louis XVIII fonde sur son concours. Il s’épuisera en courses vaines, tour à tour en Suisse et en Allemagne, à Uberlingen, à Rastadt, à Augsbourg, à Francfort, se concertant avec les agens anglais, qui se jouent de lui, caressant des plans chimériques, se débattant au milieu des brouilleries, des divisions, des rivalités de l’agence de Souabe, dupe de ses illusions, découragé, désorienté, déclarant un jour qu’en invitant les officiers des armées républicaines à la trahison, a il ne faut point leur parler du roi pour ne pas les effaroucher; » plaidant un autre jour auprès de Wickham la nécessité de proclamer Louis XVIII; justifiant, en un mot, cette parole de Saint-Priest : « Il ne semble pas fait pour soutenir l’idée d’un grand caractère. »

C’était là le fruit du coupable oubli de ses devoirs. Les événemens ultérieurs devaient mettre le comble à sa folie, consommer sur son intelligence l’œuvre de démoralisation et le jeter dans la conspiration de George, où sa brillante carrière devait aboutir au plus sinistre, au plus douloureux dénoûment.


III.

A la fin de décembre 1798, l’Angleterre, représentée par lord Withworth, son ambassadeur à Saint-Pétersbourg, avait vu couronner ses longs efforts pour rallier Paul Ier à ses vues et signé avec lui un traité d’alliance contre la France. Par ce traité, la Russie qui, pour la première fois, depuis le commencement des guerres de la révolution, entrait en ligne, s’engageait à fournir aux alliés une armée de quarante-cinq mille hommes, moyennant un subside de 1,875,000 livres sterling, que les Anglais s’obligeaient à lui verser. Au mois d’avril suivant, ces conventions étaient ratifiées. L’Autriche, qui n’en attendait que la conclusion pour se prononcer, entrait à son tour dans l’alliance. La Turquie, le royaume des Deux-Siciles, le grand-duc de Toscane, le roi de Piémont, y prenaient place, et la seconde coalition se trouvait définitivement constituée.

Paul Ier y avait, après de longues hésitations, adhéré avec enthousiasme. Rappelant à sa cour le feld-maréchal Souvarof, tenu depuis longtemps en disgrâce, il lui confiait le commandement de ses troupes, lui donnait l’ordre de se rendre en Italie, d’y opérer sa jonction avec l’armée autrichienne, commandée par le général Mêlas, et après en avoir chassé les Français, de se porter en Suisse pour entrer de là en France par la Franche-Comté. Presque en même temps, croyant déjà tenir la victoire dont les premiers succès de ses armes semblaient l’assurer, il s’adressait aux puissances, les invitant à envoyer des plénipotentiaires à Saint-Pétersbourg afin d’y former un congrès dans lequel on délibérerait sur les moyens de rétablir l’équilibre européen et sur les bases de ce rétablissement. Se passionnant pour cette idée, qu’avec sa mobilité habituelle il abandonnait presque aussitôt après l’avoir conçue, il la faisait connaître, le 16 juillet, à Louis XVIII. « Le sort, des états et celui de Votre Majesté n’y sera pas oublié, ajoutait-il, car j’en ferai l’objet de ma sollicitude. »

Ce langage achevait d’électriser le roi. Déjà, à la nouvelle de la signature du traité anglo-russe, il s’était empressé de demander à Paul Ier une place à la tête de son armée. « Votre Majesté Impériale tient entre ses mains mon existence future, celle de ma patrie et de mes sujets. C’est beaucoup sans doute, mais elle y tient aussi ma gloire. C’est encore plus pour moi et je la conjure de ne pas perdre de vue un intérêt qui m’est si cher. Mon oisiveté pendant que tant de puissances combattent les tyrans usurpateurs de mon autorité est une tache sur ma vie. L’âme généreuse de Votre Majesté ne voudra pas qu’elle y demeure longtemps et je ne cesserai de réclamer avec confiance sa puissante intervention pour arriver où l’honneur m’appelle[24]. »

Cette lettre était partie depuis quelques jours à peine que les nouvelles des victoires par lesquelles les alliés ouvrirent la campagne de 1799 arrivaient à Mitau. En Allemagne, Jourdan venait d’être battu par l’archiduc Charles. En Italie, Scherer avait été rejeté de l’Adige sur le Mincio. Moreau était désigné pour le remplacer. Mais, il allait, lui aussi, reculer devant les troupes de Souvarof. Les défaites de Joubert à la Trebbia et à Novi, sa mort prématurée, devaient aggraver encore nos désastres, dont il était donné à Masséna d’arrêter le cours en un seul combat.

Au bruit de ces victoires des alliés favorables à sa cause, Louis XVIII renouvelle sa demande: « Si j’en crois le marquis de Gallo, que j’ai vu dimanche à son passage, le désir de la cour de Vienne est que ce soient les troupes russes qui entrent les premières tandis que l’archiduc se tiendra à portée de les soutenir. Tel, Votre Majesté Impériale le sait, fut toujours l’objet de tous mes vœux[25]. Fut-il jamais un moment plus favorable pour réaliser les espérances qu’elle m’a données? Je la prie, je la conjure d’en hâter l’accomplissement. Que, placé au premier rang de ses troupes, j’entre le premier en France. Ce sera la plus grande marque d’amitié qu’elle m’ait jamais donnée[26]. »

À ces supplications réitérées Paul Ier répond par le silence, ou, s’il y fait allusion, c’est pour objecter qu’il ne saurait encore les exaucer[27]. Le roi se résigne à l’immobilité. Il suit des yeux les événemens qui se déroulent en Italie, d’où Souvarof expulse les Français, en Suisse où les Autrichiens sont entrés, où les Russes vont les rejoindre ; et il emploie ce qu’on lui permet encore d’action à convaincre les puissances de la nécessité de se faire précéder en France par un manifeste.

Ce manifeste était la grosse affaire du moment. Louis XVIII désirait que l’Autriche, au moment où ses armées franchiraient la frontière, lançât une proclamation portant que les puissances coalisées ne se proposaient pas un démembrement de l’ancien territoire, qu’elles ne poursuivaient d’autre but que la restauration du légitime roi de France, « non dans l’intention d’imposer cette condition comme un trophée de la victoire, mais par la conviction intime que c’est le seul moyen de rendre la paix à l’Europe. » C’est cette déclaration que Pichegru, dans ses conférences avec Wickham, et, après lui, Willot, avaient demandée déjà au cabinet de Saint-James. Après de longs pourparlers, ils s’étaient résignés à en accepter l’ajournement. Ils avaient même fini par trouver sage et prudent qu’on ne parlât du roi de France et qu’on n’arborât le drapeau blanc qu’après la victoire définitive des alliés. Mais, le roi estimait au contraire et faisait écrire par Saint-Priest aux ministres du tsar que la mesure qu’il réclamait aurait pour effet « de réunir aux drapeaux des armées impériales tous les Français bien pensans. On a lieu de croire qu’elles trouveraient alors en France plus de partisans que d’ennemis. »

Paul Ier, à en juger par ses lettres au roi, partageait cette conviction. Il lui écrivait le 2 juin : « Les cours de Vienne et de Londres sont trop intéressées au rétablissement de la royauté en France pour ne pas y contribuer de tout leur pouvoir. Il ne reste à Votre Majesté qu’à faire des vœux pour le succès de nos armes, à s’attendre à une fin heureuse qui produira le commencement de son règne. On va s’entendre à Vienne pour dresser la proclamation au peuple français, et elle vous sera communiquée. Au reste, je crois que Votre Majesté peut se reposer sur moi du soin de ses intérêts et attendre le résultat de nos efforts combinés. »

Le tsar espérait trop de la bonne volonté des deux cours et de son influence sur elles. Il s’était jeté dans la coalition, convaincu de la sincérité du gouvernement britannique et de son dévoûment aux Bourbons. En y entrant, il avait imposé silence à ses défiances contre l’Autriche. Il devait, à brève échéance, voir sa perspicacité mise en défaut par les menées des cabinets de Londres et de Vienne. Mais ces menées, commencées déjà, lui échappaient encore. C’est de bonne loi qu’il donnait au roi les assurances optimistes qui se retrouvent à toutes les lignes de sa correspondance.

A Mitau, le roi proscrit saisissait mieux la réalité. Dans les rapports qui lui arrivaient de Londres et de Vienne, il apercevait clairement que les intérêts de sa dynastie étaient le moindre souci des deux gouvernemens dont Paul Ier lui garantissait le bon vouloir. Le ministère britannique avait désavoué Talbot, l’agent qui remplaçait Wickham en Suisse. Lui reprochant de s’être trop étroitement associé aux complots ourdis par les royalistes pour renverser le Directoire, il l’avait envoyé en Suède et remplacé d’abord par le colonel Crawford, ensuite par Wickham lui-même. Wickham était venu reprendre la direction des intrigues anglaises, précédemment exercée par lui, avec l’ordre de tenir les royalistes au second rang, de leur faire comprendre que, dans la conviction du gouvernement anglais, le succès des ennemis extérieurs du gouvernement français pouvait seul ouvrir une voie sûre à une insurrection heureuse à l’intérieur. Les émigrés, aux termes des instructions données à Wickham, devaient être considérés non comme des alliés, mais comme des protégés dont il convenait de ne se servir que si l’on jugeait leur concours indispensable. En conséquence de cette appréciation justifiée par l’impuissance et les divisions des partisans du roi, les sacrifices d’argent devaient être réduits, limités au strict nécessaire.

En même temps qu’en Suisse se manifestait ainsi l’égoïsme de la politique anglaise, elle éclatait ailleurs en d’autres traits. Willot toujours impatient, toujours plein de feu, pressé de passer sur le continent, était retenu à Londres par les ajournemens indéfinis et réitérés qu’on opposait à ses requêtes, malgré les efforts du duc d’Harcourt, de Cazalès, de Dutheil, du comte d’Artois lui-même.

La discussion sur les termes de la proclamation des alliés, qui se poursuivait à Londres comme à Vienne, achevait de rendre évident ce mauvais vouloir du ministère britannique[28]. Le comte d’Artois, qui résidait à Edimbourg, était venu à Londres, au mois de juin, pour la suivre de plus près. Il se croyait sûr à ce moment de s’emparer de Lorient et de Saint-Malo. Dès la première conférence qu’il eut avec lord Grenville, il exposa le plan de l’expédition. On commença par lui promettre des secours en hommes et en argent. Mais, la promesse restant subordonnée à la possibilité de ce coup de main, dont les Anglais entendaient se faire juges, elle ne les engageait pas. Il leur suffisait pour se dérober à son exécution de contester cette possibilité. Ils se montrèrent donc prodigues d’assurances sur ce point.

Il n’en fut plus de même quand, les vues de la coalition étant mises sur le tapis, on arriva au manifeste des alliés et à la reconnaissance du roi, qui devait, dans l’opinion du comte d’Artois, en être la base. Ils protestèrent de la sincérité des intentions de leur souverain, de la conformité de ses opinions avec celles de l’empereur de Russie. Mais ils se déclarèrent impuissans à obtenir de l’Autriche la manifestation de sentimens analogues. A la faveur de cette impuissance, ils opposèrent un formel refus à la demande qui leur était faite de rédiger une proclamation satisfaisante pour Louis XVIII. C’est le principe même de la monarchie légitime que le comte d’Artois dut défendre contre eux.

Dans un rapport reçu à Mitau, le 16 juillet, nous trouvons le texte des propositions qu’ils soumirent à l’agrément du prince. Les voici : 1° la guerre a pour but de délivrer les Français du joug tyrannique sous lequel ils gémissent ; 2° les puissances n’ont aucun projet de démembrer le territoire de la France tel qu’il était avant la révolution; 3° les souverains coalisés considèrent la monarchie comme un gouvernement plus propre qu’aucun autre à rétablir la tranquillité en France et la paix en Europe ; 4° cependant, ne voulant pas exiger des Français de vivre sous tel ou tel régime, les puissances seraient toujours disposées à traiter de la paix aussitôt que les Français auraient un gouvernement stable et susceptible d’inspirer confiance et sécurité.

Le comte d’Artois donna son approbation aux trois premiers de ces articles, mais il protesta contre le quatrième : « J’ai fait remarquer, écrivait-il, que cet article est capable de détruire les effets du manifeste en ce qu’il ouvre la porte à toutes les ambitions, à tous les systèmes et que, loin de rassurer les Français, il ne peut que les alarmer, puisqu’au lieu de leur rendre l’espoir de la paix, il jettera parmi eux une nouvelle pomme de discorde, qu’enfin il est dangereux en lui-même pour tous les souverains, puisqu’il consacre le premier de tous les principes révolutionnaires, savoir le droit des peuples à l’insurrection pour changer la forme de leur gouvernement.» Le comte d’Artois affirmait donc que les puissances devaient, dans leur intérêt comme dans celui du roi, exprimer l’intention positive de rétablir la monarchie et le « légitime monarque. » Mais le cabinet anglais, qui, malgré les assurances contraires, ne voulait pas s’engager envers les Bourbons, objectait qu’il n’amènerait jamais l’Autriche à s’associer à un tel langage et il soutenait avec énergie sa formule comme la meilleure. Le comte d’Artois ne parvint pas à en avoir raison[29].

A Vienne, les démarches faites par l’agent du roi, La Fare, évêque de Nancy, auprès du baron de Thugut, n’étaient pas couronnées de plus de succès. Aux premières ouvertures de La Fare touchant la nécessité d’un manifeste, le ministre impérial répondit durement « et même avec humeur. » Il mit en doute l’attachement des Français pour leur roi légitime. Il déclara qu’une proclamation des alliés, loin de produire l’effet qu’en attendait « M. le comte de l’Isle, » fournirait aux républicains l’occasion de lever une armée redoutable. Quant à la reconnaissance du roi, elle ne pouvait résulter que d’une démarche de l’empereur de Russie auprès des cours. Et comme La Fare objectait que l’exemple donné par Paul Ier équivalait à la plus significative des démarches, Thugut répliqua : « Que Louis XVIII demande à l’empereur Paul de le mettre k la tête d’une armée imposante et de se présenter en cet état à la France. Alors, il sera temps de le reconnaître ; alors l’empereur François approuvera tout ce que l’empereur Paul jugera à propos de faire pour le roi. Voilà ma réponse et mes sentimens. » Dans ce langage éclatait une fois de plus la malveillance de l’Autriche pour les Bourbons, cette malveillance dont elle leur avait donné tant de preuves et à laquelle le roi suppliait le tsar d’imposer[30] par des témoignages éclatans de sa protection.

En dépit de ces échecs de sa diplomatie, Louis XVIII ne se décourageait pas. Tout lui était prétexte pour revenir à son idée, pour demander sa reconnaissance par les cours coalisées contre la France et pour plaider la nécessité d’un manifeste signé d’elles. La lettre suivante, adressée à Paul Ier le 24 juin, révèle avec une intéressante précision tout ce qu’il attendait de ce prince et accuse la persistance qu’il mettait à le supplier de se conformer à ses désirs : « Votre Majesté Impériale a sans doute observé, dans l’adresse du prétendu corps législatif aux Français, cette phrase bien remarquable : « Il ne s’agit plus de savoir si vous resterez libres, mais si vous continuerez à être Français. » La crainte semée avec art d’un démembrement de la France a toujours été la principale arme de mes ennemis; elle leur a réussi en 1793; elfe a fait leur succès dans les campagnes suivantes, et, j’ose le dire à Votre Majesté Impériale, la pureté, la noblesse bien connue de ses intentions n’empêcheraient pas qu’elle ne leur réussît encore si rien n’était employé pour en détruire l’effet. Mais je ne lui cacherai pas les inquiétudes que j’éprouve. La démarche que M. de Cobenzel fit l’année passée de venir me voir à son passage par Mitau, des témoignages d’amitié que l’empereur des Romains m’avait fait donner par ma nièce pendant les derniers mois de son séjour à Vienne, me faisaient espérer un changement dans les dispositions de cette cour à mon égard, et malgré-des discours récens de M. le baron de Thugut, tenus à mon agent lui-même, où il faisait une grande distinction entre la monarchie française et le monarque, je crus les circonstances favorables pour faire de mon côté une démarche plus marquante, et j’ordonnai au comte de Saint-Priest d’écrire à M. de Thugut une lettre qui, par sa franchise et le sentiment qui la dictait, méritait bien quelque attention.

« Ce ministre s’est contenté de faire répondre verbalement quelques phrases peut-être plus satisfaisantes que le langage qu’il avait tenu précédemment, mais trop peu significatives pour suppléer à une réponse par écrit qu’il a déclinée. Votre Majesté impériale conçoit ma position, et elle ne laissera, j’espère, pas échapper l’instant favorable de déjouer les manœuvres de nos ennemis en déclarant que la question n’est pas de savoir si les Français resteront Français, mais s’ils veulent continuer à vivre sous l’oppression de cinq tyrans ou revenir à la monarchie modérée sous laquelle ils ont prospéré depuis quinze cents ans et à l’autorité légitime du chef de la maison de Bourbon, dont le gouvernement paternel les rendait depuis si longtemps heureux; s’ils veulent accepter les secours des souverains généreux qui ne viennent point pour envahir leur territoire dont ils jurent de conserver l’intégrité, mais, les aider à recouvrer leur religion, leurs lois et leur liberté, et qui, prêts à poser les armes le jour où l’ordre sera rétabli en France, sont en même temps résolus à combattre sans relâche des principes et un état de choses incompatible avec le repos de l’Europe, la sûreté et le bonheur de leurs propres sujets.

« Cette déclaration, non moins efficace que les éclatantes victoires du maréchal de Souvarof et de l’archiduc. Votre Majesté impériale l’obtiendrait de la cour de Vienne; elle a sans doute acquis le droit de l’exiger d’elle, et les discours des ministres britanniques, lors des derniers débats du parlement d’Angleterre, donnent lieu de croire que le cabinet de Saint-James ne ferait pas de difficulté d’y adhérer. »

Ainsi, par tous les moyens, sous des formes diverses, Louis XVIII manifestait l’inébranlable conviction que les rigueurs de son exil et l’étendue de ses malheurs n’affaiblirent jamais. Non, l’Europe ne pouvait se passer de lui. Il était la clé de voûte de l’équilibre continental. Sans lui, en dehors de lui, il n’y avait ni paix durable, ni ordre possible. Les puissances avaient autant besoin de lui qu’il avait besoin d’elles. C’est grâce à cette conviction qu’il résistait aux épreuves réitérées, qu’il se gardait contre le découragement et que les événemens qui auraient dû le briser le laissaient debout. Le mauvais vouloir de l’Angleterre et de l’Autriche ne pouvait rien contre elle. Il suivait d’un esprit confiant les succès des armées alliées, avec la certitude que, quelque répugnance qu’on éprouvât à l’associer à ces succès, c’est lui seul qui serait appelé à en profiter, parce que seul il était en état de les féconder. Il se croyait si proche d’un dénoûment heureux, même lorsque de toutes parts il était averti que les puissances songeaient à mettre un usurpateur sur son trône[31], qu’il s’occupait de nouveau de la déclaration qu’il adresserait à son peuple en entrant en France :

« Deux choses me paraissent nécessaires, écrivait-il au tsar dans la seconde moitié de cette année 1799, si pleine de grands événemens : l’une de rassurer mes sujets contre les projets de vengeance que mes ennemis n’ont pas manqué de m’attribuer, l’autre d’établir un ordre quelconque qui me donne le temps d’examiner ce qu’il sera possible de rétablir de l’ancien régime et même de conserver du nouveau. J’ai pensé que le seul moyen de remplir ce second objet était de laisser provisoirement subsister l’ordre administratif et judiciaire sur le pied où il sera, en supprimant tout ce qui sera contraire à la religion et aux bonnes mœurs et en substituant partout les formes royales aux républicaines.

« Ma déclaration porterait donc : 1° ce provisoire ; 2° le renouvellement de la promesse que j’ai déjà faite d’une amnistie. Sur cet article important, je m’exprime ainsi dans les instructions qui sont dans les mains de mon frère : vous garantirez mes sujets que la publication d’une amnistie générale leur annoncera mon retour et que, parmi les auteurs des crimes qui sont exceptés par une déclaration de 1795, ceux qui mériteront que la France leur pardonne n’auront plus à redouter ma justice ; 3° la promesse aux généraux, officiers et soldats qui embrasseront ma cause de leur conserver leurs grades et emplois et même de leur donner des récompenses proportionnées à leurs services. »

Les nouvelles que le roi recevait de l’intérieur au moment où les alliés menaçaient de toutes parts les frontières de la France n’étaient pas pour ébranler sa confiance dans un dénoûment prochain. Au mois de juillet, on lui rendait compte de l’excellent esprit des troupes casernées dans Paris sur divers points du territoire, de la puissante organisation des forces royalistes. Les hommes sur lesquels on pouvait compter avaient été divisés en trois catégories, comprenant la première, les individus qui devaient agir dans leur département ; la seconde, ceux qui étaient assez jeunes pour être incorporés dans une armée mobile ; la troisième, les gens d’élite, audacieux, déterminés, toujours prêts à un coup de main. Trois cents hommes de la dernière catégorie étaient entrés dans Paris. Ils attendaient, pour y provoquer un soulèvement, que la république eût employé ses troupes contre les armées alliées et qu’en Bretagne, en Vendée, en Alsace, en Franche-Comté, dans les provinces méridionales, on fût prêt à les seconder. Partout, des chefs étaient attendus ; on les désignait, déjà, car les agens royalistes avaient. parlé des offres faites au roi par Dumouriez, par Pichegru, par Willot.

Les rapports assuraient, encore que la garde du Directoire était à vendre, que les conjurés étaient assurés du concours des mécontens de Suisse, de Belgique et de Hollande. En Franche-Comté, on tenait Besançon par la complicité des chefs qui y commandaient. L’action de Précy s’étendait de Lyon jusque dans la Haute-Auvergne. Le mouvement était imminent en Provence; il favoriserait les efforts des alliés en Italie. Six mille hommes répandus entre Digne, Gap et Sisteron attendaient des ordres. On leur annonçait une escadre anglaise qui devait débarquer à Fréjus ou à Antibes des munitions et de l’argent. Dans le comtat d’Avignon, des soulèvemens analogues se préparaient. Ils avaient pour objectif la citadelle du Pont-Saint-Esprit. « Depuis Schaffhausen jusqu’à Dusseldorf, on a placé à distance des hommes adroits qui instruisent de tout et dont plusieurs se sont déjà ménagé des accès auprès des états-major ; on fait circuler dans les armées des pamphlets et des chansons contre les gouvernans. Dans chaque département il existe une association capable de s’emparer de l’autorité au moment où de grands coups frappés aux frontières assureront les moyens d’opérer une crise décisive à Paris. »

Pour une petite part de réalité, il y avait dans ce rapport une grande part d’exagération. Inconsciemment ou à dessein, leurs auteurs dénaturaient la vérité. De quelques faits isolés ils tiraient des considérations générales ; par des accidens, ils jugeaient l’ensemble. Parlant des insurrections partielles du Languedoc et de Provence, ils montraient le Midi en armes. L’existence de quelques bandes de déserteurs, brigands de grands chemins et chauffeurs, était interprétée comme une preuve du refus de l’armée « de servir un gouvernement régicide et oppresseur. » A la faveur de plans qui n’existaient que sur le papier, ils prédisaient la chute de la république, le succès final du parti du roi[32], Comment, à la distance où il se trouvait des événemens, Louis XVIII aurait-il discerné ce que contenaient d’inexact ou d’exagéré les récits qui lui arrivaient de ses agens? Ces récits ne concordaient-ils pas avec d’autres faits dont il ne pouvait mettre en doute la réalité? N’était-il pas vrai que le gouvernement du Directoire tombait en pourriture, et que le prétendant avait trouvé un membre de ce gouvernement disposé à se vendre à lui? n’était-il pas vrai que trois généraux, après avoir abandonné le service de la république, travaillaient pour sa cause? N’était-il pas vrai que presque partout les armées républicaines reculaient devant les armées des puissances coalisées, que la Hollande et la Suisse s’étaient insurgées, qu’en Italie les soldats de la France résistaient vainement à Souvarof et à Mêlas, chaque jour rapprochés des frontières? Lorsque tant de faits semblaient annoncer un profond changement dans les affaires de l’Europe, pourquoi Louis XVIII n’aurait-il pas ajouté foi aux affirmations de ses agens? Elles répondaient à ses indomptables espérances, elles apportaient un appui à sa foi dans une meilleure destinée ; il les acceptait comme l’expression rigoureuse de la vérité.

De nouveaux événemens allaient brusquement le ramener à une plus sérieuse interprétation des choses, emporter ses illusions comme une tourmente emporte un édifice fragile. Le 26 septembre, à Zurich, le général Masséna mettait en déroute l’armée russe. En douze jours, qui ne furent qu’un combat, il la réduisait à l’impuissance, changeait ainsi la face de la guerre. Le 9 octobre suivant, Bonaparte, rappelé d’Egypte par les avis secrets du Directoire, débarquait à Fréjus. Le 16 octobre, il était à Paris, et le 8 novembre, — 18 brumaire, — il arrachait le pouvoir aux mains débiles qui le détenaient.

Avant d’exposer quelle influence ces graves événemens exercèrent sur la cause royale, il nous faut revenir à Dumouriez, à Willot et à Pichegru dans l’inaction où nous les avons laissés et raconter par quels effors ils tentaient d’en sortir.


ERNEST DAUDET.

  1. Aux documens dont nous avons précédemment énuméré les sources, nous devons ajouter une importante communication des Archives royales de Copenhague touchant le général Dumouriez, qui nous a été faite grâce à la haute et bienveillante intervention de M. le comte de Moltke, ministre de Danemark à Paris.
  2. Voir la Revue du 1er et du 15 octobre 1885.
  3. De Précy, le président de Vézet, le baron d’André et l’abbé Delamarre. Ils formèrent l’agence de Souabe. Ils avaient à leurs ordres un certain nombre d’émigrés.
  4. Archives de Moscou.
  5. L’un de ces rapports signale l’Essai de Boulay (de la Meurthe) sur les causes qui amenèrent en Angleterre l’établissement de la république et sur celles qui la détruisirent. « Cet ouvrage a fait une grande sensation. Mais si, d’une part, il nourrit nos espérances; de l’autre, il indique au gouvernement les causes de sa décadence et les remèdes dont il pourrait encore faire usage pour la retarder. » Après cette remarque, l’auteur du rapport ajoute : « Le succès de cet ouvrage en a provoqué un autre bien dangereux, fait par Benjamin Constant, Genevois de naissance, et qui a pour titre : Des suites de la contre-révolution de 1660 en Angleterre. » Suit l’analyse du livre, dans laquelle sont intercalées diverses citations. Celle qui suit est curieuse à divers points de vue. Après avoir exposé que Charles II ne dut sa restauration qu’à des Anglais, Benjamin Constant ajoutait : « Nous, au contraire, nous voyons aujourd’hui des hommes que l’Europe policée regarde encore comme des sauvages, nous offrir un joug étranger. Un prétendant, esclave des Russes, attend la destruction de nos bandes généreuses pour devenir le maître de la France déchirée. Il attend en sûreté, loin des combats qui se livrent pour sa cause, que les barbares qu’il a soulevés contre son pays lui annoncent que la mort, le pillage et l’incendie lui ont frayé la route sanglante de cette contrée qui le repousse de son sein. » En marge de la copie expédiée à Saint-Pétersbourg et déposée aujourd’hui dans les Archives russes, Louis XVIII a écrit de sa main : « C’est ainsi qu’un vil mercenaire ose traiter ce que l’Europe a de plus grand et de plus généreux. Jamais je n’eusse consenti à faire transcrire cette infâme diatribe, si elle était l’ouvrage d’un Français, et que je n’en fusse pas moi-même le véritable objet. »
  6. Cette curieuse intrigue, demeurée obscure jusqu’ici, forme l’objet d’un récit spécial, écrit à l’aide des documens déposés aux Archives de Moscou et dont une copie est en notre possession. Nous n’en dirons donc, dans les pages qui suivent, que ce qui est nécessaire à la clarté et à l’intérêt de notre narration.
  7. Au mois de mai 1796, Louis XVIII, alors à Riegel, écrivait à Pichegru : « Je confirme, monsieur, les pleins pouvoirs qui vous ont été transmis par M. le prince de Condé. Je n’y mets aucune borne, aucune restriction et vous laisse entièrement le maître de faire ce que vous jugerez nécessaire à mon service, compatible avec la dignité de ma couronne et convenable aux intérêts de l’état. »
    À cette lettre Pichegru répondait : « De grands événemens militaires peuvent amener des chances favorables ; je les saisirai, et le descendant d’Henri IV peut compter sur ma fidélité. »
  8. Quoique le rapport d’où sont extraites ces citations ne porte pas de date, il est certain qu’il fut écrit le 1er ou le 2 décembre 1798. Pichegru avait exprimé le désir que le compte-rendu de sa conversation fût transmis au roi de vive voix, quand Dutheil irait à Mitau. Mais le comte d’Artois, à qui Dutheil le répéta, voulut que son frère en eût connaissance sans retard. Dutheil, empêché de partir, écrivit.
  9. Vers le milieu de l’année 1797, Louis XVIII écrivait à Précy, en prévision d’une tentative de débarquement en Provence: « Il paraît que le général Willot, qui commande en personne, est dans les bons principes. Il paraîtrait bien heureux de s’en assurer et d’employer à cet objet la bonne volonté de M. Wickham, que vous pourriez seconder par des espérances au nom du roi, que vous êtes déjà autorisé à donner à ceux qui se rendront utiles au rétablissement de la monarchie et du monarque légitime. »
  10. Ces détails sont extraits des rapports que les agens de Louis XVIII, à Londres, envoyaient à Mitau, et que le cabinet du roi réexpédiait à Saint-Pétersbourg,
  11. Mémoires de Vaublanc.
  12. Les premières avances vinrent de lui. Il avertit Dumouriez qu’un émigré, nommé Lansac, avait pris l’engagement de l’assassiner. Cet avertissement causa à Dumouriez la plus vive émotion. Il voulut d’abord être initié aux origines de ce complot, en connaître et en faire punir les auteurs. Puis, sur le conseil du prince, il y renonça. Mais il demeura reconnaissant de la sollicitude dont il avait été l’objet, et sa reconnaissance engendra une amitié qui fut bientôt partagée. Il persuada au prince que le Schleswig-et le Holstein étaient remplis d’agens du Directoire qui cherchaient à révolutionner ces provinces. Il entreprit même de faire surveiller à Hambourg et à Altona les représentans du gouvernement français, lesquels en furent prévenus par les magistrats d’Altona. (Correspondance du prince de Hesse. — Archives royales de Danemark.)
  13. Mme de Bauvert, sœur de Rivarol, réfugié lui-même à Hambourg. Dumouriez était marié. Il avait épousé une de ses cousines. Pendant quinze ans, le ménage vécut uni. En 1789, Mme Dumouriez découvrit que son mari la trompait. Après d’inutiles efforts pour le ramener, elle se réfugia dans un couvent à Coutances. Les lettres, pleines de reproches et de plaintes, qu’elle lui adressait, existent aux Archives nationales.
  14. Correspondance du prince de Hesse, (Archives royales de Danemark.)
  15. Plus tard, quand le plan parut abandonné, quelques indiscrétions le révélèrent, et le gouvernement danois s’en étant plaint au prince de Hesse, ce dernier se défendit de l’avoir conçu autrement que comme une idée toute personnelle, et surtout d’en avoir parlé : « Maintenant, à l’heure qu’il est, écrivait-il le 19 novembre 1799, il n’existe plus de plan ; il faudrait le faire tout autre… L’Angleterre sera toujours obligée d’être reconnaissante qu’ici on ait été un peu disposé à s’allier à elle, et la France ne pourra jamais dire que le Danemark a voulu faire la guerre contre elle... Tout cela n’était que châteaux en Espagne. Peut-être Dumouriez en a-t-il parlé avec des amis, et ces amis avec d’autres. C’est possible. Il peut avoir parlé d’espérances et non de réalités. Quant à ce qui regarde ce plan, et surtout son exécution, personne ne le connaît. Il faut toujours dire avec Villars : « Si ma chemise connaissait mon plan, je la brûlerais. » (Archives royales de Danemark)
  16. d’Angély avait un fils qu’il imposa à Dumouriez comme secrétaire ou aide-de-camp, lorsque le général fut appelé en Russie.
  17. De quatre lettres, en date des 19, 25, 29 mai et 4 juin 1799, dont la copie existe parmi les documens qui nous ont été envoyés de Moscou, il résulte qu’à cette époque le commandant militaire de Besançon avait promis de marcher avec Pichegru. Ces lettres, trop longues pour trouver place ici, seront publiées ultérieurement.
  18. Il est piquant de rapprocher de cette lettre celle qui avait été écrite antérieurement, le 6 décembre, à Thauvenay, au sujet du voyage de Pichegru : « Nous serions très embarrassés si son intention était de venir à Mitau. L’empereur vient de refuser au roi, pour la seconde fois, un passeport pour le marquis de Duras, et Sa Majesté est décidée à ne plus en demander à Sa Majesté impériale. Peut-être ce général pourrait-il entremettre la cour de Londres pour en obtenir un. Mais, au total, il vaut mieux qu’il renonce à cette course. Le roi ne peut que lui donner les assurances de sa bienveillance, et M. le duc de Fleury a déjà cette commission, de la part de Sa Majesté, pour Pichegru. Il serait convenable qu’il écrivît au roi, et je suppose qu’il s’en acquittera en arrivant sur le continent. »
  19. Les agens français n’étaient pas toujours aussi bien informés. Les notes de police, surtout, témoignent de l’ignorance de leurs auteurs. M. de Thauvenay est qualifié « un nommé Thouvenay; » le duc d’Havré, « un duc d’Avrai, qui était en Angleterre ce qu’on appelle un chef d’émigrés, »
  20. « On ne saurait être plus étonné que nous l’avons été de la froideur du général Pichegru envers M. de Fleury, et nous nous épuisons en vaines conjectures sur les motifs qu’il a pu avoir dans cette conduite si différente de tout ce que nous avions lieu d’attendre de lui d’après ce qu’on nous avait mandé de Londres. Peut-être la jeunesse de M. le duc l’aura mis en réserve. Nous espérons qu’après avoir eu la preuve de la confiance que le roi lui accorde, le général aura été plus ouvert avec lui. Il serait incroyable qu’il nous laissât ignorer la marche et les vues de l’Angleterre sur lui. » (Saint-Priest à Thauvenay, 13 janvier 1799.)
  21. Le 27 janvier 1799, Saint-Priest écrivait à Thauvenay : « L’imprudence d’amener Pichegru à Hambourg a eu le succès qu’on en pouvait attendre. Comme on nous avait mandé qu’un commissaire anglais devait le joindre, nous avons cru que le général venait au-devant de lui. Mais nos lettres de Londres, si retardées, ne font aucune mention de ce commissaire et il nous reste à plein le chagrin que Pichegru ait cédé à l’extravagance de La Maisonfort. Nous savons à présent que ce général n’a point de mission précise et va seulement tâter le terrain. Je ne vois pas pourquoi il n’y procéderait pas tout de suite au lieu d’aller de nouveau à Brunswick avec le projet d’en revenir pour l’affaire Monnier. Si elle a lieu, sa présence peut y nuire plutôt qu’y servir.
  22. Après avoir vu Pichegru à son débarquement à Cuxhaven et ensuite à Hambourg, Fauche-Borel était parti pour Mitau avec le marquis de La Maisonfort. Le roi, les ayant entendus l’un et l’autre, chargea ce dernier d’aller à Saint-Pétersbourg pour solliciter l’agrément du tsar à la négociation et donner l’ordre à Fauche-Borel de retourner à Hambourg pour y attendre la visite nouvelle de David Monnier.
  23. Au mois de juin, un agent du Directoire écrit d’Altona à Paris : « Pichegru est toujours chez le duc de Brunswick avec Alopéus, ministre de Russie. Il y est en grande faveur. » Il était revenu de Suisse le mois précédent.
  24. Mitau, 28 mars 1799.
  25. Dans la pensée de Louis XVIII, la distance qui sépare la France de la Russie ne permettant aucune crainte quant à des projets d’agrandissement de l’un aux dépens de l’autre, les troupes russes devaient être accueillies plus favorablement que les troupes autrichiennes.
  26. Mitau, 7 juin 1799.
  27. Au moment même où le tsar répondait par des refus successifs aux demandes belliqueuses de Louis XVIII, un journal de Paris, le Bulletin de l’Europe, insérait sous la rubrique : Correspondance de Mitau, la note suivante communiquée sans doute par l’agence royaliste ou peut-être par la police de Fouché : « Paul Ier a fait déclarer à Sa Majesté très chrétienne qu’il désirait que, par sa présence sur le théâtre de la guerre, elle daignât sanctifier les efforts de la coalition et prouver à tous les Français que ce ne sont point des étrangers avides de conquêtes qui menacent leur territoire, mais que c’est un roi injustement dépouillé qui veut reprendre ses états, un petit-fils de Henri IV qui réclame son héritage envahi par des brigands. »
  28. Le trait suivant est une preuve nouvelle des arrière-pensées de l’Angleterre. Au mois de septembre 1799, il fut question d’envoyer le comte d’Artois en Suisse, au quartier-général de l’armée russe. Wickham ayant fait part de ce projet aux membres de l’agence de Souabe, l’un d’eux, d’André, objecta que la présence de Louis XVIII serait d’un effet plus décisif que celle de son frère : « Sans doute, répliqua Wickham; mais si c’est le roi qui se trouve sur les lieux et s’il fait des promesses, s’il prend des engagemens, il faudra les tenir, tandis que, si c’est le comte d’Artois, on pourra les éluder. »
  29. Il retourna à Edimbourg si découragé qu’au lieu d’envoyer à son frère la relation de son voyage, il se contenta de lui écrire qu’il la lui enverrait prochainement. Le roi se plaignit de ce qu’il appelait des réticences et demanda des explications qu’il reçut peu après.
  30. Cette malveillance datait de loin; on la verra s’accroître dans la suite de ce récit. On a cru qu’elle avait son origine dans Le dessein de l’Autriche de faire monter un archiduc sur le trône de France en le mariant à la duchesse d’Angoulême. Ce qui est plus vrai, c’est que Thugut en fut l’instrument passionné. Un doute subsiste sur la question de savoir si cette passion fut désintéressée; Metternich, dans ses Mémoires, constate que Thugut fut soupçonné de s’être vendu au Directoire. Il ajoute, il est vrai, que, malgré tout, Thugut était au-dessus de la corruption. Mais il est obligé de reconnaître que personne n’a voulu affirmer que le ministre autrichien servit son pays avec désintéressement, et cela, dit-il, « est regrettable pour son nom et pour l’Autriche. »
  31. Les rumeurs qui circulaient à ce sujet étaient aussi fréquentes que variées. L’Autriche fut accusée d’avoir voulu donner la couronne de France à l’archiduc Charles, la Prusse de préférer à ce dernier le duc de Brunswick. En septembre 1799, un rapport arrivé de Paris à Mitau raconte sérieusement que, dans un conseil tenu au Directoire, auquel assistaient des généraux et des députés, on avait reconnu l’impossibilité de maintenir la république et la nécessité de rétablir la monarchie. Tour à tour avaient été discutées les candidatures du duc d’Orléans, du duc d’York, du duc de Brunswick et d’un infant d’Espagne. Sieyès seul avait défendu le roi légitime, que soutenait Paul Ier . « La Prusse, disait le même rapport, tient pour le duc d’Orléans, qui, en montant sur le trône, épouserait une sœur du monarque prussien. » Il y a lieu de constater que le roi de Prusse n’avait pas de sœur. Pour l’honneur de la maison d’Orléans, nous devons ajouter que les princes de ce nom restaient étrangers à ces intrigues sans consistance, ainsi que le prouvera leur soumission solennelle au roi en février 1800.
  32. Tous n’étaient pas aussi, confians dans les dispositions des Français. En février 1798, le duc d’Havré, qui était à Madrid, bien placé, par conséquent, pour juger de l’état des esprits dans le Midi, écrivait avec plus de perspicacité qu’il n’en révélait d’ordinaire : « Quoiqu’on ne puisse douter ici des progrès de l’opinion en France, ni de l’étendue des moyens d’influence de Votre Majesté, on y regarde le royalisme accablé sous le régime de la Terreur et sans aucune énergie. On s’y méfie des agens de Votre Majesté, qu’on juge n’être exempts ni de jactance, ni d’indiscrétion, ni de précipitation, ni d’imprudence, qui ont contribué au triomphe de nos ennemis, à des insurrections prématurées, partielles, mal combinées, plus mal exécutées et confiées à des personnes jouissant de peu de crédit, qui, ayant compromis en pure perte, compromettraient également ceux qui les seconderaient. »