Les Bourbons d’Espagne sous l’Empire/03

LES


BOURBONS D'ESPAGNE


EN 1807 ET EN 1808.




LES PRINCES D'ESPAGNE ET L'EMPEREUR NAPOLEON A BAYONNE




La fortune semblait sourire à Ferdinand. Son ennemi abattu attendait au fond d’une prison le jugement qui devait le flétrir ; le peuple entier saluait avec transport son avènement ; il était roi enfin. Cependant ce n’était pas sans un grand trouble qu’il montait sur ce trône d’où une émeute avait précipité son père. Il lui suffisait de jeter les yeux autour de lui, de compter les troupes françaises qui le cernaient de toutes parts, pour se convaincre qu’il ne pouvait rien par lui-même et que sa destinée était entre les mains de l’empereur. Quel jugement ce prince allait-il porter sur la révolution d’Aranjuez ? sanctionnerait-il son élévation au trône ? ou bien continuerait-il à ne voir qu’un seul roi légitime en Espagne, Charles IV ? Cette redoutable question renfermait tout, le présent et l’avenir. A peine investi de l’autorité suprême, Ferdinand s’empressa d’écrire à Napoléon pour lui notifier son avènement. Sa lettre, datée du 20 mars, exprimait la déférence la plus respectueuse pour ce grand prince. « La santé de mon père dépérissait, dit-il : la divine Providence m’ayant appelé au gouvernement de mes peuples, ma première loi est d’en informer votre majesté. Les sentimens d’estime et d’admiration que je nourris pour votre majesté impériale seront un sûr garant de l’inviolabilité avec laquelle je tâcherai de resserrer l’alliance intime qui subsiste si heureusement entre les deux empires, en faisant tous les efforts qui seront en mon pouvoir pour coopérer aux vastes plans que votre majesté aura conçus contre l’ennemi commun. » Les ducs de Frias et de Medina-Coeli et le comte de Fernand-Nunez, tous trois grands d’Espagne de première classe, furent chargés de porter cette lettre à l’empereur et de lui notifier officiellement l’avènement du nouveau roi.

Charles IV avait abdiqué, le 19 mars 1808, sous l’impression de la peur, au milieu de la sédition du peuple et des soldats. Quand l’émeute fut apaisée, que les vieux souverains se virent seuls, délaissés par tous les courtisans, sans pouvoir, sans gardes, sans argent, et livrés à la discrétion d’un fils rebelle et d’un parti exalté par la victoire, ils eurent horreur de leur situation et se prirent à regretter le trône. Ils députèrent vers Murat pour l’informer que leur fils, le prince des Asturies, leur avait fait violence, et le conjurer de presser sa marche, afin de les protéger contre les mauvais desseins de leurs ennemis.

Le grand-duc de Berg n’était plus qu’à quelques journées de Madrid quand il reçut la nouvelle de la révolution d’Aranjuez et bientôt après les lettres pressantes de Charles IV et de la reine. Elles le jetèrent dans une grande perplexité : il ne savait pas le jugement que l’empereur porterait sur les événemens qui venaient de se passer ; il ne pouvait traiter Ferdinand en roi. Les vieux souverains, détrônés par la révolte, imploraient sa protection ; son devoir était de la leur accorder. En conséquence, il pressa sa marche, et leur envoya, pour les rassurer, son aide-de-camp le général Monthyon. Charles IV remit à ce général un acte de protestation contre son abdication et une lettre adressée à l’empereur, dans laquelle il accusait son fils Ferdinand d’avoir soulevé les troupes contre lui et de lui avoir en quelque sorte arraché sa couronne. Il se jetait dans les bras de son puissant allié et le rendait l’arbitre de ses destinées. L’acte de protestation et la lettre portaient la date du 21 mars ; mais, ce jour-là, la tempête populaire durait encore : Charles IV et la reine étaient à la merci du peuple insurgé ; comment auraient-ils osé protester sous l’impression de terreur qui les dominait alors ? Ils n’ont dû s’y déterminer qu’après avoir vu le général Monthyon et s’être concertés avec lui, c’est-à-dire le 23. Murat arriva avec son armée ce jour-là même sous les murs de Madrid. Il eût été sage de n’y point entrer. Puisqu’il lui était interdit de reconnaître Ferdinand, il aurait dû éviter de se trouver en contact avec l’autorité de ce prince. Occuper la capitale dans un tel moment, c’était compliquer sa position, déjà si embarrassante, de difficultés d’étiquette inextricables ; c’était venir insulter à l’élévation de Ferdinand et à l’orgueil d’une population ivre d’enthousiasme et d’amour pour son jeune souverain. Il aurait dû prendre une attitude calme, réservée, se tenir à distance, tout voir, tout entendre, laisser à l’empereur la liberté entière de ses résolutions, et attendre ce qu’il aurait décidé. Malheureusement le grand-duc ne portait point dans cette grande affaire un esprit désintéressé. A la vue de cette famille d’Espagne déchirée par ses haines intestines, de cette reine acharnée contre son fils, de ce fils qui venait de détrôner son père, de ces vieux souverains impatiens de ressaisir une couronne qu’ils ne pouvaient plus porter, il devina que Napoléon profiterait de leurs discordes pour les écarter tous et mettre à leur place un prince de sa propre famille. Mais sur quel front poserait-il cette belle couronne ? Joseph régnait à Naples, Louis en Hollande, Jérôme en Westphalie ; Lucien était en disgrace ; la famille impériale n’offrait plus un seul prince disponible. Un sentiment personnel, égoïste, envahit le cœur de Murat ; il osa élever ses prétentions jusqu’au trône d’Espagne. Cette préoccupation ne cessa de dominer toute sa conduite et nous fut bien fatale. Il vit dans Ferdinand un rival, et fut aussitôt tourmenté du désir puéril de l’éclipser. Il s’imagina qu’en prenant immédiatement possession de Madrid, il remplirait toute la population de crainte et de respect pour le drapeau de la France, l’accoutumerait à son autorité personnelle, et comprimerait l’élan qui entraînait tous les cœurs vers Ferdinand.

Le 23, il fit dans la capitale de l’Espagne une entrée théâtrale. Les bataillons de la garde impériale ouvraient la marche. Puis venaient la cavalerie et l’artillerie. Lui-même, avec son plus brillant costume, ses armes les plus étincelantes et sa toque panachée, monté sur un cheval magnifique, s’avançait au milieu de la vieille garde. C’était là la partie saisissante du tableau. La foule, pressée sur le passage des troupes, ne pouvait se lasser de contempler ces vieux soldats de la garde, au visage basané et à l’aspect martial ; mais bientôt la scène changea, et, avec elle, les impressions des spectateurs. Après les corps d’élite s’avançaient nos bataillons d’infanterie. Ils étaient composés, en majeure partie, de jeunes soldats déjà très fatigués par des marches forcées. A la vue de ces conscrits imberbes, les habitans de Madrid, comme naguère ceux de Lisbonne[1], ne ressentirent plus que du dédain et une sorte de pitié. Murat manqua complètement l’effet qu’il avait voulu produire.

Ce prince avait fait son entrée dans Madrid le 23 mars : Ferdinand fit la sienne le lendemain. La population avait gardé vis-à-vis de nos troupes une attitude silencieuse, mais convenable, et plus observatrice qu’hostile. Elle fit à son prince bien-aimé la plus bruyante des ovations, elle le reçut avec des trépignemens d’enthousiasme et une joie frénétique que la plume ne saurait décrire ; avide de le voir et de le toucher, elle se pressait en foule sous les pas de son cheval. Les femmes pleuraient d’émotion ; les hommes faisaient retentir les airs de leurs acclamations. Ces hommages s’adressaient à un jeune homme timide, d’une physionomie terne, dont une mère défiante et jalouse et un favori ambitieux avaient prolongé l’enfance ; mais les Espagnols, blessés dans leur orgueil par la présence des étrangers, se plaisaient à leur montrer dans Ferdinand le souverain de leur choix. C’était comme une manière de braver Murat.

Le soir même de ce jour, la foule des courtisans se pressait dans les appartemens du jeune prince. La plupart des membres du corps diplomatique, notamment le ministre de Russie, le traitèrent en roi. L’ambassadeur de France affecta au contraire de ne saluer dans Ferdinand que l’héritier du trône. « Prince, lui dit-il[2], vous n’avez qu’un seul parti à prendre dans ce moment, c’est d’aller présenter à l’empereur le prince des Asturies. — C’est bien là mon intention, » lui répondit Ferdinand.

La présence des vieux souverains à Aranjuez était pour leur fils plus qu’un embarras ; elle était comme une accusation vivante. Aussi était-il impatient de les éloigner. Il voulait les reléguer à Badajoz ; il leur avait signifié sa détermination, qui les avait remplis tous les deux d’indignation et de douleur. La reine avait crié, pleuré, conjuré son fils de renoncer à son dessein. Charles IV avait allégué son grand âge, ses rhumatismes, qui l’empêchaient, disait-il, d’aller vivre sous le climat humide de Badajoz. Rien n’avait pu fléchir Ferdinand. Leurs jours se passaient dans les plus cruelles angoisses. La présence d’un détachement de troupes françaises que Murat leur avait envoyé pour les protéger n’avait pu les rassurer : ils tremblaient pour eux ; ils tremblaient bien plus encore pour Godoy. Ils craignaient que Ferdinand, pour apaiser la colère du peuple, ne lui jetât la tête du favori tombé. Ils ne se lassaient pas d’écrire au grand-duc de Berg de veiller sur leurs jours et de sauver le prince de la Paix. La reine d’Étrurie, qui était venue chercher à la cour de son père l’indemnité promise à son fils par le traité de Fontainebleau, servait d’intermédiaire entre les vieux souverains et le grand-duc.

Les lettres de la reine Maria-Luisa à sa fille et à Murat resteront comme des monumens impérissables de la dégradation morale de cette famille. Il faut bien en citer des fragmens, ne fût-ce que pour faire connaître dans quelles misérables mains étaient tombées les destinées du peuple espagnol.


La reine Maria-Luisa à sa fille la reine d’Étrurie.

« Aranjuez, 26 mars 1808.

« MA CHÈRE FILLE,

« Vous direz au grand-duc de Berg la position du roi, la mienne et celle du pauvre prince de la Paix. Mon fils Ferdinand était à la tête de la conjuration ; les troupes étaient gagnées par lui ; il fit sortir une lumière à une de ses fenêtres, signe qui fit commencer l’explosion… Mon fils fait tout ce qu’il peut pour faire de la peine au roi son père ; il nous presse pour que nous partions ; il nous envoie à Badajoz ; il nous laisse sans aucune considération, très content de ce qu’il est et que nous nous en allions… »


La reine Maria-Luisa au grand-duc de Berg.

« Aranjuez, 26 mars 1808.

« Mon fils ne sait rien ; il faut au contraire qu’il ignore tous nos pas. Son caractère est faux. Rien ne l’affecte. Il est insensible, guère porté à la clémence. Il est mené par de mauvais sujets, et l’ambition qui le domine le portera à tout. Il promet, mais ne fait pas toujours ce qu’il promet. Je crois que le grand-duc doit prendre des mesures pour empêcher qu’ils ne tuent le pauvre prince de la Paix, car les gardes-du-corps ont dit qu’ils le tueraient plutôt que de permettre qu’on le sépare de leurs mains, quoique ni le grand-duc ni l’empereur ne l’ordonnent. Ils sont enragés ; ils enflamment tout le peuple, tout le monde, et mon fils aussi qui est tout d’eux. Ils feront de même du roi et de moi. Nous sommes entre les mains du grand-duc et de l’empereur. »


Autres notes également écrites par la reine au grand-duc de Berg.

« …Si le grand-duc de Berg n’a pas la bonté et l’humanité de faire que l’empereur ordonne et promptement que cette cause (le procès de Godoy) ne se suive pas, le pauvre ami du grand-duc, de l’empereur des Français et de moi, ils vont lui couper la tête en public, et ensuite à moi… Ils précipiteront l’exécution pour qu’à l’arrivée de la résolution de l’empereur ils ne puissent pas le sauver, étant déjà décapité. Le roi mon mari et moi ne pourrons voir avec indifférence cet horrible attentat contre leur intime ami et celui du grand-duc. Il souffre parce qu’il est l’ami du grand-duc, de l’empereur et des Français. Il n’y a aucun doute à cela. Mon fils est d’un très mauvais cœur ; son caractère est sanglant ; il n’a jamais aimé son père ni moi ! Ses conseillers sont sanguinaires ; ils ne se plaisent qu’à faire des malheureux et ne sentent à cœur ni père ni mère. Ils veulent nous faire tout le mal possible ; mais le roi et moi avons plus d’intérêt à sauver la vie et l’honneur de notre innocent ami que le nôtre même. Mon fils est l’ennemi des Français, quoiqu’il dise le contraire. Je crains qu’il ne fasse quelque attentat contre eux. Le peuple est gagné avec de l’argent, et ils l’enflamment contre le pauvre prince de la Paix et le roi mon mari et moi, parce que nous sommes alliés des Français et que nous les avons fait venir »

Quand on songe que la femme qui écrivait ces lettres ne couvrait de tant d’opprobre son propre fils que pour sauver son ancien amant, que le vieux et débile Charles IV rivalisait avec son impudique épouse d’abnégation et d’attachement pour l’homme qui avait publiquement déshonoré sa couche ; quand, l’histoire à la main, on rapproche de tant d’ignominie tous les lâches abandons dont, plus tard, Ferdinand VII a souillé sa mémoire, on ne s’explique que trop le dégoût qui dut s’emparer de l’empereur pour cette branche flétrie d’une illustre famille, et l’on serait bien près de lui pardonner l’attentat que nous allons bientôt le voir consommer à Baronne, si, pour un souverain, le premier des devoirs n’était pas de respecter l’indépendance des peuples ses voisins et les droits des couronnes, quelque dégradés que soient les fronts qui les portent.

Murat déféra aux prières du vieux roi et de la reine ; il les couvrit de son drapeau, et obligea Ferdinand de renoncer à son dessein de les exiler à Badajoz. Il avait été l’ami du prince de la Paix, quand celui-ci était au sommet de la puissance ; il ne lui manqua pas dans l’infortune, il le tira de la prison où il était détenu au village de Pinto, et le fit transporter dans le château de Villa-Viciosa. Il demanda aussi que la procédure dont il était l’objet fût arrêtée et que sa personne lui fût livrée. Par vengeance personnelle non moins que par crainte d’irriter le peuple, Ferdinand s’y refusa ; mais, sur tous les autres points, il montra un empressement plein de déférence à prévenir les moindres désirs du grand-duc. Il commença par révoquer l’ordre expédié par son père au général Solano de s’échapper du Portugal et d’accourir sur Séville : il lui enjoignit de rebrousser chemin et de reprendre en Portugal les positions qu’il venait de quitter. Solano s’arrêta quelque temps à Badajoz ; mais, quand il vit la tournure que prenaient les événemens, il quitta cette ville avec son corps d’armée, et vint reprendre à Cadix son poste de gouverneur de l’Andalousie.

L’armeira royale de Madrid conservait un illustre trophée de la journée de Pavie ; c’était l’épée de François Ier. Murat eut l’indiscrétion d’exprimer le désir qu’elle nous fût rendue. Aussitôt Ferdinand s’empressa de nous livrer ce monument de la gloire castillane, et se plut à rehausser le sacrifice par l’éclat dont il l’entoura. Le 4 avril, la fameuse épée fut portée en grande pompe au palais qu’habitait Murat, et ce fut un des grands-officiers du palais, le marquis d’Astorga, qui vint la remettre en personne entre les mains du généralissime. Il eût été plus glorieux pour nous de reconquérir par une victoire ce témoin de notre ancienne défaite que d’en exiger la restitution de la part d’un pouvoir que nous allions briser.

Ferdinand ne se lassait pas de recommander aux autorités espagnoles de se montrer faciles et conciliantes envers les troupes françaises ; il entendait que partout on les accueillît comme l’armée de son plus cher allié. Sur un simple bruit, répandu à dessein par le grand-duc, que l’empereur allait se rendre en Espagne et venir à Madrid, Ferdinand lui destina les plus beaux appartemens de son palais et les fit préparer avec une magnificence digne d’un tel hôte. Il annonça cette grande nouvelle à ses peuples, heureux et fier, disait-il, de l’honneur insigne qu’allait lui faire un si grand homme. Cependant, malgré tant de condescendance et d’humilité, il ne pouvait réussir à se concilier l’amitié du grand-duc de Berg. En toutes occasions, ce dernier se montrait véhément, hautain, plein d’exigences, sans nul souci des plaintes que provoquait incessamment la turbulence de ses soldats. Il ne parlait qu’avec dédain des droits de Ferdinand, déclarant que Charles IV seul était roi, que son abdication lui avait été arrachée par la violence, qu’il était l’allié, le protégé de la France, et que certainement l’empereur ne sanctionnerait pas l’élévation du prince des Asturies. A peine prononcées, ces imprudentes paroles étaient rapportées à Ferdinand, qu’elles remplissaient de trouble et de frayeur. M. de Beauharnais, engagé fort avant dans le parti de ce prince par ses intérêts de famille, était le seul qui lui tînt un langage amical. Il n’avait que trop pénétré les desseins ambitieux du grand-duc de Berg. Comme il ne connaissait point les destinées réservées au beau-frère de Napoléon, il n’osait le blâmer ouvertement ; mais il engageait Ferdinand à compter sur la magnanimité de l’empereur, il lui conseillait d’aller au-devant de ce souverain, et de mériter sa confiance par la franchise de son langage et l’ardeur de son dévouement. En donnant de tels conseils, M. de Beauharnais était d’une entière bonne foi.

Cependant l’anxiété et le doute étaient au fond de toutes les ames. L’occupation du pays par les troupes françaises avait révolté l’orgueil des Espagnols, excité leurs soupçons, arrêté l’élan qui les portait vers nous. Les maux qu’entraîne toujours après elle l’invasion étrangère commençaient à leur paraître intolérables ; ils abhorraient la domination de Murat, et toutefois ils étaient encore sous le prestige qui entourait la puissance et le génie de l’empereur. Il leur répugnait de croire que ce grand homme pût abuser des divisions de la famille royale pour oser porter la main sur la couronne et en dépouiller leurs princes légitimes. On brûlait de le voir, de contempler ses traits : l’impatience à cet égard était si vive, si générale, qu’un jour, le bruit s’étant répandu qu’il arrivait, toute la population de Madrid se précipita hors des murs et courut à sa rencontre. Toutes les pensées et tous les vœux étaient tournés vers l’empereur ; le peuple, les hautes classes, les ministres, le jeune roi, les vieux souverains, Murat lui-même, tous attendaient sa décision comme l’arrêt suprême qui allait fixer leurs destinées.


La révolution d’Aranjuez avait bouleversé toutes les combinaisons de Napoléon. Par un mélange habile de ruses, de séductions et de force, il était parvenu à enlacer le roi, la reine et le prince de la Paix ; il ne leur avait laissé d’autre alternative que de se soumettre à ses volontés ou de fuir au Mexique. Aujourd’hui tout était changé : les vieux souverains étaient renversés et le favori jeté au fond d’une prison. A la place de ces personnages dont il avait si bien su exploiter l’incapacité ou les vices venait de s’élever un jeune prince, dont il ne pouvait encore apprécier au juste les sentimens et les vues, mais dont l’avènement prématuré au trône avait tous les caractères d’une protestation du peuple espagnol contre notre influence et notre domination. Il fallait maintenant édifier sur de nouvelles bases et prendre un parti. Le pire de tous eût été de vouloir rétablir les vieux souverains sur leur trône ; ils avaient perdu l’un et l’autre l’estime et l’attachement de la nation. Les scènes de l’Escurial et d’Aranjuez les avaient fait tomber dans un mépris universel. C’était le mouvement violent de l’opinion, bien plus que l’ambition du prince des Asturies, qui les avait détrônés. La nation avait reporté tous ses respects et tout son amour sur la tête de Ferdinand. Si l’empereur avait voulu la replacer sous le sceptre de ce vieillard incapable et de cette reine débauchée que, dans un jour de colère, elle avait forcés à descendre du trône, elle eût réagi violemment contre son autorité, et, comme il l’a dit lui-même, les vieux souverains n’auraient pas régné trois mois[3].

Napoléon n’avait le choix qu’entre deux systèmes, reconnaître immédiatement Ferdinand ou changer la dynastie. De ces deux partis, le premier avait un côté fâcheux ; il laissait la sécurité de l’empire sans garantie. Il faut le redire, car là était tout le fond de la question, les Bourbons d’Espagne comme ceux de Naples, comme ceux de France, étaient ennemis irréconciliables des Bonaparte. Il ne fallait pas espérer que jamais Ferdinand serait l’allié sincère de l’empereur : il ne pouvait être que son vassal couronné, vassal humble et soumis tant que Napoléon conserverait la toute-puissance, vassal rebelle et ennemi si jamais ce prince venait à éprouver quelque grand revers. Nous devions moins compter encore sur la fidélité de Ferdinand que sur celle de Charles IV, car il y avait dans le père un fonds d’honneur et de loyauté qui n’était point dans le fils. Ferdinand était un de ces hommes qu’on ne parvient à saisir et à dominer qu’en les flattant bassement ou en leur faisant peur. C’étaient là des considérations d’une très grande force, et toutes les subtilités de l’esprit ne parviendront pas à les amoindrir. Cependant la spoliation de la couronne d’Espagne était un attentat si odieux, elle présentait des difficultés d’exécution si grandes, elle devait entraîner des conséquences si désastreuses, qu’à tout prendre, il y avait certainement bien plus d’avantage à ne point s’y engager et à reconnaître Ferdinand VII. Ce jeune prince n’avait alors qu’une idée fixe, qu’un intérêt pressant : c’était de régner. Pour s’affermir sur ce trône où l’émeute l’avait porté avant le temps et d’où il ne pouvait plus descendre sans perdre sa liberté et peut-être la vie, il se fût donné tout entier au chef de la France ; il n’est point de concessions auxquelles il ne se fût résigné. Ces provinces du nord dont Godoy n’aurait jamais osé signer l’abandon, lui, roi d’Espagne, devenu le rival heureux et le successeur de son père, il n’eût pas hésité à les céder en échange du Portugal, si, à cette condition, l’empereur avait consenti à le reconnaître. Ajoutons que lui seul possédait assez la confiance et l’amour de son peuple pour lui faire supporter un aussi grand sacrifice. Une alliance avec une princesse de la famille impériale eût cimenté l’œuvre de la force et assuré pendant bien des années la sécurité de nos provinces du midi. Protégés par deux grands boulevards, l’Èbre et les Pyrénées, appuyés sur toutes les places de la Catalogne de la Navarre et du Guypuscoa, nous eussions été en mesure, quels que fussent les événemens, de braver et de contenir l’inimitié des Espagnols.

Cette nation sortait enfin de sa longue apathie : elle commençait à envahir la scène, elle était devenue une force avec laquelle il fallait absolument compter ; mais elle était pleine de préjugés, d’ignorance et d’illusions. La régénération de son gouvernement se réduisait pour elle à un changement de règne ; elle ne voyait rien au-delà. Ferdinand était son idole. Voici ce que M. de Beauharnais écrivait le 5 avril à M. de Champagny : « Le peuple espagnol brûle de connaître le parti que prendra l’empereur, il attend de lui son salut ; mais, ce qu’il veut surtout, c’est le prince des Asturies. À cette condition, il souffrira tous les sacrifices qu’on voudra lui imposer. » Le 7 avril, il écrivait encore : « L’enthousiasme pour Ferdinand est à son comble. La nation espagnole paraît calme, mais il ne faudrait qu’une étincelle pour l’embraser ; elle observe avec attention tout ce qui se passe autour d’elle. » Quels seraient sa surprise et son désespoir le jour où elle verrait le chef de la France, auquel elle se livrait avec tant d’abandon, s’emparer de la couronne et la placer sur le front d’un Bonaparte ! Quelle témérité n’y aurait-il pas à choisir le moment où toute l’Espagne venait en quelque sorte de placer sur le trône son jeune roi pour le frapper dans ses droits souverains et le renverser ! Une explosion terrible éclaterait à coup sûr. Ferdinand, encore ennobli par ses malheurs, deviendrait pour tous les Espagnols un objet sacré de vénération et le martyr de la sainte cause. Ce n’est pas tout : comment se défaire d’un prince déjà en possession du trône, installé dans son palais, entouré de sa cour, de ses gardes, de son peuple ? Lui déclarer la guerre ? Mais la guerre était précisément ce que l’empereur voulait à tout prix éviter. D’ailleurs Ferdinand, prosterné humblement à ses pieds, ne lui laissait pas même l’ombre du plus petit prétexte pour lui rompre en visière. Employer le fer ou le poison ? Mais l’emploi de ces armes exécrables à l’usage des Sforze et des Borgia était répudié par la douceur de nos mœurs non moins que par le cœur de Napoléon ; et puis, une victime n’eût point suffi : Ferdinand avait un oncle, il avait des frères ; il eût donc fallu les immoler tous ? Il restait un moyen, c’était de les faire enlever par Murat, ou de les attirer en France et de les y retenir prisonniers ; mais l’exécution de tels coups de main était soumise à des chances très hasardeuses. L’enlèvement provoquerait infailliblement une collision entre les habitans de Madrid et nos soldats ; et une fois le peuple déchaîné, qui pouvait dire où s’arrêterait sa furie ? L’autre expédient était peut-être plus odieux encore. Quel scandale aux yeux du monde entier ! quel cri de réprobation ne sortirait point de toutes les ames ! Quelle douleur pour la France entière lorsqu’elle verrait son chef, cet homme auquel elle avait donné toute son admiration, descendre si bas dans les voies tortueuses du mensonge et de la perfidie ! Napoléon était-il convaincu que l’existence de la dynastie bourbonienne en Espagne était absolument incompatible avec celle de sa propre maison ? Dès-lors, une vulgaire sagesse lui commandait d’attendre, pour abattre cette famille ennemie, que l’enthousiasme du peuple espagnol pour un prince qui n’en était pas digne fût tout-à-fait éteint ; il fallait prendre du temps et de l’espace, se créer au-delà des Pyrénées un puissant parti, surveiller attentivement le jeune roi, épier ses moindres actes, tâcher de le surprendre, ce qui ne pouvait tarder, en délit de trahison, et saisir ce moment pour lui faire une guerre franche et loyale.

Mais l’empereur ne savait plus attendre ; il n’avait ni la souplesse rusée ni la dissimulation patiente qu’exigeait un tel plan de conduite. Il ne se contentait pas de former des desseins d’une audace inouïe ; il portait dans l’exécution de ces desseins une fougue irrésistible. Ses merveilleux succès lui avaient donné un sentiment exalté de sa force. Il n’était effrayé que de la brièveté des jours qui lui étaient comptés et d’avoir à léguer à ses successeurs un monument inachevé. Il avait d’ailleurs entrepris tant de choses et des choses si grandes, si difficiles, que, pour les terminer toutes, il eût fallu à la tête de l’état une suite non interrompue d’hommes supérieurs. Les œuvres que la Providence met des siècles à accomplir, il avait l’orgueil, lui, de les commencer et de les terminer dans sa courte existence. Il partageait l’erreur commune aux ames fortes et passionnées : il croyait les autres hommes trempés comme lui, comme lui inaccessibles aux défaillances du cœur et de la tête, incapables de plier sous la mauvaise fortune, et, sans s’en rendre compte, il leur demandait presque toujours au-delà de ce que peut donner la faiblesse humaine. Rencontrait-il sur son chemin des obstacles insurmontables pour tout autre, au lieu de les tourner, de transiger, de gagner les intérêts avec le temps, les hommes avec des séductions, il aimait mieux tout renverser, hommes et choses, et passer outre. En tout, il voulait jouir vite et complètement.

Maîtrisé par la violence des événemens plus encore que par son ambition, afin d’être en état de lutter contre l’Angleterre et éventuellement contre les puissances du Nord, il avait été obligé de ramasser sous sa main toutes les forces de l’Occident ; les trônes voisins de la France n’étaient plus occupés que par ses feudataires. Les rois de Hollande, de Westphalie, de Saxe, de Bavière et de Wurtemberg, les grands-ducs de Wurtzbourg, de Berg et de Bade, le prince vice-roi d’Italie, le roi de Naples, ses sœurs Pauline et Élisa, tous ces souverains de sa création, qu’étaient-ils sinon les vassaux plus ou moins dépendans du nouveau Charlemagne ? Napoléon entendait qu’il en fût de même des souverains qui régneraient à Madrid et à Lisbonne. Sa détermination était donc prise : il était décidé à détrôner les Bourbons d’Espagne, et à recommencer l’ouvrage de Louis XIV, en substituant aux descendans de Philippe V une branche de sa propre famille. Les sophismes de la passion lui vinrent en aide pour étouffer le cri de sa conscience. Cette dynastie qu’il allait renverser n’était-elle pas infirme par l’intelligence, lâche par le cœur, livrée à des goûts vulgaires, quand elle ne l’était point à la corruption et à la débauche, ignorante, apathique et aussi incapable de concevoir que d’exécuter rien d’utile et de grand ? N’appartenait-elle pas à cette famille qu’il retrouvait depuis huit ans au fond de tous les complots ourdis contre sa personne et sa puissance, qui, en 1804, soldait à Paris une bande de fanatiques pour l’assassiner, qui, plus tard, à Naples, était d’intelligence avec la coalition pour soulever et armer contre lui toute l’Italie, qui, à Florence, tressaillait d’une joie cruelle au récit du carnage d’Eylau, qui enfin, à Madrid, au mois d’octobre 1806, conspirait avec l’Angleterre, la Russie et la Prusse pour l’abattre ? L’Espagne, sous l’action énervante de cette dynastie dégénérée, n’était-elle pas descendue au dernier rang parmi les nations de l’Europe ? N’avait-elle pas vu dépérir successivement toutes ses forces ? Les finances, l’armée, la marine, n’étaient-elles pas dans un état de délabrement complet ? Quand tous les peuples de l’Occident et la France à leur tête s’appliquaient, depuis quinze ans, à perfectionner toutes leurs institutions, l’Espagne, pauvre, superstitieuse, ignorante, rongée par la lèpre monacale, sans commerce, sans industrie et sans puissance, l’Espagne seule semblait vouloir se retirer du monde civilisé et rétrograder vers la barbarie. Eh bien ! l’empereur saurait arrêter ce mouvement de décadence matérielle et morale ; il ouvrirait à un noble peuple de belles destinées ; sous sa forte et féconde impulsion, une dynastie jeune, éclairée, civilisatrice, retremperait la monarchie espagnole et la replacerait au niveau intellectuel et politique du reste de l’Europe : voilà ce que se disait Napoléon pour s’étourdir et s’affermir dans le dessein hardi qu’il avait conçu. Mais les Espagnols étaient incapables d’apprécier les réformes par lesquelles il espérait se faire pardonner l’attentat qu’il allait commettre. La royauté avait conservé à leurs yeux tous ses prestiges ; ils la regardaient comme une sorte d’émanation de l’autorité divine. Les droits du trône se confondaient pour eux avec ceux de l’église. Le peuple croyait au roi comme il croyait au pape. Vicieux ou vertueux, incapable ou éclairé, le souverain, quel qu’il fût, était pour tous une tête sacrée, et attenter à sa couronne leur semblait à la fois un sacrilège et le plus grand des crimes. La nation espagnole n’avait pas le sentiment de son ignorance : sa paresse lui était chère ; drapée fièrement dans ses haillons, elle croyait marcher l’égale des premiers peuples du monde. Jalouse de son indépendance et ombrageuse comme si elle eût été une puissance de premier ordre, elle détestait l’étranger et repousserait des réformes qui lui seraient imposées comme un stigmate de servitude. L’empereur aurait dû calculer ce qu’il y avait de périlleux à heurter de front tous ces préjugés et toutes ces passions. Pour son malheur et celui de la France, il n’en tint pas compte ; il se crut assez fort pour les braver et les dompter. Ce fut de sa part une faute immense, la plus grande peut-être qu’il ait faite dans toute sa vie.

Sa première pensée fut d’offrir le trône d’Espagne à son frère Louis, roi de Hollande. Voici la lettre qu’il lui écrivit le 27 mars 1808[4] :


« MON FRÈRE,

« Le roi d’Espagne vient d’abdiquer. Le prince de la Paix est mis en prison : un commencement d’insurrection a éclaté à Madrid. Dans cette circonstance, mes troupes étaient éloignées de quarante lieues de Madrid. Le grand-duc de Berg a dû y entrer le 23 avec 40,000 hommes. Jusqu’à cette heure, le peuple m’appelle à grands cris. Certain que je n’aurai de paix solide avec l’Angleterre qu’en donnant un grand mouvement au continent, j’ai résolu de mettre un prince français sur le trône d’Espagne. Le climat de la Hollande ne nous convient pas. D’ailleurs, la Hollande ne saurait sortir de ses ruines. Dans ce tourbillon du monde, que la paix ait lieu ou non, il n’est pas possible qu’elle se soutienne. Dans cette situation des choses, je pense à vous pour le trône d’Espagne. Vous serez souverain d’une nation généreuse de onze millions d’hommes et de colonies importantes. Avec de l’économie et de l’activité, l’Espagne peut avoir 60,000 hommes sous les armes et 50 vaisseaux dans ses ports. Répondez-moi catégoriquement quelle est votre opinion sur ce projet. Vous sentez que ceci n’est encore qu’un projet, et que, quoique j’aie 100,000 hommes en Espagne, il est possible, par les circonstances qui peuvent survenir, ou que je marche directement et que tout soit fait dans quinze jours, ou que je marche plus lentement et que cela soit le secret de plusieurs mois d’opérations. Répondez-moi catégoriquement. Si je vous nomme roi d’Espagne, l’agréez-vous ? Puis-je compter sur vous ? Comme il serait possible que votre courrier ne me trouvât plus à Paris, et qu’alors il faudrait qu’il traversât l’Espagne, au milieu des chances que l’on ne peut prévoir, répondez-moi seulement ces deux mots : J’ai reçu votre lettre de tel jour, je réponds oui, et alors, je compterai que vous ferez ce que je voudrai ; ou bien non, ce qui voudra dire que vous n’agréez pas ma proposition. Vous pourrez ensuite écrire une lettre où vous développerez : vos idées en détail sur ce que vous voulez, et vous l’adresserez à l’enveloppe de votre femme à Paris. Si j’y suis, elle me la remettra ; sinon, elle vous la renverra.

«  Ne mettez personne dans votre confidence, et ne parlez, je vous prie, à qui que ce soit de l’objet de cette lettre, car il faut qu’une chose soit faite pour qu’on avoue y avoir pensé, etc., etc. »


La conscience timide de Louis s’effaroucha de l’offre que lui faisait son frère ; elle lui parut, dit-il dans ses mémoires, impolitique et injuste. Il répondit par un refus formel. Alors l’empereur porta ses vues sur le roi de Naples.

Il restait à décider comment Napoléon procéderait à l’égard des princes d’Espagne et les contraindrait à lui faire l’abandon de leurs droits. Voici le plan qu’il imagina. Il se rendrait d’abord à Bayonne, puis de là, s’il était nécessaire, en Espagne. Ferdinand et les vieux souverains devaient être impatiens de le voir, de le solliciter, de le gagner chacun à sa cause : tous ces princes, poussés par une même furie de haine et d’ambition, s’empresseraient certainement d’accourir vers lui. Quand il les aurait réunis sous sa main, soit à Bayonne, soit dans une ville d’Espagne, fût-ce même à Madrid, il se promettait de leur arracher, par la toute-puissance de son ascendant et moyennant certaines garanties et conditions de compensation, la cession pleine et entière de leurs droits à la couronne. Il commencerait par agir sur Charles IV. Le sceptre était devenu trop lourd pour ce prince. Vieux, malade, brisé par les douleurs de l’ame et les infirmités du corps, dégoûté des affaires et des hommes, il n’opposerait certainement aucune résistance aux volontés de l’empereur. Il ne s’agissait que de lui rendre pour un jour cette couronne qu’il ne pouvait plus porter et de se la faire céder. Une fois qu’il tiendrait dans les mains l’abdication du père, l’empereur triompherait aisément de l’opposition du fils. Ce qu’il désirait le plus vivement, c’était que l’entrevue eût lieu à Bayonne ; mais comment décider tous ces princes à sortir d’Espagne et à se transporter sur le territoire français ? Comment se flatter surtout que Ferdinand viendrait se livrer entre les mains d’un souverain qui avait déchiré le traité de Fontainebleau deux mois après l’avoir signé, couvert le royaume de ses troupes sans s’être préalablement concerté avec son allié Charles IV, occupé frauduleusement les places du nord, comme si l’Espagne était son ennemie, et qui, enfin, n’avait encore manifesté aucun empressement à reconnaître le jeune roi ? Il fallait donc imaginer un moyen de dissiper toute méfiance dans l’esprit du jeune prince et de l’attirer à Bayonne, sans toutefois se donner le tort de l’y avoir appelé. Or, quelles mains à la fois assez souples et assez hardies sauraient tisser autour de Ferdinand les fils de cette trame ? Ni le grand-duc de Berg, ni l’ambassadeur de France ne pouvaient se charger d’un tel rôle. Il fallait un personnage nouveau qui, n’ayant point de caractère officiel, pût être au besoin désavoué, et qui cependant, par son rang, par le poste de confiance qu’il occupait auprès de son souverain, fût en situation de se faire écouter. Parmi les officiers attachés à la personne de Napoléon, il en était un surtout dont le dévouement était sans bornes et toujours prêt c’était le général Savary. Il n’était pas seulement rempli d’un zèle à toute épreuve ; il avait l’esprit délié d’un diplomate et le tempérament audacieux d’un soldat : il était, ce qu’il y a de plus rare au monde, homme de conseil et d’exécution. Obéir et se dévouer à l’empereur, c’était là sa vertu. Fallait-il se charger d’une de ces entreprises hardies qu’un souverain n’ose avouer hautement tout en les ordonnant, il s’y engageait résolûment et à fond. Il savait deviner les pensées de son maître, lui épargner l’embarras de les lui dire en face, et les mettre en œuvre sous sa propre responsabilité. C’est sur cet adroit et bon serviteur que l’empereur jeta les yeux pour remplir une mission qui exigeait autant de dextérité que d’audace. Il le fit venir, l’entretint longuement, lui exposa la situation dans laquelle le plaçait la révolution d’Aranjuez, les égards qu’il devait au vieux roi, les méfiances que lui inspirait Ferdinand, enfin, selon toutes les apparences, il lui laissa comprendre, plutôt qu’il ne lui dit ouvertement, ce qu’il attendait de son zèle et de sa sagacité, et puis il l’envoya à Madrid.

Savary arriva dans cette capitale le 7 avril, et trouva les esprits dans un état d’excitation extrême. Il jugea tout de suite que de grandes fautes avaient été commises, que l’ambition avait égaré le jugement de Murat, et que ce prince avait frappé trop fort et trop vite, comme cela lui arrivait toutes les fois qu’il fallait montrer plus de tact et d’esprit que de bravoure.

La première visite du général fut pour les vieux souverains. Les égards dus au malheur, non moins que la politique, lui commandaient cet acte de déférence. Il exprima à Charles IV et à la reine tout l’intérêt que l’empereur prenait à leur situation et sa volonté de les protéger contre les menées de leurs ennemis. Puis, il revint à Madrid, où il se mit immédiatement en communication avec les principaux conseillers de Ferdinand, avec le chanoine Escoïquitz, les ducs de San-Carlos et de l’Infantado. C’est à la suite de ces conférences qu’il sollicita l’honneur d’être présenté au jeune prince. Afin de simplifier toutes difficultés d’étiquette, ou plutôt, il faut bien le dire, pour mieux abuser le prince, il prit la qualité de simple voyageur, ce qui lui permit de traiter Ferdinand en roi. L’entrevue eut lieu le 8 avril, en présence du chanoine Escoïquitz, du duc de l’Infantado et de don Pedro Cevallos, qui avait conservé sous le nouveau roi le poste de ministre des affaires étrangères. Quelles ont été les paroles textuelles adressées par l’aide-de-camp de l’empereur au jeune prince ? Ce point est encore aujourd’hui enveloppé d’obscurité. S’il faut en croire don Pedro Cevallos[5] et Ferdinand lui-même[6], le général Savary aurait dit au jeune prince qu’il était envoyé pour le complimenter et savoir s’il avait pour la France les mêmes sentimens que son père ; que, dans ce cas, l’empereur ne se mêlerait aucunement de ce qui s’était passé et qu’il le reconnaîtrait comme roi. Le récit du duc de Rovigo diffère entièrement de celui de M. de Cevallos. Bien loin d’entretenir les illusions de Ferdinand, le général Savary lui aurait dit, au contraire[7], que son souverain avait conçu autant d’inquiétude que de déplaisir de la révolution d’Aranjuez, et qu’il ne prendrait aucun parti avant de s’être entendu avec Charles IV, car, aurait-il ajouté, il savait tout ce qu’il pouvait perdre par l’effet de la retraite de ce prince, et il n’y resterait pas indifférent avant de connaître sur quel pied il serait avec son successeur.

La vérité est bien difficile à démêler au milieu de ces récits contradictoires. Évidemment, le général Savary n’avait été envoyé à Madrid que pour décider Ferdinand à se rendre à Bayonne ; mais il a dû ne s’exprimer vis-à-vis du prince et de ses conseillers que d’une manière vague et indécise, n’être ni trop pressant ni trop réservé, éviter par-dessus tout d’engager la parole et l’honneur de son maître, et faire entendre de douces et rassurantes paroles, sans qu’elles pussent être interprétées comme une promesse formelle que l’empereur reconnaîtrait Ferdinand. Il n’est donc pas admissible qu’il ait tenu le langage précis, affirmatif, que lui a prêté don Pedro Cevallos. Il ne l’est pas moins qu’il se soit renfermé dans des termes aussi froids, aussi réservés, qu’il le dit dans ses mémoires. Voici, au surplus, ce que M. de Beauharnais écrivait, le 9 avril, à M. de Champagny[8] : « Il est difficile de peindre la joie que les habitans de Madrid ont témoignée hier soir, lorsqu’ils ont appris que le général Savary avait adressé quelques paroles satisfaisantes. Elles ont donné lieu à différentes versions sur l’étendue de la mission dont il était chargé ; mais les avis et les suppositions paraissent être unanimes, quant à la substance, et, depuis hier, la nation compte beaucoup sur la reconnaissance du jeune prince. »

Les conseillers de Ferdinand n’étaient point d’accord sur le parti qu’il devait prendre. Le comte de Montijo, le général O’farill, quelques autres encore, désapprouvaient le voyage comme intempestif, nuisible à la dignité, peut-être même à la sécurité du souverain. Le chanoine Escoïquitz fut d’un avis contraire. Il avait la candeur du savant ; il ignorait la politique, ses nécessités implacables et ses artifices. Sa confiance dans la magnanimité de l’empereur était sans bornes ; il était persuadé qu’aussitôt que ce prince aurait vu Ferdinand, il le reconnaîtrait, que tout au plus lui ferait-il acheter cette reconnaissance au prix de l’abandon des provinces situées entre les Pyrénées et l’Èbre. Du reste, cette opinion n’était pas seulement celle du chanoine : c’était celle aussi de M. de Cevallos et des ducs de l’Infantado et de San-Carlos ; Ferdinand lui-même la partageait. Il s’offrait à ce prince un parti plein de grandeur : c’était de quitter Madrid, de gagner les provinces que n’avaient point encore envahies nos troupes, d’appeler aux armes toute la nation, de se jeter dans les bras des Anglais, et de ne remettre l’épée dans le fourreau qu’après avoir chassé les Français de la Péninsule ; mais une telle résolution exigeait une ame héroïque, l’art de passionner et de diriger les hommes, enfin la connaissance de la guerre et des affaires ; il fallait être Henri IV ou Montrose. Ferdinand n’était point trempé pour concevoir et exécuter de telles choses. Il ne vit qu’un moyen de sortir de l’affreuse position où il était placé : ce fut de gagner son père et sa mère de vitesse, de courir au-devant de l’empereur, de détruire les impressions fâcheuses qu’avaient dû produire dans l’esprit de ce prince les lettres des vieux souverains et celles de Murat, et d’obtenir sa protection. En prenant ce parti, il pensait faire un acte de pure courtoisie et non d’humilité ; il ne croyait pas se rendre à Bayonne. Persuadé, d’après ce que ne cessaient de lui affirmer Murat et Savary, que Napoléon avait passé la frontière, il s’attendait à le rencontrer entre Burgos et Vittoria. Il se fit précéder par son frère don Carlos, qui partit cinq jours avant lui. Avant de se mettre en route, le 8 avril, il écrivit à son père « que le général Savary venait de le quitter ; qu’il en était très satisfait, ainsi que du bon accord qui existait entre l’empereur et lui. En conséquence, il le priait de lui donner une lettre pour l’empereur, lettre par laquelle il lui annoncerait que le roi son fils avait pour sa majesté impériale les sentimens d’amitié et de dévouement que lui-même lui avait toujours témoignés. » Charles IV, après avoir pris l’avis de Murat, décida qu’il ne répondrait point à cette singulière lettre.

Enfin, le 10 avril, Ferdinand partit après avoir institué, sous la présidence de son oncle, l’infant don Antonio, une junte suprême à laquelle il remit la direction du gouvernement. Il n’emmena qu’une suite peu nombreuse, ses conseillers habituels, le chanoine Escoïquitz, les ducs de l’Infantado et de San-Carlos, son ministre des affaires étrangères, don Pedro Cevallos, les comtes d’Altamira et de Labrador, et quelques autres grands d’Espagne. Le général Savary s’étant offert pour accompagner Ferdinand, celui-ci s’y prêta de bonne grace, ne soupçonnant pas qu’il se plaçait sous la garde d’un surveillant chargé de le remettre entre les mains de l’empereur.

Il arriva le 12 au soir à Burgos. Il espérait y trouver une lettre de Napoléon qui lui annoncerait son entrée en Espagne. N’en trouvant pas, il témoigna une grande surprise et hésita s’il poursuivrait sa route ; mais, sur l’observation du général Savary que l’empereur ne pouvait être loin, il poussa sur Vittoria. Là, pas plus qu’à Burgos, nul message impérial, mais un grand mouvement de troupes françaises ; partout des colonnes en marche, et dans la population un trouble, une agitation extraordinaire. De tous côtés arrivaient les informations les plus sinistres : on sut qu’un colonel français avait dit publiquement que Ferdinand voyageait en prisonnier. Un jeune Espagnol, beau-frère de Duroc, et qui avait pris du service en France, don Martinez Hervas, avait accompagné Savary à Madrid : ses relations de famille et sa sagacité lui avaient fait deviner ce qui se tramait contre les princes d’Espagne. Avant que Ferdinand quittât Madrid, il avait essayé, mais inutilement, de dessiller les yeux des conseillers du prince. Arrivé à Vittoria, le patriotisme l’emporta tout-à-fait sur ses nouveaux devoirs ; il alla trouver le duc de l’Infantado, lui confia tout ce qu’il savait et tout ce qu’il soupçonnait, et lui dit que, si le roi mettait le pied en France, il n’en sortirait plus.

La peur et l’irrésolution commencèrent à s’emparer sérieusement du prince et de sa petite cour. Le 13 au soir, Savary s’étant présenté, selon l’usage, pour connaître l’heure à laquelle on se mettrait en route le lendemain, Ferdinand refusa de le voir et lui fit répondre qu’il n’irait pas plus loin. Le général se trouva fort embarrassé : il avait mission de conduire Ferdinand à Bayonne ; il avait réussi à l’amener jusqu’à Vittoria, il en avait informé l’empereur, et voilà que tout à coup le prince refuse d’avancer ! Il comprit que, s’il ne serrait fortement le nœud du lacet, la victime allait lui échapper. En conséquence, il eut avec don Pedro Cevallos, avec le chanoine Escoïquitz et le duc de l’Infantado un long entretien dans lequel il mit en œuvre tout ce qu’il avait d’esprit, de ruse et d’éloquence, pour dissiper les alarmes qui s’étaient emparées d’eux tous. Cette fois encore, il parvint à calmer leurs inquiétudes. Cependant, jugeant que la dignité du prince ne lui permettait pas de se rendre à Bayonne tant que l’empereur ne l’y aurait pas officiellement invité, ils décidèrent que le roi lui écrirait pour lui annoncer son arrivée à Vittoria et lui exprimer le désir qu’il avait de le voir. Savary se chargea de porter cette lettre à l’empereur. « Élevé au trône par l’abdication libre et spontanée de son auguste père, disait le jeune prince, il n’avait pu voir sans un véritable regret que le grand-duc de Berg, ainsi que l’ambassadeur de France, n’eussent pas cru devoir le féliciter comme souverain d’Espagne, tandis que les représentans des autres cours avec lesquelles il n’avait point de liaisons si intimes ni si chères s’étaient empressés de le faire. » Il rappelait toutes les preuves successives qu’il avait données de son désir de resserrer les liens d’amitié et d’alliance qui unissaient les deux pays. « Il avait accédé volontiers à l’invitation que lui avait faite le général Savary de venir au-devant de l’empereur ; il s’était rendu dans sa ville de Vittoria, sans égard aux soins indispensables d’un nouveau règne, qui auraient exigé sa résidence au centre de ses états. » Enfin il suppliait l’empereur de faire cesser la situation pénible à laquelle il l’avait réduit par son silence.

Napoléon avait quitté les Tuileries le 2 avril et s’était dirigé sur Bayonne. C’est pendant ce voyage qu’il reçut par des courriers successifs toutes les lettres que les vieux souverains et leur fille, l’ex-reine d’Étrurie, avaient adressées au grand-duc de Berg. Cette correspondance lui révéla que Ferdinand et tout ce qui l’entourait détestait la France, et que, s’il le laissait régner, ce jeune prince deviendrait bientôt l’instrument aveugle de ces mêmes hommes qui l’avaient armé contre son père et contre notre influence. Napoléon soupçonnait tout cela, mais il lui restait encore bien des doutes ; il n’en eut plus après la lecture des lettres de Maria-Luisa et de la reine d’Étrurie. Il eut enfin la mesure de toutes ces ames abaissées, de tous ces esprits violens et incultes. Sa conscience s’en trouvant plus libre, il s’affermit dans la résolution qu’il avait prise d’en finir avec les princes d’Espagne.

Il arriva dans la nuit du 14 au 15 avril à Bayonne, et y trouva Savary, qui l’attendait depuis vingt-quatre heures. Il prit immédiatement connaissance de la lettre de Ferdinand datée de Vittoria, s’entretint longuement avec son aide-de-camp, et puis le congédia. Le 16, de grand matin, il le fit appeler et lui dit, en lui remettant une lettre : « Allez trouver le prince Ferdinand et remettez-lui cette lettre de ma part. Laissez-lui faire ses réflexions. Il n’y a point de finesse à employer ; cela l’intéresse plus que moi : qu’il fasse ce qu’il voudra. Sur sa réponse ou sur son silence, je prendrai un parti, ainsi que des mesures pour qu’il n’aille pas ailleurs que près de son père. » Il finit par ces mots : « Voyez où mènent les mauvais conseils : Voilà un prince qui ne régnera peut-être pas dans quelques jours, ou qui apportera à l’Espagne une guerre avec la France. Parbleu ! les peuples sont bien à plaindre lorsqu’ils tombent en de pareilles mains. Allez au plus vite[9] ! »

Pendant que ces choses se passaient à Bayonne, à Vittoria toutes les ames étaient agitées par la peur et l’irrésolution. Plusieurs grands personnages étaient accourus des villes et des provinces voisines, moins encore pour faire hommage à leur jeune roi que pour l’avertir des dangers auxquels l’exposait son imprudente démarche. L’un d’eux surtout, l’ancien ministre Urquijo, le supplia dans les termes de la plus chaleureuse éloquence de ne point continuer ce fatal voyage. Il prophétisa tous les malheurs qui allaient bientôt accabler la maison royale ; il dit que, depuis la proclamation du 5 octobre 1806, il avait toujours été convaincu que Napoléon méditait de renverser la dynastie régnante en Espagne, comme absolument contraire à l’élévation de la sienne. « Ce dessein avait été suspendu jusqu’à une occasion favorable. Les malheureux démêlés du père avec le fils venaient de la lui offrir. Quel était donc l’objet du voyage du prince ? Comment le souverain d’une monarchie telle que celle de l’Espagne et des Indes avilissait-il sa dignité aussi publiquement ? Comment le conduisait-on vers un royaume étranger sans invitation, sans préparatifs, sans toute l’étiquette ordinairement observée, enfin sans qu’il eût été reconnu roi d’Espagne ? » Ces paroles impressionnèrent le prince et ses conseillers ; mais ils ne savaient plus comment revenir sur leurs pas. Bien qu’il fût encore en Espagne, Ferdinand n’était plus libre. Le général Verdier occupait avec plusieurs milliers de soldats la ville et les environs de Vittoria. Le maréchal Bessières était à Burgos avec le gros de ses forces. Nos colonnes parcouraient en tous sens les routes du Guipuzcoa et de la Navarre. Le prince était cerné de toutes parts. Sous prétexte d’honorer son rang, nos troupes le gardaient à vue. Pour se dérober à leur surveillance, il aurait fallu fuir, la nuit, sous un déguisement, et s’exposer à tomber entre leurs mains. Au fond, il n’y avait pas d’autre parti à prendre. Les bons conseils à cet égard ne lui manquèrent pas, et chacun revendiqua l’honneur de se dévouer pour lui. M. d’Urquijo proposa un plan d’évasion : le prince s’échapperait par une nuit profonde de Vittoria, gagnerait les montagnes de l’Aragon, et là, au milieu d’une population fidèle et brave, il attendrait ce qu’aurait résolu l’empereur. De son côté, M. d’Urquijo se rendrait à Bayonne et poserait à Napoléon l’alternative de reconnaître immédiatement Ferdinand VII comme roi d’Espagne ou d’entrer en guerre. Un autre personnage, le duc de Mahon, gouverneur de la province de Guipuzcoa, offrit de conduire le prince par des chemins détournés jusqu’à Bilbao, et là, d’assurer sa fuite par mer. Tous ces avis furent accueillis avec reconnaissance comme des témoignages d’un noble dévouement ; mais on n’en suivit aucun. Les dangers vagues encore qui attendaient Ferdinand à Bayonne l’effrayaient moins qu’une rupture immédiate avec l’empereur Napoléon. Il déclara qu’il attendrait, pour se décider, le retour du général Savary ; mais, irrésolu et faible, il ne sut pas même se donner le mérite d’une entière confiance dans la magnanimité de l’empereur. En même temps qu’il allait se livrer entre ses mains, il se mettait en défense comme s’il redoutait un piège. Il faisait armer les paysans du Guipuzcoa et de la Biscaye ; il en composait sa garde personnelle ; il en remplissait les rues de Vittoria, les cours, le vestibule et jusqu’aux corridors de l’hôtel qu’il habitait. Enfin Savary arriva. À la vue de cette foule d’hommes armés et fanatisés qui encombraient la ville, il comprit que, depuis son départ, la situation s’était encore aggravée. Il se concerta avec le général Verdier, écrivit au maréchal Bessières d’envoyer en toute hâte à Vittoria un renfort de troupes, et puis il se rendit chez Ferdinand. Pour arriver jusqu’à la chambre qu’occupait ce prince, il lui fallut se faire jour à travers une multitude d’hommes de mauvaise mine, armés de fusils, de pistolets et de poignards ; tous le considéraient d’un œil farouche, prêts à le massacrer et à mourir eux-mêmes plutôt que de laisser enlever leur jeune roi. La présence du général français causa à Ferdinand et à toute sa suite une anxiété extrême. Le prince prit la lettre de l’empereur et la lut avidement. En voici les passages les plus remarquables :


« MON FRÈRE,

« J’ai reçu la lettre de votre altesse royale. Elle doit avoir acquis la preuve, dans les papiers qu’elle a eus du roi son père, de l’intérêt que je lui ai toujours porté. Elle me permettra, dans la circonstance actuelle, de lui parler avec franchise et loyauté. En arrivant à Madrid, j’espérais porter mon illustre ami à quelques réformes nécessaires dans ses états et à donner quelque satisfaction à l’opinion publique. Le renvoi du prince de la Paix me paraissait nécessaire pour son bonheur et celui de ses sujets. Les affaires du Nord ont retardé mon voyage. Les événemens d’Aranjuez ont eu lieu. Je ne suis point juge de ce qui s’est passé et de la conduite du prince de la Paix ; mais ce que je sais bien, c’est qu’il est dangereux pour les rois d’accoutumer les peuples à répandre du sang et à se faire justice eux-mêmes. Je prie Dieu que votre altesse royale n’en fasse pas elle-même un jour l’expérience. Il n’est pas de l’intérêt de l’Espagne de faire du mal à un prince qui a épousé une princesse du sang royal et qui a si long-temps régi le royaume. Il n’a plus d’amis. Votre altesse royale n’en aura plus si jamais elle est malheureuse. Les peuples se vengent volontiers des hommages qu’ils nous rendent. Comment d’ailleurs pourrait-on faire le procès au prince de la Paix sans le faire à la reine et au roi votre père ? Ce procès alimentera les haines et les passions factieuses. Ce résultat sera funeste pour votre couronne. Votre altesse royale n’y a de droits que ceux que lui a transmis sa mère. Si le procès la déshonore, votre altesse royale déchire par là ses droits. Qu’elle ferme l’oreille à des conseils faibles et perfides. Elle n’a pas le droit de juger le prince de la Paix. Ses crimes, si on lui en reproche, se perdent dans les droits du trône…

« Quant à l’abdication de Charles IV, elle a eu lieu dans un moment où mes armées couvraient les Espagnes, et, aux yeux de l’Europe et de la postérité, je paraîtrais n’avoir envoyé tant de troupes que pour précipiter du trône mon allié et mon ami. Comme souverain, il m’est permis de vouloir en connaître les motifs avant de reconnaître cette abdication. Je le dis à votre altesse royale, aux Espagnols, au monde entier, si l’abdication du roi Charles est de pur mouvement, s’il n’y a pas été forcé par l’insurrection et l’émeute d’Aranjuez, je ne fais aucune difficulté de l’admettre, et je reconnais votre altesse royale comme roi d’Espagne. Je désire donc causer avec elle sur cet objet. La circonspection que je porte depuis un mois dans ces affaires doit être un garant de l’appui qu’elle trouvera en moi, si, à son tour, des factions, de quelque nature qu’elles soient, venaient à l’inquiéter sur son trône.

« Quand le roi Charles me fit part de l’événement du mois d’octobre dernier, j’en fus douloureusement affecté, et je pense avoir contribué, par les insinuations que j’ai faites, à la bonne issue de l’affaire de l’Escurial. Votre altesse royale avait bien des torts ; je n’en veux pour preuve que la lettre qu’elle m’a écrite et que j’ai constamment voulu ignorer. Roi à son tour, elle saura combien les droits du trône sont sacrés. Toute démarche près d’un souverain étranger de la part d’un prince héréditaire est criminelle.

« Le mariage d’une princesse française avec votre altesse royale s’accorde, dans mon opinion, avec l’intérêt de mon peuple, et je le regarde plus spécialement comme une circonstance qui m’unirait par de nouveaux nœuds à une maison dont j’ai à me louer de toute manière pour la conduite qu’elle a tenue depuis l’époque de mon avènement au trône[10].

« … Votre altesse royale connaît ma pensée tout entière. Elle voit que je flotte entre diverses idées qui ont besoin d’être fixées. Elle peut être certaine que, dans tous les cas, je me comporterai avec elle comme avec le roi son père. Qu’elle croie à mon désir de tout concilier et de trouver des occasions de lui donner des preuves de mon affection et de ma parfaite estime.

« Sur ce, mon frère, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte et digne garde.

« Bayonne, le 16 avril 1808.

« NAPOLEON. »


Cette lettre offrait un singulier mélange de rudesse et de duplicité elle renfermait des phrases d’une dureté si étrange, des insinuations tellement outrageantes, qu’on eût dit que l’empereur, dont le caractère fougueux répugnait à la fourberie cauteleuse, avait voulu mettre Ferdinand en garde contre les dangers qui le menaçaient. Il avait en quelque sorte obéi à deux impulsions contraires, à celle de sa conscience, qui semblait dire au jeune prince : Tremblez de mettre le pied sur la terre de France ; fuyez, il en est temps encore ; puis à celle d’une politique artificieuse, qui s’efforçait d’attirer la victime dans le piége fatal. Mais le chanoine Escoïquitz, toujours sous le charme, ne fut saisi que par le côté bienveillant et amical du message impérial, et fut d’avis que le prince devait, sans plus tarder, se rendre à Bayonne. Nonobstant ce conseil, Ferdinand hésitait : il s’étonnait et s’affligeait que l’empereur ne lui eût pas donné dans sa lettre le titre de majesté. Le général Savary s’appliqua une dernière fois à le rassurer : il lui dit que son souverain n’avait pu le qualifier autrement que d’altesse royale, parce qu’enfin il ne l’avait pas encore reconnu, qu’il y avait bien des points sur lesquels il était plus important de s’entendre que sur celui-là, mais qu’une fois ces points réglés, il n’hésiterait pas à le qualifier de majesté. Ces paroles décidèrent enfin le prince, qui donna les ordres de départ. A la vue des voitures qui vont emmener son roi, le peuple, dont le jugement droit et simple n’est point obscurci par les sophismes de l’esprit, est tout à coup saisi d’une anxiété inexprimable. Un grand tumulte s’élève, la foule se presse autour des voitures. Soudain un homme d’une figure farouche s’élance, et, d’un trait de serpe, coupe les traits des mules. Le peuple applaudit à cet acte audacieux par des cris frénétiques ; mais Ferdinand était déterminé à partir : il fit ratteler les mules, se jeta dans sa voiture, non sans ressentir un grand trouble, et s’avança vers cette France où, au lieu d’un allié et d’un protecteur, il allait trouver un ennemi, l’exil et la prison.

Le prince arriva le 20 avril, à dix heures du matin, à Bayonne. L’empereur habitait le château de Marac, situé à une petite distance de la ville. On dit que, lorsqu’on vint lui apprendre que Ferdinand s’approchait, il ne put réprimer cette exclamation : « Comment ! il vient ; cela est impossible ! » Il monta aussitôt à cheval et alla lui rendre visite. Les deux princes s’embrassèrent avec tous les témoignages de la plus sincère cordialité. Après une entrevue fort courte, l’empereur retourna au château de Marac et envoya prier Ferdinand, son frère don Carlos et leur suite, à dîner. A six heures, les voitures impériales allèrent chercher les princes. Au moment où elles rentrèrent dans la cour du château, Napoléon sortit de ses appartemens, vint recevoir lui-même Ferdinand à la descente de sa voiture, le prit par la main et le conduisit dans son salon. L’étiquette ne commandait rigoureusement ces démonstrations qu’à l’égard d’une tête couronnée. Elles comblèrent de joie Ferdinand, qui crut y voir l’indice que l’empereur allait le reconnaître ; mais, pendant le dîner, Napoléon, tout en traitant le prince avec une courtoisie recherchée, affecta d’éviter les occasions de qualifier son titre. Ferdinand et son frère don Carlos n’en quittèrent pas moins le château de Marac, radieux et pleins d’espoir. Leur illusion fut de courte durée.

L’empereur avait retenu près de lui le chanoine Escoïquitz. Quand les princes furent partis, il l’emmena dans son cabinet, et eut avec lui ce fameux entretien dont le récit, publié par le chanoine, est un des documens les plus précieux de l’histoire de ce siècle. Napoléon commença par déclarer qu’il lui était impossible de ne point s’intéresser au sort du roi Charles IV, qui avait réclamé sa protection, que l’abdication de ce prince avait été forcée, et qu’il ne reconnaîtrait Ferdinand comme roi que lorsque son père aurait renouvelé librement son abdication en faveur de son fils ; puis, comme s’il était fatigué de feindre, il écarta tous les voiles, et dit que les intérêts de son empire exigeaient que la maison de Bourbon, ennemie implacable de la sienne, perdît le trône d’Espagne. « La nouvelle dynastie donnerait une bonne constitution, et, par son étroite alliance avec la France, garantirait l’Espagne contre tout ce que pourrait tenter la seule puissance qui pouvait lui nuire. Charles IV, persuadé que les infans ne pouvaient gouverner dans ces temps difficiles, était prêt à lui céder tous ses droits et ceux de sa famille ; mais l’empereur estimait Ferdinand, qui était venu le voir à Bayonne avec confiance ; il voulait traiter cette affaire avec lui, et le dédommager, autant que possible, ainsi que ses frères, de ce que sa politique l’obligeait à leur ôter en Espagne. Proposez donc de ma part à Ferdinand, ajouta-t-il, de renoncer à tous ses droits à la couronne d’Espagne, et de recevoir en échange l’Étrurie avec le titre de roi et une entière indépendance pour lui et ses héritiers mâles à perpétuité. Dites-lui que je lui ferai compter en pur don, pour son établissement, une année de revenu de ce dernier état. Lorsqu’un traité aura été signé à cet égard, je lui donnerai ma nièce en mariage pour l’assurer de toute mon amitié. Si le prince fait ce que je désire, l’Espagne conservera son intégrité territoriale, son indépendance, ses lois, sa religion et ses usages. Voilà tout mon système ; je ne veux rien pour moi, pas même un village. Si tout ceci ne convient pas à votre prince, il est libre de s’en retourner après que nous aurons fixé le terme de sa rentrée et l’époque où nous commencerons les hostilités. »

Le chanoine Escoïquitz exprima sa surprise et sa douleur en entendant des propositions qui n’étaient pas même soupçonnées de son roi et de sa nation. Il s’étendit longuement sur la révolution d’Aranjuez, et s’attacha à bien convaincre l’empereur que l’abdication de Charles IV avait été volontaire. Napoléon combattit l’opinion du chanoine, et le débat sur ce point se prolongea quelque temps jusqu’à ce que l’empereur le tranchât en disant : « Laissons cela, et dites-moi, chanoine, si je peux oublier que les intérêts de ma maison et ceux de mon empire veulent que les Bourbons ne règnent plus en Espagne. Il est impossible que vous ne voyiez pas comme moi que, tant qu’il existera des Bourbons sur ce trône, je n’aurai avec l’Espagne aucune alliance sincère. Ils sauront feindre tant qu’ils seront seuls et dans l’impossibilité de me nuire ; mais, lorsqu’ils me verront occupé dans une guerre du Nord, ce qui ne peut manquer d’avoir lieu, ils se réuniront à mes ennemis. Rappelez-vous la perfidie de Charles IV lui-même, qui, au mépris de notre alliance, voulut me faire la guerre lorsqu’il me crut tout occupé de celle de Prusse, peu avant la bataille d’Iéna. Jamais, je le répète, je ne compterai sur l’Espagne, tant que les Bourbons y régneront. Les forces de cette nation, considérables de tout temps, peuvent augmenter encore sous un homme de mérite qui serait à la tête du gouvernement, et s’élever au point de nuire à mon repos ; ne vous étonnez donc point, chanoine, si je vous répète : Mauvaise politique ! »

Le chanoine s’efforça de démontrer que la proclamation du 5 octobre n’était point le fait de Charles IV, mais du prince de la Paix ; puis il fit un tableau touchant de la confiance que Ferdinand avait toujours témoignée à l’empereur. « Lorsqu’il n’était que prince, dit-il, il vous instruisit, au péril de sa vie, du désir qu’il avait de s’unir avec une princesse de votre maison. Il a renouvelé par écrit sa demande à son avènement au trône. Il ne s’est point inquiété du refus fait par vos représentans de le reconnaître roi. Il est venu en personne solliciter votre alliance, et, sans crainte, sans soupçons, se mettre, avec la confiance d’un fils, à votre disposition. L’idée qu’il avait conçue de la justice et de la générosité d’un héros a éloigné toute défiance de son cœur. » L’abbé finit en s’étendant sur l’heureuse influence qu’exercerait un mariage qui attacherait à jamais le nouveau roi à la famille impériale. « Vous me faites des contes, chanoine, lui répliqua l’empereur ; vous n’ignorez pas qu’une femme est un lien trop faible pour fixer la politique d’un souverain, et qu’on ne peut la comparer en rien aux sentimens qu’inspire une origine commune. Qui me répondra que l’épouse de Ferdinand aura sur lui de l’ascendant ? Cela ne dépend-il pas du hasard, des circonstances ? D’ailleurs, la mort peut rompre tous ces liens, et la haine, assoupie momentanément, se réveillerait alors avec plus de force. » L’empereur dit encore beaucoup d’autres choses que le chanoine n’a pu reproduire dans son récit ; il s’étendit longuement sur le personnel des princes d’Espagne, notamment sur Ferdinand. Il dit qu’il ne s’était pas attendu à rencontrer dans le fils aîné du roi d’Espagne tant d’incurie et d’ignorance ; il railla amèrement le chanoine du brillant élève qu’il avait formé, et le laissa muet et désespéré. Il mit fin à ce pénible entretien en disant à l’abbé qu’il réfléchirait de nouveau sur la question, et qu’il l’instruirait le lendemain du parti qu’il aurait pris.

Le 21 au matin, comme il l’avait dit, l’empereur fit appeler le chanoine et lui dit : « Je me suis décidé irrévocablement à changer la dynastie qui règne en Espagne. Vous pouvez en instruire le prince Ferdinand ; dites-lui de se décider avant l’arrivée du roi Charles son père. Relativement à l’échange de ses droits contre la Toscane, s’il accepte, le traité sera fait avec la plus grande solennité : dans le cas contraire, son refus deviendra toujours inutile, car j’obtiendrai de son père la cession que je désire. La Toscane restera alors à la France, et son altesse royale ne recevra aucune indemnité. » Cette déclaration arracha au chanoine une exclamation de douleur. « Sire, lui dit-il, la résolution de votre majesté m’affecte d’autant plus qu’outre le malheur de mon roi et de ma patrie, j’aurai à gémir sur la perte de la réputation de ceux qui étaient avec moi auprès du roi lorsqu’il s’est décidé à venir à Bayonne. On nous considérera comme les auteurs de cette fatale détermination moi surtout, je serai particulièrement blâmé. — Rassurez-vous, chanoine, lui répondit l’empereur ; ni vous ni les autres n’aurez raison de vous affliger : vous ne pouviez deviner mes intentions que personne ne connaissait. »

Le général Savary, le même qui, si peu de jours auparavant, faisait espérer à Ferdinand que son souverain le reconnaîtrait roi, vint lui signifier que l’empereur Napoléon avait irrévocablement résolu de renverser les Bourbons d’Espagne et de leur substituer un prince de sa propre famille, qu’en conséquence sa majesté impériale exigeait que le prince des Asturies, tant en son nom qu’en celui de toute sa famille, renonçât à la couronne d’Espagne et des Indes en faveur d’un frère de l’empereur. Comment Napoléon, qui avait à un si haut degré le sentiment des nobles et grandes choses, a-t-il pu soumettre à une pareille épreuve le dévouement d’un homme qui déjà ne l’avait que trop bien servi ? On eût dit que le maître et le serviteur avaient voulu montrer jusqu’où ils pouvaient porter, l’un l’excès de ses exigences, l’autre l’excès de son abnégation.

Le 21 avril et les jours suivans, l’empereur fit appeler ensemble ou séparément don Pedro Cevallos, les ducs de l’Infantado et de San-Carlos, et leur exposa les mêmes idées qu’au chanoine Escoïquitz. Tous reproduisirent, sous d’autres formes, les mêmes argumens que l’abbé, et tentèrent vainement de le faire renoncer à ses résolutions.

M. de Champagny intervint aussi dans ces négociations, et il eut de fréquentes conférences avec tous les conseillers de Ferdinand, notamment avec MM. de Cevallos et de Labrador. M. de Cevallos, qui, en sa qualité de ministre des affaires étrangères, se trouvait plus compromis que tous les autres, tint à M. de Champagny un langage plein de hauteur et de véhémence. « Quelle confiance, dit-il, l’Europe pourra-t-elle mettre dans ses traités avec la France, quand elle verra avec quelle perfidie celui du 27 octobre a été violé ? De quelle terreur ne sera-t-elle pas frappée en considérant les artifices, les trompeuses promesses, les séductions de tous genres, que l’empereur a mis en usage pour attirer le roi à Bayonne et le dépouiller de sa couronne ! » Il avait à peine achevé ces mots, que l’empereur, qui avait tout entendu, ouvrit impétueusement la porte de son cabinet, et, apostrophant M. de Cevallos, le qualifia de traître, parce qu’ayant été ministre de Charles IV, il avait accepté les mêmes fonctions sous Ferdinand. C’est à la suite de cette conférence orageuse que M. de Champagny soumit, dans les formes régulières et officielles, aux négociateurs espagnols les conditions que Napoléon avait communiquées lui-même au chanoine Escoïquitz. Plus elles étaient dures et outrageantes, moins Ferdinand et ses conseillers pouvaient croire qu’elles fussent définitives ; ils s’étaient persuadé que l’empereur leur demandait beaucoup pour obtenir moins, et qu’en montrant de la fermeté, on s’exposait tout au plus à perdre les provinces situées sur la rive gauche de l’Ébre. Seul, l’abbé Escoïquitz émit l’opinion que la résolution de l’empereur était irrévocable, et pressa son souverain d’accepter l’échange proposé, le trône d’Étrurie valant mieux encore, dit-il, que l’exil ou la prison en France. Cette fois, le chanoine ne fut point écouté : un éclair de courage brilla dans l’ame de Ferdinand ; il repoussa le honteux marché qui lui était offert, et déclara qu’il ne renoncerait à aucun des droits de sa maison. M. de Cevallos fit connaître, le 29 avril, cette détermination à M. de Champagny. En même temps, il lui annonça que le roi son maître ayant résolu de retourner en Espagne, afin de calmer les craintes de ses sujets, il désirait effectuer son départ de Bayonne ; mais, sous prétexte qu’il attendait dans cette ville Charles IV et la reine, l’empereur refusa de laisser partir Ferdinand : ce prince mesura de suite la portée de ce refus et comprit qu’il n’était plus libre. En effet, tous ses pas étaient épiés et surveillés ; la ville et les remparts étaient remplis de soldats ou d’agens de police apostés pour arrêter le prince, s’il voulait s’évader. La résistance qu’il avait opposée jusqu’ici aux volontés de l’empereur était une difficulté sur laquelle évidemment on n’avait pas compté. Napoléon ne savait plus comment sortir du défilé dans lequel il s’était engagé. Employer la violence, menacer le prince, le réduire par la terreur lui répugnait ; le laisser libre de retourner en Espagne, c’était la guerre, et il n’avait depuis un an imaginé tant de combinaisons fallacieuses que pour l’éviter. Son embarras était extrême ; heureusement pour lui, les vieux souverains lui vinrent en aide.

Conformément à ses ordres secrets, Murat avait déclaré, le 16 avril, à la junte suprême, que l’abdication de Charles IV ayant été forcée, ce prince avait protesté, qu’il avait écrit à l’empereur, qu’il lui avait demandé sa protection, et qu’en conséquence sa majesté impériale avait décidé qu’elle ne reconnaîtrait d’autre roi que Charles IV.

M. de Beauharnais venait d’être rappelé et remplacé dans son poste d’ambassadeur par M. de Laforest, le même qui avait dirigé avec un si remarquable talent l’épineuse opération du partage des indemnités germaniques, et rempli plus tard avec non moins de distinction le poste de ministre à Berlin. L’empereur, en plaçant un homme d’autant de sagesse et de lumière auprès du bouillant Murat, avait voulu donner à ce prince un guide et comme un mentor. La junte suprême attendit, pour obéir aux injonctions du grand-duc de Berg, que le nouvel ambassadeur se fût expliqué. M. de Laforest ne laissa pas long-temps les esprits en suspens ; il appuya sans réserve la déclaration du grand-duc. Cette manifestation ne laissa plus de doute à la junte que la cause de Ferdinand ne fût perdue sans ressource. Elle n’en exprima pas moins sa surprise qu’un acte aussi grave que la déclaration du 16 avril n’eût pas été fait par Charles IV en personne. Alors le vieux roi, conduit ou plutôt traîné par Murat, entra en scène à son tour. Il écrivit le 19 avril à son frère, l’infant don Antonio, pour lui répéter tout ce que le grand-duc avait déclaré la veille. Il lui annonça qu’il reprenait aujourd’hui même possession de la couronne, confirmait provisoirement les pouvoirs de la junte suprême, et lui ordonnait de faire connaître sa résolution à ses peuples. La junte n’était plus libre ; son autorité était méconnue, avilie ; elle n’eut point la folie de braver un pouvoir qui étreignait dans ses mains toute l’Espagne. Elle se borna à demander qu’il lui fût permis d’informer Ferdinand de ce qui se passait, que l’acte de protestation de Charles IV ainsi que la déclaration du 17 fussent tenus dans le plus grand secret, et que, pour le moment, ce prince s’abstînt d’exercer aucun acte de souveraineté. Murat et le vieux roi consentirent à tout. Il fut convenu entre eux et la junte que Charles IV et la reine se rendraient à Bayonne pour conférer avec leur fils, et régler, sous la médiation de l’empereur, tous leurs différends. Le 25 avril, les vieux souverains se mirent en route avec la fille du prince de la Paix et arrivèrent le 30 à Bayonne. Le prince de la Paix y était déjà depuis quelques jours. Ce personnage pouvant être un instrument utile entre les mains de l’empereur, Murat avait réclamé son élargissement. D’abord il ne put l’obtenir ; la junte n’avait pas cessé d’alléguer l’insuffisance de ses pouvoirs. Le 20 avril, il réitéra la demande, menaçant, en cas de nouveaux refus, de forcer la prison du prince et de le délivrer lui-même. Ces menaces effrayèrent la junte ; elle céda enfin : le prisonnier fut tiré du château de Villa-Viciosa, et remis, le 21, entre les mains du grand-duc de Berg, qui, sans perdre un seul jour, le fit partir sous escorte pour Bayonne.

Dès que Ferdinand et don Carlos surent que les vieux souverains venaient d’arriver, ils s’empressèrent d’aller leur offrir leurs respects. Charles IV se tourna vers son second fils et lui dit : « Bonjour, Carlos. » Il n’eut pas une parole pour Ferdinand. Le jeune prince voulut le suivre ; alors le vieux roi, se retournant, l’arrêta d’un air courroucé et lui dit : « N’avez-vous pas assez outragé mes cheveux blancs ? » Ferdinand, triste et confus, s’éloigna, et toute espérance s’éteignit dans son cœur.

De son côté, Napoléon avait quitté le château de Marac et était venu rendre visite à Charles IV et à la reine. Sa présence jeta le vieux roi dans un grand trouble. Charles s’approcha de lui, éleva ses bras et s’écria avec une extrême émotion : « Ah ! mon ami ! » Puis ils s’embrassèrent avec effusion. L’entretien dura plus d’une heure. Charles IV raconta à l’empereur toutes les humiliations, tous les chagrins dont il avait été abreuvé depuis plusieurs mois, et lui dit avec l’accent de la douleur : « Votre majesté ne sait pas ce que c’est que d’avoir à se plaindre d’un fils ; c’est le plus grand malheur que l’on puisse éprouver ! » Au nombre des personnages qui étaient accourus pour offrir leurs hommages aux vieux souverains, il y en avait un qui attirait tous les regards, moins encore par sa bonne mine que par les vicissitudes de sa destinée : c’était le prince de la Paix. A la vue de ce favori si aimé, Charles IV et la reine ne purent retenir leurs sanglots et se jetèrent dans ses bras. C’eût été une scène touchante, si l’objet d’une si vive tendresse en eût été plus digne. Le 1er mai, les souverains allèrent dîner au château de Marac. Le prince de la Paix les accompagnait ; mais, n’avant point été invité, il n’avait pu prendre place à la table impériale. Charles IV se tourna d’un air tout contristé vers l’empereur et lui dit : « Et Manuel, sire, Godoy… » Napoléon ne put réprimer un sourire et donna l’ordre qu’on fît entrer le prince[11].

La fortune semble fournir à Godoy une occasion de racheter toutes ses fautes. Supérieur à la haine qu’il ressent pour Ferdinand, noblement inspiré par les malheurs de sa patrie, aura-t-il le courage de dire au vieux roi « Sire, votre règne est fini, vous ne pouvez plus faire le bonheur et le salut de l’Espagne ; mais vous avez des fils : leurs droits sont aussi sacrés que les vôtres. L’empereur ne veut vous rendre la couronne que pour vous forcer à la lui abandonner ; cette couronne, vous n’avez pas le droit de la céder ; vous n’en êtes point le maître, vous n’en êtes que le dépositaire. Ne flétrissez point vos cheveux blancs en vous faisant l’instrument de la ruine de votre maison ; laissez à l’empereur tout l’odieux d’une spoliation qui attirera sur sa tête la réprobation du monde. » Ce mâle et noble langage, Godoy ne le tiendra pas. Il arrive poursuivi par les malédictions de l’Espagne entière, le cœur plein de ressentiment et de fiel, et rendant à tous ses ennemis, princes, courtisans et peuple, haine pour haine et vengeance pour vengeance. Il vit, il est libre ; c’est l’empereur qui l’a tiré des mains de ses geôliers ; sa haine contre Ferdinand se cache sous le masque de la reconnaissance qui l’enchaîne à son bienfaiteur. Chaque jour il s’entretient avec ce souverain, il se livre à lui sans réserve : tout ce que lui demande le maître de la France, il s’engage à le faire. Que lui importent l’indépendance de l’Espagne et l’honneur de ses maîtres ? Ce qui est doux à son cœur, c’est que Ferdinand partage le sort de son père et le sien, qu’il ne puisse plus régner, qu’il reste toute sa vie condamné aux tourmens de l’ambition déçue. Périsse, s’il le faut, la maison de bourbon ! le malheur de Ferdinand sera complet ; Godoy sera vengé ! Du reste, la colère des vieux souverains n’a pas besoin d’être surexcitée contre leur fils ; eux aussi ils arrivent ulcérés, et la vengeance leur est presque aussi douce qu’au favori. Celui-ci leur fait connaître les volontés de l’empereur ; ils n’ignorent plus rien : c’est leur couronne, c’est l’existence de leur dynastie qu’on leur demande, et un cri de révolte ne sort point de leur ame ! et le descendant de Louis XIV, le fils de Charles III livre son trône, ses peuples, l’honneur de sa maison, la liberté même de ses enfans, à l’homme qui a immolé le dernier des Condé ! Honte à jamais sur tant de lâcheté et d’ignominie !

Le jour même de son arrivée à Bayonne, le 30 avril, Charles IV fit venir son fils Ferdinand, et, en présence de la reine, de l’empereur et du prince de la Paix, il lui commanda avec l’accent de la colère de lui rendre sa couronne. Le jeune prince voulut répondre ; alors le vieux roi s’élança furieux de son siège, accusa son fils d’avoir voulu lui arracher la vie avec la couronne, et le menaça, s’il résistait à ses injonctions, de le faire traiter, lui et ses conseillers, comme des émigrés rebelles. La reine prit aussi la parole et s’abandonna aux plus violentes invectives contre Ferdinand. Revenu au château de Marac, l’empereur, encore tout ému de la terrible scène à laquelle il venait d’assister, réunit les personnes présentes et leur en raconta en frissonnant tous les détails. Il leur peignit le vieux roi accusant son fils, se plaignant de ses conspirations, de la perte de la monarchie et des outrages faits à ses cheveux blancs. « C’était, dit-il, le roi Priam. » Parlant de la reine, il s’écria : « Quelle femme ! quelle mère ! Elle m’a fait horreur ! elle m’a intéressé au sort de Ferdinand. »

Le jeune prince s’était retiré consterné, mais non encore abattu. Le 1er mai, il écrivit à son père qu’il était prêt à lui rendre sa couronne ; mais il y mit pour condition qu’il accompagnerait Charles IV à Madrid, et qu’en présence des cortès assemblées il formulerait sa renonciation en exposant les motifs qui l’y avaient déterminé ; que son père n’emmènerait point avec lui les personnes qui s’étaient justement attiré la haine de la nation espagnole ; qu’enfin, s’il ne voulait plus ni régner ni rentrer en Espagne, lui, Ferdinand, gouvernerait au nom du roi son père et comme son lieutenant-général. Le vieux roi répondit le lendemain à son fils. Cette lettre est digne de l’attention de l’histoire ; c’est la main de Charles IV qui l’a écrite et signée, mais c’est évidemment l’empereur qui l’a dictée. Pensées et style, tout révèle son véritable auteur. Après avoir rappelé les principaux événemens qui se sont passés en Espagne depuis la paix de Bâle, le complot de l’Escurial, la clémence dont il avait fait preuve en pardonnant à son fils, Charles IV arrive à la révolution d’Aranjuez, et il dit :

« Quelle a été votre conduite ? vous avez mis en rumeur tout mon palais ; vous avez soulevé mes gardes contre moi ; votre père lui-même a été votre prisonnier : mon premier ministre, que j’avais élevé et adopté dans ma famille, fut traîné sanglant de cachot en cachot ; vous avez flétri mes cheveux blancs ; vous les avez dépouillés d’une couronne portée avec gloire par mes ancêtres et que j’avais conservée sans tache… J’ai eu recours à l’empereur non plus comme un roi à la tête de ses troupes et environné de l’éclat du trône, mais comme un roi malheureux et abandonné. J’ai trouvé protection et refuge au milieu de ses camps ; je lui dois la vie, celle de la reine et de mon premier ministre. Il connaît tous les outrages que j’ai reçus et les violences qu’on m’a faites. Il m’a déclaré qu’il ne vous reconnaîtrait jamais pour roi, et que l’ennemi de son père ne pouvait inspirer aucune confiance aux étrangers. D’ailleurs, il m’a montré des lettres de vous qui attestent votre haine pour la France. En m’arrachant la couronne, c’est la vôtre que vous avez brisée. Votre conduite envers moi, vos lettres interceptées, ont mis une barrière d’airain entre vous et le trône d’Espagne. Il n’est ni de votre intérêt ni de celui des Espagnols que vous y prétendiez. Gardez-vous d’allumer un feu dont votre ruine totale et le malheur de l’Espagne seraient la suite inévitable. Je suis roi du droit de mes pères ; mon abdication a été le résultat de la force et de la violence ; je n’ai donc rien à recevoir de vous. Je ne puis adhérer à aucune réunion des députés de la nation. C’est encore là une faute des hommes sans expérience qui vous entourent. J’ai régné pour le bonheur de mes sujets ; je ne veux point leur léguer la guerre civile, les émeutes, les assemblées populaires et les révolutions. Tout doit être fait pour le peuple et rien par le peuple. Oublier cette maxime, c’est se rendre coupable de tous les crimes qui dérivent de cet oubli… Lorsque je serai assuré que la religion de l’Espagne, l’intégrité de nos provinces, leur indépendance et leurs privilèges seront maintenus, je descendrai dans le tombeau en vous pardonnant l’amertume de mes dernières années. »


Le jeune prince répondit à son père le 4 mai. Sa lettre était digne et habile. Il se disculpait de toute participation personnelle à l’émeute d’Aranjuez et s’attachait à démontrer que l’acte d’abdication de Charles IV avait été volontaire. Il déclarait qu’une renonciation comme celle qu’on lui demandait ne pouvait avoir lieu sans le consentement formel de tous les individus qui avaient ou pouvaient avoir un droit à la couronne, et encore moins sans l’adhésion formelle de la nation espagnole, représentée par les cortès réunies dans un lieu de sûreté. Il finissait par renouveler son refus d’abdiquer, à moins que son père ne consentît à ce qu’il lui avait demandé dans sa lettre du 1er mai.

Le prince ne pouvait conserver la moindre illusion sur le sort qui l’attendait : ce n’était plus sa couronne qui était en question, c’était la liberté de sa personne et celle de tous les membres de sa famille. Alors il embrassa une résolution extrême : il informa secrètement son oncle, l’infant don Antonio, de sa position, et lui expédia un décret royal ainsi conçu : « La junte exécutera tout ce qu’elle jugera nécessaire pour le service du roi et du royaume, et, pour cet effet, elle a tous les pouvoirs dont sa majesté elle-même serait investie. » Ce décret parvint en duplicata à la junte suprême : le primata fut intercepté[12].

Le 4 mai, deux députés, choisis par la junte suprême, arrivèrent déguisés à Bayonne. Ils échappèrent à la vigilance de la police impériale, se mirent en secrète communication avec Ferdinand et lui soumirent les demandes suivantes : Consentait-il à ce que la junte se substituât, en cas de besoin, une ou plusieurs personnes prises dans son sein ou en dehors, afin qu’elles se transportassent dans un lieu où elles pourraient agir avec liberté ? Voulait-il qu’on commençât les hostilités contre l’armée française, et, dans ce cas, quand et comment ? Fallait-il, dès ce moment, s’opposer à l’entrée de nouvelles troupes françaises en Espagne ? Jugeait-il que l’on devait procéder immédiatement à la convocation des cortès ? Enfin, de quels objets devraient-elles s’occuper ?

Le prince répondit le lendemain, 5 mai, aux députés de la junte, qu’il n’était pas libre. « Il ne pouvait conséquemment prendre aucune mesure pour la conservation du souverain et de la monarchie ; mais il donnait à la junte des pouvoirs illimités ; il l’autorisait, par un décret formel, à se transporter partout où elle le jugerait convenable, et à exercer, au nom du roi, toutes les fonctions de la souveraineté. Les hostilités devraient commencer du moment où le roi serait conduit dans l’intérieur de la France, ce à quoi, disait-il, il ne consentirait jamais, à moins qu’il n’y fût absolument forcé. » Un second décret, rendu le même jour que le précédent, portait que « les cortès s’assembleraient dans le lieu le plus convenable, qu’elles s’occuperaient d’abord de lever des troupes et de l’argent pour organiser la défense du royaume, et qu’enfin leur session serait permanente. »

Dans le moment même où Charles IV découronnait son fils et frappait dans sa personne sa maison tout entière, le 2 mai, le peuple espagnol, en qui vivait encore la vieille énergie castillane, donnait à Madrid le premier signal de sa longue et sanglante lutte avec le dominateur de l’Europe. L’attitude du grand-duc de Berg et de l’ambassadeur de France, après que Ferdinand eut quitté sa capitale, et, plus que tout le reste, l’élargissement du prince de la Paix, avaient porté les esprits à un degré inoui d’exaspération. Aussi aveugle dans son aversion pour Godoy que l’était le vieux roi dans l’attachement que lui inspirait cet homme, la nation poursuivait dans le favori tombé un ministre corrompu et prévaricateur, qui, pour satisfaire à ses débauches et à sa cupidité, avait dilapidé les finances de l’état, vendu l’Espagne à la France après l’avoir vendue aux Anglais, et conduit son pays à la honte et à la ruine. Une partie de la haine qu’inspirait le protégé se tourna naturellement contre le protecteur. L’Espagnol a un sentiment naturel des grandes choses : il est fier, ardent et plein de courage ; mais, comme son esprit est inculte, il ne sait point gouverner ses nobles qualités. Sa fierté dégénère presque toujours en présomption et son ardeur en véhémence. Si un service le touche profondément, il oublie moins encore un affront reçu, et son orgueil outragé le rend implacable dans sa vengeance. L’homme qui, depuis douze ans, remplissait le monde de sa gloire, avait séduit l’imagination de ce peuple amoureux du grandiose. Avant les événemens d’Aranjuez, tous les Espagnols admiraient l’empereur. Ce n’était point de l’estime froide et raisonnée qu’ils ressentaient pour ce grand prince, c’était de l’enthousiasme. A la vue de leur jeune roi quittant sa capitale, allant, sans troupes et sans gardes, à sa rencontre, ils ne purent se défendre d’une vague inquiétude. La confiance que leur inspirait la magnanimité de Napoléon les rassura. Ils partageaient les illusions de leur prince : ils croyaient, comme lui, qu’il trouverait l’empereur à Burgos ou à Vittoria ; mais, quand ils virent le grand-duc de Berg prendre sous sa protection tous les objets de leurs mépris, Charles IV, la reine et Godoy, lorsqu’à ces causes de désenchantement vint se joindre le fardeau de l’occupation étrangère, quand enfin ils apprirent qu’au mépris de sa dignité royale, Ferdinand avait été amené jusqu’à Bayonne, et que là l’empereur, abusant de la confiance que lui avait montrée le jeune prince, avait osé attenter à ses droits souverains et à la liberté de sa personne, la réaction fut soudaine et terrible. En un moment, la haine contre la France envahit tous les cœurs. D’autant plus ulcérée qu’elle s’est abusée, la nation espagnole prend en exécration ce même homme qu’elle admirait si franchement peu de jours auparavant. Partout se manifeste cette agitation violente, convulsive, qui est le signe précurseur des révolutions. A Madrid, à Burgos, à Tolède, toutes les têtes sont en feu : partout le peuple délaisse ses travaux pour ne s’occuper que des dangers qui menacent son roi : il est soulevé dans ses profondeurs comme la mer battue par la tempête. Bientôt des nouvelles étranges circulent, et la foule ignorante les accueille avidement. On dit qu’à Bayonne Ferdinand a tenu un langage sublime, qu’il a déclaré à l’empereur qu’il aimerait mieux mourir que de se déshonorer en renonçant à ses droits souverains. On ajoute que la Biscaye, la Navarre, la Catalogne et l’Aragon se sont levés en masse, et que les troupes françaises qui occupaient ces provinces ont toutes mis bas les armes. Au récit de ces bruits mensongers, les esprits, déjà enflammés, ne peuvent plus se contenir. A Madrid, des pamphlets à la main, brûlans d’énergie et de patriotisme, sont colportés de maisons en maisons et appellent tous les Espagnols aux armes. Murat a beau prendre une attitude menaçante, doubler les postes, faire promener ses canons à travers la ville ; la haine, dans le peuple, est plus forte que la peur : il brave, il insulte notre drapeau, et des assassinats partiels préludent au soulèvement organisé des masses. Déjà, en plusieurs villes, notamment à Burgos et à Tolède, des collisions ont éclaté entre les habitans et nos soldats. Des deux côtés, le sang a coulé, et chaque jour voit tomber dans nos rangs de nouvelles victimes. Tout annonce une commotion violente et prochaine ; Murat y est préparé.

Le 1er mai, ce prince annonça à la junte suprême que le roi Charles IV appelait à Bayonne sa fille, l’ex-reine d’Étrurie, son plus jeune fils, don Francisco de Paula, et son frère, l’infant don Antonio. La junte répondit que, l’infant de Paula n’étant âgé que de treize ans, elle ne pouvait l’envoyer à Bayonne sans un ordre formel signé de la main du roi Ferdinand. Murat insista, déclarant qu’il prenait tout sous sa responsabilité. La junte, agitée par ses scrupules et intimidée cependant, n’osait se prononcer, elle passa à délibérer toute la nuit du 1er  au 2 mai ; enfin elle céda à la force et consentit au départ. Le 2 au matin, les voitures qui devaient emmener les infans stationnaient devant le palais ; la foule, bruyante et passionnée, les entourait. La reine d’Étrurie parut la première ; elle descendit précipitamment les degrés du palais, se jeta dans une des voitures avec ses deux enfans et partit. Cette princesse avait quitté Madrid fort jeune pour aller régner en Toscane ; elle était presque une étrangère pour les Espagnols. Quand le malheur qui poursuivait sa maison l’eut ramenée dans sa patrie, elle embrassa avec ardeur la cause des souverains déchus. Le peuple ne le lui avait point pardonné ; et il la vit partir avec une sorte de joie. C’est sur une tête plus jeune qu’il avait reporté toutes ses sollicitudes. Le bruit se répand qu’on veut enlever l’infant don Francisco de Paula et le conduire à Bayonne ; on dit qu’il pleure et ne veut point partir. Les voitures sont prêtes, les mules attelées ; une émotion inexprimable s’empare de la multitude, les femmes et les hommes poussent des cris furieux. Dans ce moment passe un aide-de-camp du grand-duc de Berg, M. Auguste de La Grange. Une voix sortie de la foule s’écrie : Le voilà ! il vient enlever l’infant. Aussitôt l’officier français est pressé et enveloppé ; mille bras se lèvent pour le frapper. Il allait être massacré, si un officier des gardes wallones qui se trouvait là ne l’eût protégé au péril de sa vie.

Lorsque Murat apprit ce qui se passait, il fit avancer un bataillon et deux pièces d’artillerie qui dispersèrent à coups de fusil et de mitraille les groupes ameutés. Il crut la révolte étouffée ; mais bientôt l’incendie se rallume, grandit et embrase la ville entière. En un moment, toute la population virile se précipite hors de ses maisons, s’organise avec ensemble et discipline, et se rue sur nos soldats. Une lutte affreuse commence. Malheur aux Français isolés dans les rues ! ils sont impitoyablement égorgés. Des moines, le crucifix à la main, conduisent en l’exaltant la populace furieuse ; de toutes les fenêtres des maisons tombent sur nos soldats une grêle de balles et de projectiles. Murat n’avait d’abord engagé qu’un très petit nombre de ses soldats ; les voyant compromis, il les fit replier sur le gros de ses troupes en dehors de la ville. Puis, quand il les eut toutes rassemblées, il les lança contre les insurgés. Elles débouchèrent en colonnes profondes dans les rues d’Alcala et de San-Géronimo, balayèrent tout ce qui était devant elles, se portèrent sur le parc d’artillerie où l’insurrection avait concentré tous ses moyens de résistance, la forcèrent dans ce dernier retranchement, et restèrent maîtresses de la ville. L’insurrection était vaincue, mais non comprimée ; Français et Espagnols continuaient de s’entr’égorger avec une furie sans exemple. Alors MM. O’farill et Azanza, ministres, l’un de la guerre, l’autre des finances, et tous les deux membres de la junte suprême, se rendirent auprès du grand-duc et obtinrent de lui qu’il fît cesser le feu, lui promettant d’employer de leur côté tous leurs efforts pour apaiser le peuple. Ils parcoururent les rues de la ville un mouchoir blanc à la main ; peu à peu les feux se ralentirent, puis s’éteignirent tout-à-fait. Les groupes d’insurgés se dissipèrent, et la ville, qui tout à l’heure était un champ de carnage, rentra dans le calme, calme plein de tristesse, d’amertume et de larmes, car, des deux côtés, des flots de sang avaient coulé, et l’on se prêtait les plus sinistres projets. Les Espagnols n’en étaient plus à croire que l’empereur voulait seulement abattre la dynastie régnante ; les imaginations épouvantées allaient bien au-delà : on se disait avec effroi que le chef de la France avait résolu de conquérir l’Espagne, de l’incorporer à son empire, et, si elle osait résister, de la réduire par le fer et le feu. De son côté, Murat croyait saisir, dans la spontanéité et l’ensemble avec lesquels le peuple et les bourgeois de Madrid s’étaient soulevés et armés, les indices d’un vaste complot tramé de longue main. Ses soupçons s’étendaient jusqu’à la junte suprême elle-même. L’émeute était apaisée et les groupes dispersés quand le bruit de la fusillade retentit de nouveau : on court, on s’informe, et l’on apprend que cinquante malheureux insurgés qui avaient été pris les armes à la main et condamnés à mort par un conseil de guerre venaient d’être fusillés au Prado. La populace de Madrid avait commis sur nos soldats, dans la journée du 2 mai, des cruautés affreuses ; on avait vu des bandes de forcenés faire irruption dans les hôpitaux, se jeter sur nos soldats malades et les égorger dans leurs lits ; mais ce n’était point au chef de l’armée française à venger de telles horreurs ; son devoir était de calmer les esprits et non de les exaspérer par des représailles cruelles. Il voulut contenir les Espagnols par la terreur : il ne fit qu’envenimer leur haine et nationaliser l’insurrection. La capitale était remplie d’habitans des provinces qu’avait attirés l’avènement de Ferdinand VII ; ils retournèrent dans leurs familles, où ils firent un récit passionné des scènes dont ils avaient été témoins et propagèrent partout la haine du nom français. C’en est fait ! le prestige qui entourait notre drapeau est détruit. Les Espagnols avaient été bien près de considérer nos soldats comme des demi-dieux ; maintenant qu’ils se sont mesurés avec eux, ils voient que ce ne sont que des hommes ; ils ne les craignent plus. La guerre est commencée, guerre affreuse et sans gloire, qui, après avoir porté une atteinte profonde à la puissance morale de Napoléon, est devenue une des principales causes de ses malheurs et de sa ruine.

Pour le moment, Murat triomphait. Le 3 mai de grand matin, l’infant don Francisco de Paula partit pour Bayonne escorté par un piquet de cavalerie française. Le lendemain, ce fut le tour de l’infant don Antonio. Ce prince fit ses adieux en ces termes à la junte suprême : « Je suis parti pour Bayonne par ordre du roi, et j’engage la junte à continuer le même système tout comme si j’étais au milieu d’elle. Que Dieu nous la donne bonne ! Adieu, messieurs, jusqu’à la vallée de Josaphat. »

L’empereur eut le premier connaissance des tristes événemens du 2 mai ; ils l’affectèrent douloureusement. Il se rendit tout de suite chez les vieux souverains, et, leur présentant le rapport de Murat, il leur dit : « Voyez ce que je reçois de Madrid ; je ne puis me l’expliquer. » Charles IV lut avec beaucoup d’émotion la lettre du grand-duc ; puis, se tournant vers le prince de la Paix, il lui ordonna de faire venir immédiatement Ferdinand et don Carlos. « Ou je me trompe fort, dit-il à l’empereur, ou les infans en savent quelque chose. J’en suis au désespoir. Du reste, je ne m’en étonne pas. » Mais comment peindre le trouble de la reine, sa figure enflammée par la colère, la véhémence de ses paroles ? Elle dénonce à l’empereur son fils Ferdinand comme un traître ; elle l’accuse d’avoir voulu la faire assassiner ainsi que le roi Charles IV ; elle attribue à ses infâmes machinations les massacres du 2 mai. Les deux jeunes princes arrivent au milieu de ces imprécations. Ici s’ouvre une scène sur laquelle, pour l’honneur de la royauté moderne, nous voudrions pouvoir jeter un voile. Charles IV, la voix tremblante de colère, interpelle son fils aîné et lui demande s’il a des nouvelles de Madrid. Ferdinand garde le silence. « Eh bien ! moi ; je vais t’en donner, »reprend le père. Et il lui apprend l’émeute du 2 mai et les massacres qui ont ensanglanté les rues de la capitale. Puis il ajoute : « Crois-tu me persuader que toi ou les misérables qui te dirigent n’avez eu aucune part à ce saccage ? Était-ce pour faire égorger mes sujets que tu t’es empressé de me faire descendre du trône ? Dis-moi, crois-tu régner long-temps avec de tels moyens ? Qui est celui qui t’a conseillé cette monstruosité ? N’as-tu de gloire à acquérir que celle d’un assassin ? Ferdinand, interdit, n’avait pas la force de prononcer un mot. « Mais parle donc, malheureux ! » lui disait son père. La reine s’emporta aussi contre son fils. Elle ne se contenta pas de lui adresser les reproches les plus outrageans ; elle quitta son siège, et, s’approchant du prince, leva la main comme si elle voulait le frapper. Le vieux roi, interpellant de nouveau son fils, le somma de signer à l’instant même une abdication pure et simple, le menaçant, s’il s’y refusait, de le traiter comme un conspirateur. L’empereur était resté le témoin muet de cet horrible débat ; mais, prenant la parole à son tour, il se tourna vers Ferdinand, et lui dit : « Prince, jusqu’à ce moment je ne m’étais arrêté à aucun parti sur les événemens qui vous ont amené ici ; le sang répandu à Madrid fixe mes irrésolutions. Ce massacre ne peut être que l’œuvre d’une faction que vous ne pouvez pas désavouer, et je ne reconnaîtrai jamais pour roi d’Espagne celui qui, le premier, a rompu l’alliance en ordonnant le meurtre de mes soldats dans le moment où lui-même venait me demander de sanctionner l’action impie par laquelle il voulait monter sur le trône. Je n’ai d’engagement qu’avec le roi votre père ; et je vais le reconduire à Madrid, s’il le désire, — Moi, je ne le veux pas ! répliqua vivement Charles IV[13]. Eh ! qu’irai-je faire dans un pays où il a armé toutes les passions contre moi ? Je ne trouverais partout que des sujets soulevés. Irais-je déshonorer ma vieillesse en faisant la guerre à mes sujets et les conduire à l’échafaud ? Non, je ne le veux pas ; il s’en chargera mieux que moi. » Se tournant encore vers son fils : « Tu crois donc, lui dit-il, qu’il n’en coûte rien de régner ? Vois les maux que tu prépares à l’Espagne ! Tu as suivi de mauvais conseils ; je ne veux pas m’en mêler. Va-t’en ! »

Ferdinand était atterré ; il sortit dans l’attitude morne et silencieuse d’un criminel qui vient d’entendre la sentence de ses juges. Son courage était épuisé. A partir de ce moment, il n’essaya plus de lutter. Le 6 mai, il envoya à son père son abdication pure et simple ; mais Charles IV n’avait point attendu que son fils lui eût rendu sa couronne pour la céder -lui-même à l’empereur. La veille, 6 mai, il avait signé cet acte d’abandon, et n’y avait mis que deux conditions : la première, que la monarchie espagnole conserverait son intégrité territoriale ; la seconde, que la religion catholique continuerait d’être la religion exclusive du royaume. Le traité fut signé au nom de l’empereur par le grand-maréchal Duroc, et au nom de Charles IV par le prince de la Paix. Napoléon donna pour résidence aux vieux souverains le château de Compiègne, et, en toute propriété, le château de Chambord et ses dépendances avec un revenu annuel de 8 millions de francs. Un revenu de 100,000 francs fut assuré à chacun des infans.

Ferdinand confirma solennellement, par un acte qui fut signé le 10 mai, la renonciation de son père. L’empereur s’engagea à lui payer un revenu de 1 million de francs, et lui garantit la possession, pour lui et ses héritiers, des palais et domaines de Navarre. Le chanoine Escoïquitz eut la douleur d’attacher son nom à ce traité, qui consacrait la ruine de son maître. La postérité ne séparera point les noms de Godoy et d’Escoïquitz dans cette triste et honteuse histoire des discordes et des malheurs de la maison d’Espagne.

Les infans don Antonio et don Carlos adhérèrent, le 12 mai, aux renonciations de Charles IV et de Ferdinand.

L’acte de spoliation est consommé : Napoléon tient maintenant dans ses mains la couronne des Espagnes. Sur quel front va-t-il la placer ? Son choix est fait. Louis l’ayant refusée, c’est, comme nous l’avons dit, à son frère le roi de Naples qu’il a résolu de l’offrir. Il en avait informé le grand-duc de Berg ; mais ce prince, qui ambitionnait la couronne pour lui-même, et qui espérait que Joseph la refuserait à l’exemple de Louis, continuait de travailler à Madrid pour son propre compte. Il s’était appliqué avec plus d’activité que d’art à se créer des partisans dans les grands corps de l’état ; il avait fait sonder les membres les plus influens du conseil de Castille et même ceux de la junte suprême. M. de Laforest, au lieu de combattre des tendances et des désirs contraires aux desseins de l’empereur, eut la faiblesse de les encourager. Voici ce qu’il écrivait le 11 mai à M. de Champagny : « Bien que son altesse impériale le grand-duc de Berg ait fait répandre de proche en proche que sa majesté le roi de Naples était destiné à régner en Espagne, j’aperçois, depuis trois jours surtout, une sorte de froideur dans le public à se prononcer pour Joseph Napoléon plutôt que pour Joachim. » L’empereur fut surpris et blessé que le grand-duc de Berg osât convoiter un trône destiné au frère de son souverain, et que son ambassadeur eût accepté un rôle subalterne dans cette misérable intrigue. Il fit adresser à ce dernier de sévères reproches. Le même jour où M. de Laforest adressait à M. de Champagny la lettre que nous venons de citer, le 11 mai, ce ministre lui écrivait :

« Lorsque sa majesté vous a placé près de son altesse impériale, son intention a été de mettre auprès du prince un homme qui eût ce qu’il ne peut avoir, l’expérience des affaires et la connaissance des hommes, qui pût prêter aux qualités brillantes de son altesse impériale l’appui des lumières acquises dans une longue carrière civile, et de ce sang-froid avec lequel l’homme versé dans les affaires juge les choses. L’empereur trouve que vous n’avez pas rempli ses intentions. Il vous accuse d’une secrète faiblesse que la séduction du prince rend du reste fort excusable, d’avoir été conduit là où vous deviez conduire, et de vous être laissé aller à une complaisance qu’il appelle de la flagornerie… Son opinion est qu’il n’y a pas une voix pour le grand-duc, qu’il ne peut pas y en avoir, que la nation espagnole, étant toujours dans cette situation de haine et d’humiliation où les derniers événemens l’ont mise, doit, par amour-propre, désirer moins que tout autre le grand-duc, qui, dans un jour, a confondu son orgueil et renversé toutes ses espérances… »

L’acceptation de la couronne d’Espagne par le roi de Naples mit tout naturellement un terme aux espérances et aux secrètes menées de Murat. Si Joseph n’avait consulté que sa modération naturelle, il eût préféré son beau et paisible royaume italien au périlleux honneur de venir régner sur les Espagnes ; mais il craignit, par un refus, de jeter son frère dans d’inextricables embarras. Il accepta donc la nouvelle et orageuse destinée que Napoléon venait d’ouvrir à l’ambition de sa famille ; il quitta Naples et se rendit à Bayonne.

L’empereur, tout en faisant violence à la nation espagnole, voulait avoir l’air de céder à ses désirs. Il tenait surtout à ce que le premier corps de l’état, le conseil de Castille, prît l’initiative et exprimât officiellement le vœu que la couronne fût déférée à son frère Joseph ; mais le grand-duc de Berg et l’ambassadeur de France rencontrèrent dans cette assemblée des résistances auxquelles ils ne s’étaient pas attendus. Le conseil de Castille ignorait encore le traité par lequel Ferdinand avait cédé tous ses droits au trône, et ne se considérait point comme délié du serment qui l’attachait au roi légitime. Les plus sévères s’indignaient que l’empereur voulût les obliger à prendre l’initiative d’une défection qui les déshonorerait aux yeux de leurs concitoyens. Beaucoup, à demi gagnés par Murat, n’osaient émettre un vœu en faveur de Joseph, de peur de se faire un ennemi du premier. Il fallut, pour triompher des scrupules du conseil, que le grand-duc et l’ambassadeur lui donnassent communication du traité de cession signé le 10 mai à Bayonne. Le 13, l’assemblée envoya au grand-duc une adresse rédigée avec une réserve et une sécheresse calculées pour sauver la dignité de ce corps. Il déclara qu’il lui paraissait convenable qu’en exécution de ce qui avait été ordonné par l’empereur, le choix tombât sur son frère aîné, le roi de Naples[14]. La junte suprême ainsi que la municipalité de Madrid suivirent l’exemple du conseil de Castille ; ils écrivirent le même jour à l’empereur pour lui faire connaître leurs vœux en faveur de Joseph Napoléon et leur désir de concourir à l’exécution de ses grands desseins.

Cependant les vieux souverains, l’ex-reine d’Étrurie, l’infant don Francisco de Paula et le prince de la Paix avaient quitté Bayonne et s’étaient dirigés sur Compiègne. Cette résidence, surtout la forêt magnifique qui l’entoure, séduisirent d’abord Charles IV ; mais la sévérité du climat ne lui permit pas d’y faire un long séjour. Le 17 septembre 1808, il quitta Compiègne pour n’y plus revenir, et se transporta à Marseille, où il se fixa pendant plusieurs années.

Ferdinand, son frère don Carlos, l’infant don Antonio et quelques serviteurs fidèles demandèrent à n’être point séparés dans leur commun exil. L’empereur leur assigna pour demeure le château de Valençay, propriété du prince de Talleyrand. Ils partirent pour s’y établir le 11 mai. Le château de Valençay était un domaine princier, digne, par sa magnificence, des hôtes illustres qui allaient l’habiter ; mais il n’en était pas moins pour l’homme qui venait d’être précipité du trône une odieuse prison. La fatalité de sa position le voulait ainsi. Ferdinand, en perdant sa couronne, ne pouvait pas conserver sa liberté ; du moins il pouvait ennoblir son infortune par sa dignité et son courage. Le jour même de son arrivée à Valençay, il prend la plume il écrit à son ennemi, à l’homme qui l’a découronné et fait son prisonnier, à l’empereur enfin ; il lui écrit pour lui offrir ses respectueux hommages. Bientôt il s’agenouille plus bas encore. Il apprend l’élévation de Joseph sur le trône d’Espagne : par une nouvelle lettre du 22 juin, il exprime à l’empereur la satisfaction que cet événement lui a fait éprouver, ainsi qu’à ses frères et à son oncle ; il fait plus, il écrit lui-même au prince qui vient d’usurper sa couronne ; il lui écrit pour le féliciter, et cette lettre, il l’envoie à l’empereur en le priant, quand il l’aura lue, de daigner la présenter à sa majesté catholique, « une médiation si respectable, dit-il, lui garantissant que sa lettre sera reçue avec toute la cordialité que lui, ses frères et son oncle désirent. » Ce sont là des actes d’une incomparable bassesse. A la vue de Ferdinand cherchant sa sécurité en baisant la main qui le frappe, l’ame se soulève de dégoût, et cependant qui oserait s’attribuer le droit d’en faire peser toute la honte sur ce jeune et malheureux prince ? En présence d’une si grande infortune, il en coûte à l’histoire d’accuser et de condamner ; elle ne peut que gémir et se taire.


ARMAND LEFEBVRE.

  1. Les Espagnols admirent la cavalerie française, la garde, les généraux ; mais l’infanterie, harassée, composée de conscrits, leur fait pitié, et la lutte corps à corps ne les effraie point. (Dépêche de M. Henri, ministre de Prusse à Madrid.)
  2. Dépêche de M. de Beauharnais, Madrid, 25 mars 1808. (Dépôt des archives des affaires étrangères.)
  3. Lettre de l’empereur à Murat, 29 mars 1808.
  4. Documens historiques et Réflexions sur le gouvernement de la Hollande, par Louis Bonaparte, ex-roi de Hollande, volume II, page 291 et suivantes.
  5. Mémoire de don Pedro Cevallos, pages 27 et 28.
  6. Lettres de Ferdinand à son père, 8 avril et 4 mai 1808.
  7. Mémoires du duc de Rovigo, volume III, page 278 et suivantes.
  8. Dépôt des archives des affaires étrangères.
  9. Mémoires du duc de Rovigo, volume III, pages 308 et 309.
  10. Tout ce paragraphe relatif au mariage a été retranché dans la publication qui en a été faite dans le Moniteur.
  11. Le roi souffrait de ses rhumatismes. Pendant le dîner, il parla beaucoup de sa passion pour la chasse, à laquelle il les attribuait. « Tous les jours, dit-il, quelque temps qu’il fit, hiver et été, je partais après avoir entendu la messe et déjeuné ; je chassais jusqu’à une heure ; je dînais, et j’y retournais immédiatement jusqu’à la chute du jour : Le soir, Manuel avait soin de me dire si les affaires allaient bien ou mal, et j’allais me coucher pour recommencer le lendemain. »
  12. Les anxiétés du jeune prince se peignent tout entières dans la lettre suivante, qu’il avait écrite le 28 avril à son oncle don Antonio, qui fut aussi interceptée, et à laquelle Charles IV, dans sa lettre du 2 mai à son fils, avait fait allusion :
    « CHER AMI,
    « J’ai reçu ta lettre du 22, et j’ai lu les copies des deux autres qu’elle renferme, celles de Murat et sa réponse. J’en suis satisfait. Je n’ai jamais douté de ta prudence et de ton amitié pour moi : je ne sais comment t’en remercier.
    « L’impératrice est arrivée ici hier au soir à sept heures. Il n’y eut que quelques petits enfans qui crièrent vive l’impératrice ; encore ces cris étaient-ils bien froids. Elle passa sans s’arrêter et fut de suite à Marac. J’irai lui rendre visite aujourd’hui.
    « Cevallos a eu hier un entretien fort vif avec l’empereur qui l’a appelé traître, parce qu’ayant été ministre de mon père, il s’est attaché à moi, et que c’était là la cause du mépris qu’il avait pour lui. Je ne sais comment Cevallos a pu se contenir, car il s’irrite facilement, surtout en entendant de tels reproches. Je n’avais pas connu jusque-là Cesallos ; je vois que c’est un homme de bien qui règle ses sentimens sur les véritables intérêts de son pays, et qu’il est d’un caractère ferme et vigoureux, tel qu’il en faut dans de semblables circonstances.
    « Je t’avertis que Marie-Louise (l’ex-reine d’Étrurie) a écrit à l’empereur qu’elle fut témoin de l’abdication de mon père, et qu’elle assure que cette abdication ne fut pas volontaire. Gouverne bien et prends des précautions, de peur que ces maudits Français n’en agissent mal avec toi. Reçois les assurances de mon tendre attachement. »
  13. Don Pedro Cevallos raconte cette scène d’une manière entièrement différente. Il présente Ferdinand troublé, mais résistant encore aux menaces de son père et de sa mère ; puis il ajoute que l’empereur acheva d’abattre l’énergie du jeune roi en lui disant : « Prince, il faut opter entre l’abdication on la mort. » L’accusation serait bien grave, si elle ne partait d’une plume ennemie. M. de Cevallos est un témoin trop intéressé à altérer la vérité pour n’être pas récusé.
  14. Dépêches de M. de Laforest, 13 mai 1808.