Les Bourbons d’Espagne sous l’Empire/02

LES


BOURBONS D'ESPAGNE


EN 1807 ET EN 1808.




LA COUR DE MADRID EN 1807 ET EN 1808.




L’héritier du trône, Ferdinand, n’avait pu voir sans une jalousie profonde s’élever du sein des désordres de sa mère la fortune du favori. Sa haine contre Godoy datait de loin. Dès ses plus jeunes ans, elle avait été nourrie, fomentée dans son cœur par l’abbé Escoïquitz, son précepteur. Les ennemis de ce dernier l’ont accusé d’avoir voulu faire du prince des Asturies l’instrument de sa grandeur personnelle et travaillé à la ruine du favori dans l’espoir de lui succéder. Godoy se vengea en retirant à l’abbé la direction du prince et en l’envoyant à Tolède, où il lui fit donner un canonicat : c’était un exil déguisé ; mais le nouveau chanoine ne se laissa point décourager. Du fond de sa retraite, il continua d’entretenir une correspondance mystérieuse et très active avec son élève, lui recommandant de se tenir en garde contre tout ce qui l’entourait, d’apporter dans sa conduite une extrême circonspection, et de ne prendre aucune résolution sans le consulter.

En 1803, Ferdinand épousa une princesse de Naples, fille de la reine Caroline. Cette union a été l’origine de toutes les discordes qui depuis ont troublé l’intérieur de la maison d’Espagne. La princesse, élevée à l’école de sa mère, avait une pétulance de caractère, un esprit d’intrigue et de domination qui ne tardèrent pas à lui aliéner le cœur de la reine Luisa. Au bout de six mois, ces deux femmes étaient ennemies. L’abbé Escoïquitz se trouva mêlé indirectement à ces divisions domestiques ; il reçut des confidences dangereuses et donna des conseils qui le compromirent sans retour dans la cause de Ferdinand. Une mort prématurée enleva subitement la princesse des Asturies. Cette mort venait si à propos pour servir les passions haineuses de la reine, qu’on ne manqua pas de dire, sans qu’on pût alléguer la moindre preuve à l’appui d’une pareille imputation, que la jeune princesse était morte empoisonnée. Ferdinand se trouva tout à coup plongé dans l’isolement et la tristesse. Il regarda autour de lui et s’appliqua à se faire des partisans. Un prince, un héritier du trône a-t-il jamais manqué d’amis ? Bientôt il eut une petite cour composée d’hommes sûrs et dévoués : c’était d’abord son ancien précepteur, l’abbé Escoïquitz, puis le duc de l’Infantado, le comte d’Orgaz, le marquis d’Ayerbe, le duc de San-Carlos, le comte de Montarco. Ils devinrent ses conseillers intimes et le guidèrent au milieu des écueils semés autour de sa personne. La cour se trouva divisée en deux partis, celui du prince des Asturies et celui du prince de la Paix. Égarés par la haine qui les enflammait l’un contre l’autre, ils se prêtaient mutuellement les sentimens et les desseins les plus odieux. Les amis de Ferdinand accusaient le favori de vouloir écarter du trône l’héritier légitime, et peut-être d’oser concevoir la pensée de s’y mettre à sa place. Godoy à son tour laissait planer le soupçon que Ferdinand conspirait dans l’ombre contre l’autorité du roi son père. Effrayé cependant des dangers auxquels l’exposait l’inimitié du jeune prince, le favori tenta une démarche de réconciliation ; il proposa de l’unir à la sœur de sa propre femme. En formant de tels noeuds, Ferdinand ne se serait point mésallié, car la sœur de la princesse de la Paix était de race royale. Il penchait, dit-on, à l’accepter ; mais tous ses amis le dissuadèrent de contracter une alliance qui l’eût déshonoré et placé dans la dépendance de son plus grand ennemi.

Poussé à bout, menacé par le prince des Asturies, Godoy n’avait plus qu’un moyen de se garantir contre les ressentimens de son ennemi, c’était de tâcher de le perdre et d’accroître sa propre puissance. Il trouva dans la reine une auxiliaire passionnée qui ne servit que trop bien ses projets. La santé chancelante du roi faisait appréhender un changement prochain de règne. L’idée de descendre du trône, de se trouver à la merci d’un fils dans lequel elle voyait un rival, obsédait cette princesse. Poussée par les plus mauvaises passions, par la haine de son propre sang, par l’amour désordonné d’un pouvoir qu’elle était incapable d’exercer, elle conçut un projet abominable : ce fût, en cas de mort prochaine de Charles IV, de faire déclarer son fils aîné incapable de régner, de conserver, sous le titre de régente, l’autorité suprême, et de gouverner de concert avec le prince de la Paix. Il s’agissait d’accoutumer la nation à voir la toute-puissance de la reine et du favori se prolonger par-delà la mort du vieux roi. On eut recours, pour perdre le jeune prince dans l’opinion, aux plus infames machinations : on s’attacha à noircir sa réputation ; on le peignit comme un prince sans foi, méchant, cruel et livré aux plus honteuses débauches. Ce n’est pas tout : on le tint éloigné de toutes les affaires ; on l’entoura d’espions et l’on frappa de disgrace tous ses amis. Tandis qu’on abreuvait d’amertume l’héritier du trône, le favori s’élevait de plus en plus dans la sphère des honneurs. A toutes les dignités dont ils l’avaient comblé, ses souverains en ajoutèrent de plus grandes encore : ils lui déférèrent le titre d’altesse royale et toutes les prérogatives des infans : ils le nommèrent généralissime des armées de terre et grand-amiral ; enfin, ce qui était plus significatif encore, ils mirent sous ses ordres directs la garde royale, ainsi que la haute police du palais. C’était presque l’égaler à eux-mêmes.

La tâche la plus délicate était de gagner les chefs de l’armée et les grands corps de l’état. Séductions de toutes espèces, insinuations perfides sur la naissance douteuse de Ferdinand, promesses, prières, menaces, tout fut mis en œuvre pour corrompre les ambitieux, entraîner les faibles, intimider les cœurs fermes et courageux. L’important surtout était de s’assurer l’appui du conseil de Castille ; mais le pouvoir rencontra dans cette assemblée des résistances auxquelles il ne s’était pas attendu. La majorité resta inaccessible aux séductions du favori, et sa noble attitude retint dans la ligne du devoir ceux de ce corps dont la conscience moins ferme était disposée à faillir.

La situation du prince des Asturies devenait de jour en jour plus grave. Secrètement avertis de ce qui se machinait contre lui, ses amis étaient en proie aux plus sinistres appréhensions. C’est qu’en effet la reine et le favori ne pouvaient plus s’arrêter sur la pente fatale où ils étaient lancés, et leurs intérêts comme leurs passions semblaient les pousser l’un et l’autre à un crime.

Les relations intimes qui, après le traité de Tilsitt[1], s’établirent entre les cours de Madrid et des Tuileries, mirent le comble aux angoisses de Ferdinand. Godoy avait un intérêt immense à obtenir la protection de Napoléon : Napoléon en avait un non moins pressant à gagner l’homme dans lequel se personnifiait le gouvernement de l’Espagne. Qui pouvait prévoir ce que tenterait l’audace d’un favori ambitieux et d’une mère dénaturée, s’ils étaient soutenus, encouragés par le chef de la France ? Des esprits troublés par la peur devaient tout admettre et tout craindre. Dans une extrémité aussi affreuse, les conseillers de Ferdinand jugèrent qu’il ne lui restait plus qu’un seul moyen de déjouer la trame ourdie par sa mère et son rival : c’était de s’adresser directement, et dans le plus grand secret, à l’empereur, d’implorer sa haute protection et de le supplier de lui choisir une épouse parmi les princesses de la famille impériale. Un nouvel ami, un guide, vint soudainement en aide, dans cette grave circonstance, au prince des Asturies. Cet ami, ce guide, fut l’ambassadeur de France en personne, M. de Beauharnais.

La fortune, qui avait secondé jusqu’ici avec tant de constance les desseins de Napoléon, qui avait mis sur sa tête la plus belle couronne du monde et à ses pieds presque toute l’Europe, la fortune lui avait refusé la satisfaction la plus douce, celle de laisser à sa postérité un trône élevé au prix de tant de périls et d’efforts. L’impératrice avait perdu l’espoir de le rendre père. Ce n’était pas le seul malheur de cette princesse. Bien qu’aucune femme peut-être n’ait possédé à un plus haut degré l’art de plaire et d’attacher, elle n’avait pas cessé d’être en butte à la haine des frères et des sœurs de son mari. Ils redoutaient l’ascendant qu’elle pouvait exercer sur lui, et craignaient qu’elle n’en abusât au profit de ses enfans, Hortense et Eugène Beauharnais. Ils accusaient sa stérilité, qui laissait, disaient-ils, le trône impérial sans garantie. Enfin ils poussaient leur frère à la répudier et à chercher, dans des enfans issus d’un nouveau mariage, des gages de la durée de sa dynastie. Joséphine n’ignorait aucune de ces manœuvres secrètes, et elle se consumait de douleur dans l’appréhension d’un divorce qui l’écarterait à la fois du trône et du lit de l’empereur. Bien moins pour rehausser l’éclat de sa maison qu’afin de se créer des points d’appui contre la haine des Bonaparte, elle était incessamment préoccupée d’élever, par des alliances princières, les membres de sa famille. Elle avait une nièce pleine de charmes et de graces, Mlle Tascher de la Pagerie, qu’elle aimait tendrement, et elle rêvait pour elle de hautes destinées.

Dès que M. de Beauharnais eut pris possession de son ambassade et qu’il eut été initié aux discordes de la famille royale d’Espagne, il conçut un projet inspiré par la connaissance qu’il avait des désirs secrets de l’impératrice sa belle-sœur : ce fut d’unir Mlle de la Pagerie au prince des Asturies. Il dut en écrire confidentiellement à l’impératrice et demander des instructions pour une circonstance aussi délicate[2]. La conduite qu’il a tenue depuis ne permet pas un instant de douter que ces instructions, quelle que soit la main qui les ait rédigées et signées, ne lui aient été envoyées et ne l’aient autorisé à désigner aux préférences du prince des Asturies Mlle Tascher de la Pagerie. Il eut à ce sujet, dans les mois de juillet et d’août 1807, de nombreuses conférences avec les conseillers du prince, notamment avec le duc de l’Infantado et le chanoine Escoïquitz. On dit même que, pour mieux irriter les désirs du prince, il fit passer sous ses yeux un portrait de Mlle Tascher, et que la vue de cette charmante figure l’enivra.

Ferdinand suivit les conseils de ses amis, et, le 11 octobre 1807, il écrivit, à l’insu de son père et de sa mère, à l’empereur Napoléon. Sa lettre portait tous les caractères de la plus respectueuse déférence et de l’effusion la plus amicale. Il commençait par exprimer ses sentimens de respect, d’estime et d’attachement pour un héros « qui effaçait, disait-il, tous ceux qui l’avaient précédé. » Il implorait ensuite sa puissante protection. « Je suis bien malheureux d’être obligé par les circonstances à cacher comme un crime une action si juste et si louable ; mais telles sont les conséquences funestes de l’extrême bonté des meilleurs rois. » Enfin, il sollicitait l’honneur de s allier à une princesse de son auguste famille. « C’est le vœu unanime de tous les sujets de mon père, ajoutait-il : ce sera aussi le sien, je n’en doute pas, malgré les efforts d’un petit nombre de malveillans, aussitôt qu’il aura connu les intentions de votre majesté impériale. C’est tout ce que mon cœur désire ; mais ce n’est pas le compte de ces égoïstes perfides qui l’assiégent, et ils peuvent, dans un premier mouvement, le surprendre. Tel est le motif de mes craintes. Il n’y a que le respect qu’inspire votre majesté impériale qui puisse déjouer leurs complots, ouvrir les yeux à mes bons, à mes bien-aimés parens, les rendre heureux, et faire en même temps le bonheur de ma nation et le mien. Le monde entier admirera de plus en plus la bonté de votre majesté impériale, et elle aura toujours en moi le fils le plus reconnaissant et le plus dévoué. » Ferdinand terminait en déclarant qu’il se refuserait avec une invincible constance à s’allier à toute personne que ce fût sans le consentement de sa majesté impériale, « de qui, disait-il, il attendait uniquement le choix d’une épouse[3]. »

Au fond, bien qu’on en ait dit, l’empereur fut très satisfait de la lettre de Ferdinand. Par cette démarche illégale, presque criminelle, le prince se mettait à sa discrétion : il lui livrait le secret de sa vie domestique et en quelque sorte sa destinée. Tout réussissait ainsi au gré des désirs de l’empereur. Il ne répondit point à Ferdinand ; il ne pouvait pas lui répondre. S’il l’eût fait, il aurait manqué à tous les égards dus au roi Charles IV, et compromis le succès de la négociation du traité de Fontainebleau ; mais, sans s’engager personnellement par aucun écrit ni parole, il admit au nombre des combinaisons qui pouvaient s’offrir un jour une alliance entre une princesse de sa famille et le prince des Asturies.

Ce n’est point à Mlle Tascher qu’il réservait l’honneur d’occuper un jour le trône d’Espagne. Il n’entrait point dans ses calculs d’élever si haut la nièce de l’impératrice. Ses vues se portaient sur une jeune personne qui lui appartenait par des liens de parenté plus directs. Lucien Bonaparte, après sa brouille avec l’empereur, s’était retiré à Rome, où il menait, sous le titre de prince de Canino, une existence heureuse, mais inutile à la France et à son frère. Dans le voyage que ce dernier fit en Italie à la fin de l’année 1807, le roi de Naples, Joseph, tenta de le réconcilier avec Lucien. Une entrevue fut ménagée entre les deux frères, et elle eut lieu le 13 décembre, à neuf heures du soir, dans la ville de Mantoue. L’empereur conjura de nouveau Lucien de ne point séparer sa fortune de la sienne ; il lui offrit, pour lui, le trône de Portugal, et pour sa fille Charlotte la main du prince des Asturies ; mais il insista pour que son frère rompît son mariage avec Mme de Jaubertou, lui offrant d’ailleurs d’assurer à cette dame et à ses enfans une grande existence en Italie. Le langage pressant de l’empereur émut beaucoup Lucien ; on dit qu’il versa des larmes. Il n’en refusa pas moins de se séparer de la femme obscure, mais aimée, à laquelle il avait lié sa destinée. L’empereur n’avait pas encore perdu tout espoir de vaincre son obstination. En le quittant, il lui donna huit jours pour réfléchir et se décider. Le roi de Naples, le prince de Talleyrand, Fouché, épuisèrent tour à tour leur éloquence pour le faire renoncer à sa résolution. Tout fut inutile, et les deux frères se séparèrent pour ne plus se revoir qu’en 1815. Toutefois Lucien ne voulut point enchaîner l’avenir de sa fille : il fut convenu que la jeune personne quitterait ses parens et viendrait attendre aux Tuileries le sort brillant que les événemens et la volonté de l’empereur semblaient lui réserver.

Cependant, le prince des Asturies et le prince de la Paix ne pouvaient plus contenir la haine qui les poussait l’un contre l’autre. Se croyant tous les deux assurés de la protection de l’empereur, ils se persuadèrent qu’ils pouvaient tout entreprendre. Ferdinand se mit en mesure de dessiller les yeux du roi son père sur le compte du favori, et s’entendit avec ses amis afin de déjouer, en cas de mort prochaine de Charles IV, les funestes desseins de sa mère. De son côté, Godoy épia toutes les démarches du jeune prince, impatient de le saisir en délit de conspiration, afin de le transformer en criminel d’état et de le frapper dans ses droits à l’héritage du trône. Il fut secrètement informé, par une dame du palais, que Ferdinand passait une partie de ses nuits à écrire, et, qu’il avait avec ses conseillers, notamment avec le duc de l’Infantado et le chanoine Escoïquitz, de longs entretiens. Ces renseignemens lui suffirent. Il communiqua à la reine d’abord, puis au roi, ses soupçons et ses craintes. Le 29 octobre, à six heures et demie du soir, le prince des Asturies fut arrêté et conduit, sous escorte, dans la salle du conseil. Le roi présidait en personne, entouré de tous ses ministres. Misérable jouet d’un favori ambitieux et d’une reine dissolue, oubliant, tout ce qu’il doit à sa dignité de père et de roi, ce vieillard inflige à son fils, à l’héritier de sa couronne, le plus sanglant de tous les outrages il lui fait subir la honte d’un interrogatoire ; il s’emporte contre lui, le reconduit lui-même, à la tête de ses gardes, dans ses, appartemens, le somme de lui rendre son épée, place deux sentinelles à sa porte et puis rentre chez lui le cœur plein de trouble et de colère. Les conseillers les plus intimes de Ferdinand, le chanoine Escoïquitz, le duc de l’Infantado et le duc de San-Carlos, sont de même arrêtés et jetés en prison. Au nombre des papiers saisis chez ce prince, on trouva deux mémoires écrits de sa propre main, mais qui avaient été composés par le chanoine Escoïquitz. L’un et l’autre étaient adressés au roi et avaient pour but de lui dévoiler les projets criminels du prince de la Paix. Le caractère du favori, sa conduite privée et politique, ses vices, son ambition, tout y était peint avec des couleurs surchargées ; la calomnie y était poussée jusqu’à l’absurde. On ne se bornait pas à dénoncer son incurie, son indolence, le scandale de ses mœurs ; on en faisait une sorte de monstre digne de figurer dans l’histoire à côté de Séjan. On trouva aussi chez le prince des Asturies la minute de la lettre qu’il avait écrite le 11 octobre à l’empereur, le plan de conduite à suivre en cas de mort prochaine du roi, et enfin divers décrets tout préparés et qui portaient déjà le seing de Ferdinand VII ; la date seule était en blanc. Le duc de l’Infantado était nommé commandant des troupes ; le comte de Montarco, président du conseil de Castille ; le duc de San-Carlos conservait ses fonctions de grand-maître du palais. Le poste de premier ministre était déféré au vieux comte de Florida-Blanca, ancien ministre de Charles III. Au moment où Charles IV aurait cessé de vivre, Ferdinand resterait près de sa mère ; il continuerait d’avoir pour elle les plus respectueux égards, mais il s’attacherait à ses pas, il ne la quitterait pas un seul instant. De son côté, le duc de l’Infantado se mettrait immédiatement à la tête des troupes ; il cernerait le palais et proclamerait Ferdinand VII roi d’Espagne et des Indes. Le nouveau roi informerait, sur-le-champ l’empereur de son élévation et réclamerait sa puissante protection. La lettre à ce souverain était toute prête et également signée ; il n’y manquait que la date.

A, la lecture de ces pièces qui la dévoilaient, la reine s’abandonna à des transports inouis de colère ; toute prudence l’abandonna. Elle fit passer dans le cœur du vieux roi la furie qui l’animait, lui représenta de simples mesures éventuelles comme un attentat médité par Ferdinand contre leur couronne. Au nom de sa dignité de reine et de mère outragée, elle exigea que le roi fît un exemple terrible en déshéritant ce fils criminel de ses droits au trône. Dans son délire de vengeance, elle laissait égarer sa parole dans les plus affreuses imprécations ; elle fit peur à Godoy lui-même. « La fureur de la reine est inouie, écrivait M. de Beauharnais, le 22 novembre, à M. de Champagny ; elle ne parle que de sang et de bourreau ; elle vomit des injures contre la France et l’empereur. Elle croit que la France soutient son fils. Godoy craint la reine et ses fureurs. » Charles IV ne se donna point la peine d’approfondir les motifs qui pouvaient atténuer, en les expliquant, les torts de son fils. Il crut tout ce que lui dirent le favori et la reine. Il fut frappé surtout de cet ensemble de mesures arrêtées dans l’attente de sa mort prochaine et combinées avec une prévoyance à la fois si minutieuse et si hardie. Ces décrets anticipés, et qui déjà portaient le seing de Ferdinand VII, lui apprirent que son fils était las d’attendre si long-temps la couronne, et cette révélation le navra de douleur. Il s’abandonna aveuglément aux impulsions haineuses de la reine, et adressa, le 30 octobre, à ses peuples, une proclamation par laquelle il leur annonça que son fils le prince des Asturies et ses perfides conseillers avaient conspiré contre sa personne et son autorité. Il voulut confier lui-même ses chagrins à l’empereur : il lui écrivit que son fils avait formé le complot terrible de le détrôner et osé attenter à la vie de sa mère. « La loi, dit-il, qui l’appelait à la succession doit être révoquée : un de ses frères sera plus digne de le remplacer et dans mon cœur et sur le trône. »

La nation espagnole aimait le prince des Asturies sans savoir s’il était digne de son amour ; elle l’aimait parce qu’il était jeune et malheureux ; elle l’aimait surtout parce qu’il était l’ennemi et la victime du favori. Elle attendait de lui le terme de ses propres misères, et, dans ses illusions, elle se plaisait à le parer de toutes les vertus, de tous les talens qui manquaient à ses maîtres actuels. Le récit de ce qui venait de se passer la remplit de surprise et d’horreur ; elle s’attendrit sur le sort de cette jeune tête livrée à la haine d’un favori et d’une reine abhorrés, et elle trembla que les murs de l’Escurial ne vissent se renouveler la sévérité cruelle de Philippe II. Alors elle tourna les yeux vers la France et fit des vœux ardens pour que l’empereur intervînt et sauvât son prince bien-aimé ; mais Napoléon n’eut pas besoin de s’interposer entre le père et le fils. Le bon et faible Charles IV ne ressemblait guère au terrible fils de Charles-Quint. Quant au prince de la Paix, cette pâle copie de Buckingham, lui non plus n’était pas cruel ; il avait tous les vices des voluptueux ; il n’avait ni l’audace ni la logique impitoyable des ambitieux. D’ailleurs, eût-il voulu pousser les choses à l’extrême, une circonstance l’eût arrêté. Parmi les papiers trouvés chez Ferdinand se trouvait la minute de la lettre adressée le 11 octobre à l’empereur. Ce fut cette lettre, cause principale de l’exaspération de la reine, qui sauva le jeune prince. Tout donnait à penser qu’elle avait été écrite, peut-être à l’instigation, certainement avec l’assentiment de l’ambassadeur de France. L’ambassadeur était un Beauharnais ; la jeune personne dont le prince avait sollicité la main, une nièce de l’impératrice on craignit à Madrid de venir se heurter contre de tels noms.

En effet, dans l’attente d’un procès scandaleux, on avait, aux Tuileries, manifesté quelque inquiétude. Charles IV avait écrit à l’empereur qu’il considérait comme un crime plus grand que d’avoir conspiré la lettre que son fils lui avait écrite le 11 octobre. Napoléon crut entrevoir dans les plaintes du vieux roi qu’il le soupçonnait d’avoir trempé indirectement dans le complot de Ferdinand. Il fit venir le prince de Masserano et lui dit avec l’accent d’un homme offensé qu’il n’avait reçu aucune lettre du prince des Asturies, bien que, s’il en eût reçu, personne n’aurait le droit de s’en plaindre. Il ajouta que l’arrestation de Ferdinand était une intrigue de cour, et que le prince de la Paix voulait porter au trône un autre prince à la place de l’héritier naturel. M. de Champagny s’en expliqua non moins vivement avec M. Isquierdo. « L’empereur, lui dit-il, demande expressément que, sous aucun prétexte, il ne soit rien publié sur cette affaire, ni prononcé un seul mot qui puisse compromettre son nom ou celui de son ambassadeur. Il ne s’est point mêlé des affaires intérieures de l’Espagne ; il déclare sa volonté de ne s’en mêler jamais. »

Tout le monde en Espagne attendait avec anxiété le dénoûment du drame de l’Escurial. Ferdinand avait à traverser une de ces rares épreuves où l’homme aux prises avec le malheur donne la mesure de ce qu’il vaut. L’histoire du dernier siècle lui offrait un noble exemple. Dans une situation à peu près analogue, le prince royal de Prusse, qui fut plus tard le grand Frédéric, aima mieux braver la tyrannie de son père, et languir plusieurs mois dans la prison de Spandau, que de s’avilir par de lâches délations. L’ame du héros futur de la Prusse se montra dans l’indomptable énergie du prince royal. Ferdinand était incapable d’un tel courage. A peine eut-il été arrêté que, tout tremblant de peur, il fit savoir à sa mère qu’il avait à lui faire des révélations importantes. La reine envoya le ministre de grace et justice, Caballero, recevoir ses dépositions. Ferdinand avoua tout ; il livra les noms de ceux qui l’avaient assisté de leurs conseils, et il les livra sans exiger la moindre garantie pour la sécurité de leurs personnes. Le favori triomphait, mais c’était un triomphe plein de dangers. L’Espagne entière l’accusait d’être l’auteur des chagrins dont on abreuvait l’héritier du trône ; elle le poursuivait de ses malédictions. Stimulé par la reine, retenu par la crainte de s’aliéner l’empereur, n’ayant pas assez d’audace pour pousser jusqu’au bout sa fortune, le prince de la Paix ne savait plus comment sortir de la lutte à outrance qu’il avait engagée avec tant de légèreté contre le prince des Asturies. Après de grandes irrésolutions, il sentit que le plus sage encore était d’étouffer un procès qui ne pouvait tourner qu’à la honte de ses maîtres et à sa ruine personnelle. Il conseilla l’indulgence ; mais, haineux jusque dans sa clémence, il exigea du prince des Asturies qu’il ferait à ses parens un aveu éclatant de ses fautes. Le pardon à de telles conditions était une flétrissure ; c’était lui demander de s’avilir aux yeux des peuples qu’il était appelé à gouverner un jour. Ferdinand consentit à tout, et poussa l’humilité jusqu’à jurer amitié et dévouement, au prince de la Paix. Il écrivit à son père et à sa mère pour implorer leur pardon. Voici sa lettre au roi :


« SIRE,

« J’ai failli, j’ai manqué à votre majesté en sa qualité de roi et de père ; mais je me repens, et j’offre à votre majesté l’obéissance la plus humble. Je ne devais rien faire à l’insu de votre majesté ; mais ma religion a été surprise. J’ai dénoncé les coupables. Je demande à votre majesté qu’elle me pardonne de ne pas lui avoir dit la vérité l’autre nuit, et qu’elle me permette de baiser ses pieds royaux.

« Son fils reconnaissant,

« FERDINAND. »

« San Lorenzo, 5 novembre 1807. »


Il était impossible d’abaisser plus bas le front qui devait porter un jour la couronne des Espagnes. Ferdinand recouvra sa liberté, mais au prix de son honneur. La nation espagnole était tellement prévenue en faveur du jeune prince, qu’elle se montra pleine d’indulgence pour des lâchetés qui l’eussent révoltée en tout autre : elle aima mieux accuser la dureté de sa mère et les machinations du favori. Tout ce que l’Europe renfermait d’esprits élevés et délicats fut indigné contre Ferdinand. Napoléon, à qui rien n’échappait, ni les nobles qualités, ni les vices, qui aimait à rencontrer les premières jusque dans ses ennemis, et qui savait exploiter les autres avec une effrayante habileté, Napoléon sut à quel homme devait échoir un jour le trône d’Espagne, et cette soudaine révélation n’influa que trop sur ses déterminations ultérieures.

Le roi, docile à signer le pardon de son fils, comme il l’avait été à l’accuser, fit savoir à ses peuples qu’il lui avait rendu son affection et sa confiance. N’osant pas frapper le prince des Asturies, la reine et le favori tournèrent leur rage contre ses complices. Ils les livrèrent à une commission composée de magistrats tirés des tribunaux de Castille. Le procureur fiscal, don Simon de Viegas, conclut, dans son réquisitoire, à la peine de mort contre le duc de l’Infantado, le chanoine Escoïquitz et le marquis d’Ayerbe ; mais les juges refusèrent de servir par de lâches complaisances les passions d’un pouvoir violent et corrompu. Après une procédure qui dura trois mois, ils déclarèrent les accusés innocens[4]. Furieuse de voir ses victimes lui échapper, la reine foula aux pieds l’arrêt des juges et arracha au roi un décret qui envoyait en exil ces mêmes hommes que le tribunal venait d’absoudre.

Ces tristes événemens se passaient dans le moment même où Junot s’emparait du Portugal, et arborait nos couleurs sur les tours de Lisbonne. Ils suggérèrent à l’empereur de graves réflexions, ouvrirent à sa pensée de nouveaux horizons, et lui inspirèrent des désirs ambitieux que sans eux peut-être il n’eût jamais formés.

La conquête du Portugal était achevée ; elle était l’œuvre des armées combinées de la France et de l’Espagne. Les deux puissances se trouvaient dans les conditions prévues par le traité de Fontainebleau. Le moment était venu de procéder au partage du pays conquis ; mais la situation des choses à Madrid n’était plus ce qu’elle était au mois d’octobre, quand s’était négocié le traité de Fontainebleau. Alors les haines allumées entre la mère et le fils étaient contenues encore dans l’enceinte du palais ; la puissance de Godoy était intacte. Depuis, un grand scandale avait été donné au monde. On avait vu le roi Charles IV épouser les passions du favori impudique qui avait déshonoré son lit, une femme reine et mère se déclarer ouvertement l’ennemie, la persécutrice de son fils, et ces deux souverains dégrader à l’envi, dans la personne de l’héritier du trône, la majesté royale. La nation espagnole s’était émue à ce triste spectacle, et une clameur universelle s’était élevée contre le prince de la Paix. Bien que cet homme tînt encore dans ses mains les rênes de l’état, tout annonçait sa chute prochaine. Il n’avait pour appui qu’une reine elle-même abhorrée et un vieux roi déconsidéré et malade. Toutes les pensées, toutes les sympathies se tournaient vers le prince des Asturies. Napoléon sentit qu’il ne pouvait plus étayer sa politique sur une autorité avilie, minée dans ses fondemens, et que le torrent de l’opinion emporterait à la première crise. Godoy renversé, la toute-puissance passait dans les mains de Ferdinand. C’est avec Ferdinand que la France aurait désormais à traiter. Ce prince avait commencé à se révéler dans les dernières scènes de l’Escurial. Violent et faible tout ensemble, humble devant la force, que la force fût une tête couronnée ou un peuple en révolte, sans pitié pour ses ennemis abattus, ingrat envers les dévouemens même les plus fidèles, aussi prodigue de sermens que prompt à les violer, judicieux au fond, mais n’ayant que ce bon sens vulgaire dont les perceptions ne dépassent pas la sphère des intérêts du moment, ayant tous les instincts de la tyrannie, protecteur des moines et des vieilles idées, antipathique au mouvement civilisateur de l’Europe, ayant tous les préjugés et tous les défauts de son pays, et, à ce titre, populaire, tel était l’homme appelé par le vœu de tous les Espagnols et les droits de sa naissance à recueillir l’héritage de la reine et du favori. Il implorait aujourd’hui la protection de l’empereur, il lui demandait une épouse, parce qu’il était malheureux et opprimé ; mais, au fond, il n’y avait pas plus de sûreté à se fier à lui qu’au prince de la Paix. Napoléon eût désiré rencontrer, soit dans Charles IV, soit dans le favori, soit enfin dans le prince des Asturies, une base sur laquelle il pût s’appuyer : cette base, il ne la trouve nulle part ; le présent et l’avenir lui échappent également.

Ce n’est pas tout. L’exécution du système continental, difficile dans tous les pays, même dans ceux qui étaient le mieux disposés, par les conditions de leur industrie, à s’y soumettre, devait rencontrer en Espagne des obstacles sans nombre. Les uns tenaient à sa configuration géographique, les autres aux vices de son gouvernement et aux habitudes des populations. La mer l’enveloppe et la presse sur presque tous les points de ses limites. Pour garder une si grande étendue de côtes, il fallait une administration douanière fortement organisée. Celle qui existait alors se ressentait de l’état d’abandon dans lequel le prince de la Paix avait laissé tomber tous les services. Trop peu nombreuse pour suffire à la surveillance des côtes et mal payée, elle était vendue presque tout entière aux Anglais. Grace à ce concours de circonstances, la contrebande s’était en quelque sorte acclimatée dans les provinces maritimes de l’Espagne ; elle était entrée profondément dans les mœurs et dans les habitudes des populations ; elle était devenue, pour les hommes jeunes et entreprenans, une industrie régulière et lucrative. L’application rigoureuse du système continental aux ports et aux côtes de la Péninsule n’était donc rien moins qu’une révolution tout entière qu’il s’agissait d’opérer dans le régime financier, économique et moral de cette grande contrée. Il fallait faire violence aux habitudes et aux intérêts de ses populations maritimes, les assujettir à des rigueurs et à une discipline qu’elles n’avaient jamais connues. Ce n’était ni le bras énervé du prince de la Paix, ni l’administration inexpérimentée du prince des Asturies, qui auraient pu triompher de telles difficultés. Il ne fallait rien moins que la toute-puissance de l’empereur, partout présente et vigilante, c’est-à-dire l’occupation par ses armées de tous les points militaires du littoral.

Les Anglais avaient causé, dans le cours de la présente année, de grands maux à l’Espagne. Ils avaient détruit son commerce avec l’Amérique, confisqué ses galions, battu en toutes rencontres, brûlé, coulé à fond ou saisi ses vaisseaux, jeté des fermens de révolte dans ses vastes colonies, anéanti par l’effet d’une contrebande effrénée son industrie manufacturière, démoralisé enfin par les habitudes d’un trafic illicite toutes les populations du littoral. Cependant ils auraient pu lui faire bien plus de mal encore : rien ne les eût empêchés de profiter de l’état de délabrement dans lequel elle avait laissé tomber la plupart de ses places maritimes, pour les assiéger et s’en emparer. Ils ne l’avaient pas même tenté, parce qu’ils n’avaient pas voulu appliquer à des entreprises subalternes des forces qu’ils avaient jugé plus utile de porter sur d’autres points. Ils n’avaient frappé l’Espagne que dans la mesure qui convenait à leurs intérêts, et réduit la guerre aux proportions d’une grande spéculation commerciale ; mais aujourd’hui que les armées de la France débordaient sur toute la Péninsule, on pouvait être certain qu’ils allaient changer leur système d’opérations. Ce qu’ils n’avaient pas voulu entreprendre contre un ennemi à demi engagé dans leur cause, ils le tenteraient à coup sûr contre l’Espagne, devenue en quelque sorte une annexe de la puissance territoriale et militaire de la France. Leurs escadres dans la Méditerranée et dans l’Océan ne se borneraient plus, comme autrefois, à protéger les contrebandiers de l’Andalousie, de la Catalogne, de la Galice, des Asturies et de la Biscaye ; ils les emploieraient désormais à s’emparer de Cadix, de Carthagène, de Tarragone, de Barcelone, du Ferrol, de Santander et de Bilbao. Notamment en ce qui touchait le Portugal, rien ne leur coûterait pour ressaisir leur ascendant sur les rives du Tage. Bientôt nous les verrions descendre dans cette arène que nos propres mains venaient de leur ouvrir, nous saisir et nous combattre corps à corps.

Ce n’était pas avec les vingt-cinq mille hommes de Junot et les vingt-cinq mille de Solano et de Taranco qu’il nous était possible de suffire aux exigences d’une situation aussi compliquée. La France ne pouvait rester renfermée dans les termes du traité de Fontainebleau, et il fallait être aussi frivole, aussi aveugle que l’était le prince de la Paix pour avoir pris ce traité au sérieux. Les troupes du général Junot n’étaient évidemment que le corps d’avant-garde d’une armée beaucoup plus considérable destinée à occuper et à défendre tous les points menacés de la Péninsule.

Les places fortes qui sont comprises entre les Pyrénées et l’Ebre, bien qu’inégales en importance, se tiennent toutes et forment, dans leur ensemble, un réseau formidable. Les principales sont, en Catalogne, Figuières, Gironne et Barcelone ; en Navarre, Pampelune ; dans la Biscaye et le Guipuzcoa, Saint-Sébastien et Bilbao. Toutes ces places se recommandent par l’excellence de leur situation militaire et forment le boulevard du royaume du côté de la France. La grande route qui conduit de Bayonne sur l’Èbre passe sous le canon de Saint-Sébastien. Pampelune défend la route qui d’Irun mène à Madrid par Tudela. Sur les versans méditerranéens des montagnes de la Catalogne, Figuières, Gironne et Barcelone couvrent Valence et Sarragosse. La possession de toutes ces places nous était indispensable pour assurer nos lignes de communication, ainsi que la sécurité de nos approvisionnemens. La Sicile, Malte et Gibraltar regorgeaient en ce moment de troupes anglaises. Qui pouvait nous garantir que, désespérée de se voir envahie et subjuguée, l’Espagne ne se jetterait point dans les bras de l’Angleterre et ne lui livrerait pas du même coup les clés de ses principales ; places maritimes ? Barcelone surtout, qui a une population de près de cent mille ames, un port magnifique, et qui est défendue par deux citadelles presque imprenables, Barcelone avait une importance militaire incalculable. Cette formidable place, occupée et défendue par une armée anglaise, incessamment approvisionnée, par les escadres de cette nation, de subsistances, d’armes et de munitions, mettrait hors de nos atteintes la Murcie et l’Andalousie, c’est-à-dire tout le littoral méditerranéen, et rendrait impossible l’exécution du système continental dans les ports de la Péninsule. Nous ne pouvions donc pas laisser une telle ville entre des mains douteuses.

Toutes ces considérations réunies déterminèrent l’empereur à prendre un grand parti. Avant la bataille d’Iéna, l’Espagne, le croyant compromis, a voulu l’abandonner, s’unir à ses ennemis pour l’accabler. Aujourd’hui il se venge, il la trompe à son tour ; il se dit que la loyauté n’est due qu’aux ames sincères et loyales, et qu’envers les amis faux et perfides la ruse et la fourberie sont des armes légitimes. Le prince de la Paix n’est plus qu’un instrument usé et inutile ; il le sacrifie. Il sacrifie de même le jeune roi d’Étrurie. Au traité de Fontainebleau il substitue une combinaison nouvelle dont l’effet sera de lui asservir l’Espagne d’une manière bien plus sûre, bien plus efficace que n’aurait pu le faire le dévouement forcé du prince de la Paix ou du prince des Asturies. Il incorporera à son empire les provinces comprises entre les Pyrénées et l’Ebre, et il indemnisera l’Espagne en lui donnant tout le Portugal. Comme elle aura un intérêt immense à défendre et à conserver cette nouvelle possession, elle s’y emploiera tout entière ; elle deviendra ainsi entre nos mains un levier formidable contre l’Angleterre. Une fois maître de la Biscaye, du Guipuzcoa, de la Navarre et de la Catalogne, l’empereur le sera de toutes les grandes lignes qui débouchent en Castille et en Murcie ; Madrid sera sous sa main ; la cour ne pourra plus remuer un régiment ni un canon sans sa volonté. Dès-lors, que ce soit Charles IV, la reine, Godoy ou Ferdinand qui gouverne, peu lui importera ! L’Espagne sera garrottée, enchaînée sans retour à sa fortune. Ce plan une fois arrêté, il s’agissait de l’exécuter avec rapidité et prudence. Ici la ruse était plus que jamais de rigueur. Il fallait que nos desseins ne fussent connus à Madrid que lorsque cette cour ne pourrait plus y mettre obstacle.

Depuis plusieurs mois, les divers corps d’armée destinés à occuper la Péninsule se rassemblaient, les uns en Bretagne, les autres sur les bords de la Gironde, en Poitou et à Orléans, d’autres enfin en Italie, et, dès qu’ils avaient complété leur organisation, ils étaient dirigés sur les Pyrénées. Les premières divisions désignées sous le nom de deuxième corps d’observation de la Gironde, passèrent la Bidassoa le 22 novembre. Elles comptaient 24,000 hommes d’infanterie, 3,600 chevaux et 38 pièces de canon. Elles étaient composées en majeure partie de conscrits pris, par anticipation, sur la levée de 1808, et destinés, sous le titre de légions de réserve, à la garde des frontières. Dupont, qui s’était couvert de gloire dans les dernières campagnes d’Allemagne, les commandait en chef. Ce général conduisit ses troupes, d’abord sur l’Èbre, puis sur Valladolid, où il s’arrêta. Le 9 janvier 1808, un nouveau corps d’armée, fort de 28,000 hommes, dont 2,700 de cavalerie, et composé, de même que le précédent, de jeunes soldats à peine instruits, pénétra par la même route en Biscaye. Il était commandé par le maréchal Moncey, qui déjà, en 1794, avait fait la guerre et s’était illustré dans la Péninsule. Un troisième corps moins considérable que les deux autres, — il ne comptait pas plus de douze mille hommes, dont deux mille de cavalerie, — partit de Perpignan, où il s’était formé, et envahit la Catalogne dans les premiers jours de février. Il était sous les ordres du général Duhesme et composé presque entièrement d’Italiens. Les troisièmes et quatrièmes bataillons des régimens qui servaient en Portugal se réunirent en brigade à Saint-Jean-Pied-de-Port, et envahirent la Navarre. Enfin, des corps composés, les uns de régimens suisses, les autres de jeunes conscrits de la levée de 1808, ou de bataillons et d’escadrons tirés des dépôts de l’armée de Boulogne, s’organisèrent par les soins des généraux Verdier et Lassalle à Orléans et à Poitiers, afin de soutenir et de renforcer ceux qui étaient déjà entrés en Espagne. Toutes ces forces dépassaient de beaucoup le chiffre de quarante mille hommes que la France s’était engagée, par le traité de Fontainebleau, à tenir disponibles le 20 novembre 1807. Leur organisation et leur direction échappèrent à l’attention de la cour de Madrid, qui n’apprit leur véritable destination que lorsqu’elles débouchèrent successivement, comme autant de torrens, des Pyrénées sur l’Èbre.

Les places de Figuières, de Barcelone, de Pampelune et de Saint-Sébastien étaient pour la plupart mal approvisionnées et occupées par des garnisons insuffisantes. Grace à la précision et à la vigueur avec lesquelles sont exécutés les ordres de l’empereur, elles tombent toutes, et presque le même jour, entre nos mains. La ruse nous en ouvre les portes, et la lâcheté ou l’imprévoyance nous les livrent.

Dans les premiers jours de février 1808, le général de brigade Darmagnac pénétra en Navarre par le défilé de Roncevaux, et se porta vivement avec trois bataillons seulement sur Pampelune. La ville, qui n’est point fortifiée, lui ouvrit ses portes et lui fit un accueil cordial. Cependant le marquis de Valsantoro, vice-roi de Navarre, qui commandait dans la citadelle, se tenait sur ses gardes. Le 16 février, de grand matin, soixante soldats français déterminés se présentent aux portes de la citadelle pour y chercher, comme d’habitude, leurs rations. La pluie tombait en ce moment. Les uns se pelotonnent négligemment sur le tablier du pont ; les autres, comme pour s’abriter, se réfugient dans le corps-de-garde. A un signal convenu, ces derniers se jettent sur les fusils du poste, s’en saisissent et désarment les sentinelles qui sont en faction. Le général Darmagnac s’élance lui-même à la tête d’un bataillon du 47° et s’empare de la citadelle.

Le général Nicholas, détaché du corps d’armée du général Duhesme, se présenta, le 16 février, avec deux bataillons aux portes de Figuières, fut introduit seul auprès du commandant de la place, et lui annonça qu’un grand personnage était prochainement attendu en Espagne. Il laissa pressentir que ce personnage n’était autre que l’empereur Napoléon en personne, et qu’il lui avait donné l’ordre d’aller l’attendre à Figuières. Puis, de l’air le plus naturel, il demanda à séjourner quelques jours avec ses troupes dans la citadelle. Le commandant était un vieillard dépourvu de sagacité ; sa garnison se réduisait à trois cents gardes wallones et canonniers. Il tomba dans le piége ; il ouvrit les portes de son fort aux deux bataillons français qui s’y établirent pour n’en plus sortir que sur un ordre de l’empereur.

Duhesme avait été reçu sans défiance dans les murs de Barcelone il avait annoncé qu’il n’y ferait qu’un court séjour, et que c’était à Valence qu’il avait l’ordre de se rendre. Le 16 au matin, il rassembla toutes ses troupes sur les glacis de la citadelle et les passa en revue. La population, avide de contempler ce spectacle, s’y porta en foule ; les soldats espagnols vinrent eux-mêmes, sans armes et sans défiance, se mêler au groupe du peuple. Le gouverneur, qui ne soupçonnait aucun piége, avait laissé les portes de la citadelle dégarnies, et les ponts-levis étaient baissés. Au moment où le général Lecchi parcourait silencieusement ses lignes d’infanterie, deux compagnies se détachent soudainement et s’élancent sur le premier pont-levis. A cette vue, les soldats espagnols veulent lever le tablier ; mais le général Lecchi arrive lui-même au galop, suivi de tout son état-major ; il crie de toute la force de sa voix qu’on laisse le pont baissé, qu’il veut aller saluer le commandant de la citadelle et s’expliquer avec lui. Le poste espagnol, surpris, intimidé, se laisse envelopper ; nos bataillons s’approchent, le pont-levis est franchi, et le gouverneur est forcé de nous livrer les clés de la citadelle.

Il restait à nous emparer du fort Montjoui, qui est bâti sur le sommet d’un rocher d’où il domine le port et la ville. Le général comte d’Ezpeletta de Veyre, capitaine-général de la Catalogne, s’y était enfermé avec une garnison suffisante pour le défendre. La facilité de s’approvisionner de toutes choses par mer lui donnait les moyens de prolonger indéfiniment sa résistance ; mais le comte d’Ezpeletta était, comme le commandant de Figuières, un vieillard timide. Sommé une première fois de livrer son fort, il avait refusé ; alors Duhesme l’avait menacé de toute la colère de l’empereur. La crainte de provoquer une rupture entre son pays et la France frappa de vertige le vieillard, et il nous ouvrit les portes de Montjoui.

Saint-Sébastien eut le même sort que Pampelune et Barcelone, et ce fut de même la ruse qui nous en rendit maîtres. Le général Thouvenot se présenta devant cette place avec un tout petit nombre d’hommes, et sollicita la faveur d’y passer quelques jours. « Il ne comptait, dit-il, s’y arrêter que le temps indispensable pour recueillir les soldats isolés et les traînards. » Ces soldats arrivèrent successivement par détachemens, très faibles d’abord, et bientôt après si nombreux, que la garnison espagnole ne fut plus auprès d’eux qu’une poignée d’hommes. Le gouverneur de la place comprit trop tard qu’il avait été joué ; il subit ce qu’il ne pouvait plus empêcher, et remit au général Thouvenot le commandement de la place.

Ainsi, vers la fin de février, la France occupait les places de Pampelune, de Figuières, de Barcelone et de Saint-Sébastien : elle couvrait de ses armées la Navarre, la Catalogne et la Biscaye ; elle était maîtresse de toutes les grandes lignes qui conduisent à Madrid et à Valence. Sa position était déjà formidable. De la possession militaire des provinces du nord à la possession politique, il n’y avait plus qu’un pas.

L’entrée du deuxième corps et sa marche sur Valladolid n’avaient ni surpris ni inquiété la cour de Madrid. Elle s’était expliqué ce mouvement par la nécessité de soutenir l’armée un peu aventurée de Junot ; mais, quand elle sut que le corps d’armée du maréchal Moncey et puis celui du général Duhesme avaient aussi franchi les Pyrénées, elle conçut des soupçons. Le prince de la Paix brûlait d’entrer en possession de la principauté des Algarves, et la reine n’était guère moins impatiente de voir fixer le sort de sa fille, l’ex-reine d’Étrurie. L’un et l’autre réclamaient avec instance l’exécution du traité de Fontainebleau. « Le Portugal est conquis, disait le prince de la Paix, sa capitale occupée, la population soumise ; le régent et sa cour ont fui au Brésil : qu’attendons-nous pour procéder au partage du royaume ? » L’ambassadeur de France, confident de toutes ces impatiences, avait beaucoup de peine à les calmer. La cour commença à craindre que la France ne voulût se soustraire à l’exécution de ses engagemens. D’autres faits augmentèrent encore ces premières alarmes. Elle eut connaissance d’un décret rendu à Milan, le 23 décembre, par lequel l’empereur avait frappé le Portugal d’une contribution de guerre de cent millions de francs pour le rachat des propriétés des particuliers, et nommé le général Junot gouverneur suprême du royaume conquis. M. de Beauharnais vint confirmer, en les expliquant, les nouvelles décisions de son maître. « Le moment n’est pas encore venu, dit-il au prince de la Paix, de procéder au partage du Portugal ; il faut d’abord consolider l’œuvre de la conquête. L’empereur demande à sa majesté catholique qu’elle veuille bien consentir à ce que l’exécution du traité de Fontainebleau soit suspendue, et que toute l’autorité en Portugal reste provisoirement concentrée dans les mains du général Junot[5]. » Cette déclaration dessilla les yeux du favori ; il comprit enfin que l’empereur Napoléon l’avait trompé, que l’offre de la principauté des Algarves avait été un piége, et qu’il n’était plus même un instrument entre les mains du maître de la France. Les lettres confidentielles de son agent à Paris achevèrent de le désespérer. M. Isquierdo lui écrivit qu’il remarquait un refroidissement sensible dans les manières de M. de Champagny à son égard ; qu’on affectait visiblement de le délaisser, tandis qu’on traitait avec toute sorte de considération et d’empressement le prince de Masserano ; que l’empereur, après son retour d’Italie, avait laissé échapper sur la personne du favori des paroles de blâme et de dédain, et qu’enfin Murat, qui n’avait pas cessé jusqu’ici de servir aux Tuileries les intérêts du prince, semblait lui-même l’abandonner.

L’empereur avait demandé au sénat de consentir à une levée anticipée de 80,000 hommes sur la conscription de 1808, et le sénat l’avait accordée[6]. Les ministres avaient motivé cette mesure par la situation critique de la Péninsule, « menacée, avaient-ils dit, sur toute l’étendue de ses côtes par les troupes et les flottes de l’Angleterre. » Ces dangers, Godoy affectait de ne point les voir ; il ne voyait que la main de l’empereur qui s’étendait sur l’Espagne pour l’asservir, et sur lui-même pour le sacrifier sans doute à la haine de ses ennemis. Ce n’était pas seulement à la cour que s’opérait le désenchantement ; la nation espagnole le ressentait aussi elle-même. A la vue des nombreux bataillons qui envahissaient son territoire, elle était sortie graduellement de son long sommeil ; elle avait regardé autour d’elle ; elle s’était demandé où était le danger imminent qui provoquait, de la part de son puissant allié, un développement de forces aussi considérable. Elle ne connaissait point le traité de Fontainebleau, et elle n’avait pas assez de lumières pour deviner ce que le prince de la Paix avait tant d’intérêt à lui cacher. L’opinion s’était partagée : les uns, pleins d’admiration pour le génie de Napoléon, se berçaient de l’espoir que ce grand homme avait pris leurs malheurs en pitié et n’accumulait tant de troupes en Espagne que pour les délivrer de l’odieux favori qui les gouvernait ; les autres, plus avisés, craignaient qu’il n’eût entrepris l’expédition du Portugal qu’afin d’avoir un prétexte pour envahir l’Espagne, et que l’invasion ne fût elle-même un acheminement à la conquête. Le décret qui frappait le Portugal d’un impôt de cent millions affecta péniblement nos plus dévoués partisans et justifia toutes les accusations de nos ennemis. On compâtit d’autant plus vivement au sort des Portugais qu’on commença à craindre de le partager un jour.

La demande que le prince des Asturies avait faite à l’empereur de lui choisir une épouse n’était plus un secret pour personne : le nom de Mlle Tascher était dans toutes les bouches ; mais l’empereur, impatient d’étouffer aux Tuileries comme à Madrid des espérances qu’il ne voulait point réaliser, venait de marier la nièce de l’impératrice au duc d’Aremberg[7]. Cette détermination causa à Madrid une impression très fâcheuse. Personne, pas même M. de Beauharnais, ne savait que l’empereur eût formé le dessein d’unir la fille de Lucien à Ferdinand. On donna une tout autre interprétation au mariage de Mlle Tascher ; on crut y voir un symptôme d’éloignement à l’égard du prince des Asturies, et les anxiétés s’accrurent. « L’enthousiasme pour la France s’éteint tout-à-fait, écrivait, le 15 février, M. de Beauharnais ; on ne s’explique pas notre conduite en Portugal. Que signifient, disent les Espagnols, ces contributions effroyables dont on accable un pays qui ne peut les payer ? L’entrée du troisième corps a causé une impression pénible. Ce qui surtout décourage les bons esprits, c’est le mariage de Mlle Tascher de la Pagerie, que l’on croyait réservée au prince des Asturies[8]. Les Espagnols se croient abandonnés de la France. Cette nation, incertaine encore sur le parti qu’elle doit prendre, cherche à pénétrer si elle peut se sauver elle-même… Godoy, de son côté, perd toute contenance ; son embarras et son anxiété sont extrêmes. »

Ainsi, à la cour comme partout, régnait une inquiétude vague, mais déjà pleine de trouble et de passions. On n’osait pas encore nous accuser hautement, mais l’on commençait à nous prêter des projets sinistres contre la sécurité et l’indépendance du royaume, quand tout à coup l’on apprit que nos troupes s’étaient introduites frauduleusement dans les principales places du nord. Mille clameurs s’élèvent aussitôt contre l’empereur et le prince de la Paix ; on les croit tous les deux d’intelligence ; des voix indiscrètes révèlent pour la première fois le secret de la transaction de Fontainebleau ; on accuse le favori d’avoir vendu son pays à la France et d’avoir reçu, pour prix de sa trahison, la principauté des Algarves. Nos partisans, dont le nombre diminue tous les jours, n’osent plus nous défendre que d’une voix timide. « Ne pouvant se fier au favori, disent-ils, il a bien fallu que Napoléon s’assurât des garanties contre sa duplicité. » Le soupçon et le découragement avaient envahi tous les cœurs. « L’opinion se prononce de jour en jour davantage contre la France, écrivait M. de Beauharnais. Les nouvelles de Barcelone, de Pampelune et de Figuières affligent et irritent ; on compte le nombre de troupes qui sont dans la Péninsule. L’idée d’un démembrement épouvante[9]. »

La cour était atterrée. Le prince de la Paix eut honte du degré d’abaissement auquel il était descendu. Le suprême dédain dont l’accablait l’empereur le remplit de dépit et de rage. Objet de l’exécration de l’Espagne entière, qu’allait-il devenir, maintenant que Napoléon lui retirait son appui et le montrait au monde comme l’instrument de la ruine et de l’asservissement de son pays ? Vainement chercherait-il un refuge dans l’attachement de ses maîtres pour lui ? Le vieux roi et la reine seraient d’impuissans remparts contre le torrent déchaîné de la haine publique. Il ne lui restait pas même la triste consolation de se plaindre. Craignant d’exciter le courroux de l’empereur, il lui fallait dévorer en silence tous les affronts dont ce souverain l’abreuvait : il se voyait circonvenu, enserré dans une étreinte de fer. A peine osait-il hasarder quelques plaintes timides. Répondant à la demande officielle que la France venait de lui faire de lui livrer les places, il dit, avec une fureur contenue, à M. de Beauharnais : « Je suis fâché que les troupes françaises soient entrées dans les places de Pampelune et de Barcelone avant que mes ordres aient été expédiés ; cela a produit l’impression la plus fâcheuse ; ces ordres sont arrivés vingt-quatre heures après l’arrivé des Français. »

Le prince se tourmentait pour deviner les desseins secrets de l’empereur. Pourquoi ce mépris d’un traité conclu, il y avait à peine quatre mois, avec toutes les apparences de la bonne foi ? Pourquoi ces masses de troupes qui s’avançaient dans toutes les directions et qui déjà enveloppaient la capitale ? Pourquoi, enfin, ce dernier attentat à l’indépendance de l’allié le plus humble et le plus soumis ? L’agent que le favori entretenait à Paris, M. Isquierdo, vint en personne lui révéler le mot de cette terrible énigme. Il arriva à Madrid dans les derniers jours de février et donna communication au prince du projet que l’empereur avait résolu de substituer au traité de Fontainebleau. L’excès de l’infortune rendit au prince de la Paix un reste d’énergie. Sans perdre un moment, il renvoya son agent en France avec des instructions qui lui enjoignirent de repousser toutes les bases proposées.

M. Isquierdo revint à Paris vers le 20 mars, et aussitôt les négociations s’ouvrirent. Le grand maréchal du palais Duroc et le prince de Talleyrand furent chargés de débattre avec cet agent les intérêts de la France. On a dit que M. de Talleyrand s’était opposé de toute la force de son esprit au système adopté par Napoléon dans les affaires d’Espagne. Il n’y a point d’assertion plus erronée. M. de Talleyrand n’avait ni assez de patriotisme, ni assez de courage pour combattre avec énergie, avec persévérance, sur quelque point que ce fût, les idées ou les passions de l’empereur. Notamment en ce qui touche la question d’Espagne, il est acquis maintenant à l’histoire qu’il a plutôt excité que contenu Napoléon. Nous n’en voulons d’autre preuve que le rôle principal qu’il a accepté et rempli dans les négociations du mois de mars 9808. Il était désolé de n’être plus ministre : il craignait d’être mis à l’écart et oublié, et il saisit avidement la première occasion qui s’offrit pour remettre la main aux grandes affaires. Voici les bases qu’il soumit lui-même, le 24 mars, de la part de l’empereur, à M. Isquierdo[10] :

Les Français et les Espagnols pourraient commercer librement dans leurs colonies respectives, les Français dans les colonies espagnoles, comme s’ils étaient Espagnols, les Espagnols dans les colonies françaises, comme s’ils étaient Français. Aucun sujet d’un autre gouvernement ne pourrait être admis sur le même pied d’égalité dans les colonies des deux puissances.

Afin d’éviter les discussions qui pourraient résulter entre les deux gouvernemens d’un passage continuel de ses armées à travers la Péninsule, la France céderait le Portugal à l’Espagne. L’Espagne lui céderait en échange un territoire équivalent sur la rive gauche de l’Èbre.

L’ordre de la succession au trône d’Espagne serait réglé définitivement.

L’empereur s’occuperait de satisfaire le vœu que sa majesté catholique lui avait récemment exprimé, dans une lettre confidentielle, d’unir son fils aîné, le prince des Asturies, à une princesse de la famille impériale ; mais cet engagement tout verbal ne ferait point partie du traité.

Il y aurait entre les deux puissances une alliance offensive et défensive permanente. Une convention fixerait ultérieurement le contingent le troupes et de vaisseaux qu’elles devraient se fournir, le cas échéant.

M. Isquierdo s’éleva avec beaucoup de force contre des propositions si étranges. Il dit que l’Espagne ne saurait ouvrir l’accès de ses colonies aux commerçans français et les y admettre sur le même pied d’égalité que ses propres sujets, sans aliéner ses possessions transatlantiques. Il ajouta que l’Angleterre ne consentirait jamais à ce qu’un tel privilège fût concédé à la France, et que, l’Espagne ne pouvant, en temps de guerre, communiquer avec l’Amérique, ses colonies seraient perdues pour elle comme pour la France. Enfin, sa majesté catholique ne pourrait accorder ce qui lui était demandé sans violer les lois fondamentales de la monarchie.

En ce qui touchait l’échange du Portugal contre les provinces situées sur la rive gauche de l’Èbre, M. Isquierdo combattit cette proposition avec beaucoup de véhémence. « Elle était entièrement opposée, dit-il, aux stipulations du traité de Fontainebleau. La maison d’Espagne venait d’être dépouillée du royaume d’Étrurie ; le coup était cruel. La France, pour l’en dédommager, lui avait expressément garanti toute la partie du Portugal située entre le Duero et le Minho, y compris la ville d’Oporto. La combinaison qu’elle proposait aujourd’hui tendait à priver le roi d’Étrurie de toute indemnité. Cela n’était ni judicieux, ni équitable. Les droits du jeune prince étaient sacrés : il n’appartenait à personne de les fouler aux pieds. D’ailleurs, le Portugal, privé de ses colonies, n’était plus pour l’Espagne qu’une possession d’une faible importance. » Puis il peignit le désespoir qui s’emparerait des populations voisines des Pyrénées, lorsqu’elles verraient leurs lois, leurs libertés, leurs privilèges sacrifiés à la France. « Quant à moi, s’écria-t-il, je ne signerai jamais la cession de la Navarre ; je craindrais trop de devenir un objet d’exécration pour tous mes compatriotes. » Cependant il admit la possibilité d’un échange des provinces situées sur la rive gauche de l’Èbre contre le Portugal ; mais, dans cette hypothèse, les provinces du nord seraient érigées en royaume d’Ibérie, ou simplement en vice-royauté ibérienne, et données, soit au roi d’Étrurie, soit à un infant d’Espagne. Une disposition spéciale garantirait aux habitans de ces contrées la conservation de tous leurs privilèges et franchises.

Enfin, relativement à l’alliance, M. Isquierdo déclara que son gouvernement refusait de contracter des liens qui l’assimileraient aux membres de la confédération germanique. « L’Espagne, dit-il, sera toujours pour la France une alliée fidèle ; mais elle entend conserver une indépendance complète. »

Avant de lever cette importante conférence M. de Talleyrand signifia à M. Isquierdo que la détermination prise par l’empereur était irrévocable, et il insista pour que la cour de Madrid envoyât sa réponse dans le plus bref délai possible. Lorsque le courrier porteur des dépêches de M. Isquierdo arriva à Madrid, il ne trouva plus le roi Charles IV sur son trône, ni Godoy à la tête du gouvernement. Une révolution les avait renversés l’un et l’autre, et avait mis le sceptre entre les mains du prince des Asturies.

Dans les premiers jours de mars, un nouveau corps d’armée plus considérable que tous les autres, — il était de 35,000 hommes, — avait pénétré en Espagne sous les ordres du maréchal Bessières, et s’était dirigé sur Vittoria. La présence de ce corps portait à plus de 100,000 hommes la totalité des troupes françaises qui avaient passé les Pyrénées. Napoléon, pour ne point éveiller les soupçons du gouvernement espagnol, avait eu soin de tenir ces corps d’armée séparés sous leurs chefs respectifs ; mais, maintenant qu’ils formaient une masse assez puissante pour faire face à toutes les éventualités, il résolut de les relier en faisceau sous le commandement d’un généralissime. C’est à son beau-frère, le grand-duc de Berg, qu’il confia ce poste difficile. Ce choix a été une grande faute. Dans l’état d’excitation où étaient les esprits en Espagne, il fallait s’attendre aux plus graves événemens. Tout annonçait une de ces explosions terribles qui annoncent le réveil des peuples. Au milieu de telles circonstances, il aurait fallu à la tête de l’armée française un homme d’un tact sûr et d’une prudence consommée. Murat n’était point cet homme. Brillant et incomparable dans un jour de bataille, alors qu’il fallait enlever ses escadrons et enfoncer les lignes ennemies, il ne convenait plus dans une situation où il fallait une extrême dextérité. Le grand-duc de Berg arriva le 13 mars à Burgos, prit sur-le-champ en main les rênes de l’armée, et, sans perdre un seul jour, s’avança sur Madrid.

La terreur et la rage étaient à leur comble dans les conseils du roi, Godoy succombait sous le poids de ses fautes et de la haine publique. Il n’avait plus en perspective qu’une chute ignominieuse, la confiscation de tous ses biens, l’exil, peut-être l’échafaud. C’est alors que, surexcité par son ambition aux abois, il conçut une pensée hardie. S’il parvenait à traîner ses maîtres en Amérique, il échapperait à tous les malheurs dont il était menacé ; il abandonnerait une terre où son pouvoir et son nom étaient maudits ; il irait gouverner des peuples qui, n’ayant point encore souffert de son incurie, supporteraient plus docilement sa domination. Un nouveau règne, pour ainsi dire, s’ouvrirait pour lui ; Charles IV et sa race retrouveraient un trône, un empire immense, tous les trésors du Mexique et du Pérou. En conséquence, il persuada à ses souverains que Napoléon était décidé à les détrôner comme il avait détrôné la maison de Bragance. Il leur montra ses armées pénétrant par toutes les issues dans le cœur de la monarchie, sur le point d’envelopper la demeure royale, et le beau-frère de Napoléon destiné peut-être à usurper leur trône quand il les en aurait chassés. En même temps que d’une main il leur montrait le danger imminent, de l’autre il leur montrait le refuge. « La maison de Bragance n’avait pu se soustraire à la honte d’une abdication forcée qu’en fuyant au Brésil. La maison d’Espagne devait fuir à son tour. Elle trouverait par-delà l’Océan de vastes possessions et des peuples nombreux qui salueraient son arrivée au milieu d’eux avec transport et lui obéiraient avec amour ; mais il fallait se presser, le torrent de l’invasion approchait, et bientôt la retraite deviendrait impossible. »

La reine n’eut point de peine à se laisser persuader. Depuis vingt ans, elle et le prince de la Paix gouvernaient ensemble ; ils avaient mis en commun leur incapacité et leurs vices : ils avaient les mêmes titres au mépris de l’Espagne. Comme le favori, la reine était impatiente de se dérober à la vengeance publique et au fléau de l’invasion. Le roi fut plus difficile à convaincre. Homme simple et loyal, il ne pouvait admettre que l’empereur voulût le dépouiller de sa couronne. Tout récemment encore, c’était dans le mois de février, Napoléon lui avait envoyé en présent quinze chevaux magnifiques. Comment concilier une attention si délicate avec le dessein perfide de le détrôner ? Cette supposition révoltait la raison et le cœur de Charles IV.

Évidemment, ce qui aurait convenu le mieux aux intérêts de l’empereur, c’eût été que la famille royale émigrât au Mexique : il eût trouvé l’Espagne veuve de ses souverains légitimes ; sur ce trône abandonné et vacant, il eût placé un de ses frères, et la révolution dynastique qui déjà certainement était l’objet de ses plus ardens désirs se fût accomplie immédiatement et sans secousses ; mais ce n’est pas dans ce dessein qu’il avait ordonné à Murat de se porter sur Madrid. La résolution de se retirer au Mexique était le secret de la reine et du favori, secret si bien gardé, que, jusqu’au jour où ils le révélèrent au conseil, personne ne l’avait pénétré. On voyait bien qu’ils avaient l’intention d’emmener le roi, mais on ignorait où ils voulaient le conduire. M. de Beauharnais n’en savait pas plus à cet égard que les autres ; Napoléon comptait se rendre en personne à Madrid et s’entendre avec Charles IV. Jusqu’où s’étendaient alors précisément ses vues ? Comptait-il abuser de son ascendant sur un vieillard usé et timoré, et l’amener, par une sorte de contrainte morale, à lui faire immédiatement l’abandon de ses droits souverains ? Nous répugnons à admettre cette hypothèse. Nous croyons plutôt que toute son ambition se bornait, pour le moment, à arracher au roi son consentement à l’échange du Portugal contre les provinces de l’Èbre.

Après bien des hésitations, Charles IV avait cédé aux prières de la reine et du favori, et s’était décidé à partir. Le 15 mars, il assembla son conseil, et lui annonça sa détermination. Aussitôt un courrier s’élance sur la route de Portugal et court porter au général Solano l’ordre de revenir à marches forcées sur Séville, afin de protéger la retraite des princes sur Cadix. Tous les corps disponibles, les gardes wallones, les gardes du corps, la garnison de Madrid, sont appelés à Aranjuez ou échelonnés sur la route d’Andalousie. Le roi comptait se rendre d’abord à Séville ; de là, il demanderait à la France des éclaircissemens sur les motifs qui lui avaient fait rassembler tant de troupes dans la Péninsule, et réclamerait des garanties pour la sécurité de la famille royale et l’indépendance du royaume. Si la réponse n’était point satisfaisante, le roi et sa famille gagneraient Cadix, où ils s’embarqueraient pour l’Amérique sous la protection de la flotte anglaise qui croisait devant le port.

Bientôt le projet de départ n’est plus un secret pour personne ; il se révèle à tous les yeux dans cette agitation, dans ces mille apprêts qui précèdent un long voyage. Dans toutes les résidences royales, surtout dans le palais d’Aranjuez, une multitude d’ouvriers travaillent nuit et jour. On emballe les riches tentures, les meubles précieux et d’un facile transport, les vaisselles d’or et d’argent, les diamans de la couronne, les tableaux des grands maîtres, ainsi que les archives secrètes de la cour. D’Aranjuez et de l’Escurial, la sinistre nouvelle gagne Madrid, et y répand la consternation. Mille voix s’écrient : « Il n’y a que Godoy qui ait pu suggérer à ses souverains la pensée d’abandonner leur couronne et leur peuple aux mains de l’étranger ; cette fuite ne peut être que le prix d’un infame marché. » Le conseil de Castille se rend l’organe de la douleur publique ; il envoie au roi une députation pour le conjurer de ne point consommer une séparation qui fera le désespoir de ses sujets d’Europe, Charles IV, soit dissimulation, ou qu’une telle démarche l’eût replongé dans ses irrésolutions, parut se rendre aux instances du conseil de Castille. Il déclara, dans une proclamation publiée le 16 mars, que la réunion des troupes à Aranjuez n’avait nullement pour objet de défendre sa personne, ni de l’accompagner dans un voyage que la malveillance seule avait pu supposer nécessaire. Il protesta que l’armée française traversait le royaume avec des intentions pacifiques, et ajouta qu’au besoin il saurait mettre sa confiance et sa force dans le dévouement de ses sujets bien-aimés. Cette proclamation calma un peu les esprits ; mais l’on ne tarda pas à savoir que les apprêts du voyage étaient poussés avec plus d’activité que jamais. L’ordre donné à la garnison de Madrid de se rendre, dans la nuit du 16 au 17, à Aranjuez, acheva de convaincre même les plus incrédules. Alors la passion publique, long-temps contenue, éclate, véhémente et terrible. Le 17 au matin, des masses de peuple armées se précipitent de tous côtés sur Aranjuez ; la campagne entière est soulevée ; on entoure le palais, on demande le roi, on veut s’opposer à son départ. Les cris de meure Godoy ! se mêlent aux cris d’amour du peuple pour son souverain. Des chefs déguisés parcourent les rangs de cette foule ameutée et la dirigent avec une sorte d’ordre et de discipline.

La famille royale passa la journée du 17 dans des angoisses inexprimables. En présence des manifestations populaires, le roi hésitait de nouveau : il consulta une dernière fois son conseil, et enfin, après des débats très longs, très orageux, le voyage fut irrévocablement résolu. En sortant de ce conseil auquel il avait assisté, le prince des Asturies dit aux gardes-du-corps réunis dans le salon de service : « Le prince de la Paix est un traître ; il veut emmener mon père ; empêchez-le de partir. » Tout porte à croire que cette parole était un signal, qu’il y avait un vaste complot militaire organisé, que le prince en était le chef, et qu’il ne s’agissait pas seulement d’empêcher le départ de Charles IV et de la reine, mais encore d’abattre le favori et de forcer les vieux souverains à abdiquer. Un incident hâta l’explosion. Le 17 au soir, entre onze heures et minuit, une femme voilée, qui venait de sortir mystérieusement de l’hôtel du prince de la Paix, est rencontrée par une patrouille. Interrogée sur sa qualité, sur son nom, sur les motifs de sa course, nocturne, elle refuse obstinément de se nommer. Les soldats s’emparent de sa personne, lui arrachent ses voiles et reconnaissent la maîtresse du prince de la Paix, doña Josepha Tudo, comtesse de Castelfiel. Tous ces hommes étaient dans le complot. A la vue de la comtesse, ils ne doutèrent pas que le prince de la Paix ne dût la suivre bientôt et que le départ du roi ne s’effectuât cette nuit même. Alors le chef donne le signal convenu : en un moment, toutes les troupes réunies à Aranjuez sortent dans le plus grand ordre de leurs casernes ; mais, au lieu de se grouper autour du vieux roi et de la reine, de protéger leur fuite, elles s’y opposent, au contraire ; elles entourent le palais, s’emparent de toutes les issues et deviennent les geôliers de leurs souverains.

Les maisons, les rues, les places publiques étaient encombrées d’hommes du peuple. Toute cette foule reposait et dormait : en un instant, et comme par une sorte d’enchantement, elle se lève d’un même mouvement, et la ville, tout à l’heure silencieuse, retentit maintenant de mille clameurs. De tous côtés l’on s’agite et l’en s’arme : les uns vont se réunir à la troupe qui cerne le palais ; les autres se portent, à la lueur des torches et aux cris de meure Godoy ! sur l’hôtel de ce prince. Des sentinelles en défendent l’entrée ; le peuple les désarme, brise les portes, se précipite dans l’hôtel, inonde les cours, les corridors, les appartemens, monte, descend, remonte et cherche partout l’homme qu’il hait et qu’il veut immoler. Efforts inutiles ! au lieu du favori, les insurgés trouvent la princesse de la Paix et sa fille. A la vue de ces deux femmes éperdues et presque évanouies, ils s’arrêtent avec respect, ils les accompagnent hors de l’hôtel, s’attellent à leurs voitures, leur font une sorte d’ovation nocturne et les conduisent ainsi jusqu’au palais du roi, puis ils reviennent sur l’hôtel pour y chercher leur ennemi. Ne le trouvant point, ils se vengent sur son hôtel : tout ce qui leur tombe sous la main est brisé, saccagé ; mais du moins ils ne déshonorent point leurs violences par le pillage : ils sortent de cette demeure, naguère si somptueuse et dont ils viennent de faire un amas de ruines, les mains pures de toutes rapines.

La terreur était à son comble dans l’intérieur du palais. Le 18, Charles IV destitua de ses fonctions de généralissime le prince de la Paix, et prit en personne le commandement de ses armées. Il avait espéré que ce décret suffirait pour apaiser la fureur du peuple et sauverait la tête du favori ; mais il fut averti qu’un nouveau soulèvement devait éclater dans la nuit du 18 au 19. Alors, plein d’anxiétés, il fit venir tous les chefs militaires et les interrogea sur les dispositions de la troupe. La plupart d’entre eux s’étaient déjà donnés à Ferdinand. Tous répondirent qu’il n’y avait point à compter sur les soldats, et que le prince des Asturies pouvait seul répondre de tout. La cour passa la journée du 18 et la nuit qui suivit dans des transes affreuses. Le 19, au matin, le roi et la reine commençaient à espérer que le danger était passé, quand, à dix heures, un tumulte effroyable s’éleva autour de l’hôtel du prince de la Paix. Ils s’informèrent, et apprirent que le malheureux prince venait d’être découvert et arrêté. Au moment où l’émeute avait brisé les portes de son palais, il était sur le point de se mettre au lit, et il n’eut pas le temps de se rhabiller. N’ayant d’autre vêtement qu’une robe de chambre de molleton, il courut à l’une des portes de derrière de l’hôtel ; toutes les issues étaient gardées. Alors il gagna précipitamment les greniers, s’y blottit sous des nattes de jonc, et y resta ainsi, sans faire un mouvement, pendant trente-huit heures, n’ayant pour toute nourriture qu’un petit pain qu’il avait trouvé sous sa main au moment où il avait fui. Vaincu par les tortures de la faim et de la soif, il se décida à descendre de son grenier et tenta de s’évader ; mais il fut reconnu. Heureusement pour lui, ce ne furent ni des soldats ni des hommes du peuple qui l’arrêtèrent ; ce furent des gardes-du-corps. Tous le connaissaient ; ils eurent pitié de cet homme qui était sorti de leurs rangs pour s’élever si haut, et tombé maintenant au dernier degré de l’infortune. Ils résolurent de le soustraire à la rage du peuple ; ils le mirent entre leurs chevaux et le conduisirent ou plutôt le traînèrent jusqu’à leur caserne. La foule le suivit, acharnée, haletante, et faisant mille efforts pour l’arracher des mains des gardes et le mettre en pièces. Ne pouvant le tuer, ils l’abreuvèrent de mille outrages ; les uns lui jetèrent des pierres : les autres lui crachèrent au visage ; il y en eut qui purent l’atteindre et le blesser à coups d’épieu. Enfin il arriva tout sanglant, à demi mort de faim, de fatigue et de peur, à la caserne des gardes. A la vue de sa proie qu’on lui arrachait, le peuple, ivre de vengeance, se rua avec furie contre les portes de la caserne, comme s’il voulait en faire le siège, afin d’y saisir sa victime et de l’immoler ; mais une main amie s’étendit sur lui et le sauva. Au récit de ce qui se passait, Charles IV, éperdu, fit venir Ferdinand, et lui ordonna de voler à la caserne des gardes et de protéger Godoy contre le danger qui menaçait ses jours. Le jeune prince obéit. En abordant le favori, il lui dit avec l’accent d’un maître qui daigne pardonner : « Je te fais grace de la vie. » Pour toute réponse, le prince de la Paix lui demanda avec dignité et courage s’il était déjà roi. « Pas encore, lui répliqua Ferdinand ; mais je le serai bientôt. » Le peuple ne se calma que lorsque le prince des Asturies lui eut promis à plusieurs reprises que Godoy serait livré aux tribunaux et jugé avec toute la rigueur des lois.

La chute de cet homme qui avait tant abusé de la puissance, et son arrestation, firent éclater dans toute l’Espagne un incroyable délire de joie ; et malheureusement aussi des violences déplorables. Dans la plupart des villes, on brisa ses bustes ; on le pendit, on le brûla en effigie. A Madrid, on pilla son palais ; on rassembla sur une des places de la ville son mobilier somptueux et l’on y mit le feu. Ces manifestations sauvages de la colère publique portèrent le désespoir dans le cœur du roi et de la reine. Après avoir tremblé pour les jours de Godoy, ils avaient fini par trembler pour eux-mêmes. Poursuivis par des images lugubres, ils sentaient que leur fils l’emportait, et que leur autorité, solidaire des fautes du favori, avait perdu toute force et tout prestige. Bien loin d’être soutenus par les ministres qui les entouraient encore, ils ne trouvaient plus autour d’eux que des esprits découragés, des conseils timides, des fidélités chancelantes, des appréhensions trop exagérées pour n’être point simulées, enfin ce froid glacial qu’inspirent aux ambitieux et aux courtisans les pouvoirs déchus ou qui sont près de l’être. Un astre nouveau se levait ; Ferdinand était roi de fait. D’ailleurs, la souveraine puissance n’avait plus d’attrait pour Charles IV et la reine, maintenant qu’ils ne pouvaient plus la partager avec le prince de la Paix. Il paraît même que le vieux roi, fatigué de régner, avait plus d’une fois exprimé, depuis quelque temps, le désir d’abdiquer, et que c’était la reine qui, tantôt par ses larmes, tantôt par ses fureurs, l’en avait empêché. Aujourd’hui la mesure était comblée. Charles IV convoqua un grand conseil composé de tous les princes de sa famille, des principaux personnages de sa cour, de tous les ministres et chefs militaires, et, en leur présence, il renonça solennellement à la couronne en faveur de son fils Ferdinand. L’acte d’abdication fut rédigé dans les termes les plus positifs et avec la plus grande clarté[11].

La ville de Madrid était encore émue des scènes violentes qui l’avaient troublée la veille, quand, le 20 au matin, elle apprit que Charles IV avait abdiqué en faveur de son fils. À cette nouvelle, elle fut saisie d’une ivresse de joie impossible à décrire. En un moment, toute la population fut sur pied et encombra les rues. On se communiquait la grande nouvelle ; on s’embrassait, on se précipitait en foule dans les églises pour rendre à Dieu des actions de graces. A voir de tels transports, on eût dit un peuple d’esclaves qui venait de briser ses chaînes et qui avait recouvré à la fois le bonheur et la liberté.


ARMAND LEFEBVRE.

  1. 7 juillet 1807 et non 1809, comme, on l’a imprimé par erreur dans la précédente livraison.
  2. Je n’ai trouvé au dépôt des affaires étrangères aucune trace de cette correspondance de famille.
  3. Extrait du Moniteur du 5 février 1810.
  4. Un des juges, don Eugenio Cavallero, montra en cette circonstance un courage et une vertu qui consolent des bassesses du procureur fiscal. Atteint d’une maladie mortelle, don Cavallero annonça la résolution de se faire transporter dans la salle des séances : « Il ne voulait point mourir, disait-il, sans émettre son opinion dans une affaire qui lui paraissait si importante à l’honneur de son roi ; » mais tous les membres du tribunal se transportèrent chez lui pour y prononcer l’arrêt, et lui déférèrent l’honneur d’opiner le premier. Il prononça en faveur des accusés un discours plein d’éloquence, et conclut à l’acquittement. Deux jours après que le tribunal eut rendu son mémorable arrêt, don Cavallero expira. Cette mort, précédée de circonstances si touchantes, causa dans tout Madrid une impression profonde. Plusieurs monastères se disputèrent l’honneur de rendre les derniers devoirs au magistrat courageux que l’Espagne venait de perdre, et lui firent des obsèques magnifiques. Toute la population s’y transporta, impatiente de saisir l’occasion de donner au pouvoir un témoignage éclatant de sa réprobation.
  5. Lettre de M. de Beauharnais, 8 février 1808.
  6. Sénatus-consulte du 22 janvier.
  7. Cette union ne fut point heureuse. Mlle Tascher pas plus que le duc d’Aremberg ne se souciaient l’un de l’autre. Ils s’étaient unis par ordre du maître, et l’on assure que le mariage ne fut point consommé. Au bout de quelques années, un divorce rompit des liens que, de part et d’autre, le cœur avait désavoués. En 1814, Mlle Tascher, mécontente des destinées que lui avait faites l’empereur, se jeta dans le parti des Bourbons. Louis XVIII se chargea de l’établir ; il lui fit épouser le comte de Cuitry et la dota somptueusement : il lui assura une dotation de 35,000 francs de rente.
  8. M. Bignon prétend que l’empereur a hautement désapprouvé M. de Beauharnais d’avoir compromis son caractère d’ambassadeur en se faisant le promoteur d’un mariage entre Mlle Tascher de la Pagerie et le prince des Asturies. Nous n’avons point trouvé au dépôt des archives aucune lettre contenant la moindre expression de blâme sur la conduite de M. de Beauharnais. Si cet ambassadeur avait été aussi énergiquement réprimandé que le dit M. Bignon, il n’aurait certainement pas déploré avec autant de liberté de langage qu’il le fait dans plusieurs de ses dépêches le mariage de Mlle de la Pagerie avec le duc d’Aremberg.
  9. Lettres de M. de Beauharnais à M. de Champagny, 22, 25 février et 4 mars 1808.
  10. Dépôt des archives des affaires étrangères.
  11. « Les infirmités qui m’accablent, disait le roi, ne me permettent pas de soutenir plus long-temps le poids trop lourd du gouvernement de nos états, et, l’intérêt de ma santé exigeant que j’aille jouir dans un climat plus doux du calme de la vie privée, j’ai résolu, après les plus sérieuses réflexions, d’abdiquer la couronne en faveur de mon héritier et bien-aimé fils le prince des Asturies. En conséquence, ma royale volonté est qu’on le reconnaisse et qu’on lui obéisse comme roi et maître naturel de tous mes états et domaines, et, afin que la présente déclaration royale de mon abdication libre et spontanée ressorte à cet effet et reçoive son exécution royale, vous la communiquerez au conseil et à tous ceux qu’il appartiendra.
    « Fait à Aranjuez, 19 mars 1808.
    « LE ROI. »