Les Boucaniers/Tome XI/VIII

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome XIp. 295-319).

VIII

La ruse inventée par Fleur-des-Bois pour mettre Nativa à l’abri de tout danger, réussit facilement, les flibustiers avaient momentanément abandonné leurs navires pour bivouaquer dans la ville : à peine quelques hommes de garde restaient à bord.

Chaque jour Fleur-des-Bois venait chercher les aliments nécessaires à Nativa, puis retournant auprès de l’Espagnole, elle ne la quittait plus jusqu’au lendemain.

La sollicitude que Jeanne montrait pour la sécurité de Nativa était d’autant plus méritoire, que la boucanière souffrait réellement de la vue de sa rivale. Elle ne pouvait s’empêcher de songer qu’elle était la seule cause qui la séparât de son chevalier Louis ; et puis la fille du comte lui paraissait, avec raison, si admirablement belle, si pleine de séductions, que, par moments, une crainte à la fois vague et poignante lui serrait douloureusement le cœur.

Elle songeait, sans bien préciser ses craintes, qu’il n’y aurait rien d’impossible à ce que de Morvan, ébloui comme elle l’était elle-même par la vue de tant de grâces, ne retombât sous le joug de l’Espagnole !

Le langage de Nativa était, au reste, de nature à motiver ces appréhensions. En outre, chaque fois, — c’est-à-dire à tout instant du jour, — que de Morvan servait de sujet de conversation aux deux jeunes filles, une rougeur bien prononcée colorait le visage de Nativa, et sa voix prenait une expression de tendresse et de douceur infinies.

Fleur-des-Bois ne possédait pas une profonde expérience du cœur humain, mais elle était femme et jalouse : pas un de ces symptômes significatifs ne lui échappait.

— Nativa, dit-elle un jour à sa rivale, il me paraît impossible qu’une jeune fille aussi jolie que toi soit complètement méchante. Par moments, quand je subis l’influence de ta beauté, je suis tentée de t’accorder toutes les qualités imaginables. Ton âme, pervertie par l’éducation des villes, ne doit pas être insensible à tout bon sentiment, n’est-ce pas ? Il y a dans ta vie des heures de bonté et de justice ! Oui, je le crois… Et bien, Nativa, sans t’en douter, tu me fais bien souffrir. J’ai résolu d’avoir avec toi une explication sérieuse : Veux-tu me jurer, sur la Vierge, que tu n’essaieras pas d’abuser de l’avantage que ton éducation te donne sur mon expérience ? que tu répondras avec franchise à mes questions ? Je sais qu’un pareil serment est, surtout pour vous autres Espagnoles, une chose sacrée ; si tu le fais, tu le tiendras : voyons, réponds !…

— Parle sans crainte, Fleur-des-Bois ; je jure sur ma part de vie éternelle, que pas une parole ne sortira de ma bouche qui ne soit l’expression la plus sincère de la vérité.

— Merci, Nativa. À présent j’ai confiance en toi.

Fleur-des-Bois fit alors une légère pause, puis baissant les yeux :

— Nativa, reprit-elle, aimais-tu autrefois le chevalier de Morvan ?

— Non… Je l’estimais seulement.

— Et aujourd’hui ?… N’oublie pas ton serment !…

— Aujourd’hui, je l’aime ! répondit Nativa d’une voix aussi troublée que l’était celle de Jeanne.

— Ah ! tu l’aimes, répéta Fleur-des-Bois, qui porta vivement la main à son cœur comme si un choc violent l’eût frappée et qu’elle voulut s’assurer de la gravité de sa blessure. Mon Dieu, que tu es donc méchante ! Pourquoi me faire cet aveu ?

— Ne t’ai-je pas juré, Fleur-des-Bois, sur ma part de vie éternelle, de te répondre la vérité ?

— Oui, tu as raison !… Je ne sais ce que je dis !… Ainsi, tu aimes mon chevalier Louis. Je t’assure, Nativa que mon intention n’est pas de te causer le moindre chagrin… Mais réfléchis donc à la folie de ton amour. À quoi te conduira-t-il ?… À rien… Tu es fière, toi… Tu souffriras de te voir repoussée, dédaignée, car il te repoussera et te dédaignera mon chevalier !… Sois-en sûre. Crois-moi, renonce à tes projets… Ne t’expose pas à une honte certaine… Tu es riche et belle, bien des grands seigneurs de ta nation seraient heureux d’accepter ta main… Épouse un grand seigneur… C’est ce que tu as de mieux à faire…

— Il me semble, Fleur-des-Bois, interrompit Nativa d’un air hautain et railleur, que des questions tu passes aux conseils… Je t’ai promis vérité, mais non pas obéissance… Espères-tu, enfant, que ta voix oppressée et tremblante, l’agitation de ta poitrine, la colère qui brille dans ton regard : tous ces indices certains de la passion qui te domine, de la jalousie qui te dévore, passent inaperçus à mes yeux ?… Ce n’est pas mon intérêt, mais le tien que tu as en vue. À ton tour, écoute-moi ! Après le départ de Grenade de celui que tu appelles ton chevalier Louis, de M. le comte de Morvan, j’ai voulu, comprenant enfin combien Laurent était peu digne de mon amour ou de ma vengeance, me retirer à tout jamais du monde. Mon cœur brisé avait besoin de repos et de solitude. Malgré les prières de mon père, je partis pour Carthagène où une de mes parentes était supérieure du couvent des Carmélites, et je pris le voile en qualité de novice. Alors, seulement alors, je m’aperçus, dans le recueillement, que M. le comte de Morvan avait produit une impression profonde sur mon cœur… Je me rappelai son dévoûment, sa générosité, sa valeur, cette belle loyauté de gentilhomme que personne ne possède à un degré aussi éminent que lui… Peu à peu sa pensée s’empara tout entière de mon esprit… Je finis par me repentir amèrement de l’ingratitude que je lui avais montrée, mieux encore, par regretter le bonheur que j’avais si follement repoussé en lui… aujourd’hui que je suis libre, que la mort de mon honoré et noble père me force de chercher un appui ; aujourd’hui qu’un hasard vraiment providentiel et dans lequel se montre le doigt de Dieu, a mis de nouveau le comte de Morvan sur ma route, tu dois aisément concevoir, Fleur-des-Bois, quels sont mes projets.

— Mais mon chevalier Louis ne t’aime plus ! s’écria Jeanne avec une adorable naïveté de désespoir.

— Oh ! répondit Nativa en hochant doucement la tête d’un air d’assurance et de triomphe qui augmenta la pâleur de Fleur-des-Bois, quant à son indifférence, je ne la redoute point ! Il m’a jadis donné trop complètement son âme pour résister aujourd’hui à l’expression de mon repentir !… Son orgueil seul est froissé, et en cela je ne l’estime que davantage !… Son cœur est resté le même !…

La pauvre Jeanne, incapable de résister plus longtemps à l’émotion qui l’accablait, éclata en sanglots !

— Mais moi… moi qui l’aime… comme jamais, je le sens, aucune femme ne l’aimerai, que deviendrai-je ? dit-elle d’une voix brisée ?

Ce cri, parti du cœur, décelait une douleur si violente que Nativa en fut tout attendrie.

— Ma pauvre Fleur-des-Bois, dit-elle doucement à la boucanière, tu trouveras un allégement à tes peines dans la pensée que ton chevalier est heureux, non pas seulement par moi, mais par sa magnifique position dans le monde ! Je suis immensément riche !… Le nom que je porte, un des plus illustrés des Espagnes, jouit d’une grande considération à la cour. Le comte de Morvan pourra prétendre à toutes les dignités, à tous les honneurs !… Jeanne un peu de calme et de raison… Rien n’est encore fait. Causons avec sang-froid ; laisse-moi te montrer les choses sous leur vrai jour. Si le comte de Morvan liait son sort au tien, sais-tu bien ce qu’il en résulterait ? Une désillusion affreuse pour toi, des regrets éternels pour lui !… Après six mois, une année, si tu veux, de mariage, la misère viendrait s’asseoir au seuil de votre habitation… La noblesse et la pauvreté, ce sont là deux choses qui, réunies ensemble, forment la plus déplorable de toutes les positions. Que ferait alors le comte ? il est fier, indépendant : il travaillerait. Pauvre Fleur-des-Bois, ton chevalier aurait beau vouloir, par générosité, te cacher ses ennuis, son humiliation, ses regrets de toutes les minutes, au son de sa voix, au nuage de tristesse couvrant son front, à un simple geste d’impatience, tu devinerais bien vite ses douleurs et ses peines ! Alors, te sachant la cause de son malheur, ta vie serait empoisonnée par tés remords. Tes nuits deviendraient sans sommeil, tes journées se passeraient dans les larmes ! Ma douce et bonne Jeanne, je ne veux pas te tromper. Rappelle-toi mon serment ; Eh bien ! je t’assure que si j’entrevoyais pour toi une chance de bonheur dans ton union avec le comte de Morvan, je lui rendrais sa liberté, je ne m’opposerais pas à votre mariage… Laisse-moi encore ajouter quelques mots. Il te semble à présent, n’est-ce pas, que la mort pourra seule te délivrer de l’image adorée qui te poursuit sans cesse ? Tu te trompes, Jeanne.

Tu as aimé le comte parce qu’il est le premier homme qui se soit occupé de toi !… parce qu’il est arrivé juste au moment où ton cœur commençait à parler !… Dans un an d’ici, avant peut-être, tu seras tout étonnée de ne plus penser à lui… La richesse que je te donnerai, la présence d’un nouvel adorateur…

— Tais-toi, Nativa ! s’écria Fleur-des-Bois en interrompant sa rivale ! J’ai bien voulu souffrir tes insultes, supporter ta hauteur ; je ne consentirai jamais à entendre tes blasphèmes !… Moi, oublier mon chevalier !… C’est vouloir se jouer par trop de ma crédulité !… D’abord, dans tout ce que tu viens de dire, il n’y a pas un mot de vrai. Vous autres, filles des villes, vous avez des paroles qui donnent le vertige. Pour peu que l’on ait l’imprudence, que l’on commette la folie de vous écouter, la tête tourne, on devient incapable de distinguer la vérité du mensonge… Il y a une voix qui ne trompe jamais, c’est celle du cœur. Eh bien ! mon cœur me dit que mon chevalier ne peut être heureux sans moi, que moi je ne puis être heureuse sans mon chevalier…

— Ton chevalier est un niais, dit en ce moment une voix moqueuse et vibrante qui fit tressaillir Nativa et Jeanne.

Aussitôt la porte de la cabine s’ouvrit et le beau Laurent se présenta.

À l’apparition si imprévue du flibustier, Nativa éprouva un vif mouvement d’effroi ; Laurent sourit.

— Rassurez-vous, señorita, lui dit-il en s’inclinant profondément devant elle, je ne viens pas ici en ennemi, au contraire, je vous suis toujours trop reconnaissant de la bonne opinion que vous avez eue jadis et pendant si longtemps de moi, malgré la légèreté de ma conduite, pour ne pas saisir avec empressement l’occasion que le hasard me fournit de vous être agréable ! Si vous voulez bien prendre la peine de me suivre à Carthagène, je vous donnerai un sauf-conduit qui fera de la maison que vous choisirez un asile inviolable. Quant au chevalier de Morvan, je regrette que le devoir m’oblige à sévir contre lui. Pauvre jeune homme ! il était doué — je parle de cet infortuné comme s’il n’existait plus, puisque dans une heure d’ici il sera fusillé — il était doué d’un esprit crédule et digne qui en eût fait un excellent mari.

— Que dis-tu, Laurent, s’écria Fleur-des-Bois en pâlissant ; je ne te comprends pas !… Tu parles de fusiller mon chevalier !… Tu plaisantes, sans doute ?

— Hélas ! ma chère Fleur-des-Bois, répondit Laurent, je ne plaisante nullement. Tu connais aussi bien que personne les lois de la flibuste. Tu sais combien elles sont toujours sévèrement appliquées… Or, il est incontestable, tu ne saurais le nier, que le chevalier de Morvan a amené une femme travestie à bord de l’un de nos navires. J’ai reçu d’excellentes informations, une plainte détaillée à ce sujet. La présence de la señorita Sandoval, toujours si charmante sous ce laid costume d’engagé, est un témoignage irrécusable de la faute du chevalier ! Je te le répète c’est un homme mort !…

Fleur-des-Bois, à ces cruelles paroles, voulut répondre, mais son émotion trahit sa volonté.

Quant à Nativa, elle n’était pas moins agitée que sa rivale.

— Je suis une créature maudite, murmura-t-elle, ma présence porte malheur. Faut-il donc, après avoir tant torturé déjà le cœur de ce noble de Morvan, que je cause sa mort ! Non ! je ne veux pas qu’il soit victime de sa générosité. Ma présence ici est la seule chose qui l’accuse. Je le sauverai !

Nativa se leva alors, et, repoussant vivement Laurent, placé devant la porte, elle s’élança d’un pas ferme et rapide vers l’un des sabords ouverts de la chambre du conseil sur laquelle ouvrait la cabine.


FIN DU TROISIÈME VOLUME.