Les Boucaniers/Tome XI/VII

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome XIp. 257-292).

VII

Le beau Laurent, une fois investi du pouvoir suprême, ne perdit pas de temps pour mettre les flibustiers au courant de ses projets.

Frères-la-Côte, leur dit-il, je me suis engagé sur l’honneur à vous rendre des richesses au moins égales à celles que l’on vous a ravies ; rien ne m’est facile comme de tenir ma promesse. Mon plan est des plus simples : c’est la répétition de ce que j’ai fait il y a peu de mois à Grenade. Il s’agit tout bonnement de reprendre la ville de Carthagène, et d’en tirer une seconde rançon.

— Tu oublies, Laurent, s’écria un Frère-la-Côte en interrompant son nouveau chef, que Carthagène vient d’être pillée en règle, de fond en comble ; que nous n’y avons laissé ni une once d’or, ni une pierre précieuse. Ton projet ne vaut rien.

— Ton observation, répondit Laurent en se retournant vers l’interrupteur, ne prouve qu’une chose, c’est que les intérêts de nos frères sont mieux placés dans mes mains qu’ils ne le seraient dans les tiennes !… Attends, pour m’adresser d’autres objections, que je me sois complètement expliqué ! Je continue !… Lorsque nous nous sommes emparés, avec l’armée royale, à jamais maudite, de Carthagène, les habitants les plus considérables de cette ville s’étaient déjà enfuis en emportant avec eux leurs richesses : ce sont les richesses que je convoite, que je veux !… Pour atteindre ce but, notre conduite est toute tracée ! Il nous suffira de nous rembarquer, de simuler un départ définitif, et de tenir pendant quinze jours la mer. Les fuyards, complètement rassurés, se hâteront de quitter leurs refuges et de rentrer dans la ville avec leurs trésors. Alors, en une nuit, nous traversons la rade, et, semblables à des aigles, nous nous abattons, au point du jour, sur Carthagène, de nouveau pourvu d’or !… Ce plan est aussi simple qu’infaillible !… Rien ne peut l’empêcher de réussir !… Frères-la-Côte, je vois déjà nos navires richement lestés de lingots, encombrés de marchandises précieuses !… Puis, complément de fête, dont je ne vous ai pas encore parlé, j’entends les remerciements passionnés des jolies señoritas que leurs parents avaient soustraites à nos hommages, et qui béniront notre inattendu retour !… De l’or et des femmes plus que nous ne pourrons en dépenser et en prendre !… Ce sera une orgie sans antécédents dans les annales de la flibuste. Une orgie qui en quinze jours nous fera vivre vingt ans !…

Laurent prononça ces dernières paroles avec un accent de sensualité si passionné, qu’un frémissement d’impatience et de joie parcourut la foule des flibustiers. Ils se figuraient déjà être à la curée.

— Une popularité fondée sur de tels moyens ne saurait être durable ! dit Montbars à l’oreille de de Morvan. Que de larmes et de sang elle va coûter !  ;.. Dieu veuille qu’elle n’aboutisse pas à la ruine de la flibuste !

Le projet présenté par Laurent fut aussitôt exécuté. Les flibustiers rentrèrent dans Carthagène, reprirent leurs navires, que les Espagnols, heureux de voir partir leurs terribles hôtes, les aidèrent même à fréter, puis, mettant à la voile, ils restèrent quinze jours à courir des bordées au large. Deux semaines plus tard, ils s’abattaient sur l’infortunée ville, à peine remise de l’épouvantable désastre qu’elle venait de subir. Dire la consternation des habitants à la vue de cette nouvelle invasion serait impossible. Ce fut partout un long cri de douleur et de désespoir.

L’événement ne justifia hélas ! que trop bien : les prévisions de Laurent.

Les fuyards revenus avec leurs trésors et surpris à l’improviste, offraient une proie abondante et toute fraîche à l’avidité des bandits.

Le chef des flibustiers, dès son arrivée, réunit les notables espagnols dans la cathédrale, non pas pour leur imposer la honte d’un mensonger Te Deum, mais bien pour leur signifier sa volonté.

Il exigeait d’eux dix millions !

Les infortunés réclamèrent : Laurent, ordonna qu’on en fusillât vingt sur-le-champ ; cet ordre fut exécuté.

— Espagnols, leur dit-il, si dans une heure d’ici vous n’avez pas accepté mes conditions, je ferai passer quarante de vous par les armes ! D’heure en heure le nombre des victimes sera double. Votre hésitation et votre mauvais vouloir finiront bien par céder devant mon opiniâtreté. Vous voilà avertis. Que le sang qui coulera par suite de votre stupide et fatale obstination retombe sur vos têtes ; moi, je m’en lave les mains !

Trois quarts-d’heure plus tard, une députation de notables abordait humblement Laurent, et lui apportait l’assurance d’une complète soumission. Seulement elle lui demandait un délai de quinze jours pour parfaire la somme énorme qu’on exigeait.

— Vous avez bien fait de compter sur notre générosité, leur répondit-il ; nous ne sommes pas des gens sans entrailles. Je vous accordé le délai que vous implorez. Je ne sais rien refuser à un repentir sincère.

Au sortir de l’église, de Morvan, dont l’indignation avait atteint le comble, s’avança vers Laurent, et l’attirant à lui :

— Deux mots, lui dit-il.

— Quatre si tu veux, répondit froidement Laurent. Je crains, toutefois, que tu ne perdes ton temps ; je connais par cœur l’homélie que tu veux me réciter.

— Ton langage, prouve, Laurent, que la conscience parle en toi ; il grandit ton crime…

— Bon ! voilà l’homélie qui commence ! je ne m’étais pas trompé. Matelot, je suis pressé, remettons à plus tard la fin du sermon !

— Tu m’as accordé quatre mots : ces quatre mots tu les entendras, les voici : Laurent, je te méprise !…

— Je le sais parfaitement, répondit le flibustier sans montrer la moindre émotion ! Que m’importe !… Te figures-tu que je vais me désoler parce que ton intelligence, à courte portée, n’est pas à même de m’apprécier ce que je vaux ?… que je vais te demander raison de tes paroles ?… Tu te trompes, cher ami !… J’ai bien autre chose à faire qu’à m’escrimer avec toi ? Au revoir, matelot !

— Moi ton matelot, jamais ! s’écria le jeune homme avec une énergique expression de mépris.

Laurent, qui s’était déjà éloigné de quelques pas, s’arrêta :

— Chevalier de Morvan, demanda-t-il gravement, avez-vous bien compris toute la portée de vos paroles ! Est-ce bien sérieusement, en homme réfléchi, que vous venez de rompre le lien qui nous unissait ?

— Oui, c’est avec orgueil et joie que je repousse notre association !… Ma bouche n’est que l’écho affaibli de ce qui se passe dans mon cœur !…

— Soit ! répondit Laurent. Cette rupture sourit à mes projets !… Peut-être bien — cela n’est cependant qu’à moitié probable — aurais-je été retenu, dans l’accomplissement de mes desseins, par le sentiment d’une fausse et ridicule générosité !… À présent me voici libre !… Chevalier de Morvan, au revoir !

— Priez plutôt Dieu que nous ne nous rencontrions plus jamais ! s’écria de Morvan avec éclat, car dans les paroles de son ex-matelot, il avait cru voir une allusion à la passion du flibustier pour Fleur-des-Bois !…

Laurent s’éloigna sans relever ce défi.

Au sourire moqueur qui plissait ses lèvres minces, il était facile de deviner qu’il comptait sur une revanche.

À peine Laurent avait-il quitté de Morvan, que le chevalier fut accosté par Fleur-des-Bois.

Depuis l’horrible exécution des vingt notables, la pauvre enfant était en proie à une émotion extrême.

— Ah ! mon chevalier Louis, dit-elle en se suspendant au bras du jeune homme, combien je désire m’éloigner de cette terre maudite ! Jamais plus de ma vie je ne serai heureuse ! Le souvenir des atrocités monstrueuses qui se passent sous mes yeux me suivra toujours ! Pourquoi ai-je quitté mes forêts, entraîné mon pauvre père à ma suite ? Ne suis-je pas coupable de sa mort ?…

Fleur-des-Bois se tut pendant une minute, puis, achevant à haute voix, et sans s’en douter, sa pensée :

— Que je voudrais donc ne pas t’aimer comme je t’aime, mon chevalier Louis ! dit-elle lentement… Ne plus t’aimer ! je suis folle ! mais ce serait mourir…

Jeanne, à l’idée qu’elle pouvait perdre son chevalier, se serra, par un mouvement instinctif et d’une grâce inimitable, contre le bras du jeune homme.

De Morvan tressaillit.

— Cruelle enfant ! murmura-t-il d’une voix brisée, tu es destinée à me faire goûter tout ce qu’il y a de joies et de douleurs sur la terre !… Fatal serment qui me lie !… Je donnerais, Jeanne, le reste de ma vie pour avoir le droit de m’agenouiller pendant une heure à tes pieds !… Mourir en imprimant un baiser sur tes lèvres, ce serait arriver vivant au ciel !…

Le cœur de Jeanne battait à se rompre ; elle se sentait succomber sous le poids d’une joie à la fois enivrante et douloureuse. Des larmes tremblaient dans ses cils, tandis qu’un céleste sourire entr’ouvrait ses lèvres roses et humides. Il y avait lutte entre l’âme et le corps.

Tout à coup Jeanne tressaillit et, se cramponnant, pour ainsi dire, au bras de de Morvan :

— Mon chevalier, s’écria-t-elle, entends-tu ces cris de femme ?… Une infortunée que l’on insulte : courons la délivrer !…

À vingt pas à peine de l’endroit où il se trouvait, de Morvan aperçut un groupe serré de flibustiers qui semblaient entourer une personne ; de ce groupe partaient les cris qui avaient si vivement impressionné Fleur-des-Bois.

Le jeune homme n’avait pas besoin d’être excité pour voler au secours de l’infortunée victime de la brutalité des Frères-la-Côte.

Il se dégagea doucement de l’étreinte de Jeanne, et, prenant son élan, en deux bonds il tomba au milieu des flibustiers.

— Misérables, leur dit-il avec un heureux à propos, ne comprenez-vous pas qu’en insultant ainsi les femmes avant d’avoir l’or des Espagnols, vous finirez par exaspérer ces derniers qui refuseront de vous livrer leurs dépouilles !… Attendez donc avant de vous livrer à vos passions que vos navires regorgent de butin ! Au nom de l’intérêt commun je prends cette femme sous ma protection !… Malheur à celui qui osera y porter la main !… Je le dénoncerai à nos frères comme un traître !…

Tenir un pareil langage était le seul parti qu’il y avait à prendre. S’il eût menacé les flibustiers de son épée, de Morvan se fut perdu ! Leur parler de richesses et d’or, c’était se faire écouter d’eux, obtenir leur obéissance !

En effet, les flibustiers surpris et ignorant que le jeune homme n’était plus le matelot de Laurent, titre qui lui donnait une énorme importance à leurs yeux, s’écartèrent docilement devant lui, et le laissèrent arriver jusqu’à leur victime !

Au même instant, Fleur-des-Bois rejoignait son chevalier Louis.

Deux cris, presque d’effroi, poussés par de Morvan et Jeanne, retentirent, pour ainsi dire, en même temps.

Tous les deux venaient de reconnaître dans la malheureuse outragée, la fille du comte de Monterey, Nativa !

— Ma foi, frère, dit un des flibustiers en frappant familièrement sur l’épaule de de Morvan, il paraît que cette rencontre ne te plaît qu’à moitié ! Nous ne l’accuserons pas de vouloir nous supplanter… Mille millions de furies ! elle est pourtant diablement jolie, l’Espagnole ! Jamais je n’ai vu, de ma vie, un si appétissant morceau ! Quelle bouchée de roi ! Enfin, le devoir avant tout. L’or avant l’amour. Les picaillons à bord, nous ferons en sorte de prendre une crâne revanche.

Les flibustiers s’éloignèrent alors, laissant de Morvan, Fleur-des-Bois et Nativa en présence.

Ce fut la fille du comte de Monterey qui, la première, rompit le silence :

— Chevalier de Morvan, dit-elle avec une émotion réelle, je remercie Dieu qui vous a envoyé à moi, vous le plus brave et le plus généreux cavalier que je connaisse ! Auprès de vous il n’y a ni danger ni outrage à craindre. Comment parviendrai-je jamais à vous exprimer toute ma reconnaissance pour le service que vous m’avez rendu. Je vous dois plus que l’existence. Vous m’avez sauvé d’une éternelle damnation, car, après le déshonneur, il ne me restait pas d’autre refuge que celui du suicide !…

Les remercîments de Nativa, et on voyait qu’ils étaient sincères, causèrent un grand trouble à de Morvan. Sa conscience lui disait qu’il n’avait pas le droit d’accepter la reconnaissance de la fille du comte de Monterey.

Quant à Fleur-des-Bois, il était facile de deviner, à la façon dont elle frappait le sol de son petit pied mutin, à la fixité de son regard, à l’altération de l’arc parfait de ses beaux sourcils, que cette rencontre inattendue la surprenait désagréablement. Ce fut elle qui répondit :

— Nativa, dit-elle, tu ne dois aucune reconnaissance à mon chevalier Louis !… Tu nous as trop fait souffrir pour que nous t’aimions. Nous sommes venus à ton secours parce que nous sommes honnêtes, et non parce qu’il s’agissait de toi… À présent, te voilà hors de danger… Tu n’as plus besoin de nous… adieu !…

Fleur-des-Bois prit le chevalier par le bras et voulut s’éloigner ; mais à un regard suppliant que lui adressa Nativa, elle s’arrêta :

— Que désires-tu encore ? lui demanda-t-elle avec plus de douceur qu’elle n’eût voulu en mettre dans sa voix, car elle se repentait déjà de son premier moment de vivacité. Veux-tu arracher encore à mon chevalier un nouveau serment, celui de ne plus me voir ? Il le refuserait ! N’est-ce pas, mon chevalier Louis ? Le mieux, c’est que nous nous séparions !… Je te le répète… Adieu Nativa !…

— Mais, Fleur-des-Bois, dit l’Espagnole, que l’imminence du péril laissait sans orgueil, ne sens-tu pas que m’abandonner ainsi, c’est me livrer à la violence des premiers ladrones que je rencontrerai ? Je comprends tout ! tu te repens de m’avoir sauvée ; tu rêves ma perte, mieux encore, tu l’appelles de tous les vœux !

— Moi !… Oh ! tu le trompes, Nativa ! tu viens de dire là une vilaine chose !… Comment un pareil soupçon a-t-il pu te venir à l’esprit !… Croire le mal à l’avance, voilà ce qu’il ne m’a jamais été possible de comprendre. Au reste, tu as raison ! Dans mon désir de m’éloigner, je ne songeais pas que le danger reste toujours le même pour toi ! Mon chevalier Louis, il faut sauver Nativa ! Non pour elle, tu ne l’aimes plus : mais pour nous !… pour notre conscience !…

— Je suis à vos ordres, señorita, dit de Morvan avec embarras, Parlez ! Où désirez-vous que je vous conduise ?

Nativa laissa tomber sur le jeune homme un triste et douloureux regard :

— Chevalier, lui dit-elle, d’infâmes bandits ont assassiné mon père dans sa propre maison ! Pourtant, l’armée royale occupait alors la ville ! Aujourd’hui, envahie par les Frères-la-Côte, Carthagène n’offre nulle part un abri !

Pendant que Nativa faisait cette réponse, Fleur-des-Bois réfléchissait.

— Mon chevalier Louis ! s’écria-t-elle, voici une bonne idée qui m’est venue…Que la señorita se procure un habillement d’homme ; qu’elle se déguise, nous la conduirons à bord de la Serpente, où je lui donnerai ma cabine. Nul n’ira la chercher là.

— Merci ! Fleur-des-Bois, dit Nativa, j’accepte. Tu es une noble fille ! Pardonne-moi mes torts passés : j’ignorais à quel cœur d’or j’avais affaire !

Déjà de Morvan, Nativa et Jeanne s’étaient mis en route pour aller chercher le travestissement dont ils avaient besoin, lorsque Fleur-des-Bois s’arrêta-brusquement, et s’adressant à de Morvan avec une vive émotion :

— Mon chevalier, mon projet est impraticable ! s’écria-t-elle. Que Nativa succombe plutôt que je consente à l’accomplir ! Tu oublies que tout Frère-la-Côte, convaincu d’avoir amené à bord d’un des navires de la flibuste une femme déguisée en homme, est puni de la peine de mort !… Les Frères-la-Côte sont inexorables à cet égard… Le beau Laurent lui-même, aujourd’hui si aimé, se rendrait coupable de cette infraction aux réglements, que les flibustiers le sacrifieraient sans hésiter.

À ces paroles de Fleur-des-Bois, une pâleur mortelle envahit le visage de Nativa.

— Rassurez-vous, señorita, lui dit de Morvan. Le danger que Fleur-des-Bois vient de me signaler ne m’empêchera pas de faire mon devoir. Jeanne, continua le jeune homme en prenant les mains de la boucanière dans les siennes, quand on n’estime pas un homme, on cesse bientôt de l’aimer. Malgré toi, tu me mépriserais si, cédant à la peur, j’abandonnais lâchement la señorita. Ton amitié pour moi te pèse-t-elle donc à ce point que tu veuilles t’en défaire ?…

— Moi, te mépriser, mon chevalier ! s’écria Fleur-des-Bois qui se mit à sourire tant cette pensée lui parut ridicule.

— Jeanne, je te jure que je parle d’après l’expérience !…

— Au fait, reprit Jeanne, en redevenant sérieuse, je ne suis qu’une ignorante !… Je connais depuis si peu de temps la vie ! Soit, mon chevalier, que ta volonté s’accomplisse !…

Une heure plus tard, Nativa revêtue des habits d’un engagé, prenait possession de la cabine occupée par Fleur-des-Bois à bord de la Serpente.