Les Boucaniers/Tome X/III

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Xp. 63-93).

III

Au moment où Montbarset et Fleur-des-Bois pénétrèrent dans l’appartement de Barbe-Grise, — appartement dont le mobilier se composait en tout d’un hamac et d’un bahut, — ils trouvèrent le vieux Boucanier déjà levé et se disposant à partir pour la chasse.

— Barbe-Grise, lui dit Montbars, j’ai à t’entretenir de choses sérieuses.

— Parle, répondit laconiquement le chasseur, je t’écoute.

— Mon vieil ami, reprit le flibustier, avec un homme d’un bon sens pratique comme toi, les longs discours sont inutiles : je viens te proposer de faire partie de l’expédition de Carthagène.

— À quoi cela me servirait-il, demanda Barbe-Grise, après avoir réfléchi ; quels avantages retirerais-je de ce dérangement ?

— L’avantage de réaliser en moins d’un mois peut-être un bénéfice quintuple de ce que te rapporte ordinairement une année de fatigues.

Carthagène regorge de richesses : notre butin sera immense !

— Que me fait la fortune, dit Barbe-Grise en hochant la tête d’un air de mépris et d’indifférence.

La chasse ne me rapporte-t-elle pas au delà de ce qu’il me faut pour satisfaire mes besoins ? À quoi bon échanger contre la servitude mon heureuse indépendance !… La discipline des camps s’accorderait mal avec mes allures ! Je refuse ta proposition.

— Cette précipitation de ta part, m’étonne, Barbe-Grise ; je te croyais plus sensé, plus réfléchi.

Ne sais-tu donc plus écouter avant de répondre ?

— Tu m’as offert de l’or, et comme je n’ai pas besoin d’or, je t’ai refusé, répondit le Boucanier sans paraître attacher la moindre importance au reproche de Montbars, en quoi ai-je manqué de bon sens et de logique ?

— Si tu ne m’avais pas interrompu, mon vieil ami, tu aurais vu que ton intérêt pécuniaire n’est pas le seul motif qui me fasse t’engager à le joindre à nous ! Je suis guidé par une considération beaucoup plus grave !

— Alors, explique-toi clairement.

— Barbe-Grise, reprit le flibustier en attachant un regard fixe et scrutateur sur le Boucanier, il n’y a pas d’homme ici-bas qui dans les replis secrets de son cœur, ne cache un désir, ne caresse une chimère. Tu as beau avoir simplifié ta vie en la rapprochant aussi près que possible de la nature, tu n’as pu te dépouiller complètement des passions humaines. Tu tiens encore à la société par les rêves.

— Je ne te comprends pas, Montbars.

— Je m’explique : Sa Majesté Louis XIV a investi M. le baron de Pointis, qui commande l’escadre royale, de pleins pouvoirs. Ce que de Pointis fera sera bien fait. Si cet amiral, par exemple, t’accordait des lettres de noblesse, elles seraient sanctionnées par le roi.

— Tu crois, Montbars ? demanda Barbe-Grise avec une vivacité en dehors de ses habitudes.

— Je parle avec certitude de cause. À présent, Barbe-Grise, suppose que profitant de l’influence dont tu jouis auprès des Boucaniers de ton campement, tu parviennes à les réunir, et que, te mettant à la tête de ce corps d’élite, tu viennes offrir non pas tes services, mais proposer un marché au baron de Pointis : crois-tu que l’amiral te repoussera ?… non pas, mon vieil ami, il acceptera tes conditions.

Barbe-Grise, plongé dans une méditation profonde, n’écoutait plus le chef des flibustiers. Enfin, relevant la tête inclinée sur sa poitrine :

— Montbars, dit-il avec un accent de fierté sauvage qui ne manquait pas de dignité, un instant tes paroles m’ont ébloui, et j’ai hésité ; mon parti est à présent irrévocablement pris, je refuse !

— Mais, mon père, dit timidement Fleur-des-Bois, qui avait suivi jusqu’alors avec anxiété, mais sans y prendre part, la conversation des deux amis, il y a trente ans que tu désires appartenir à la noblesse : pourquoi repousser l’occasion si belle qui se présente de voir ton souhait accompli ?

— Parce que je n’entends pas accepter une aumône, s’écria Barbe-Grise !… Ce que je sollicite depuis plus de trente ans, ce n’est pas une grâce, c’est une justice !… Je suis un Kerjean ; je le soutiendrais le col sur le billot ! Qu’on me rende ce qui m’est dû, je ne demande pas autre chose…

— La justice qui dépend des puissants s’appelle une grâce, mon ami, dit Montbars. Je te sais incapable de proférer un mensonge, et je ne mets pas en doute tes droits à porter le nom de Kerjean. Alors où est donc l’aumône ?

Ce ne sont pas des lettres de noblesse que je te conseille de solliciter, mais de rentrer dans ton héritage, de reconquérir un bien dont tu as été injustement privé. Un dernier mot, Barbe-Grise : si tu te décides à marcher avec nous, je me fais fort d’obtenir l’assentiment de l’amiral. Le baron a reçu, à mon égard, des instructions qui me permettent de m’engager vis à vis de toi, avec une complète certitude de tenir ma parole ! Le temps presse, je vais partir, réponds oui ou non.

— Ta parole vaut pour moi un fait accompli, Montbars, dit Barbe-Grise. Avant la fin du jour j’aurai déjà réuni plus de vingt Boucaniers ; dans une semaine, j’irai te retrouver à la tête de deux cents hommes !…

— Quel est l’endroit fixé pour le rendez-vous général ?

— L’endroit que nous choisissons toujours pour nous réunir, le quartier du Petit-Goave.

— C’est bien, adieu, ou pour mieux dire au revoir !

Barbe-Grise donna une vigoureuse poignée de main à Montbars, et mettant sa carabine en bandoulière, il sortit vivement de l’habitation.

Le vieux Boucanier tenait à commencer, sans perdre de temps, sa tournée de recrutement.

— Merci, Montbars, dit Fleur-des-Bois en laissant voir toute la joie que lui causait la décision prise par son père. Si mon frère Louis revoit Nativa, il sera malheureux ; mon devoir est d’être près de lui pour partager ses peines… merci encore !

— Mais, dis-moi, Fleur-des-Bois, demanda Montbars avec intérêt, en quoi donc avais-tu besoin de la présence de ton père pour t’embarquer ? N’as-tu pas déjà accompli seule plusieurs expéditions ?

— J’ai eu tort, balbutia Jeanne en rougissant, j’étais alors si ignorante.

La jeune fille, après avoir fait cette réponse, s’éloigna d’un air embarrassé, confus.

Montbars, le chevalier et Alain montaient à cheval, une demi-heure plus tard, et prenaient la route de Léogane. C’était dans cette ville, éloignée seulement de sept lieues du Petit-Goave, que se trouvait en ce moment le gouverneur Ducasse.

De Morvan, sachant qu’il reverrait bientôt Fleur-des-Bois — car Montbars l’avait instruit de sa conversation avec Barbe-Grise — était d’une joie folle : toutefois, de temps en temps un nuage passait sur son front ; son visage s’assombrissait ; un éclair de fureur brillait dans ses yeux : il pensait qu’il allait enfin venger son père !

Les trois voyageurs traversaient une forêt située à une lieue environ de l’habitation de Barbe-Grise, lorsque Montbars qui marchait en tête, le sentier étant trop étroit pour donner passage de front à deux cavaliers, arrêta court sa monture.

— Bonjour, Casque-en-Cuir, s’écria-t-il, en s’adressant au géant qu’il venait d’apercevoir, tu es déjà en chasse !

— Oui, répondit Casque-en-Cuir d’un air sombre, je chasse.

— De quelle drôle de façon tu me dis cela. Parbleu ! voilà qui est singulier ; tu es seul, sans ta meute, sans un engagé ? Mais qu’as-tu donc ? tu parais tout ému !

— Ému, moi ! répéta le Boucanier d’une voix, sourde et en s’appuyant contre le tronc d’un arbre, quelle plaisanterie ! je suis comme toujours.

— Casque-en-Cuir, reprit lentement Montbars, tes affaires ne me regardent en rien ; laisse-moi toutefois te donner un conseil : c’est, si tu tiens à ne pas trahir ton secret, de ne jamais revenir en ce lieu, en compagnie de personne ! Tu me comprends, n’est-ce pas ?

— Non, je ne vous comprends pas, s’écria le géant d’un air égaré : de quel secret voulez-vous parler ? je n’ai pas de secret, moi !

— Tes yeux obstinément fixés sur le sol fraîchement remué démentent tes paroles. Casque-en-Cuir, apprends-moi donc, toi qui connais les mystères des forêts, d’où provient ce monticule que j’aperçois à tes pieds !… on dirait, ma foi ! le moule d’une forme humaine… Es-tu bien sûr que si l’on enlevait la couche de gazon qui le recouvre, on ne trouverait pas un cadavre !

À cette étrange question, les yeux de Casque-en-Cuir brillèrent d’un sinistre éclat.

— Eh bien, quand même cela serait, dit-il après une légère hésitation. À qui la faute ? Un honnête Boucanier doit obéir à l’usage. Une bouche qui se parjure est coupable. Le bras qui frappe pour punir accomplit un devoir.

— Ainsi, ta femme Ismérie…

— Laissons les morts au repos de la tombe ! interrompit Casque-en-Cuir d’un ton farouche. Je le répète, l’usage le voulait.

Cette scène de meurtre impressionna tristement de Morvan.

— Quoi ! cria-t-il à Montbars en le voyant remettre son cheval au trot et s’éloigner de ce lieu où venait de s’accomplir un crime si affreux, — quoi ! laisserons-nous l’assassin jouir de l’impunité ? Ne devons-nous pas nous saisir de lui et le livrer à la justice ?

— Ton indignation est naturelle, Louis, répondit Montbars en continuant d’avancer ; mais il ne faut pas songer à y donner suite. Casque-en-Cuir n’a fait que se conformer à de sanglants précédents. Il a, comme il le disait, obéi à l’usage. Les Boucaniers, si peu scrupuleux sur le passé des femmes perdues, que la mère-patrie leur envoie, sont implacables pour les malheureuses qui une fois liées à eux, manquent à leurs serments. Un Boucanier, s’il pardonnait l’outrage fait à son honneur de mari, deviendrait un objet de mépris pour ses compagnons. Le vide se ferait autour de lui, on ne consentirait à l’admettre dans aucune expédition, soit de chasse, soit de guerre ; on le traiterait comme un paria !

— Et la justice du roi ?…

— La justice du roi déjà si audacieusement méconnue, dans certaines provinces de France ne peut rien à Saint-Domingue, surtout quand il s’agit d’un cas particulier. Le jour où elle essaierait de combattre ou de détruire les mœurs établies dans l’île, nous courrions tous aux armes, et le drapeau fleurdelisé cesserait de flotter sur nos forts !

Les compagnons de route, en arrivant à Léogane, aperçurent mouillée dans le port l’escadre royale commandée par le baron de Pointis ; elle comptait dix-sept voiles et se composait des vaisseaux :

Le Sceptre, où l’amiral avait arboré son pavillon de commandant ;

Le Saint-Louis, commandé par M. de Lévy ;

Le Fort, par M. le vicomte de Coëtlogou ;

Le Vermandois, par M. du Buisson ;

Le Furieux, par M. Lamothe-Michel ;

L’Apollon, par M. Gombaud ;

La Mutine, par M. Massiat ;

La Saint-Michel, par M. Marolles ;

L’Avenant, par M. Francine ;

La Galiote, par M. de Monts ;

La Providence, corvette, par M. du Bouchel ;

La Dieppoise, flûte, par M. Tanberleau ;

La Ville-d’Amsterdam, par M. Monier ;

Enfin de quatre traversiers, — aujourd’hui des avisos, — que commandaient quatre officiers-matelots.

À la vue de cette escadre, admirablement rangée en ordre de bataille, de Morvan sentit un frisson d’enthousiasme passer le long de son corps.

— Montbars, dit-il, maintenant je te remercie d’avoir songé à moi ! Je vais donc enfin combattre sous le drapeau du roi et pour l’honneur de la France !…

Le chef de la flibuste sourit d’un air de douce pitié.

— Enfant, dit-il, ton enthousiasme me confirme dans cette triste opinion, depuis longtemps enracinée dans mon esprit, que les hommes ne sont pas faits pour la liberté. Ton cœur bondit de joie parce que tu vois de serviles esclaves revêtus de livrées brillantes et qui, au premier signal du maître, vont se jeter sur ceux qu’on leur désignera comme des ennemis. Que trouves-tu donc de si beau dans ce courage de commande, dans cette fureur insensée ? Ces gens-là, que tout le monde traite de héros, se battent, la plupart du temps, pour obéir à des questions d’amour-propre personnel qui ne les regardent pas, qui ne touchent en rien à la gloire du pays. Ils représentent la colère, souvent injuste, d’un souverain, quelquefois le caprice d’une courtisane dont le tabouret de cour touche les marches du trône. Belle mission, vraiment, que la leur ! De combien, nous autres flibustiers, ne sommes-nous pas supérieurs à ces mercenaires ! Quand nous nous battons, nous, c’est au moins contre un ennemi que nous haïssons de toutes les forces de notre âme, contre un ennemi qui nous est personnel, dont nous avons à nous venger, que nous avons choisi. La discipline et la tactique, ces deux forces des masses inintelligentes, n’entravent en rien l’élan de notre courage, les hardies et heureuses inspirations de notre génie. Nous avons le droit de tenter. Libres, tout nous est permis. Partant de là, rien ne nous est impossible. Bientôt, Louis, nos forces agiront de concert avec celles du roi ; tu verras le contraste glorieux qui en résultera pour nous !… C’est une prédiction que je te fais à coup sûr ! Alors, enfant, tu seras fier d’être un flibustier ; ce sera avec un sentiment de mépris égal au moins à ton enthousiasme irréfléchi de ce moment, que tu verras passer devant toi les brillants uniformes qui recouvrent presque toujours de si tristes nullités !

— Je ne raisonne pas, Montbars, je subis une impression, répondit de Morvan ; j’ai plus foi dans l’instinct de l’homme que dans cet esprit de critique et d’analyse qui, trop souvent, égare et pervertit son jugement ! Je sens que porter l’uniforme d’officier de la marine constituerait pour moi un immense honneur dont je ne saurais trop me rendre digne !… Quand un préjugé éveille dans un cœur honnête un tel enthousiasme, je ne sais si je ne me trompe, mais il me semble qu’il faut que ce préjugé porte en lui un certain germe de grandeur !…

Cette réponse de Morvan parut contrarier le flibustier, du moins à en juger par le silence qu’il garda jusqu’à ce qu’ils furent arrivés au Gouvernement.

Montbars donna les chevaux à garder à Alain, et, se retournant vers son neveu :

— Cher Louis, lui dit-il, puisque tu aimes tant à voir les uniformes, suis-moi, je vais te présenter à Ducasse.

Ses salons doivent être encombrés d’officiers. Tu passeras un moment bien agréable.

Montbars, sans attendre le consentement du jeune homme, entra dans la cour du Gouvernement.

De Morvan le suivit.

À peine le chevalier avait-il franchi le seuil de la porte, qu’il fut surpris par l’apparition étrange du beau Laurent, qui, vêtu d’un magnifique costume tout ruisselant de pierreries et, chose inouïe, portant le grand cordon de saint Louis, se tenait dédaigneux, fier et superbe, au milieu d’un groupe d’officiers.