Les Boucaniers/Tome X/II

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Xp. 29-59).

II

À cette révélation, de Morvan poussa un cri de douleur et de rage, et portant instinctivement la main à la garde de son épée :

— Oh ! mon père bien aimé, dit-il avec une poignante émotion et en levant ses yeux humides vers le ciel, pardonnez-moi !… l’amour m’avait fait oublier la vengeance.

Trop ému de ce qu’il venait d’apprendre pour pouvoir continuer son souper, de Morvan se leva de table et fut se mettre à l’une des fenêtres de la salle à manger.

— Quelle singulière destinée que la mienne, pensait-il en parcourant d’un regard vague et distrait la campagne qui commençait à disparaître dans les ténèbres de la nuit ; il est évident qu’une opiniâtre fatalité s’acharne après mon repos. Oui, je suis né sous une mauvaise étoile. Le bonheur n’est pas fait pour moi ! Que dis-je ?… lâches et coupables regrets !… Quoi ! c’est au moment où la Providence me prend par la main pour me mettre en présence de l’assassin de mon père, que j’ose me plaindre !

Pauvre et noble comte de Morvan, quel horrible sort a été le tien… l’imagination s’arrête épouvantée devant l’odieuse atrocité de ton supplice. Ô mon père ! toi qui m’aurais tant aimé, j’ai juré sur la mémoire vénérée d’élever ma vengeance jusqu’à la hauteur du forfait : je saurai tenir mon serment !

Le jeune homme fut interrompu dans ses sombres pensées par Fleur-des-Bois.

— Mon chevalier Louis, lui dit la charmante enfant qui s’était approchée de lui sans qu’il y prit garde, tu sais que, chez Montbars, l’action ne tarde jamais à suivre la parole. Je ne serais nullement étonnée qu’il se mît en route ce soir même. Promets-moi donc de ne pas partir sans me revoir…

La résignation facile avec laquelle Fleur-des-Bois semblait accueillir l’idée d’une séparation, causa une douloureuse surprise à de Morvan.

— Jeanne, répondit-il tristement, je t’aime d’une affection trop profonde pour vouloir te cacher mes pensées. Avec toi, ce ne sont pas mes lèvres, c’est mon cœur qui parle. Je t’avouerai que tu m’as causé un pénible étonnement en me conseillant tout à l’heure de me joindre à Montbars, de m’éloigner d’ici. Tu ignorais pourtant alors qu’il s’agissait pour moi d’accomplir un devoir sacré, de venger mon père ! Ma présence, par suite d’un revirement d’idées, que je n’ose comprendre, te pèse-t-elle donc maintenant à ce point que tu aies hâte de me voir partir ?

— Tu le trompes, mon chevalier Louis, répondit Jeanne, en baissant la tête d’un air confus, jamais je ne t’ai aimé autant que je t’aime à présent ! Car depuis une heure seulement je comprends toute la délicatesse de ta conduite envers moi. Tu es un noble et généreux cœur, mon chevalier Louis, mais il est impossible que nous restions plus longtemps ensemble. Je t’en conjure, ne m’adresse pas de questions : pour la première fois, depuis que je te connais, je refuserais de me rendre à tes désirs… je ne te répondrais pas !

Il y avait dans les paroles de la jeune fille une tristesse si résignée et si profonde, que de Morvan sentit les larmes lui venir aux yeux.

Quoiqu’il ne pût deviner le motif qui avait produit la résolution de Jeanne, il comprit que cette résolution s’appuyait sur de graves considérations et quelle était inébranlable.

Malgré la prière de Fleur-des-Bois, il allait la presser de questions, lorsque la porte de la salle à manger s’ouvrant avec violence, Casque-en-Cuir parut, traînant après lui un homme qui se débattait en vain sous la puissante étreinte de sa large main.

— Matelot, dit le géant d’une formidable voix de basse-taille et en s’adressant à Barbe-Grise, je t’apporte un animal que probablement tu n’as jamais encore vu et que j’ai trouvé chassant sur nos terres… cet animal s’appelle un séducteur !… Regarde comme il est laid !

Le géant, en parlant ainsi, saisit l’inconnu par le dos de son pourpoint et le soulevant de terre, à bras tendu, il le présenta à son matelot.

— Il est, en effet, fort laid ! répondit Barbe-Grise impassible. Que diable veux-tu que je fasse de cela ! Jette-moi ce drôle par la fenêtre : il ne mérite pas qu’on s’occupe de lui !

— Rendre la liberté à ce misérable ! s’écria Casque-en-Cuir, qui se mit à agiter en l’air sa victime, avec la même facilité, que si c’eût été un tout jeune enfant : pas encore matelot ! J’ai d’abord un interrogatoire à lui faire subir, puis ensuite une correction à lui infliger. Ah ! Barbe-Grise, si tu savais ce que j’ai vu ! Tu ne peux t’en douter.

— Je sais que les femmes ont parfois de drôles de fantaisies, dit le vieux Boucanier de sa voix tranquille. Pourquoi donc Ismérie ferait-elle exception à son sexe ?

— Comment, s’écria Casque-en-Cuir avec une véritable stupéfaction, as-tu pu deviner qu’il s’agissait d’Ismérie ? C’est vrai, matelot… Comprends-tu la conduite de cette infâme ?

— Parfaitement, mon pauvre Casque-en-Cuir.

— Mais observez donc avec attention ce roitelet… de petits membres grêles, pas de barbe, une figure pâle et maladive… Quoi ! une erreur de la nature…

Le malheureux que Casque-en-Cuir traitait si brutalement tremblait de tout son corps ; toutefois, faisant un violent effort sur lui-même :

— Monsieur, dit-il d’une voix étranglée par la peur, votre conduite n’est pas celle d’un galant homme ! Ce n’est pas loyal d’abuser ainsi de sa force ! Si vous croyez avoir à vous plaindre de moi, et je vous prouverai que tous les torts sont de votre côté — vous n’avez qu’à me demander raison de ma conduite ! Je suis prêt à me rendre sur le terrain. Que diable ! je suis un gentilhomme ! on me nomme le vicomte de Chamarande !

Cette réponse, que Casque-en-Cuir accueillit par un gros rire, parut causer une assez vive impression au flegmatique Barbe-Grise.

— Matelot, dit-il, si cet homme appartient réellement, comme il le prétend, à la noblesse, ta conduite devient blâmable et tu lui dois des égards.

— Cet homme s’écria Alain en se mêlant à la conversation, est un fourbe et un voleur. Je parle de lui à bon escient. Il a dévalisé jadis mon maître en France.

À cette déclaration si catégorique et si accablante, le prétendu vicomte voulut payer d’audace.

L’époux outragé lui coupa la parole par un geste impérieux et menaçant.

— Mon chevalier Louis, murmura Fleur-des-Bois avec un embarras extrême, et qui frappa de Morvan de surprise, cet homme, cela n’est malheureusement que trop vrai, est coupable ! Il faut cependant empêcher Casque-en-Cuir de le tuer. Laisse-moi faire !

Jeanne, le visage empourpré et les yeux baissés, s’avança vers le Boucanier avec une timidité qui ne lui était pas habituelle :

— Casque-en-Cuir, lui dit-elle, tu ne voudrais pas me faire de la peine ? Eh bien ! je t’en prie, rends la liberté à ce Chamarande, qui n’est pas digne de ta colère !… Tu hésites !… Tu n’as donc pas d’affection pour moi ? Tu n’aimes donc plus ta sœur Jeanne, mon bon Casque-en-Cuir ?…

Le géant détourna la tête pour fuir le regard de Fleur-des-Bois, mais ce fut en vain : l’habitude qu’il avait d’obéir passivement aux ordres de la jeune fille l’emporta sur sa volonté ; il resta un moment planté droit et immobile comme un chêne, devant Jeanne ; puis, poussant tout à coup une espèce de rugissement :

— Va-t’en ! s’écria-t-il, en s’adressant au prétendu vicomte.

Celui-ci ne se fit pas répéter cet ordre : il s’élança avec empressement vers la porte et disparut.

— Quant à Ismérie, grommela le géant d’un air sinistre, c’est autre chose ; je réglerai son affaire plus tard ! Fleur-des-Bois, je t’en conjure, ne me sollicite pas en sa faveur ; nos usages, à nous autres Boucaniers, sont sacrés ; je serais obligé de repousser ta prière, et tu sais que cela porte malheur de te désobéir !

À la façon dont Casque-en-Cuir prononça ces paroles, Jeanne comprit qu’il était inutile d’insister ; elle se contenta de lui dire :

— N’oublie pas, mon ami, qu’Ismérie, tant qu’elle restera sous le toit de l’habitation, ne peut avoir rien à redouter de ta part !

— C’est vrai, Fleur-des-Bois, mais cela m’inquiète peu. Ismérie n’est pas femme à rester enfermée. Elle aime trop à courir la campagne pour s’imposer à elle-même une prison volontaire. Je saurai bien la retrouver sur un terrain neutre. Ne parlons plus de cela.

Fleur-des-Bois se mit à réfléchir, puis, paraissant, après une courte hésitation, s’arrêter à un parti, elle sortit de la salle à manger.

Dix minutes plus tard, de Morvan, toujours accoudé à la fenêtre, crut voir glisser à travers les ténèbres deux ombres vaporeuses et blanches ; il pensa que Fleur-des-Bois avait été prévenir Ismérie du danger qui la menaçait.

L’idée du contact momentané qui allait exister entre l’aventurière et la jeune fille lui causa une impression pénible.

— Ah ! mon Dieu, murmura-t-il bientôt en pâlissant, je comprends tout maintenant : l’embarras de Jeanne, le changement si subit et si extraordinaire qui s’est opéré en elle, la contrainte qu’elle montrait tout à l’heure vis-à-vis de moi, le conseil qu’elle m’a donné de partir…

Oui, c’est bien cela… Jeanne aura surpris, à notre retour de la chasse, le secret des rendez-vous de ces miserables… Pauvre enfant ! qu’elle a dû souffrir en voyant ainsi se déchirer brutalement le voile de sa chaste ignorance… Malédiction ! ce dernier malheur manquait à mon infortune !… Être obligé de renoncer à cette sainte et délicieuse intimité qui m’enivrait de si pures jouissances ! Ce sacrifice est au dessus de mes forces !… oui, mais comment l’éviter ?…

Ah ! Jeanne, conseillée par son délicat instinct, a raison de m’exiler à tout jamais de sa présence.

Combien elle doit me mépriser et me haïr, si elle se rappelle avec quel feu je lui peignais naguère ma tendresse.

Un peu après le départ de Fleur-des-Bois, et pendant que de Morvan comptait avec une impatience fébrile les minutes qui s’écoulaient et laissaient à Ismérie la facilité de compléter, par d’imprudents et cyniques aveux, son œuvre fatale, Casque-en-Cuir, après avoir examiné avec soin l’amorce de sa carabine, était sorti à son tour.

Quant à Barbe-Grise et à Alain, toujours attablés, ils luttaient avec un remarquable acharnement et un brillant courage, à qui des deux absorberait la plus grande quantité de cidre, et ils ne s’inquiétaient nullement de ce qui se passait.

Après une heure d’une pénible attente, de Morvan vit enfin rentrer Fleur-des-Bois.

La première pensée du jeune homme fut de s’élancer à sa rencontre ; la réflexion l’arrêta.

Il resta silencieux devant Jeanne, n’osant lui adresser le premier la parole.

On eût dit un coupable.

Le changement, ou pour mieux dire, la métamorphose qui s’était opérée dans la personne de Fleur-des-Bois tenait du prodige : la charmante enfant n’était plus reconnaissable.

Une expression de tristesse et de recueillement, presque d’effroi, avait fait disparaître son sourire, habituellement si franc et si joyeux, sa démarche si leste et si dégagée, si vive ; ses mouvements si gracieux, ses gestes si mutins, avaient fait place à une contenance embarrassée.

— Chevalier de Morvan, dit-elle, je compte sur votre promesse. Vous ne partirez pas sans recevoir les adieux de mon père et les miens !

— Quoi, Jeanne, tu me dis « Vous ! » Es-tu donc fâchée contre moi ? Ne me considères-tu plus comme ton frère ?

À cette question, que le jeune homme lui adressa d’une voix douloureusement émue, Fleur-des-Bois tressaillit.

— Moi, être fâchée contre toi, mon chevalier Louis ! s’écria-t-elle avec élan ; ah ! peux-tu penser une pareille chose !…

Jeanne s’arrêta.

Ce cri parti du cœur s’était échappé contre sa volonté sans doute, car ce fut froidement qu’elle reprit :

— Chevalier, Ismérie m’a appris qu’une femme ne doit tutoyer que son père ou son époux.

— Et son frère, Fleur-des-Bois ?

— Oui, mon chevalier, tu as raison, on a le droit de tutoyer aussi son frère… Mon frère, à demain.

Jeanne s’éloigna avec précipitation, pour pouvoir donner un libre cours à ses larmes.

Le lendemain, l’aube blanchissait à peine l’horizon, lorsque Montbars sortit de sa chambre.

— Tiens, c’est toi, Fleur-des-Bois ! s’écria-t-il en apercevant la jeune fille qui se promenait dans le jardin, tu t’es levée aujourd’hui de bien bonne heure !

— Je suis restée à me promener toute la nuit, répondit Jeanne d’un air distrait et sans paraître se rendre compte de ce qu’elle disait ! Montbars, reprit-elle, après une légère pause, sais-tu ce qu’est devenue la belle Nativa ?

— Oui enfant, je le sais, dit en souriant le chef de la flibuste.

— Ah !… Et où est-elle ?

— Il ne m’est pas permis, pour le moment, de satisfaire ta curiosité, Jeanne !… Je craindrais une indiscrétion de ta part !…

— Je te jure, Montbars, que je ne répéterai à qui que ce soit au monde, un seul mot de ce que tu me confieras !… Je t’en supplie, Montbars, apprends-moi où se trouve Nativa !…

— Pauvre enfant ! dit doucement Montbars, qu’il soit fait selon ton désir, car j’ai foi en ta promesse. Hélas ! ma réponse va te déchirer le cœur : Nativa habite à présent la ville de Carthagène.

Fleur-des-Bois pâlit tellement que Montbars craignit un instant qu’elle ne tombât privée de sentiment.

Toutefois cet accès dura peu.

— Montbars, reprit Jeanne avec énergie, veux-tu me sauver la vie ?

— Te sauver la vie, enfant, et qui donc te menace ?…

— La douleur, Montbars ! Ne souris pas, je parle bien sérieusement !… Je suis assurée de ce que j’avance !…

— Enfin, qu’exiges-tu de moi, enfant ?

— Que tu ailles trouver mon père, et que tu le décides à entrer dans l’expédition de Carthagène. Je l’accompagnerai… Ne me refuse pas.

Ce que tu veux, tu le peux ; tout le monde sait cela.

— Barbe-Grise n’est pas d’une volonté facile à diriger, dit Montbars ; au fait, c’est un de nos meilleurs tireurs, et son concours n’est pas à dédaigner. Mais quel moyen employer ?… Ah ! une idée… oui, c’est bien cela… ce moyen me paraît infaillible !… Allons, petite Jeanne, je t’obéis !…

— Que tu es bon, Montbars ! s’écria Fleur-des-Bois, radieuse, et qui, prenant le chef de la flibuste par la main, l’entraîna en courant dans la chambre de Barbe-Grise.