Les Boucaniers/Tome V/VIII

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Vp. 191-211).


VIII

Suite du précédent.


Le lendemain matin, lorsque le geôlier apporta aux prisonniers leur déjeûner, deux barreaux de fer étaient déjà entamés d’une telle façon, qu’il suffisait d’un quart d’heure et de quelques coups de lime pour les détacher entièrement. La sentinelle n’avait entendu aucun bruit, ou, du moins, si le bruit était parvenu jusqu’à son oreille, elle n’en avait pas deviné l’origine, car elle n’interrompit et ne troubla nullement de Morvan et Legoff dans leur travail.

— Mon ami, dit le boucanier en s’adressant au geôlier, tu me parais être un si brave garçon et un si excellent cœur, que je me ferais un scrupule de te tromper ! Hier, excité par la pensée de reconquérir ma liberté, j’ai indignement abusé de ta confiance ! Je t’ai promis mille livres, n’est-ce pas ? Eh bien, en joignant mes ressources à celles du chevalier, il m’est impossible de réunir plus de vingt louis !…

— Vingt louis ! répéta le geôlier.

— Hélas ! pas davantage. Tu vois qu’il n’y a pas moyen de nous arranger ! Nous devons donc renoncer, le chevalier et moi, à tout espoir !…

— Nullement, mon gentilhomme, répéta vivement le geôlier. Votre délicatesse me touche jusqu’aux larmes et il ne sera pas dit que je vous serai inférieur en générosité comme je vous le suis en naissance ! Après tout, cinq cents livres représentent encore une somme énorme pour moi.

— Ainsi tu consentrais pour ce prix à nous aider dans notre évasion ?

Voici ma réponse dit le geôlier en retirant d’un plat couvert une échelle de corde.

— Oh ! le joli travail ! s’écria Legoff. Quelle corde fine, serrée et solide !…

— Cette échelle est capable de supporter dix hommes ! reprit le geôlier. Allez, il n’y a pas de danger qu’elle casse ! Quant à sa longueur, elle est de vingt-quatre pieds, c’est-à-dire environ trois à quatre pieds de plus que la distance qui existe entre votre fenêtre et le sol… Avez-vous travaillé un peu cette nuit ?

— Nous avons frotté nos barreaux avec fureur, dit Legoff ; seulement, comme ils sont d’une qualité excellente et quUe nous avions peur d’évailler l’attention de la sentinelle, nous n’avons pu en venir à bout. Il est probable que nous terminerons cette nuit notre besogne.

— Du courage, mes gentilshommes ! Je me sauve pour éviter de donner prise aux soupçons.

— Eh bien ! Louis, dit Legoff, j’espère que voilà un geôlier au cœur sensible et d’un accommodant caractère. Il semble plus désireux que nous-mêmes de nous voir en liberté.

— Le fait est, baron, que tout cela est bien singulier ! Vous aviez mille fois raison : cet homme joue un rôle…

— Et nous tend un piège ?

— Oui ; mais quel piège ?

— Parbleu ! c’est ce qu’il faudra bien que nous finissions par savoir ! Attendons encore.

— Mais, baron, dit de Morvan, une chose qui m’étonne aussi beaucoup, c’est que l’armateur Cointo, au lieu de perdre un mois à fréter et à mettre un navire à vos ordres, n’ait pas plus tôt songé à s’adresser à M. de Pontchartrain pour vous faire mettre en liberté. Lié, comme vous paraissez l’être, avec le puissant ministre, cette démarche eût suffi pour vous ouvrir les portes du fort Saint-Michel.

— Cointo connaît les hommes, mon cher Louis, et il sait que les puissants répondent presque toujours par l’ingratitude aux services qu’on leur rend ! Qui me prouve que de Pontchartrain n’est pas justement l’auteur de mon arrestation : qui sait même encore si ma disgrâce ne vient pas de plus haut, si la foudre tombée sur ma tête n’est pas partie des mains de Jupiter… J’ai obligé Louis XIV. Or, qui m’assure que le grand roi, dans un moment de faiblesse, laissant prendre à son amour propre le dessus sur son orgueil, n’aura pas trouvé trop lourd le souvenir des obligations qu’il me doit ?… Non, croyez-moi, Louis, il faut pour notre indépendance et notre dignité, que nous ne devions notre libert& à personne, que nous ne la demandions qu’à notre énergie et à notre courage.

Le lendemain, le geôlier vint de meilleure heure que de coutume.

— J’étais inquiet, dit-il à Legoff. La sentinelle n’a-t-elle rien entendu ? Êtes-vous enfin parvenus à scier les barreaux ?

— Oui, mon ami, les barreaux sont sciés.

— Alors à quand l’évasion ? reprit le geôlier avec empressement. À ce soir ?

— À jamais, répondit tranquillement Legoff. Confiants dans la justice du roi, nous avons renoncé à toute tentative de fuite.

— C’est impossible, s’écria le geôlier avec un mouvement de colère et de dépit qu’il ne put dissimuler, c’est impossible ! Vous savez bien, mes gentilshommes, que l’innocence d’un prisonnier n’a jamais abrégé d’un jour sa captivité. Il y a des gens parfaitement innocents, mieux que cela même, des gens qui n’ont jamais pu parvenir à deviner le motif de leur arrestation et qui sont restés dix ans ici !… Ne parlez donc plus de la justice du roi !… C’est une mauvaise excuse !… Je suis certain que c’est une autre idée qui vous a fait changer de résolution !…

— Eh bien ! oui, je l’avoue, mon ami, c’est une autre idée.

— Ah ! vous voyez bien ! Et quelle est cette idée, je vous prie ?

— Elle est fort simple, et c’est à toi que nous la devons.

— À moi ! je ne vous comprends pas ! Expliquez-vous mon gentilhomme.

— Rien de plus facile ! Ne nous as-tu pas recommandé, à deux reprises différentes, avant-hier et hier, de travailler sans bruit, afin de ne pas attirer l’attention de la sentinelle placée sous la fenêtre de notre cachot ? Oui, n’est-ce pas ? Or, l’existence de cette sentinelle à laquelle nous n’avions pas d’abord attaché grande importance, nous est revenue ensuite à la mémoire, et nous a suggéré de sérieuses réflexions. Que diable ! quelque belle que soit la perspective de la liberté, la certitude de recevoir un coup de mousquet à bout portant, diminue extrêmement son charme. Nous sommes donc résolus, le chevalier et moi, tant que cette sentinelle restera de faction sous notre fenêtre, à ne pas essayer de nous évader.

— Si c’est làh le seul motif qui vous retienne, rassurez-vous, mes gentilshommes ! Je suis trop honnête et pas assez inintelligent pour vous exposer à un tel danger. Je m’arrangerai de façon, le jour que vous vous sauverez, à éloigner cette sentinelle.

— Voilà qui s’appelle parler mon garçon ! Toutefois, comme il pourrait arriver que, malgré ta bonne volonté, le gouverneur Chaveignac laissât à son poste cette sentinelle, nous voudrions, le chevalier et moi — la prudence est dit-on la mère de la sûreté — avoir des armes. Si tu peux nous procurer deux paires de pistolets, des munitions et deux poignards, alors c’est différent : nos hésitations cessent et nous nous évadons sans plus tarder.

— Je vous aurai cela ! répondit le geôlier, après avoir réfléchi. Je vais m’occuper de cette affaire sans perdre de temps !

— Tudieu ! s’écria Legoff en riant, après le départ de son complice, il est impossible de trouver un geôlier qui ait plus envie que le nôtre de se débarrasser de ses pensionnaires ! Quel zèle et quel feu il montre pour notre liberté ! Décidément, ce n’est pas d’un, mais de deux piéges au moins que nous sommes menacés. Après tout, que nous importe ! Une fois armés, nous saurons bien nous tirer d’affaires ! n’est-ce pas, Louis ?

— Nous ferons de notre mieux ! répondit le jeune homme.

À peine le chevalier achevait-il de prononcer ces mots que le geôlier revint.

— Voici des armes, mes gentilshommes, dit-il. Deux paires de pistolets, des munitions et deux poignards… Tout ce que vous m’avez demandé !….. À demain !…

— À demain ! répondit Legoff.

Une fois le geôlier parti, le boucanier et de Motvan s’emparèrent avidement des armes déposées sur la table et se mirent à les examiner avec une joyeuse et minutieuse attention.

— Voilà d’excellents canons, dit Legoff. Voyons les ressorts des batteries… Parfaits… N’aurait-on pas coulé du plomb dans la lumière ?… Nullement… L’air y passe avec facilité… Et ce poignard ? Magnifique lame bien emmanchée, bien en main… Essayons un peu la trempe…

Le boucanier plaça un écu sur la table et, levant le bras, frappa sans avoir l’air de la regarder, la pièce de monnaie au beau milieu de sa circonférence ! Le poignard traversa l’écu et entra d’un pouce dans la table de chêne.

De Morvan se livrait, de son côté, aux mêmes expériences et obtenait un semblable résultat !

— Vrai Dieu, dit Legoff en riant, notre complice est bien le plus généreux et le plus magnifique geôlier qui ait jamais existé ! pour cinq cents livres que nous lui payons notre liberté, il nous donne des armes qui valent au plus bas prix cinquante louis ! Ah ! j’ai oublié d’essayer la poudre…

Le boucanier amorça un pistolet et fit feu.

La poudre s’enflamma sans laisser de crasse.

— Allons, les munitions valent les armes, dit-il, elles sont de première qualité. Voila donc, mon cher Louis, qui est bien convenu : demain nous livrerons la bataille !… Elle sera peu-être un peu rude, mais bah ! j’en ai bien vu d’autres, et me volà !…

— Devinez-vous à présent le piège dans lequel on veut et on compte nous faire tomber ? demanda le chevalier.

— Comment donc ! mais parfaitement. Ce piège excuse à mes yeux le grand roi ! C’est ce coquin de Dubois et ce sacripant de d’Aubigné qui doivent être les seuls coupables ! Ils craignent sans doute que je ne parvienne à faire connaître à Louis XIV ma captivité ! Oui, ce doit être cela… Quant au piège qui nous est préparé, il se résumera probablement en une patrouille que l’on placera sur notre chemin… une dizaine de soldats à moitié endormis ; ce n’est pas la peine d’en parler, cinq minutes nous suffiront pour les mettre en déroute ! Deux lions ne peuvent craindre une troupe de roquets ?…