Les Boucaniers/Tome V/IX

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Vp. 215-236).


IX

L’Évasion.


Il était six heures du soir ; l’atmosphère était lourde et chargée d’électricité, le ciel sombre et couvert d’épais nuages.

Legoff et de Morvan, assis devant une table sur laquelle se voyaient les restes d’un dîner, semblaient engagés dans une conversation sérieuse.

— Ainsi, voilà qui est bien convenu, bien arrêté, mon cher Louis, dit le boucanier, à minuit nous effectuerons notre évasion !

— Oui, à minuit, baron, répondit le jeune homme. Nos armes sont en bon état, le geôlier nous a fourni un itinéraire exact, nous avons enlevé les barreaux de notre fenêtre ; nous sommes prêts !

Legoff réfléchit un moment, puis, reprenant la parole :

— Mon cher enfant, dit-il au chevalier, j’ai une foi inébranlable en mon étoile, et je suis intimement convaincu que nous sortirons à notre honneur de cette entreprise. Cependant, comme je pourrais me tromper, comme les desseins de la Providence sont impénétrables et qu’il suffit parfois d’un grain de sable pour faire trébucher un géant et l’arrêter dans sa course, je veux, je dois vous apprendre qui je suis. Si la mort m’atteignait et que plus heureux que moi vous réussissiez à vous sauver, il faut au moins que vous sachiez le nom de l’homme qui vous laissera l’héritier de son immense fortune !… Comte Louis, reprit Legoff en se levant : embrassez le frère de votre père, votre oncle le chevalier Renulf de Morvan.

À cette révélation si inattendue, le jeune homme troublé, ému jusqu’au fond du cœur, ne sut que balbutier :

— Quoi ! monsieur, vous êtes mon oncle Renulf, que je croyais mort !

— Oui, enfant ! je sus le frère de ton père… Embrasse-moi !

Le boucanier ému autant que l’était Louis de Morvan, prit le jeune homme dans ses bras et le serra avec force sur sa poitrine.

— Comme tu ressembles à ton père, Louis, lui dit-il en le regardant avec une ineffable expression de tendresse. Pauvre frère que j’ai tant aimé !

Deux grosses larmes roulèrent le long des joues basanées du boucanier.

— Allons, enfant, reprit-il bientôt froidement et comme s’il eût été honteux de sa faiblesse, à présent que tu sais qui je suis, tu dois avoir mille questions à m’adresser, des explications sans nombre à me demander. Assied-toi à mes côtés et écoute-moi.

Le boucanier se recueillit un instant, et profitant de la stupéfaction de son neveu, il reprit la parole.

— Avant tout, Louis, dit-il, je dois te prier de garder soigneusement le secret que je viens de te confier. Pour le monde, pour toi-même, je ne suis pas le chevalier Renulf de Morvan : je m’appelle de Montbars ! Entends-tu, de Montbars, le flibustier de Saint-Domingue !

— Ah ! mon oncle ! s’écria de Morvan, revenu un peu de sa surprise, pourquoi m’avoir laissé ignorer jusqu’à ce jour qu’il y avait sur la terre quelqu’un qui m’aimait ?

— Il le fallait, Louis ! Un homme ne devient fort qu’à la condition d’être le fils de ses œuvres ! Rien ne développe une nature d’élite comme l’isolement et l’abandon ! Tu devais te former toi-même, car je te le répète, j’avais besoin, pour venger ton père, d’un cœur intrépide et d’un bras vaillant !… Si je t’avais trouvé indigne de remplir cette mission sacrée, je ne me serais jamais fait connaître de toi !… Je me serais contenté de te donner de l’or pour assurer ton bienêtre et ton indépendance, mais jamais ma main n’aurait serré ta main !…

— Et mon père est mort entre vos bras, mon oncle, dit Morvan.

— Louis, je m’appelle de Montbars !… Oui ton père est mort dans mes bras, mort assassiné par un monstre !… Écoute-moi : lorsqu’éclata cette sédition de 1675, qui fit couler tant de sang en Bretagne et te priva de l’amour de ton père, mon frère et moi nous dûmes nous exiler. Le comte de Morvan était compromis d’une telle façon qu’il n’avait à espérer ni à attendre aucune grâce. Et puis ton père, Louis, était un de ces hommes justes, inflexibles et fiers, qui, vaincus par la force, mais sachant le bon droit et la justice de leur côté, préfèrent livrer leur tête au bourreau, à l’incliner devant le pouvoir victorieux ! J’eus donc toutes les peines du monde à décider mon pauvre frère à fuir ; ce ne fut qu’en lui parlant des services qu’il pourrait rendre encore un jour à la Bretagne, que je parvins à l’entraîner… Un navire partait pour les colonies ; nous y prîmes passage.

Notre voyage touchait à son terme ; déjà nous apercevions les Antilles françaises, quand une frégate espagnole s’empara de nous. Ton père et moi, transporté à l’île de Cuba, fûmes vendus comme esclaves !

— Pauvre père ! s’écria Louis de Morvan.

— Alors commença pour nous une vie dont rien ne saurait te donner une idée. Toutefois je me hâte d’ajouter que notre orgueil l’emportant sur notre détresse, nous sûmes conserver mon frère et moi, dans notre abjecte position, notre dignité de gentilshommes. Notre détermination de n’accepter aucun outrage se lisait si bien dans notre regard, dans notre contenance, que le majordome, dont nous dépendions, n’osa jamais se livrer envers nous à sa sauvage brutalité, qui n’épargnait aucun de nos compagnons d’infortune.

Depuis une année que nous gémissions dans cette dure captivité, nous combinions, mon frère et moi, un plan d’évasion, et nous étions à la veille de réussir lorsqu’un épouvantable événement arriva.

La femme de notre maître — la femme la plus adorablement belle et la plus infâme qui ait jamais existé — avait pour amant un des secrétares de son mari. Surprise une nuit, à un rendez-vous, elle réussit à faire échapper son complice, et pour s’excuser, elle accusa ton père de l’avoir attirée dans un guet-apens. Notre maître — c’était un grand seigneur espagnol, à l’orgueil indomptable et au cœur sans pitié — notre maître comprit parfaitement que sa femme mentait ; mais il affecta de la croire, car cela permettait de sauver son honneur.

Ton père aussitôt arrêté comparut devant notre maître. En vain il voulut se défendre, expliquer sa conduite, prouver son innocence : on se refusa à l’entendre, on le bâillona.

Alors je me jetai aux genoux de notre maître, entends-tu, Louis, à ses genoux, répéta de Montbars en pâlissant ; on me bâillonna aussi. Plus tard, je te raconterai, si tu le désires, cette aventure dans ses moindres détails ; l’essentiel aujourd’hui, c’est que tu connaisses le crime que tu as à venger !

Il fallait, pour sauver l’honneur de sa femme, un exemple. Le grand d’Espagne, quoique parfaitement convaincu de l’innocence de ton père, n’hésita pas à le sacrifier : il le condamna à mourir sous le fouet !

— Mon père !… s’écria Louis de Morvan avec une expression de rage et de douleur qui atteignait jusqu’au délire, mon père, dites-vous, de Montbars, a été condamné à mourir sous le fouet !… Oh ! c’est impossible, impossible !

— Et la sentence rendue, reprit le boucanier avec un calme effrayant, s’exécuta séance tenante.

De Montbars se tut ; de Morvan sanglotait !

— Mon oncle ! s’écria le jeune homme après un instant de silence ; le nom de l’assassin ! son nom je vous en conjure ! Oh ! à présent, je suis sûr de me sauver ! Rien ne pourrait me retenir ! Aucune balle ne saurait m’atteindre !… J’ai mon père à venger !… Dieu me protégera ! Le nom de l’assassin, mon oncle, le nom de l’assassin, je vous en conjure !…

De Monbars hésita.

— Le moment n’est pas encore venu de te le dire, répondit-il. Cette nuit, avant de nous évader, je te remettrai une lettre contenant toutes les indications nécessaires à ta vengeance… Si je suis tué, ce que je ne crois pas, tu ouvriras cette lettre ; sinon tu me la rendras.

— C’est bien, mon oncle ; j’obéirai.

Le reste de la journée passa, pour les deux prisonniers, rapide comme une heure.

De Morvan ne cessait d’interroger son oncle, et le boucanier parlait de son frère !

Enfin minuit sonna : c’était l’instant convenu pour l’évasion.

— Louis, dit de Montbars, embrasse-moi et partons !

Le boucanier plaça deux chaises l’une sur l’autre, sur la table, puis, se saisissant de l’échelle de corde il l’attacha solidement aux barreaux de la fenêtre restés intacts !

— À présent, Louis, reprit-il, à genoux ! demandons à Dieu son aide et son appui.

Les deux de Morvan s’agenouillèrent, puis après avoir prié, ils se levèrent en même temps et tous les deux s’élancèrent vers la fenêtre.

— Arrête ! Louis, s’écria le boucanier en saisissant le chevalier par le bras, je dois passer le premier.

— Non, mon oncle, dit le jeune homme ! Il est juste, si nous tombons dans le piège qui nous est tendu, que je sois la première victime ! Vous, vous êtes puissant ; moi, je ne suis rien ; la vegeance de mon père resterait donc mieux placée dans vos mains que dans les miennes !

— Louis, répondit le boucanier, une fois pour toutes, retiens bien ceci : tu es la seule personne sur la terre qui parle à mon cœur ; eh bien, le jour où tu me résisterais, je te briserais sans pitié ! Que veux-tu, enfant, il faut savoir aimer un ami avec tous ses défauts. Pardonne et excuse ma violence, mais l’habitude de l’action et du commandement m’a fait une nature nouvelle ; je ne puis supporter un obstacle ; il faut que tout plie sous ma volonté. Voyons, reprit le boucanier avec douceur, ne tortille point ainsi ta moustache ; que diable ! de toi à moi, l’insulte n’est pas possible et l’amour-propre ne doit pas exister… Louis, laisse-moi passer, te dis-je ! si l’on me tue, eh bien, tu me vengeras !

Legoff s’assura alors que ses pistolets, retenus à sa taille par une corde, étaient en bon état, serra une dernière fois la main de son neveu, mit son poignard entre ses dents, et passant à travers les barreaux coupés, il s’élança dans l’espace ; de Morvan s’empressa de le suivre !… Au même instant, un fort coup de tonnerre retentit, et l’orage qui menaçait depuis longtemps éclata avec violence !