Les Boucaniers/Tome V/VI

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Vp. 145-158).


VI

Le Fort Saint-Michel.


Le septième jour de leur arrestation, Legoff et de Morvan arrivèrent à la tombée de la nuit, au fort du Mont-Saint-Michel.

Aucun incident digne de remarque ne signala ce long et ennuyeux voyage pendant lequel Legoff se montra d’une égalité et d’une douceur de caractère qui charmèrent l’officier ; de Morvan, absorbé par son amour pour Nativa, garda presque constamment le silence.

— Vraiment, monsieur le baron, dit l’officier à Legoff en prenant congé de lui, je ne reviens pas de l’étonnement et de la joie que me cause votre conduite : on vous avait représenté à mes yeux comme un homme violent, audacieux à l’excès, et je vous ai trouvé d’une affabilité et d’une humeur charmantes ! Croyez, monsieur le baron, que je conserverai toujours un bon souvenir de notre voyage, et que j’apprendrai avec bonheur votre prompte délivrance.

— Quand on a des ennemis on doit s’attendre à être calomnié, répondit Legoff : la façon dont on vous avait parlé de moi prouve l’acharnement déployé contre ma personne. Je ne connais être au monde qui soit doué d’un caractère plus doux et plus inoffensif que le mien : je pousse l’amour de la tranquillité et de la paix à un tel point que pour éviter un choc ou une discussion, je tombe parfois dans la faiblesse !… M. le gouverneur du fort n’aura guère de peine à me garder.

— Soyez persuadé, baron, que dans mon rapport à M. le gouverneur je dirai l’excellente opinion que j’ai prise de vous. Quant à votre jeune et taciturne compagnon, le chevalier de Morvan, c’est toute autre chose ; il y a dans ses yeux…

— Ah ! monsieur l’officier interrompit Legoff vous vous méprenez bien étrangement sur le compte de mon ami : deux mots me suffiront pour le justifier « il est amoureux ! » Or, vous comprendrez qu’un amoureux que l’on sépare violemment d’une fiancée qu’il était sur le point d’épouser, ne peut être gai !… Il se voit supplanté par des rivaux, abandonné par sa belle…

— Ce qui arrive quelquefois, baron ! interrompit l’officer en riant.

— Toujours, monsieur, reprit Legoff. Certes, un petit bossu présent l’emportera, tant que les femmes seront femmes, sur un grand beau jeune homme absent !… C’est même là un des plus beaux côtés de l’humanité… l’oubli.

— Pauvre chevalier ! dit l’officier en jetant un coup d’œil sur de Morvan qui, l’air morne, le front pensif, se tenant immobile comme une statue à l’autre extrémité de la salle où avait lieu cette conversation. Allons, puisqu’il est si malheureux je le noterai favorablement dans mon rapport.

— Merci, monsieur, répondit Legoff en serrant la main de l’officier. M. de Morvan est digne de toute votre bienveillance ! Réellement, c’est un cavalier accompli et qui ne méritait pas le bossu !

L’officier se mit à rire, puis, saluant le baron, il s’éloigna.

Presque au même instant un geôlier se présenta et pria assez poliment les deux gentilshommes de le suivre.

Deux minutes plus tard, Legoff et de Morvan se trouvaient enfermés dans une grande chambre assez convenablement meublée pour une prison.

— Eh bien, chevalier, dit Legoff, que pensez-vous de cette aventure ?

— Je pense, répondit de Morvan, que nous avons franchi trente-quatre marches seulement pour arriver à notre prison, et que, par conséquent, la fenêtre grillée de notre cachot ne doit pas être située à plus de vingt pieds d’élévation au-dessus du sol.

— Louis ! s’écria Leeoff joyeux et en serrant affectueusement la main du jeune homme, voila une réponse qui me cause un plaisir inexprimable, car elle dénote de votre part autant de résolution que de présence d’esprit. Seulement vous vous êtes trompé d’une marche, il y en a trente-cinq et non trente-quatre !…

— Vous avez donc compté aussi, baron ? dit le chevalier avec surprise. Il est assez étonnant, ma foi, que nous ayons eu tous les deux la même pensée ; cette coïncidence me paraît d’un heureux augure.

— Enfant, répondit Legoff, croyez-vous que l’aigle captif sous les barreaux d’une cage renonce à l’espoir de planer encore dans l’espace ? Deux seuls sentiments existent aujourd’hui en moi l’affection que je vous porte, et la vengeance qu’il me reste à tirer de l’assassin de mon pauvre matelot, du comte de Morvan, votre père. Eh bien ! je vous l’avoue, je sacrifierais, sans hésiter, ces deux sentiments pour conserver mon indépendance ! En dehors de la liberté, voyez-vous, mon cher Louis, il n’y a rien de complètement beau sur la terre ! sans liberté, l’existence devient, pour les natures d’élite, une longue et intolérable torture : car, privé de liberté, l’homme n’est plus qu’une bête brute à qui Dieu lasse encore — juste châtiment de son abjection et de sa lâcheté, — une âme pour souffrir.

Le boucanier prononça ses paroles d’un ton si inspiré, avec un enthousiasme si ardent et si pur que de Morvan se sentit électrisé.

— Legoff, s’édcria-t-il, un homme qui s’exprime ainsi ne peut rester l’hôte d’une prison. Ordonnez, j’obéirai… Nous serons bientôt libres !…

— Je le sais, répondit froidement Legoff. Quelle triste chose que l’humanité, et combien sont fragiles les calculs des hommes ! reprit le boucanier après un court silence ; il m’a donc suffi de rencontrer sur mon chemin le frère éhonté d’une courtisane réussie, pour voir mes vastes projets dérangés !… Penser que j’habite un cachot, quand ma liberté serait si glorieuse et si profitable à la France !

Au bruit d’une porte qui s’ouvrait, Legoff se tut.

Peu après les deux prisonniers entendirent un pas lourd et égal qui semblait se diriger vers eux ; bientôt une clé grinça dans la serrure, et un geôlier se présenta devant Legoff et de Morvan.

— Messieurs, leur dit-il en déposant sur la table plusieurs plats soigneusement enveloppés dans une serviette, je vous apporte votre dîner. Je vous enverrai tout à l’heure, par un de mes valets, un panier de vins assortis. Si votre ordinaire d’aujourd’hui ne vous convenait pas, veuillez me faire vos observations, je m’y conformerai. J’ai ordre de M. le gouverneur de la prison de vous traiter avec toute la déférence et tous les égards imaginables.

Legoff ne répondit pas ; seulement, lorsque le geôlier s’en fut allé, il se retourna vers de Morvan et lui dit :

— Il faut toujours se méfier des prévenances d’un ennemi qui vous tient en son pouvoir : si je ne me trompe, il nous faudra jouer serré : dînons.