Les Boucaniers/Tome III/VII

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IIIp. 211-235).


VII

Le Ministre et le Boucanier (Fin).


Pontchartrain, malgré cet esprit inquiet, tracassier et jaloux, qui a été si préjudiciable à la marine française, ne manquait pas de certaines et sérieuses qualités : d’une grande pénétration, lorsque la passion n’empiétait pas en l’obscurcissant sur sa raison, il savait juger et apprécier un homme à sa juste valeur.

Il comprit donc aisément, à la façon de s’exprimer de Legoff, que le célèbre boucanier n’exagérait en rien le pouvoir et les ressources dont il disposait ; qu’il était en position d’accomplir ses promesses, et que l’on devait compter sur sa parole.

Aussi, avant de lui répondre restait-il pendant plus de cinq minutes silencieux et réfléchi.

Il sentait de quelle importance il était de peser chaque mot adressé à un homme de la valeur intellectuelle de Legoff.

— Monsieur Legoff, lui dit-il enfin. Puisque vous vous connaissez en affaires, vous devez savoir que, laisser dans une question d’intérêt un point obscdur et douteux, c’est créer pour l’avenir des difficultés sans nombre !

— Parlez hardiment, monseigneur, répondit le boucanier, qui intervertit ainsi les rôles, et prit le dessus sur le secrétaire d’État.

— Je ne voudrais pas vous être désagréable, monsieur Legoff, poursuivit Pontchartrain, avec une urbanité qu’il n’avait certes jamais encore employée vis à vis de personne jusqu’alors ; je ne conteste nullement que vous autres boucaniers n’ayez accompli de grandes choses, mais enfin, à tort ou à raison, vous possédez, sous le rapport de la moralité, une réputation détestable.

— Il est vrai, monseigneur, que bien des gens, jaloux de nos succès, et de nos richesses, répondit Legoff en souriant, prennent un puéril plaisir à nous décrier.

— Je vous répète que je ne le discute pas, monsieur Legoff ; je constate simplement un fait. Or, je crains qu’une expédition de boucaniers soutenue, reconnue, plus que cela même, dirigée par le gouvernement, ne produise un déplorable effet sur l’opinion de l’Europe.

— Vous avez raison, monseigneur. Je me suis déjà fait moi-même l’objection que vous me posez !

— Ah ! vraiment ! s’écria le ministre, sans songer à cacher la surprise que lui causait cette réponse ! Monsieur Legoff, je reconnais que la sagesse s’allie, dans votre esprit, à l’audace ! Et que vous êtes-vous répondu ?

— Qu’il serait, en effet, préférable monseigneur, de faire monter, du moins en apparence, l’expédition de Carthagène par le commerce de Saint-Malo et de Dunkerque. Cela donnerait à cette entreprise un cachet de moralité et de légalité sérieux.

— Votre idée est excellente, monsieur Legoff, mais permettez : si le commerce se charge des frais de cette expédition, quel avantage retirera le gouvernement de la prise de Carthagène ?

— Le gouvernement, monseigneur, peut prêter au commerce des officiers de sa marine, des navires, et entrer par conséquent pour une très large part dans les bénéfices. J’évalue à près de cent millions la somme qui lui reviendra.

Et les boucaniers, quel sera alors leur rôle ?

— Les boucaniers, monseigneur, répondit Legoff avec une douloureuse ironie, sont des misérables dont on se sert, sans que cela tire à conséquence, quand le hasard les place sur votre chemin. Lorsque l’escadre arrivera à Saint-Domingue, elle trouvera dix de mes navires, montés par douze cents hommes, qui l’attendront prêts à prendre la mer !

— Une dernière objection, M. Legoff, ou pour parler plus exactement une dernière question : Quel intérêt personnel avez-vous à la prise de Carthagène ?

— Un intérêt bien ridicule et bien mesquin sans doute, monseigneur, mais que voulez-vous ? il y a des bizarreries du cœur humain qui sont inexplicables. Je hais la puissance de l’Espagne et je rêve la gloire de la France…

Pontchartrain se leva, et, saluant Legoff :

— Monsieur, lui dit-il, soyez persuadé que j’attache une grande importance au sujet que nous achevons de traiter. Je vais y réfléchir mûrement. Avant peu, vous recevrez de mes nouvelles. Il est inutile, je pense, de vous recommander la plus scrupuleuse discrétion ?

Legoff sourit : ce sourire valait tout un discours de protestations.

Le secrétaire d’État allait se remettre à son travail, lorsque le boucanier, qui déjà se dirigeait vers la porte de sortie, revint sur ses pas.

— Monseigneur, dit-il, un dernier mot. M’autorisez-vous à entretenir le roi du projet de Ducasse ? Oh ! ne craignez rien, monseigneur, poursuivit Legoff en remarquant l’émotion du ministre, non seulement je ne porterai pas atteinte à la gloire future qui doit rejaillir sur vous, si la réussite couronne, ainsi que j’en suis persuadé, mes efforts, mais je ne laisserai même deviner en rien à Sa Majesté l’intérêt que vous avez bien voulu me montrer dans cette audience.

— Mais, monsieur Legoff, vous parlez de voir le roi, comme si vous aviez vos entrées à la cour !…

— Monseigneur, permettez-moi de vous répéter en terminant cet entretien ce que j’ai déjà eu l’honneur de vous dire en le commençant, que la fortune a toujours tellement favorisé mon audace, qu’aujourd’hui j’en suis arrivé à faire ce que je veux ! Je n’ai certes pas mes entrées à la cour, cependant, si je veux voir le roi, je le verrai !…

— Soit ! je ne m’y oppose pas, dit Pontchartrain après un moment de réflexion. Je ne serai pas fâché de savoir si vous n’avez pas une trop bonne opinion de vous-même, et si vous parviendrez à franchir la barrière qui sépare un inconnu des marches du trône.

Legoff, en sortant de chez le secrétaire d’État, monta en carrosse et se fit conduire rue de Béthisy, chez le comte d’Aubigné.

Il trouva, en entrant, l’antichambre remplie de bourgeois, qui avaient l’air furieux.

À peine le valet, si fort rudoyé la veille, l’eut-il aperçu qu’il s’inclina profondément devant lui et le conduisit auprès de son maître.

— Ah ! c’est vous, cher baron, s’écria le frère de la favorite, soyez mille fois le bienvenu !

D’Aubigné s’avança vers Legoff avec toute la vivacité que lui laissait ses rhumatismes et l’embrassa à plusieurs reprises.

— S’agirait-il d’un nouveau placement ? lui demanda-t-il.

— Non, cher comte, il s’agit d’un service que je viens solliciter de votre inépuisable obligeance ! Au reste, je vous ai laissé pressentir hier soir en vous quittant…

— Ah ! très bien ! Vous désirez présenter vos hommages à ma sœur !… Vous savez que je n’ai rien à vous refuser ? Quand souhaitez-vous être reçu par la reine ?

— Le plus tôt possible ! Demain, par exemple !

— Demain répéta d’Aubigné, sur le ton de la plus vive surprise, êtes-vous fou ! Au fait, pourquoi pas ! ajouta-t-il tout aussitôt en se ravisant. Je ne vois pas trop quels ménagements j’ai à garder avec une sœur qui se conduit d’une si abominable façon à mon endroit !

Oui, voilà qui est convenu ; j’irai lui rendre demain une visite d’amitié à cette chère sœur, et comme je me trouve être par hasard en fonds et que je n’aurai pas à lui demander d’argent, je profiterai de l’indépendance momentanée de ma position pour prendre ma revanche des humiliations sans nombre dont elle m’a abreuvé tous ces derniers temps !… Tudieu ! je consens à reconnaître mon beau-frère pour le fils de Sa Majesté Louis XIII, si je ne lui fais pas verser des larmes de repentir, à cette bonne petite sœur !… Vous ne pouvez vous imaginer, cher baron, combien, me savoir de l’or dans ma caisse, me donne de gaîté et d’esprit. Je me sens rajeuni depuis hier, de dix ans.

Voici mon adresse, cher comte, dit Legoff, en remettant à d’Aubigné un papier plié ; aussitôt que vous aurez obtenu une audience, veuillez me le faire savoir.

— Quoi ! vous vous en allez ainsi !

— J’aurais peur de vous déranger en restant. Votre antichambre est pleine de gens qui attendent…

Ah ! l’excellente plaisanterie ! s’écria d’Aubigné qui se mit à rire aux éclats, je parie cent louis, monsieur le baron, que vous ne devinez pas en dix quelles sont les personnes que vous avez vues dans mon antichambre.

— Des solliciteurs sans doute, dit Legoff.

— Des solliciteurs ? allons donc ! On sait trop bien que j’emploie tout mon temps à combattre la cuistrerie de mon beau-frère, pour que l’on songe à me prendre comme intermédiaire auprès de lui. Pariez-vous les cent louis ? Mais non, ce serait vous voler. J’aime mieux vous dire tout simplement la chose.

D’aubigné se renversa dans son fauteuil, donna de nouveau libre cours à sa bruyante gaîté, et se retournant vers Legoff :

— Cette foule, cher baron, lui dit-il, qui meuble mon antichambre, est composée uniquement de mes créanciers, que j’ai fait venir…

— Pour les payer ? Je ne vois rien de bien plaisant à cela.

— Pour les payer ! répéta d’Aubigné avec une indignation réelle ; vraiment, cher baron, pour qui donc me prenez-vous ? Mon beau-frère et ma sœur m’auraient-ils calomnié de telle sorte que l’on me croie tombé à ce degré d’abaissement et de faiblesse, de solder des créanciers qui menacent et qui crient !

— Alors pourquoi avez-vous donc mandé ces braves gens ? dit Legoff avec un sourire.

— Ces braves gens ! vous appelez ça des braves gens ?

— Dame, cher comte, je ne connais pas vos créanciers, moi.

— Vous n’êtes donc plus sorcier ! Quoi, vous ne songez pas que pour que l’on fasse crédit au beau-frère du cuistre, il faut que l’on espère, vu les mauvais bruits répandus sur mon compte par ma famille de Versailles, il faut, dis-je, que l’on espère un bénéfice de mille pour cent ! Mes fournisseurs sont d’infâmes spéculateurs qui prennent des billets de loterie sur ma chance au jeu.

— Alors, c’est pour leur adresser des reproches que vous les avez fait mander à votre hôtel ?

— Des cœurs endurcis et inaccessibles à tout noble sentiment… ce serait prêcher dans le désert… Vous voyez bien que j’avais raison de prétendre que vous ne devineriez pas en dix comment et pourquoi toute cette foule grouille dans mon antichambre. Eh bien ! cher baron, j’ai fait venir mes créanciers pour leur montrer les cinq mille louis de votre placement…

— Vous devenez de plus en plus énigmatique.

— Rien de sensé au contraire et de logique comme ma conduite en cette circonstance. Mes créanciers, à force de crier par dessus les toits que j’étais sans le sol, m’avaient retiré tout crédit et réduit à me nourrir des sermons que ma sœur accompagnait de quelques misérables pistoles. Aujourd’hui, que les marauds ont vu briller et frétiller sur ma table les cinq mille louis de votre placement, ils vont aller crier partout que suis un escroc cousu d’or. Le reste va de soi seul. Rage du beau-frère, lamentations de mon ingrate sœur, et, ce qui est le point essentiel de la chose, rétablissement de mon crédit et offre de services de nouveaux marchands, qui, me sachant en fonds vont accourir de tous côtés… Il y a vraiment bien des années que je ne m’étais senti l’esprit gai et content comme aujourd’hui… Comptez aussi, cher baron, que je ne serai pas un ingrat !… Demain, je vous le répète, je laverai d’importance la tête à ma sœur ! et après-demain au plus tard, vous serez reçu à la cour ?