Les Boucaniers/Tome III/VI

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IIIp. 179-207).


VI

Le Ministre et le Boucanier (Suite).


Legoff fit cette réponse avec une telle tranquillité, il semblait si assuré de ce qu’il avançait, que Pontchartrain ressentit comme un vague effroi.

Jamais ce ministre, si despote, si dur, si impitoyable, n’avait rencontré, même de la part des plus grands, une résistance pareille à celle que lui opposait le boucanier.

— L’amitié toute particulière que je porte à Ducasse vous a déjà, monsieur Legoff, je ne saurais trop vous le répéter, reprit le secrétaire d’État, sauvé d’une mauvaise affaire ; je veux bien encore, au nom de cette même amitié, vous accorder un moment d’attention. J’espère, j’exige même qu’avant de reprendre notre entretien vous vous excusiez des inqualifiables paroles que vous avez prononcées, paroles, je ne vous le cacherai pas, que votre manque d’éducation et le milieu dans lequel vous vivez depuis si longtemps ; rendent moins coupables à mes yeux, mais qui cependant ne peuvent rester sans réparation.

— À quelles paroles faites-vous, je vous prie, allusion, monseigneur ?

— À l’abominable propos que vous avez osé tenir dans un moment de folie, sans doute : Que j’étais traître au roi !

Je dois, monseigneur, à l’habitude du commandement, la faculté d’exprimer promptement mes pensées ; soyez assuré qu’aussi vif que je sois à la riposte, je ne dis jamais que ce que je veux, et ne parle qu’après avoir réfléchi. Je maintiens mon propos.

Pontchartrain, soit que l’étrange audace du flibustier lui imposât, soit tout autre motif, recula devant l’éclat que devait amener cette réponse ; toutefois, ne pouvant laisser compromettre sa dignité et son pouvoir, il tourna la difficulté, et se mit — chose inouïe pour lui — à rire bruyamment.

— Vraiment ! s’écria-t-il d’un ton de bonne humeur aussi en dehors de ses habitudes que l’était la gaîté qu’il venait de montrer, je vois qu’il est impossible de vous accepter au sérieux ou de se fâcher de vos manières. Il y a au reste longtemps que je désirais voir un de ces fameux flibustiers dont on parle tant ; je dois remercier le hasard qui m’envoie en vous un des échantillons les plus curieux et les plus complets de la flibuste ! Vous êtes pour moi un sujet d’étude et de curiosité.

— Vous me faites beaucoup d’honneur, monseigneur.

— Et, reprit Pontchartrain après avoir hésité, en quoi suis-je, d’après vous, traître à Sa Majesté ?

— Vous êtes traître au roi, monseigneur, parce que vous refusez d’accepter le secours des deux cent millions annuels que je vous offre pour rétablir les finances épuisées de la France !

— C’est ma foi vrai, s’écria Pontchartrain toujours sur le ton du persifflage, je mérite la hache et le billot ! Eh bien, supposez que je me repente, monsieur le boucanier, à tout péché miséricorde, n’est-ce pas ? Voyons apprenez-moi un peu de quelle façon je dois m’y prendre pour me procurer les deux cent millions que m’octroie votre munificence !…

— Vous semblez railler, monseigneur, mais je vous jure sur le salut de mon âme, que vous attendez ma réponse avec une anxieuse impatience, répondit Legoff. Au fait, la folie du boucanier doit doubler la faveur dont vous jouissez déjà auprès du roi votre maître !…

— De plus en plus charmant, murmura Pontchartrain, en essayant de sourire — expliquez-vous monsieur le boucanier !

— Monseigneur, reprit Legoff, vous n’ignorez pas que l’Espagne ne soutient sa grandeur que grâce aux produits immenses, aux prodigieuses ressources qu’elle trouve dans ses possessions d’outre-mer. Ce sont ces produits immenses et ces ressources prodigieuses que je viens vous offrir… Les ports principaux qui servent de débouchés au vaste continent américain et le relient par le commerce à l’Europe sont, y compris ceux du grand Océan et de la mer Pacifique, au nombre de dix. Dans chacun de ces ports, je possède de secrètes intelligences : que le roi unisse ses forces à celles de la boucanerie, et je vous jure qu’avant six mois d’ici le drapeau de la France flottera victorieux sur tous ces ports !

— C’est une petite armée navale de cinq cents vaisseaux et de deux cent mille hommes que vous me demandez, monsieur Legoff !

— Monsieur Colbert, monseigneur, ne m’eût pas interrompu par cette plaisanterie, dit froidement le boucanier ; je poursuis : Les dix mille hommes et les vingt vaisseaux que fournirait Sa Majesté — unis aux douze mille hommes dont je dispose — suffiraient, et au delà, aux besoins de l’expédition. Une fois maître du littoral américain, rien ne me serait facile, monseigneur, comme de rendre inexpugnables les ports que nous aurions conquis. Alors, chose grande, glorieuse et sans antécédents dans l’histoire, fait immense, capable à lui seul d’illustrer un règne, on verrait plus de trente millions d’hommes tributaires d’une poignée de soldats, travailler à la gloire et à la puissance de leurs conquérants.

Bon an mal an, les droits de transit, d’embarquement et de débarquement que nous paierait l’Espagne, s’élèveraient, je ne saurais trop vous le répéter, monseigneur, à la somme de deux cent millions !

Quelles limites assigner alors à la grandeur et aux conquêtes de la France, lorsque Louis XIV, soutenu par l’or de ses ennemis, n’aurait plus à demander à ses sujets que de la bravoure et du sang !

L’imagination reste éblouie devant la réalisation du plan aussi simple que gigantesque que je vous propose !

Legoff s’était animé : le regard profond et lumineux, l’air inspiré, le visage resplendissant de fierté et d’audace, il paraissait assister au spectacle du triomphe de la France.

Pontchartrain lui-même, malgré l’étroitesse de ses vues et son penchant aux détails méticuleux ne put s’empêcher de ressentir comme un frisson d’enthousiasme : toutefois cette sensation, si en dehors de sa nature, ne fut pas de longue durée.

— Monsieur le boucanier, répondit-il brusquement, vos propositions n’ont pas, ainsi que je m’y attendais, le sens commun. Vous dépossédez l’Espagne de son littoral américain avec une facilité et une spontanéité qui me prouvent à quel point vous êtes ignorant des règles de la grande guerre. Vous vous figurez sans doute que s’emparer d’un port soigneusement fortifié et vaillamment défendu, n’offre pas plus de difficultés que de prendre un navire caboteur à l’abordage ! Je suis persuadé que Ducasse malgré l’extrême déférence qu’il montre, d’après votre dire, pour vos lumières transcendantes et votre esprit supérieur, se moquerait fort agréablement de votre plan, si vous le lui communiquiez.

— Vous vous trompez, monseigneur, répondit Legoff sans que rien ne décelât, dans son maintien, le désappointement ou la colère ! Non seulement Ducasse connaît et approuve mon plan, mais ce plan dont l’idée m’appartient, a été concerté, entre lui et moi, dans ses moindres détails ainsi que dans son ensemble. Ce travail nous a coûté trois années de soins, de dangers, et de sacrifices. Je regrette et je conçois, monseigneur, que, du fond de votre cabinet, vous ne puissiez apercevoir, des horizons rêvés par notre audace !

Quant à mon inexpérience des grandes guerres — je me sers de vos expressions — permettez-moi, monseigneur, de vous rappeler que Panama, la Vera-Cruz, Gibraltar, San-Pedro, Campêche, Nicaragua, Port-au-Prince, et dix autres villes, de moindre importance, que je ne prendrai même pas la peine de vous citer, ont été en ma puissance ; que partout où j’ai vu flotter le drapeau de l’Espagne, un combat a été livré, et que jamais, jamais, monseigneur, soit dans des engagements partiels, soit dans de vraies batailles navales, un seul ; de mes navires n’a baissé pavillon ! J’ai toujours su porter haut et fier l’honneur de la France !

La parole du boucanier respirait, en évoquant ces brillants souvenirs de son passé, plus de joie et de satisfaction que d’orgüeil ; Pontchartrain, quelqu’endurci et engourdi que fût devenu son cœur au contact de la cour, ne put se défendre d’une certaine admiration pour cet homme, qui, dans ses triomphes personnels, ne voyait que la gloire de son pays.

— Monsieur Legoff, lui dit-il presque avec affabilité, si je n’admets pas comme possible l’exécution de votre vaste projet, il ne s’ensuit pas que je vous croie dénué d’énergie, de bon sens et de connaissances. Si vous avez quelque plan moins colossal que la conquête des Indes espagnoles à me proposer, croyez que je vous écouterai avec l’attention et la faveur que méritent vos talents.

— Je ne renonce jamais à mes projets, mais je sais les ajourner et attendre, monseigneur, dit Legoff. À présent, puisque vous voulez bien m’encourager et me prendre au sérieux, il me reste à vous entretenir d’une entreprise qui peut jeter plus décent millions dans les coffres vides de la France. Je me hâte d’ajouter que je parle en ce moment au nom de Ducasse, à qui mon amitié cédera volontiers l’honneur de la réussite de celle affaire. Quant à Ducasse, monseigneur, il s’agit pour lui du gain d’un million.

Legoff, en prononçant le nom de Ducasse, et en accolant ce nom au mot de « million » avait été fort adroit ou très heureusement inspiré.

L’affabilité de Pontchartrain se changea presque en amabilité.

— Je suis tellement contrarié, monsieur Legoff, de n’avoir pu prendre en considération vitre première proposition, lui dit le secrétaire d’État, que vous me voyez tout à fait disposé à accueillir favorablement, pourvu toutefois qu’elle présente la moindre chance de succès, votre nouvelle demande. Parlez, expliquez-vous !

— L’entreprise que je vais soumettre à votre appréciation, monseigneur, se rattache à mon projet de la conquête des Indes. Vous considérez comme chose impossible la réalisation entière de mon désir, mais peut-être bien ne reculerez-vous pas devant l’accomplissement d’un fait isolé ! Veuillez, je vous prie, monseigneur ne pas oublier qu’en ce moment c’est Ducasse qui vous parle par ma bouche.

Pontchartrain fit signe à Legoff de continuer et le boucanier reprit :

— J’ai eu l’honneur de vous rappeler, tout à l’heure, monseigneur, que les principaux ports que possède l’Espagne dans les deux Océans, sont au nombre de dix ; j’ajouterai à présent que le plus riche, le plus important et le mieux situé de tous est celui de Carthagène.

— Vous me croyez, à ce que je vois, tout à fait étranger aux affaires de mon département — interrompit Pontchartrain en riant — vous vous trompez du tout au tout, monsieur Legoff. Je n’ignore aucune des particularités que vous pourriez me rappeler ; je connais parfaitement Carthagène. Il est donc inutile que vous vous appesantissiez sur les détails. Au fait, je vous prie.

— Puisque vous connaissez Carthagène, monseigneur, continua Legoff, vous savez de quelle importance énorme est ce port, comme point stratégique et commercial, et quelles richesses inouïes il renferme ?

— Oui, monsieur Legoff. Après ?

— Eh bien, monseigneur, je viens vous proposer, toujours avec l’assentiment de Ducasse, de vous emparer de Carthagène.

Pontchartrain réfléchit assez longuement avant de répondre.

— Monsieur Legoff, dit-il enfin d’un air sérieux, je ne me dissimule pas que de prime-abord celle prise de Carthagène, que vous me présentez avec un laisser-aller si plein de mépris pour la valeur espagnole et comme la chose la plus simple du monde est une grosse affaire ! Toutefois je me hâte d’ajouter que votre proposition et celle de Ducasse, méritent d’être discutées…

— Eh bien ! monseigneur, discutons.

— La première difficulté grave que présente l’exécution de ce projet, monsieur Legoff, difficulté à laquelle vous n’avez sans doute pas songé, est la dépense considérable qu’occasionneraient les frais d’armements nécessaires à cette entreprise. Or, comme vous le disiez tout à l’heure vous même, les finances de la France sont obérées en ce moment : j’ajouterai, moi, que notre état d’hostilité avec l’Europe exige de notre part assez de sacrifices impérieux et urgents, pour que nous ne puissions songer à rien entreprendre d’inutile et de coûteux en dehors de la défense du territoire.

— Je vous remercie sincèrement, monseigneur, de la franchise et de la confiance avec lesquelles vous venez de me parler, dit Legoff ; seulement, permettez-moi de vous faire observer à mon tour que si j’ai mal jugé en vous l’homme de cabinet, vous n’ayez pas mieux compris en moi le boucanier. Mon métier ne consiste pas seulement, comme vous semblez le supposer, à se battre et prendre des navires à l’abordage : l’immense fardeau que je porté depuis dix ans, la terrible responsabilité qui pèse sur moi ont dû nécessairement agrandir mes idées, mûrir mon jugement. Je savais parfaitement, en vous proposant l’affaire de Carthagène, que le gouvernement ne serait ni en position ni en mesure de faire les avances nécessitées par cette expédition.

— Et qui fera alors ces avances ?

— Moi, monseigneur, répondit tranquillement Legoff.

Cette fois le secrétaire d’État ne put s’empêcher de regarder le boucanier avec un véritable sentiment d’admiration.

Cet aventurier dont les projets étaient si vastes, qui éprouvait un amour si désintéressé et si ardent pour la gloire de la France, qui traitait enfin d’égal à égal avec un ministre de Louis XIV, semblait à Pontchartrain dépasser de toute la hauteur du génie, ces officiers généraux chamarrés de croix, comblés de dignités et d’honneurs, qui faisaient chaque matin antichambre à la porte de son cabinet.

— Avez-vous une idée approximative du chiffre auquel s’élèveraient les frais d’armement pour l’expédition de Carthagène, monsieur Legoff ?

J’ai établi ce calcul avec une scrupuleuse exactitude, monseigneur. Le total — y compris une somme de quatre cents mille livres affectée aux dépenses imprévues — présente cinq millions deux cent cinquante mille livres.

— Et vous êtes en mesure de débourser cette somme énorme ?

— Je vous prie de croire, monseigneur, que si je ne pouvais disposer, sans me gêner, d’une pareille bagatelle, je n’aurais pas l’impudence de prendre une heure de votre temps. Que demain Sa Majesté signe la commission de Ducasse au commandement en chef de cette expédition, et une heure après, j’aurai versé entre vos mains les cinq millions deux cent cinquante mille livres nécessaires.