Les Boucaniers/Tome I/V

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Ip. 163-187).


V

Le Sauvetage.


Le hasard parut enfin vouloir les récompenser de leur héroïque constance.

Vers les trois heures du matin, il y en avait six qu’ils luttaient ainsi contre la violence de la tempête, le vent fléchit et la mer se calma un peu ; de Morvan profita de cette espèce de trêve pour consulter ses compagnons, car depuis la veille, il ne leur avait pas adressé une fois la parole.

— Je regrette, mes amis, leur dit-il, — rien ne nivelle entre les hommes les distinctions et les distances, comme un danger imminent. — Je regrette, mes chers amis, que vous ne puissiez me remplacer à la barre, vous devez être exténués de fatigue ! Reposez-vous un moment sur vos avirons, pendant que je vais essayer de m’orienter.

— Je ne connais rien aux exercices maritimes et je fais probablement une détestable besogne, lui répondit Mathurin, mais quant à être fatigué, je ne le suis pas. Toutefois, je boirai volontiers une gorgée d’eau-de-vie.

— Rien de plus facile, dit de Morvan en dépliant son manteau dans lequel il avait mis ses pistolets pour les garantir de l’atteinte de la mer, j’en ai justement emporté une bouteille avec moi. Prenez.

— Votre cognac est un peu léger ; n’importe, il fait tout de même plaisir ! s’écria le maquignon, qui passa bientôt après à Alain la bouteille à moitié vidée. Eh bien, monsieur le chevalier, vous êtes-vous orienté ? Quant à moi, si j’osais, malgré mon ignorance, émettre un avis, je dirais que nous n’avons guère avancé de plus d’une demi-lieue dans la direction ouest de Penmark et que nous nous trouvons tout au plus à cinq cents pas de la côte.

— Votre appréciation est parfaitement exacte.

— Ah bah ! reprit le maquignon en riant d’un gros rire, il parait que je possède, sans m’en douter, des dispositions pour la navigation. Cette découverte me donne de l’amour-propre et m’enhardit à vous adresser une question, monsieur le chevalier. Quel a donc été, je vous prie, votre projet en vous embarquant ?

— Mais d’aller au secours, — vous le savez tout aussi bien que moi, — des malheureux qui implorent notre pitié et comptent sur notre courage.

— Certes, je sais cela : aussi n’est-ce point ce que je vous demande. Je voudrais apprendre de quelle façon vous espérez vous rendre utile à ces pauvres diables.

— D’une façon bien simple ; en leur servant de pilote pour les empêcher de tomber entre les mains des Penmarkais !

— Vous savez donc piloter les navires ?

J’ai déjà accompli deux voyages en Islande, et la côte de Penmark m’est parfaitement connue. Je ne demande qu’une grâce à Dieu, celle de mettre les pieds sur le pont du navire en détresse, avant qu’il n’ait touché. S’il n’a pas subi d’avaries tout à fait majeures et qu’il soit sensible encore au gouvernail, je m’engage sur ma tête à le conduire sans accident en lieu sûr.

Le chevalier de Morvan parlait encore, quand une violente détonation fit frémir l’embarcation de l’avant à l’arrière.

C’était le navire inconnu qui, à peine éloigné d’une encablure de ses sauveur, tirait son dernier coup de canon.

Le gentilhomme donna une violente impulsion au gouvernail ; Mathurin et Alain se remirent à nager avec ardeur, et cinq minutes ne s’étaient pas écoulées, qu’ils se trouvaient en présence d’un gros trois-mâts.

— Malédiction ! s’écria de Morvan, ce navire est perdu sans ressource ! il est enclavé sur la roche de la Tête-du-Diable !

Le trois-mâts naufragé présentait un bien terrible spectacle.

Incliné sur sa hanche de tribord et menacé à chaque instant d’être englouti, il retentissait des cris de désespoir et de désolation poussés par l’équipage.

— Je crois, dit Mathurin en s’adressant a de Morvan, que le seul parti qui nous reste à prendre est celui de la retraite. La position de ce navire est désespérée, aucun effort humain ne pourrait le sauver. Ne vaudrait-il pas mieux profiter du calme relatif et momentané de la mer pour regagner la terre ? Qui sait si, dans une heure d’ici, il nous sera encore donné d’opérer notre retour !

— Oui, mon maître, allons-nous-en, ajouta Alain, qui désirait assister à la curée du bien de Dieu.

— Silence ! s’écria le jeune homme, je vous demande de l’obéissance et non des conseils ! Sauver ce navire est, je le sais aussi bien que vous, une chose impossible : mais peut-être parviendrons-nous à arracher quelque victime à la mort !

— Notre embarcation, maître, vous ne l’ignorez pas, cesse de gouverner quand elle est montée par plus de sept personnes, hasarda timidement Alain.

— Eh bien ! nous ne sommes que trois : comptes-tu donc pour rien la vie de quatre hommes !

— C’est pas grand’chose, dit tranquillement Mathurin, cependant pour ne pas revenir honteusement et les mains nettes de notre expédition, rapportons quelques naufragés… Ça nous fournira une contenance.

Un coup de barre adroitement donné fit tourner l’embarcation et la plaça bord à bord avec le côté incliné du navire.

Les gens de l’équipage du trois-mâts, en voyant arriver ce secours inattendu, se portèrent en foule vers la barque dans l’intention d’y chercher un refuge.

— Éloignons-nous ! s’écria Mathurin. Ces drôles sont capables, en envahissant notre canot, de le faire chavirer.

Le conseil était bon : de Morvan s’empressa de le suivre.

Alors se passa une de ces scènes horribles et sublimes tout à la fois qui sont si communes dans la vie des gens de mer.

Un homme petit, maigre, d’un teint jaune et bilieux, d’une apparence chétive, et qui ne devait être doué d’aucune force physique, se précipita, la hache à la main, au beau milieu des matelots et leur ordonna d’une voix impérieuse de se disperser.

— Misérables, leur disait-il avec énergie, depuis quand donc les marins fuient-ils en abandonnant lâchement derrière eux, des femmes et des passagers qui ont bien voulu se fier à leur honneur ? Vous n’aurez le droit de songer à votre salut qu’après avoir assuré celui du comte et de sa fille ! Par la barbe de Charles-Quint, je fendrai la tête au premier de vous qui tentera de passer dans le canot ! Allons, mademoiselle, continua le petit homme en se retournant du côté du pont, il n’y a pas de temps à perdre, venez.

À la façon d agir de cet homme, de Morvan et Alain reconnurent en lui le capitaine du navire naufragé ; quant aux paroles qu’il venait de prononcer, ils ne purent en saisir le sens, car il s’était exprimé en espagnol.

Si le gentilhomme breton et son serviteur, absorbés par l’attention qu’ils portaient à ce qui se passait sur le pont du trois-mâts, eussent songé alors à regarder Mathurin, leur étonnement eût été profond à la vue du changement qui s’était opéré en lui : les yeux brillants et le regard sombre, les sourcils contractés, les narines gonflées, le col tendu et la lèvre supérieure relevée par une expression indéfinissable de haine sauvage, le maquignon n’était plus reconnaissable.

À la voix de leur chef, les matelots du navire naufragé abandonnèrent sans murmurer leur dessein.

De Morvan, qui s’était approché du trois-mâts, vit apparaître de nouveau le capitaine, non plus seul, cette fois, mais accompagné d’une jeune fille.

Le gentilhomme breton comprit aussitôt ce que l’on demandait de lui, et profitant d’une vague qui souleva le canot à la hauteur du navire, il saisit un hauban et sauta sur le pont.

Le capitaine lui adressait vivement la parole en espagnol, lorsqu’un homme vêtu de noir, à la barbe grisonnante, à l’air fier et hautain s’approcha du chevalier et lui dit d’une voix calme, en s’exprimant en français.

— Le capitaine vous prie, monsieur, de sauver d’abord ma fille, puis de nous envoyer du secours dès que vous aurez atteint la terre.

Les secondes valaient des heures : de Morvan sentit que s’il entrait dans des explications il compromettrait inutilement son retour ; aussi se hâta-t-il de répondre à l’homme vêtu de noir.

— Aidez-moi donc, monsieur, à sauver votre fille.

Passant alors son bras gauché autour de la taille de la jeune femme, et de sa main droite se soutenant aux haubans il attendit qu’une nouvelle lame amenât le canot à la hauteur du pont du navire.

— Mon père, s’écria la pauvre et généreuse enfant en essayant de se débattre sous l’étreinte de Morvan, je ne veux me sauver qu’avec vous ! Si vous restez, je reste.

— Je te suis, Nativa, ne crains rien ! mais au nom de ta mère, n’oppose pas de résistance aux efforts de ce généreux étranger.

Le père de la jeune fille parlait encore quand de Morvan, saisissant un moment favorable qui se présentait, s’élança dans la barque avec son précieux fardeau.

L’équipage du navire naufragé oublia un moment son affreuse position, pour ne s’occuper que de la hardiesse de Morvan et du danger que courait la jeune fille.

Un double cri d’effroi d’abord, puis de joie ensuite, poussé spontanément par trente bouches retentit, lorsque de Morvan atteignit l’embarcation et y déposa sans accident celle que l’homme vêtu de noir avait appelé Nativa.

— Mon père, dit la jeune fille en tendant ses bras vers lui, venez, venez, je vous en conjure.

L’homme à l’air fier et aux cheveux grisonnants imita la manœuvre de Morvan ; il se cramponna, se tenant en dehors du navire, à un hauban, puis s’élança, lorsqu’il se vit à portée du canot.

Le maquignon Mathurin, soit maladresse, soit un funeste hasard, poussa alors violemment la barque au large, en appuyant son aviron contre le flanc du navire, et le malheureux tomba à la mer.

Un cri se fit entendre ; Nativa s’affaissa évanouie au fond du canot.

Les quelques secondes qui suivirent cet accident furent solennelles.

De Morvan qui, au premier moment, avait paru hésiter sur le parti qu’il devait suivre, se dépouilla de son manteau, et avant que son serviteur Alain ou le maquignon pussent songer à le retenir, il franchit d’un bond le bord de la barque et se jeta à l’eau.

— Mille tonnerres de tonnerres, s’écria Mathurin en sortant pour la première fois du sang froid qu’il avait jusqu’alors montré, ce n’est pas là de la générosité, c’est de la démence.

Déjà le maquignon se reprochant le malheur, involontaire sans doute, dont il était cause, se disposait à commettre une folie semblable à celle qu’il venait de condamner, lorsqu’il vit le chevalier, tenant de sa main gauche l’étranger par les cheveux, se saisir avec la droite d’un cordage qui pendait en dehors du navire.

— Allons, du courage, mon enfant, lui cria-t-il en lui tendant son aviron, que le chevalier, grâce à une rare présence d’esprit, put saisir, du courage, vous voilà sauvé !

En effet, une minute plus tard, de Morvan, et l’inconnu qui lui devait la vie, se trouvaient dans le canot ; seulement l’étranger avait perdu connaissance.

Cette scène dramatique avait à peine duré cinq minutes.

— Allons, reprit le maquignon ; à présent nageons ferme, et tâchons de gagner le rivage avant que la tempête ne recommence.

Tous ces événements s’étaient passés si rapidement que de Morvan n’avait pas même remarqué le visage de Nativa ; aussi, lorsque plus trenquille d’esprit, il regarda la jeune fille qui gisait inanimée à ses pieds, laissa-t-il échapper une exclamation d’admiration et d’étonnement.

À cette exclamation, le maquignon Mathurin haussa les épaules d’un air de mépris et de colère, et appuya sur son aviron avec une telle force qu’il le fit plier aux deux tiers de sa longueur.