Les Boucaniers/Tome I/IV

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Ip. 139-159).


IV

Le navire en détresse.


Lorsque les trois hommes sortirent pour porter secours au navire en détresse, la côte de Penmark présentait un spectacle lugubre et étrange.

La classique vache au fallot, qui servait à tromper les marins en mer, se promenait en boitant, accompagnée d’une foule hideuse de femmes, les cheveux épars, les vêtements en désordre, et qu’une âpre cupidité rendait insensibles aux atteintes de la tempête.

Des hommes armés de coutelas et de longues gaffes au fer meurtrier, erraient, semblables à de noirs fantômes, le long des rochers.

Çà et là, on apercevait un Penmarkais agenouillé sur la plage et priant Dieu de lui envoyer de nombreuses victimes : on eût dit une population entière de Cannibales ou de bourreaux.

Quoique la nuit fût sombre, la marche du chevalier de Morvan et celle de ses deux compagnons, trahie par la lueur des éclairs, ne tarda pas à être connue des habitants de Penmark.

Peu à peu ceux-ci se réunirent, en les suivant, et lorsque les trois hommes arrivèrent à l’endroit où était placé leur embarcation, ils se trouvèrent entourés par la foule.

De Morvan, c’était le parti le plus sage qu’il avait à prendre, feignit de ne pas remarquer cette manœuvre, et se mit tranquillement, aidé par Alain, à retirer son embarcation de derrière le rocher où elle était à l’abri.

Quoiqu’il déployât dans cette tâche toutes ses forces et toute sa vigueur, il ne cessait de guêter du coin de l’œil la foule qui se rapprochait de plus en plus de lui ; enfin, voyant que plusieurs habitants de Penmark touchaient presque déjà ses vêtements, il sauta dans l’embarcation, et prenant ses pistolets qu’il arma :

— Mes gars, dit-il aux Penmarkais, je crains que quelques-uns d’entre vous ne soient sur le point de commettre un péché, de tomber en faute. Croyez-moi, il vaut mieux pour vous que vous vous occupiez de vos affaires que des miennes. Vous me connaissez assez pour savoir que quand je dis une chose je la fais ; eh bien ! je jure, foi de Morvan, que je tuerai comme un chien le premier de vous qui osera faire un pas en avant !…

Ces paroles, prononcées avec un calme plein d’énergie, firent reculer les Bas-Bretons, mais n’empêchèrent pas leurs murmures.

— Monsieur le chevalier de Morvan, dit une voix sortant de la foule, vous devriez, vous qui êtes de la noblesse, tenir compte davantage des droits du petit peuple, sans cela, on ne respectera pas vos privilèges ! Le bien de Dieu est notre propriété, n’y touchez pas !

— Monsieur le chevalier, murmura Alain à l’oreille de son maître, c’est Legallec. Tenez-vous sur vos gardes, ce gars-là foisonne de traîtrises.

De Morvan allait répondre, mais trois nouveaux coups de canon qui se succédèrent avec rapidité, appel désespéré du navire en détresse, lui firent préférer l’action à la parole, et il acheva de mettre son embarcation à flot.

Alain, comprenant à l’attitude des Penmarkais’qu’une collision était imminente, regarda autour de lui pour savoir, où il pourrait se joindre avec Legallec.

Il aperçut son ennemi au beau milieu de la foule.

Cette découverte le décida à suivre l’exemple de son maître ; il se jeta vivement à la mer et courut, ayant de l’eau jusqu’au genou, rejoindre le bateau, distant d’une trentaine de pieds environ de la plage.

Cette fuite encouragea l’arrogance des Penmarkais ; aussi, au moment où le maquignon Mathurin allait rejoindre ses deux compagnons, se vit-il entouré par une foule menaçante et furieuse.

Mathurin, jusqu’alors plutôt spectateur qu’acteur, n’avait rien perdu de son air bonhomme et paisible.

Il semblait ne pas se douter, — soit défaut d’intelligence, soit courage réel, — des intentions hostiles des riverains à son égard.

— Celui-là au moins ne s’embarquera pas ! s’écria Legallec en le saisissant par son pourpoint. Gare à lui si nous sommes privés du bien de Dieu !

— Mon ami, dit doucement le maquignon en s’adressant à l’ennemi d’Alain, si vous avez le droit de me retenir, il est inutile que vous me déchiriez mes vêtements, expliquez-moi ce droit, et je resterai sans me faire prier ; si vous agissez de votre autorité privée, alors c’est tout différent, prenez garde, je me fâcherai.

— Mathurin, venez donc ! cria en ce moment de Morvan qui ignorait la position critique de son hôte.

— Cher ami, dit le maquignon en se retournant vers Legallec, vous l’entendez, on m’appelle. Vite, je n’ai pas de temps à perdre, expliquez-moi, je vous le répète, de quel droit vous me retenez ou bien laissez-moi partir.

— Du droit du plus fort ! répondit Legallec en levant son penbas.

— En ce cas, il est naturel que j’use du même droit pour m’en aller, s’écria le paisible Mathurin qui, sautant avec une impétuosité de tigre sur le bâton ferré du Breton, le lui arracha des mains et se précipita sur la foule.

Les Bretons manient avec une rare adresse le penbas ; toutefois, la façon merveilleuse avec laquelle Mathurin fit voltiger le sien, dépassait de beaucoup, en fait d’habileté, tout ce qu’ils avaient vu jusqu’à ce jour.

En moins de dix secondes, trois Penmarkais gisaient à moitié tués aux pieds du maquignon ; inutile d’ajouter que la foule menaçante et hurlante, qui naguère l’entourait, s’était dissipée comme par enchantement.

— Je regrette de m’être mis en colère, dit Mathurin aux fuyards, car la douceur est le fond de mon caractère. La faute en est à vous, je vous avais avertis !

Le maquignon, toujours armé du penbas de Legallec, entra à son tour dans la mer, et ne tarda pas à rejoindre, — mais sans se presser, — l’embarcation où de Morvan et Alain étaient déjà installés.

— Désirez-vous que je me mette au gouvernail ? demanda-t il au chevalier.

— Savez-vous donc conduire une barque ?

— Ma foi, pas trop ; ce n’est pas mon métier.

— Alors, prenez un aviron et nagez de conserve avec Alain. Je resterai, moi, à la barre.

Mathurin, sans raconter au jeune homme le danger qu’il venait de courir, ni la façon aussi intrépide qu’heureuse dont il s’en était tiré, s’assit sur le banc parallèle à celui qu’occupait déjà Alain, et laissant tomber sa rame dans l’eau, se contenta de dire :

— Je suis prêt.

Décidément, Mathurin rachetait par de sérieuses qualités son manque d’éducation ; il savait, selon l’occasion, se taire ou agir.

L’embarquement des trois compagnons de fortune n’avait pas — à l’opposition près des Penmarkais — rencontré jusqu’alors de sérieuses difficultés.

Le danger ne commença guère pour eux, mais il fut alors terrible, qu’une fois que leur bateau eut franchi l’espèce de crique, garantie par d’énormes rochers de la fureur de la tempête, qui les séparait de la mer.

Jamais l’Océan n’avait présenté un plus horrible spectacle.

Un pilote eut reculé de vaut une pareille tempête et failli à son devoir.

Le vent venant du large et portant sur la terre, rendait la tâche des trois hommes presque impossible : repoussés sans cesse, ils avançaient à peine, en vingt coups de rames, d’une longueur de bateau.

— Prenez garde, monsieur le chevalier, dit vivement Alain, je viens d’apercevoir, à la lueur d’un éclair, là, sur ce rocher dont cent pas nous séparent à peine, un homme armé d’un mousquet.

— Bah ! la nuit est trop sombre et la lueur des éclairs trop fugitive, pour que la balle de ce mousquet — en supposant toutefois que ce ne soit pas une gaffe — puisse m’atteindre, répondit de Morvan avec insouciance.

— Ohé ! la-bas du canot, cria en ce moment, du haut de son rocher, l’homme armé signalé par Alain ; ohé ! là-bas du canot ! Bon voyage. N’oubliez pas s’il vous arrive malheur que c’est aujourd’hui vendredi.

Ces paroles produisirent une telle impression sur le chevalier de Morvan et sur son domestique que le premier lâcha la barre, le second son aviron, et que l’embarcation, prise de travers par une énorme vague, manqua de chavirer et s’emplit à moitié d’eau.

— Si c’est comme cela que vous manœuvrez, dit Mathurin de sa voix la plus tranquille, il est inutile que vous songiez à porter secours à autrui ; je suis plutôt d’avis que nous retournions à terre.

— C’est pourtant vrai ! c’est aujourd’hui vendredi, répéta Alain accablé par cette horrible découverte.

Imbécile ! reprit Mathurin, t’arrive-t-il donc cinquante-deux malheurs par an ? Non ! Eh bien, alors, pourquoi calomnier les vendredis.

— Ah ! mais, s’écria presque aussitôt Alain avec joie, que je suis donc bête ! J’oubliais que je possède attachée à mon col, une médaille de Sainte Anne d’Auray. Cette médaille est plus puissante que le vendredi, l’on a jamais vu rien arriver de fâcheux à ceux qui la portent sur eux.

Alain, ranimé par cette pensée, et le chevalier de Morvan par la présence de Mathurin, devant qui il ne devait pas faiblir, reprirent l’un la barre, l’autre son aviron, et l’embarcation recommença à danser sur la crête des vagues.

Guidés seulement par les coups de canon qu’on tirait à intervalles inégaux sur le navire qu’ils voulaient sauver, les aventuriers se dirigeaient à peu près au hasard.

La nuit était si sombre, la mer si agitée qu’il n’était guère possible de distinguer à plus d’une demi-encablure de distance.

Le chevalier de Morvan, assis à la barre, déployait une prodigieuse habileté unie à un extrême sang froid ; son serviteur Alain et le maquignon Mathurin le secondaient dignement : ce dernier surtout, quoiqu’il eût déclaré ne pas connaître grand’chose à la marine, se servait de son aviron avec une précision et une adresse inconcevables.

Vingt fois, ils furent sur le point d’être submergés, et vingt fois leurs efforts réunis, énergiques et intelligents les sauvèrent d’une catastrophe qui semblait inévitable.