Les Boucaniers/Tome I/Introduction

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Ip. 5-33).

INTRODUCTION.


L’existence des boucaniers, ces enfants perdus de toutes les civilisations, qui, mis au ban de la société, et réunis par un intérêt commun, bravèrent impunément, pendant une grande partie des dix-septième et dix-huitième siècles, les efforts de l’Europe souvent coalisée contre eux, présente certes la plus étrange et la plus merveilleuse histoire qu’il soit possible d’imaginer. Mon enfance a été bercée, pour ainsi dire, aux récits de leurs fantastiques exploits, et, quelques années plus tard, à peine au sortir des bancs du collège, le hasard me jeta dans les parages les plus célèbres de la flibuste : la première terre où je descendis après mon départ d’Europe fut l’île de la Tortue.

Mes souvenirs d’enfance, ranimés par le splendide spectacle, si nouveau pour moi, de la magnifique nature tropicale, me revinrent avec tant de force, et revêtus par l’imagination et l’enthousiasme de si vives couleurs, que je me crus sérieusement, pendant plusieurs heures, transporté en plein dix-huitième siècle, au plus beau temps de la flibuste.

Je vis glisser dans les forêts sombres, et recouverts de grossiers vêtements de cuirs, des hommes à la figure énergique et fière, aux membres souples, maigres et nerveux, hôtes des bois que les Espagnols n’osaient guère attaquer que par surprise, ou la nuit pendant leur sommeil.

J’entendis les échos sonores et multiples des mornes répéter à l’infini les aboiements des meutes de chiens altérés de sang comme des tigres, les détonations des carabines, les mugissements des taureaux traqués, les cris de triomphe des chasseurs !

Bientôt à ces bruits se mêlèrent les clameurs de la bataille ! Les boucaniers surpris par une cinquantaine espagnole, acculés dans un ravin, ainsi que le lion dans son antre, sortaient vainqueurs de cette embuscade, et foulaient sous le dur talon de leurs épaisses chaussures les cadavres des lanciers.

Ah ! que ne puis-je donner une forme à ce songe que j’ai fait tout éveillé ! fixer sur le papier les scènes tumultueuses, terribles, tendres et passionnées qui passèrent, fantasmagorie saisissante, devant mes yeux éblouis et fascinés ! Mais à quoi bon ces regrets ? On produit si rarement un chef-d’œuvre !

Je me promis, en quittant Saint-Domingue pour aller parcourir des horizons plus lointains encore, que si jamais je revoyais la France, mon premier soin serait d’écrire l’histoire des Boucaniers.

Je commençai dès ce moment à recueillir soigneusement sur ma route les matériaux confus et épars qui pouvaient m’être de quelque utilité dans l’accomplissement de ce projet.

Cinq ans plus tard, — j’étais seulement de retour à Paris depuis un mois, — je me rendais à la Bibliothèque royale, pensant toujours à mes boucaniers, et presque ému à l’idée que j’allais enfin connaître la mystérieuse odyssée des fondateurs de Saint-Domingue.

Hélas ! combien mon espoir fut déçu ! Un employé de la Bibliothèque à qui je m’adressai, écrivit silencieusement, après m’avoir écouté fort complaisamment, une ligne sur un petit carré de papier et me dit d’attendre. Un quart-d’heure plus tard il me tendait un volume que je saisissais avec empressement ; c’était un Manuel du Verrier.

Il y avait évidemment quiproquo ; je réclamai. L’employé, toujours aussi complaisant, écrivit une nouvelle ligne sur un nouveau carré de papier ; j’attendis encore un quart-d’heure et l’on me remit un nouveau volume : cette fois, c’était un Cours préparatoire au baccalauréat. Une troisième tentative ne me réussit pas mieux que les deux premières ; j’obtins l’Histoire de Charles XII.

N’osant plus déranger une quatrième fois cet employé si complaisant, je m’en allais de fort mauvaise humeur, lorsque ma bonne étoile me fit trouver face à face avec G. de M…, le plus modeste et le plus érudit bibliophile de notre époque. Je lui racontai mon déboire.

— Vous êtes dans votre tort, me répondit-il, et vous n’avez pas le droit de vous plaindre. Il faut pour obtenir un livre à la Bibliothèque, de même que pour solliciter une place dans le gouvernement, spécifier catégoriquement l’objet de sa demande. Les employés et les ministres sont bien trop occupés à accorder pour songer à offrir. Quel livre désirez-vous ?

— Je l’ignore. Je voudrais un ouvrage qui traitât des boucaniers des Antilles.

— Il y en a plusieurs : l’Anglais Basil Ringrose, le Hollandais Joseph Esquemeling et les Français Raveneau de Lussan et Olivier Œxmelin, tous anciens boucaniers, ont laissé des Mémoires authentiques.

— Écrivez-moi ces noms, je vous prie ; et quel est, d’après vous, le meilleur, c’est-à-dire le plus exact de tous ces ouvrages ?

— C’est, sans contredit, celui d’Œxmelin, publié en 1775 à Trévoux, par la Compagnie.

Tous les auteurs qui ont traité depuis le même sujet l’ont pillé sans vergogne, y compris J. V. d’Archenholtz, le dernier de tous, dont l’histoire des flibustiers a été traduite, et a paru en France en 1804.

— Croyez-moi, demandez Œxmelin.

Je ne me fis pas répéter cette invitation ; je m’empressai d’écrire, à mon tour, sur un de ces petits carrés de papier, dont l’employé de la Bibliothèque usait avec tant de complaisance et si peu de succès, le titre que G. de M. me dicta.

Dix minutes plus tard, l’on me remettait les quatre volumes de « l’Histoire des aventuriers, flibustiers, qui se sont signalés dans les Indes, contenant ce qu’ils ont fait de remarquable, avec la vie, les mœurs et les coutumes des boucaniers, etc., etc. ; le tout enrichi de cartes géographiques et de figures en taille-douce. »

J’avoue que la vue des cartes géographiques et des figures en taille-douce, naïfs essais de l’art, me causèrent une joie véritable.

Un boucanier, portant sur sa tête un sombrero empanaché, sur ses épaules un manteau flottant, à sa ceinture un arsenal de pistolets, la hache au poing, et les pieds garantis par le cothurne antique n’eût mis en méfiance ; mais les héros représentés par le crayon inexpérimenté et fidèle d’Œxmelin avaient une physionomie si vulgaire, leurs costumes étaient si prosaïques, si dépourvus de ces accessoires dramatiques, inhérens aux personnages de roman, que je ne pus mettre en doute un seul instant la véracité de l’ouvrage. Je commençai, sans plus tarder, la lecture du premier volume.

La plume d’Œxmelin ressemble à son pinceau ; elle n’a pas de style ; cette nouvelle découverte m’enchanta, car elle me promettait, à défaut d’ornements littéraires, dont je me souciais fort peu, des révélations et des faits que je désirais si ardemment et depuis si longtemps connaître.

Hélas ! et trois fois hélas ! je n’eus pas plutôt parcouru une soixantaine de pages que je repoussai loin de moi, avec accablement, l’histoire des aventuriers : ce n’était pas chose lisible ! Pas de dates, une extrême confusion, des répétitions sans nombre, une désespérante monotonie, tels étaient les principaux défauts qui se représentaient à chaque page.

— Mon cher ami, me dit le bibliophile G. de M., à qui je m’empressai de raconter, le soir même de ma visite à la Bibliothèque, mon désappointement du matin, si Œxmelin ne vous satisfait pas, je vous conseille de renoncer à vos recherches, vous ne trouverez pas mieux. Tous les encyclopédistes qui ont écrit sur les boucaniers se sont contentés, y compris Voltaire, de faire des extraits d’Œxmelin. Quant aux romanciers, et ils sont nombreux, qui, depuis Picquenard jusqu’à Vander-Velde, ont chanté les exploits des flibustiers de Saint-Domingue, ils ne pourraient que vous induire en erreur ; la plupart d’entre eux ignorant même les faits les plus saillants de l’histoire des boucaniers, ont donné un libre cours à leur imagination, et inventé des épisodes complètement dénués de couleur locale et qui ne ressemblent à rien.

— Vous me désespérez sans me décourager ! Je ne sais, mais un pressentiment me dit que je finirai par mettre la main sur l’ouvrage que je cherche.

— Et moi j’admire votre obstination sans pouvoir la comprendre ! Quel intérêt attachez-vous donc à ces flibustiers ?

— Un intérêt de curiosité presque personnelle. J’ai trouvé dans les papiers de mon aïeul, le marquis de Cadusch, le dernier gouverneur, à proprement parler, de Saint-Domingue, et dans ceux de mon grand oncle, l’amiral de Bruix, des documents que je tiens à compléter.

— En d’autres termes, vous avez commencé la lecture d’un ouvrage qui a vivement captivé votre attention, ouvrage interrompu, ainsi que cela arrive toujours, au passage le plus saisissant, et dont vous tenez absolument à connaître le dénouement.

— C’est cela même.

— Eh bien ! en ce cas, il ne vous reste plus qu’une ressource pour sortir d’embarras. Allez voir Madame veuve Cardinal ! Si vous ne rencontrez pas chez elle ce que vous souhaitez, vous pourrez dire alors adieu à tout espoir.

Le conseil de G. de M… était bon ; je n’hésitai pas à le suivre.

Il n’y a pas un seul membre du Paris savant ou littéraire qui ne connaisse Madame veuve Cardinal et son affreux petit cabinet de lecture de la rue des Canettes-Saint-Sulpice. Madame veuve Cardinal a fait — que Dieu lui pardonne — les trois quarts des feuilletonistes de nos jours ; catalogue vivant et inépuisable de tous les produits de la presse, elle fournit à ceux qui cherchent des idées — et cela en tenant compte avec un tact exquis et infaillible des dispositions, de l’esprit et du tempérament du chercheur — de vieux romans complètement inconnus et bons à être remis a neuf. Son affreux petit cabinet de lecture, si humble d’apparence à l’entresol, a envahi peu à peu la maison entière, et est devenu, ni plus ni moins, la première bibliothèque de Paris.

On voit que la race des feuilletonistes est abondamment pourvue et qu’elle menace de se perpétuer longtemps encore !

Madame veuve Cardinal, aux premières paroles que je lui adressai, secoua la tête d’une façon chagrine.

— Je n’ai pas l’ouvrage que vous cherchez, me répondit-elle, et je doute même très fort qu’il existe. N’importe, je vais prendre note de votre désir, que je vous promets de ne pas perdre de vue.

Après cette dernière et infructueuse démarche, il ne me restait plus qu’à abandonner mon projet ; ce fut ce que je fis.

Deux ans s’étaient écoulés depuis lors, et je ne songeais plus à mes boucaniers, lorsque je reçus, au moment où je m’y attendais le moins, un mot de Madame veuve Cardinal, par lequel elle me priait de passer à son cabinet de lecture.

— Vous voyez, Monsieur, que je ne vous ai pas oublié, me dit-elle d’un air triomphant et joyeux, dès qu’elle m’aperçut ; j’ai enfin trouvé votre affaire !

Madame veuve Cardinal, retira alors de dessous son comptoir six volumes in-douze, ficelés en un paquet et tout couverts de poussière.

— Parcourez rapidement au hasard ces mémoires, reprit-elle, et voyez s’ils peuvent vous convenir. Quant à moi, je les ai lus en entier et je suis persuadée qu’il est extrêmement facile, en leur donnant un coup de plume et en les retapant, de les remettre à neuf. Quelques jours vous suffiront pour brosser le style et l’accommoder au goût du jour. Ce nettoyage vous prendra à peine une semaine ; vous signerez ensuite et deviendrez l’auteur d’un roman qui vous fera — vous savez que je m’y connais — beaucoup d’honneur.

Madame veuve Cardinal aurait pu continuer longtemps à parler — je lui demande pardon de cet aveu — en pure perte.

Je venais, en ouvrant un des volumes, d’apercevoir, répété cinq à six fois dans la même page, le nom de Louis de Morvan, et ce nom m’avait causé une telle joie que j’oubliai, plongé avidement dans ma lecture, et Madame veuve Cardinal, et l’endroit où je me trouvais, et les pratiques qui encombraient l’étroit et obscur cabinet littéraire.

Ce Louis de Morvan, dont il était question dans la plupart des lettres que mon aïeul et mon grand oncle, le marquis de Cadusch et l’amiral Bruix — les deux beaux-frères — s’écrivaient, était justement ce même personnage qui, en excitant vivement ma curiosité, m’avait donné l’idée d’écrire l’histoire de Boucaniers.

La trouvaille de Madame veuve Cardinal me semblait par ce motif si merveilleuse et si extraordinaire, que je ne pouvais me résoudre à y croire.

La nuit me surprit appuyé debout contre une étagère et lisant toujours.

Il y avait quatre heures que j’étais dans cette même position, et j’avais dévoré trois volumes lorsque la maîtresse de la maison m’avertit qu’il était temps pour moi d’aller dîner.

Je serrai énergiquement sous mon bras les bienheureux volumes, et je demandai à Madame veuve Cardinal quel prix elle voulait me les vendre, tout en lui faisant loyalement observer que cet ouvrage, publié en Hollande, n’ayant été tiré, ainsi que le déclarait l’auteur dans sa préface, qu’au nombre restreint de cent exemplaires, devait se payer plus cher que la plupart des romans contemporains de son époque.

Les livres de Madame veuve Cardinal sont ses enfants.

Sa réponse à ma proposition déplacée fut ce qu’elle devait être, pleine d’indignation et de fierté.

Toutefois, après les excuses que je lui présentai, l’excellente femme, qui est la bienveillance en personne, oublia sa juste colère et, accompagnant sa réponse d’un fin sourire :

— Ne craignez rien, monsieur, me dit-elle, quand bien même, et par miracle, on me demanderait l’ouvrage que vous emportez en ce moment, je vous promets de ne le prêter, avant trois ans d’ici, à personne au monde.

Madame veuve Cardinal qui est, je le répète, la mère de ses livres, est également le confesseur des gens de lettres !

Que de monstrueux et imprudents plagiats, connus d’elle seule, passent, grâce à sa discrétion, pour des œuvres nouvelles !

Quant à moi, ma conscience mesquine et timorée me fait un devoir de déclarer hautement au lecteur que s’il éprouve, — comme je l’espère, — quelque intérêt à la lecture des Boucaniers, il ne doit m’en savoir aucun gré : mon seul mérite aura été de rajeunir, ou, pour me servir de l’expression de Madame veuve Cardinal, de retaper, — sans y rien ajouter, — un ouvrage complètement inconnu, qui m’a séduit par un cachet de vérité impossible à imiter, rendu plus authentique et plus saisissant encore pour moi par la confirmation que j’y ai trouvée dans mes papiers de famille.

Peut-être donnerai-je plus tard le titre sous lequel a paru primitivement ce véridique et curieux ouvrage.