Les Bohèmes de la mer (Aimard)/XIII

Roy (p. 89-98).
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XIII

DON FERNANDO D’AVILA

Don Fernando d’Avila paraissait préoccupé, son front était pâle, ses sourcils froncés, il marchait avec précipitation en jetant autour de lui des regards inquiets, il tenait à la main des papiers qu’il froissait avec impatience.

— Ah ! vous voilà, s’écria-t-il, dès qu’il aperçut doña Juana, qui, ainsi que nous l’avons dit, venait à sa rencontre, tant mieux, je suis heureux de vous trouver ici, je craignais que vous ne fussiez rentrée dans vos appartements.

— C’est ce que je me préparais à faire en ce moment même ; il est tard, je ne me suis que trop longtemps oubliée dans ma promenade.

— La nuit est radieuse, le ciel diamanté d’étoiles, consentez, je vous prie, à m’accorder quelques minutes.

— Je me tiens à vos ordres pour tout le temps que vous désirerez.

— Pardonnez-moi, niña, il est tard, l’heure peut paraître assez peu convenable, il est vrai, mais le courrier est arrivé il y a un instant, et j’ai d’importantes communications à vous faire.

— À moi, monsieur ? dit-elle, avec surprise.

— Oui, si toutefois vous daignez consentir à m’entendre.

— Ne vous ai-je pas répondu déjà que j’étais à vos ordres ?

— Merci de votre complaisance ; je profite donc sans plus de retard de la permission que vous me donnez.

Nous, avons dit que la nuit calme et tiède, splendidement éclairée par les rayons argentés de la lune, était magnifique ; en pénétrant dans l’appartement à la suite de la jeune fille, don Fernando avait laissé entr’ouverte la porte-fenêtre donnant sur le jardin, soit pour laisser entrer les fraîches émanations de la brise nocturne, soit que malgré sa qualité de tuteur il craignît d’effaroucher la pudeur un peu sauvage de la jeune fille, pour laquelle, hâtons-nous de le constater, il professait une amitié sincère jointe à un respect profond.

Tous deux s’étaient assis sur des butaccas tout auprès de la porte.

Cependant les aventuriers, demeurés seuls au fond du bosquet, avaient entre eux une explication rapide.

— Ainsi nous sommes ennemis, dit Philippe, avec hauteur.

— Ennemis, peut-être, répondit sèchement Grammont, rivaux certainement.

— Soit, monsieur, mais cette rivalité ne doit en aucun cas nous empêcher de remplir nos devoirs envers nos compagnons.

— C’est mon avis.

— Heureux, monsieur, de me rencontrer ainsi avec vous : donc, que comptez-vous faire ?

— En ce moment ?

— Oui.

— Dame ! il me semble que le hasard nous protège singulièrement et nous offre une occasion unique de connaître les secrets de nos ennemis.

— Notre reconnaissance n’est point terminée encore, un trop long séjour dans le lieu où nous sommes pourrait non seulement nous perdre, ce qui ne serait rien, mais faire avorter les plans de nos frères.

— Vous avez raison, mais il est, il me semble, un moyen très facile de tout concilier.

— Et ce moyen, quel est-il, s’il vous plaît ? je serais heureux de profiter de vos lumières.

— Ce moyen, le voici : tandis que l’un de nous demeurera ici et essayera de surprendre quelques bribes de la conversation du gouverneur avec sa pupille, l’autre ira à la découverte ; quant à Pitrians, il restera auprès de la brèche qui nous a livré passage afin, en cas de besoin, d’assurer notre retraite.


Il s’agenouilla sur le bord du trou et en quelques instants il hissa deux fusils attachés au bout d’une corde.

— Hum ! murmura Philippe, en jetant un regard voilé au chevalier, ce moyen est assez bon, en effet, mais qui de nous deux restera dans le jardin ?

— Vous, si vous voulez, répondit nettement Grammont, il ne s’agit plus d’amour en ce moment, mais bien de politique.

— C’est vrai, ainsi…

— Je pars, et il fit un mouvement pour s’éloigner.

— Un instant, s’il vous plaît, monsieur, dit Philippe en le retenant, je consens à ce que vous me proposez, mais à une condition cependant.

— Laquelle ?

— C’est que j’attendrai votre retour, afin de vous venir en aide en cas de besoin.

— Bah ! à quoi bon ? puisque nous ne sommes plus amis.

— En effet, mais nous sommes toujours frères.

— Vous avez raison, monsieur, j’accepte donc, et après s’être cérémonieusement incliné devant son rival, le chevalier s’éloigna en se glissant comme un spectre à travers les fourrés et les taillis.

Philippe resté seul demeura un instant immobile et pensif, puis il releva la tête, jeta un regard soupçonneux autour de lui, et se confondant autant que possible avec l’ombre projetée par les ramures feuillues des arbres, il s’approcha à pas de loup de la porte-fenêtre, et se blottit dans un fourré de lentisques placé à quelques pas à peine de la maison et où il était à peu près impossible de le découvrir.

L’endroit était parfaitement choisi ; comme les deux interlocuteurs n’avaient aucun motif pour modérer le ton de leur conversation, leurs paroles parvenaient claires et parfaitement accentuées à l’oreille de l’aventurier qui se prépara à écouter tout en murmurant intérieurement :

— Peut-être pourrai-je la voir et lui parler encore.

La discussion entre les deux aventuriers, les mesures convenues entre eux avaient exigé un temps assez long, de sorte que, lorsque Philippe fut en mesure d’écouter ce que disaient don Fernando et doña Juana, leur entretien lui parut être sur le point de finir.

La jeune fille parlait :

— Et ces nouvelles sont certaines, monsieur ? disait-elle.

— Officielles, répondit le gouverneur, l’homme qui nous les a données est sûr ; d’ailleurs c’est le gouverneur même de Saint-Domingue qui me les fait parvenir.

— Et vous m’ordonnez de vous quitter, lorsqu’un grand danger vous menace peut-être.

— D’abord, ma chère enfant, répondit affectueusement don Fernando, je ne vous donne aucun ordre, je vous communique celui que j’ai reçu, ce qui est bien différent ; et vous le savez, vous et moi devons obéir à cette personne, puisque c’est elle qui, tout enfant, vous a confiée à moi.

— Mais cette personne, quelle est-elle ?

— Pourquoi m’adresser sans cesse cette même question, chère enfant, puisque vous savez que je ne puis y répondre ?

La jeune fille courba tristement la tête.

Don Fernando lui prit la main qu’il serra doucement.

— Courage, pauvre niña, lui dit-il, avec une tendresse paternelle, un jour, je l’espère, un jour prochain peut-être, ce secret qui pèse si horriblement sur votre cœur s’éclaircira, l’avenir ne vous appartient-il pas, à vous qui êtes encore presque une enfant ?

— Vous êtes bon, monsieur, ces douces paroles que vous me dites, hélas ! je le sens, vous n’y croyez pas vous-même.

— Ne vous laissez pas abattre ainsi, ma chère Juana, reprit-il, cherchant à distraire la jeune fille de ses tristes pensées, ne suis-je donc pas votre ami, moi ?

— Oh ! si, fit-elle avec émotion, si, vous êtes mon ami, presque mon père, et je vous aime pour tous les soins dont vous avez entouré mon enfance, voilà pourquoi je tremble de vous quitter ainsi.

— Le danger n’est pas aussi grand que vous le supposez : demain je dois recevoir un renfort de cent cinquante hommes qui, joints à ceux de ma garnison actuelle, me formeront un effectif de cent dix soldats résolus et expérimentés ; de plus l’île est bien fortifiée et bien avitaillée. Soyez donc tranquille sur notre compte, ajouta-t-il en riant, si diables que soient les ladrones, ils n’y sauraient mordre et, cette fois encore, ils s’en retourneront avec leur courte honte.

La jeune fille jeta un regard furtif vers le jardin en étouffant un soupir.

— Ainsi, reprit-elle, à peine arrivée ici, je pars et je pars seule !

— Non pas seule, puisque votre dueña vous accompagne.

— Mais vous ?

— Moi, je vous rejoindrai.

— Quand cela, mon ami ?

— Plus tôt que vous ne pensez peut-être.

— Le Ciel vous entende !

Don Fernando se leva.

— Ainsi, voilà qui est bien convenu, dit-il, demain au point du jour vous serez prête, la goélette la Madre-de-Dios, sur laquelle vous êtes venue ici, est encore mouillée dans le port. C’est à son bord que vous vous embarquerez.

— Mais, pardonnez-moi cette dernière question, vous ne m’avez pas dit où je dois me rendre.

— L’ignorez-vous donc ?

— Complètement ; vous m’avez parlé il y a quelque temps d’un poste fort avantageux qui vous était offert à Panama, est-ce donc là que nous nous rendrons ?

— Non ; mon protecteur, dans son inépuisable bonté, m’a fait obtenir un poste plus honorable et surtout plus lucratif que celui que précédemment il m’avait promis.

— Lequel donc ?

— Celui de gouverneur de Gibraltar, dans le golfe de Maracaïbo.

— Et vous avez reçu votre nomination ?

— Vous êtes une curieuse, niña, fit-il en souriant.

— Répondez-moi, je vous en prie.

— Eh bien ! soyez satisfaite, cette nomination est arrivée ce soir même, il n’y a qu’un instant.

— Mais alors rien ne vous retient plus ici ?

— Pardonnez-moi, répondit-il avec embarras, je dois transmettre mes pouvoirs à mon successeur et attendre son débarquement dans l’île.

— Puisqu’il arrive demain.

— Qui vous l’a dit, niña ?

— Mais vous, tout à l’heure.

— Allons, je vois qu’il est impossible de rien vous cacher.

— Ainsi… fit-elle en souriant.

— Je voulais vous surprendre, mais vous savez si bien m’arracher mes secrets du cœur, qu’il n’y a pas moyen de vous résister, j’aime mieux tout vous dire tout de suite.

— Oui, dites, dites.

— La Madre-de-Dios, au lieu de deux passagers, en emmènera trois, je pars avec vous.

— Dieu soit béni ! s’écria-t-elle avec joie.

— Et maintenant qu’il ne me reste plus rien à vous apprendre, niña, excusez-moi de vous avoir tenu si longtemps éveillée : il est plus de onze heures du soir, je me retire. Que la Vierge et les anges veillent sur votre sommeil, chère enfant ; bonsoir ; surtout, fermez bien cette fenêtre ; allons, à demain.

Il sortit ; la jeune fille l’accompagna jusque dans le jardin.

— Ainsi, dit-elle à haute voix, dans le but sans doute d’être entendue par Philippe, si par hasard il était encore là, c’est bien à Maracaïbo que nous nous rendons ?

— Oui, niña, à Maracaïbo et non à Panama ; mais rentrez, ne demeurez pas plus longtemps dehors, les soirées sont mortelles, vous le savez.

— Je rentre, mon ami.

— Je ne partirai que lorsque je vous aurai vue fermer votre fenêtre.

— C’est ce que je vais faire à l’instant.

— À propos, si vous entendez cette nuit du bruit dans le jardin, ne vous inquiétez pas, j’ai coutume de faire plusieurs rondes. Allons, rentrez, et bonsoir.

— Bonsoir.

La jeune fille poussa les deux battants de la porte et s’enferma à triple verrou. Don Fernando s’enveloppa alors dans son manteau et sortit du jardin, dont il ne ferma que négligemment la grille derrière lui, jugeant inutile de prendre plus de précaution, puisqu’il devait revenir bientôt faire sa ronde habituelle.

Du reste, ce n’était pas de ce côté qu’il redoutait une surprise.

Une demi-heure se passa ; Philippe attendait avec anxiété que la porte de doña Juana se rouvrît ; mais son attente fut trompée, rien ne bougea, la porte demeura close, et bientôt la lumière s’éteignit.

La jeune fille croyait l’aventurier parti depuis longtemps déjà.

Philippe poussa un soupir de résignation et regagna le bosquet, où il retrouva Pitrians faisant bonne garde, mais commençant à s’inquiéter sérieusement d’un séjour aussi prolongé au milieu de la forteresse ennemie ; en effet, une imprudence, un hasard quelconque, suffisaient pour faire découvrir les trois aventuriers ; et, découverts, ils étaient perdus.

Ainsi qu’il l’avait promis au chevalier, Philippe resta dans le bosquet, ne voulant pas s’éloigner avant son retour.


Doña Juana, à demi évanouie, se cramponnait après la haie du bosquet, pour ne pas rouler sur le sol.

— Maracaïbo, murmura-t-il, Gibraltar ; ce n’est pas la première fois que ces deux noms résonnent à mon oreille. Oh ! ma bien-aimée Juana, dût ma vie en dépendre, bientôt je t’aurai rejointe.

Et de même que les amoureux de tous les temps, oubliant la situation passablement critique dans laquelle il se trouvait, le jeune homme appuya son épaule contre un arbre, croisa les bras, pencha la tête sur la poitrine et se plongea dans une de ces délicieuses rêveries d’amour devant lesquelles pâlissent toutes les froides réalités de la vie.

Qui sait combien de temps se serait prolongé cet état extatique, si tout à coup il n’avait été brutalement rappelé du ciel sur la terre par une sensation désagréable qui n’était autre chose qu’une main s’appesantissant lourdement sur son épaule, tandis qu’une voix goguenarde disait railleusement à son oreille :

— Ah çà ! est-ce que vous dormez, compagnon ?

Philippe tressaillit aux accents de cette voix bien connue, et relevant vivement la tête :

— Non, dit-il, je rêve.

— Bon, alors : si délicieux que soit ce rêve, interrompez-le ; il faut partir.

— Partons, je le veux bien.

— Vous ne me demandez pas ce que j’ai fait et d’où je viens ?

— Que m’importe ?

— Comment, que vous importe ! s’écria le chevalier avec surprise ; devenez-vous fou ?

— Non ; pardon, répondit-il avec embarras, je ne sais ce que je disais, cela m’importe beaucoup au contraire.

— À la bonne heure, donc, vous voilà tout à fait éveillé.

— Oh ! parfaitement, je vous jure, et la preuve, c’est que je suis curieux d’apprendre ce que vous avez découvert.

— Ma foi, je vous avoue à ma honte que je n’ai rien découvert du tout, si ce n’est que l’île est très bien fortifiée et que la garnison est sur ses gardes ; il y a des sentinelles partout.

— Diable ! dit le jeune homme, voilà une fâcheuse nouvelle que vous me donnez là.

— Je le sais bien ; mais qu’y faire ?

— Et vous n’avez découvert aucun endroit faible ?

— Aucun.

— Diable ! diable !

— Et vous, qu’avez-vous surpris ?

— Rien ; il m’a été impossible d’approcher assez pour entendre un mot de ce qui se disait.

— Ainsi nous avons fait buisson creux ?

— Oui, et je crois que nous ferons bien de déguerpir au plus vite.

— C’est aussi mon avis.

— Partons donc, alors.

— Partons.

Ils se rapprochèrent de la brèche, par laquelle ils passèrent l’un après l’autre ; Pitrians fermait la marche.

La descente était d’autant moins facile qu’elle était presque à pic, et qu’à chaque pas les aventuriers risquaient de se rompre le cou ; il arriva même un moment où ils se trouvèrent en quelque sorte suspendus entre le ciel et la terre, sans pouvoir ni remonter, ni descendre.

Cependant, après des recherches qui ne durèrent pas moins de vingt minutes, ils parvinrent à retrouver l’espèce de sente par laquelle ils s’étaient, à leur arrivée, hissés jusque sur la plate-forme du rocher.

La descente continua ; il leur fallut près d’une heure pour atteindre la plaine. Après avoir repris haleine pendant deux ou trois minutes, ils se glissèrent dans les hautes herbes et arrivèrent enfin au bord de la mer, c’est-à-dire au pied des rochers qui, de ce côté, formaient comme une infranchissable muraille autour de l’île.

Les aventuriers recommencèrent donc à gravir ces rochers. Parvenus au quart de leur hauteur, à peu près, une espèce de fissure se présenta devant eux, fissure à peine assez large pour livrer passage à un homme.

Arrivé là, Philippe s’arrêta.

— Un mot, chevalier, dit-il.

— Parlez, répondit celui-ci.

— Vous savez où est la pirogue ?

— Je le sais.

— Reconnaîtrez-vous l’endroit où nous sommes ?

— Je le reconnaîtrai.

— Vous allez partir.

— Seul ?

— Seul.

— Et vous ?

— Je reste ainsi que Pitrians. Vous rendrez compte de notre expédition au conseil ; dans quarante-huit heures, pas avant ; vous me comprenez bien, n’est-ce pas ? Nos frères s’embarqueront, et vous les conduirez ici.

— Je les conduirai.

— Vous n’aborderez que lorsque vous aurez vu brûler deux amorces sur la plage.

— Bon ; après ?

— J’aurai, aidé par Pitrians, tracé un chemin assez large pour livrer passage à nos frères.

— Mais si l’on vous découvre et qu’on vous tue ?

— Alors, à la grâce de Dieu ! répondit-il simplement.

— Monsieur, dit le chevalier en lui tendant la main, il sera fait ainsi que vous le désirez ; je regrette la rivalité qui nous sépare ; mais si je ne puis vous aimer, je vous admire.

— Adieu, et dans quarante-huit heures.

— Dans quarante-huit heures, répondit le chevalier, et il disparut.

— De cette façon, quoi qu’il arrive, murmura Philippe, je suis certain que ma bien-aimée Juana sera partie, et par conséquent hors de danger.

Pitrans, dont Philippe avait si légèrement disposé, sans même lui demander son consentement, ne paraissait nullement étonné de cette façon d’agir de son ancien maître.

— Qu’allons-nous faire à présent ? lui demanda-t-il.

— Dormir, répondit Philippe en s’accommodant du mieux qu’il lui fut possible au milieu des rochers.

— Bon, ce sera toujours cela de gagné, dit insoucieusement Pitrians en se couchant auprès de lui.

Cinq minutes plus tard, tous deux étaient plongés dans un profond sommeil.