Roy (p. 84-89).
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XII

RENDEZ-VOUS À TROIS

C’étaient en effet Philippe et Pitrians qui venaient si à l’improviste de s’introduire dans le jardin réservé du gouverneur de la Tortue.

Au cri poussé par la jeune femme le flibustier avait tressailli.

— On a parlé, dit-il.

Et après avoir jeté un regard anxieux autour de lui, il marcha résolument vers le bosquet.

— Me voilà, Philippe, dit la jeune femme en s’avançant vers lui.

— Vous ! vous ! Juana, s’écria-t-il avec joie, oh ! c’est Dieu qui vous a conduite ici.

— Ne saviez-vous donc pas m’y trouver ? répondit-elle.

— Je n’osais l’espérer.

Soudain il s’interrompit ; après avoir fait le tour du jardin, ce qui n’avait pas été long, Pitrians revenait vers le bosquet ; Philippe s’élança à sa rencontre.

— Ami, lui dit-il, j’ai par un bonheur inouï rencontré la personne que seule je voulais voir en m’aventurant ici ; fais le guet tandis que nous échangerons quelques mots et que j’obtiendrai les renseignements nécessaires à la réussite de nos projets.

Pitrians sourit.

— C’est convenu, répondit-il, seulement ne vous oubliez pas trop longtemps à causer ensemble, notre position n’est nullement agréable, il est inutile que nous nous fassions bêtement égorger dans ce traquenard.

— Sois tranquille, je ne te demande que dix minutes.

— Je vous accorde un quart d’heure, répondit majestueusement Pitrians, et il alla s’embusquer derrière un énorme tronc d’arbre.

Philippe revint en toute hâte vers Juana qui attendait avec anxiété le résultat de son entretien avec son compagnon.

— Tout va bien, dit-il, nous pouvons causer en sûreté, un ami veille sur nous. Que soit loué Dieu, ma chère Juana, qui dans son inépuisable bonté consent à nous réunir !

— Pour quelques minutes seulement, murmura-t-elle avec tristesse.

— Qu’importe l’avenir, ma bien-aimée ; profitons du présent pour parler de notre amour ; quand êtes-vous arrivée ici ?

— Ce matin même.

— Pensez-vous y demeurer longtemps ?

— Je l’ignore, don Fernando est impénétrable, cependant j’ai cru deviner que mon séjour serait court.

— Et savez-vous en quel lieu vous devez vous rendre ?

— Pas positivement, on m’a parlé de Panama et de Maracaïbo ; il est vrai que ces deux endroits me sont aussi inconnus l’un que l’autre, et que peu m’importe celui où l’on me conduira pourvu que j’aie l’espoir de vous y revoir.

— Je vous en ai fait le serment, Juana, et ce serment je l’accomplirai, quoi qu’il arrive.

— Oui, oui, vous m’aimez, Philippe, je compte sur votre parole, et pourtant j’ai peur.

— Peur de quoi, mon amie ?

— De tout ; nos deux nations ne sont-elles pas ennemies implacables, n’êtes-vous pas considérés par mes compatriotes comme des brigands, des bêtes féroces auxquels tout honnête homme a le droit de courir sus ?

— Que nous importe cela, ma bien-aimée ? Ignorez-vous donc de quelle façon, lorsque nous sommes traqués de trop près, nous nous retournons contre le chasseur et lui faisons tête ?

— Je sais cela, mon ami, et c’est une raison de plus pour moi de trembler ; et puis, ajouta-t-elle d’une voix plus basse et avec hésitation, ce n’est pas tout.

— Hum ! qu’y a-t-il donc encore, mon amie ? parlez sans crainte.

Elle se tut en baissant la tête avec tristesse.

— Serait-ce plus grave que je ne le suppose ? s’écria-t-il en saisissant la main de la jeune fille et la pressant doucement entre les siennes ; parlez, au nom du Ciel, Juana, je vous en supplie, ne me laissez pas plus longtemps dans cette inquiétude mortelle.

— À quoi bon, répondit-elle doucement, vous dire cela à vous, mon ami ?

— Comment, à moi ! s’écria-t-il, c’est donc moi personnellement qui suis en cause ? Oh ! parlez, parlez ! je vous en conjure.

— Hélas ! ne sommes-nous pas tous deux en cause, murmura-t-elle, puisque c’est de notre amour qu’il s’agit ?

— Notre amour, fit-il avec stupeur, est-il donc menacé ?

— Je ne sais, mon ami, je suis folle peut-être, probablement je m’inquiète à tort, mais je vous le répète, j’ai peur.

— Pourquoi, s’il en est ainsi, vous obstiner à garder un silence qui me tue ?

— Vous avez raison, mon ami, mieux vaut que je vous dise tout.

— Oh ! parlez ! parlez, je vous écoute.

Tout à coup un nouveau personnage se dressa entre les deux interlocuteurs.

— C’est moi qui parlerai, dit-il froidement.

Les jeunes gens reculèrent avec un geste d’effroi.

— Eh quoi, je vous effraye ! reprit-il avec ironie ; sur mon âme, ce n’est cependant pas ma pensée.

— Vive Dieu ! s’écria Philippe, déjà remis de la passagère émotion qu’il avait éprouvée, homme ou démon, je saurai qui tu es.

— Pardieu ! je ne me cache pas, mon maître, vous pouvez me regarder à loisir, fit-il en se plaçant en pleine lumière.

— Le chevalier de Grammont ! s’écria Philippe avec surprise.

— Lui-même, répondit le chevalier en s’inclinant ; avec un sourire railleur.

— Que faites-vous ici, monsieur ? demanda-t-il avec violence.

— Et vous-même, mon maître ? fit le capitaine. Cornebœuf ! vous vous acquittez d’une étrange façon de la mission que vous a confiée le conseil !

Doña Juana, à demi évanouie, se cramponnait après la haie du bosquet pour ne pas rouler sur le sol.

— Ce n’est point de cette mission qu’il s’agit, monsieur, répondit rudement le jeune homme.

— Et de quoi donc s’agit-il, s’il vous plaît ? reprit le chevalier toujours railleur.

— Je veux savoir, monsieur, de quel droit vous vous êtes introduit ici à ma suite.

— Et s’il ne me plaît pas de vous répondre ? dit-il avec hauteur.

— Je saurai vous y contraindre, fit-il en saisissant un pistolet à sa ceinture.

— En m’assassinant alors, car je ne me battrai pas avec vous, en ce moment du moins ; avez-vous oublié que nos lois défendent le duel entre associés pendant le cours d’une expédition ?

Philippe frappa du pied avec rage et repoussa son pistolet dans sa ceinture.

— Mais, continua Grammont, je veux être bon prince : donc, je vous répondrai, et je vous répondrai franchement, je vous jure ; d’ailleurs, vous allez en juger. Lorsque vous avez eu quitté le conseil pour vous mettre en mesure d’accomplir votre mission, j’ai demandé à vous être adjoint en faisant observer à nos frères que vous pouviez être tué par les Gavachos, et que si ce malheur arrivait, il était bon que quelqu’un fût là tout prêt à vous remplacer et à accomplir la tâche confiée à votre honneur, et dont votre mort vous empêcherait de vous acquitter. Les chefs m’approuvèrent, et séance tenante, m’accordèrent la demande que je leur adressais : voilà pourquoi je suis ici, monsieur ; mais ce n’est point cela que vous désirez savoir, n’est-ce pas ? Vous voulez connaître le motif qui m’a engagé à réclamer cette mission, eh bien ! soyez satisfait, monsieur, ce motif je vais vous le dire.

— J’attends que vous vous expliquiez, dit Philippe avec une colère contenue.

— Un peu de patience, monsieur, m’y voilà ; j’ai une grande qualité ou un grand défaut, monsieur, comme il vous plaira d’en juger, c’est une franchise rare. Ainsi, me doutant à peu près de ce qui allait se passer entre vous et cette jeune dame, je me suis hâté de me mettre en tiers dans votre conversation afin de lui enlever l’embarras d’une explication qui, du reste, paraît considérablement lui répugner.

— Trêve, s’il vous plaît, de tergiversations et venons au fait, si cela est possible, monsieur.

— Quoi que vous avanciez, monsieur, dit alors doña Juana avec une animation fébrile, vos attaques et vos calomnies ne sauraient m’atteindre, parlez donc.

— Je n’attaquerai ni ne calomnierai, madame, répondit-il en s’inclinant respectueusement devant la jeune femme, ce sont des armes de lâche, et j’ignore comment on s’en sert ; je serai vrai et ne parlerai que de moi.

— Soyez bref, monsieur, le lieu où nous sommes est mal choisi pour une longue discussion, dit Philippe.

— Nous sommes en sûreté, n’avez-vous pas placé votre ex-engagé Pitrians en vedette ? il ne nous laissera pas surprendre : d’ailleurs, je n’ai que quelques paroles à vous dire.

Le jeune homme bouillait littéralement d’impatience ; cependant il se contint ; il comprenait quelles conséquences terribles pourrait avoir un éclat, non pour lui, peu lui importait personnellement, mais pour doña Juana qu’il aimait et qui, émue et tremblante, assistait à cet étrange entretien.

— Monsieur, reprit le chevalier de Grammont avec cette exquise politesse qui le caractérisait et qu’il savait si bien employer, lorsqu’il lui plaisait de se souvenir de quelle race de preux il descendait, laissez-moi convenir tout d’abord avec vous qu’il y a dans tout ce qui nous arrive une étrange fatalité.

— Je ne vous comprends pas, monsieur : que pouvons-nous avoir de commun l’un avec l’autre ?

— Je m’explique. Vous aimez madame ; tout me porte à croire, d’après ce que j’ai entendu, que cet amour est partagé.

— Oui, monsieur, répondit vivement doña Juana avec cette bravoure que possèdent à un si haut point les femmes dans les situations extrêmes ; oui, monsieur, nous nous aimons ; nous sommes fiancés même, et jamais, je vous le jure, ma main n’appartiendra à un autre que don Philippe.

— Chère Juana ! dit le jeune homme en lui baisant ardemment la main.

— Eh bien ! reprit froidement le chevalier sans paraître autrement étonné de cet aveu, voilà justement où est la fatalité dont je vous parlais tout à l’heure : car moi aussi j’aime madame.

— Vous ! s’écrièrent-ils avec une surprise mêlée d’épouvante.

— Hélas ! oui, répondit-il avec un respectueux salut adressé à la jeune fille.

Philippe fit un pas vers le chevalier ; celui-ci l’arrêta d’un geste.

— Vous êtes belle, madame ; moi je suis homme : votre beauté m’a séduit, et je me suis, malgré moi, laissé entraîner à la passion qui, à votre vue, avait envahi tout mon être. Avez-vous, pour cela, le droit de m’adresser un reproche ? Non, madame, l’amour et la haine sont deux sentiments indépendants de la volonté qui, malgré lui, s’emparent du cœur de l’homme et y règnent en maîtres ; on ne peut les discuter, on est contraint de les subir. Le premier jour que je vous vis, je vous aimai ; votre regard, en tombant sur moi par hasard, me rendit votre esclave. Vous voyez que je suis franc, madame. Vainement j’essayai de parvenir jusqu’à vous et de vous avouer cet amour qui brûlait mon cœur, toutes mes tentatives furent inutiles : instinctivement vous me fuyiez, vous aviez deviné mes sentiments sans doute, et comme vous ne m’aimiez pas, vous me haïssiez.

— Mais, monsieur ! s’écria Philippe avec violence.

— Laissez s’expliquer monsieur, cher Philippe, dit la jeune femme avec noblesse, mieux vaut qu’il en soit ainsi, et que nous sachions une fois pour toutes à quoi nous en tenir avec lui.

— Puisque vous l’exigez… murmura-t-il les dents serrées par la colère.

— Je vous en prie.

— Finissons-en donc, monsieur.

— J’ai l’honneur de vous faire observer, monsieur, répondit en s’inclinant le chevalier, que c’est vous qui m’avez interrompu.

Le jeune homme frappa du pied et lança un regard terrible au chevalier, mais il garda le silence.

— Donc, reprit paisiblement celui-ci, je devinai que j’avais un rival, et que ce rival était aimé ; cette découverte, si désagréable quelle fût pour moi, ne me toucha cependant que médiocrement, par la raison toute simple que, dès le premier instant où je vous avais vue, je m’étais juré à moi-même que vous seriez à moi.

— Hein ? s’écria furieusement le jeune homme.

— J’ai l’habitude, reprit froidement le chevalier, de toujours tenir les serments que je fais : c’est vous dire que je tenterai tout au monde pour ne pas me manquer de parole.

— Ah ! pardieu ! monsieur, s’écria le jeune homme au comble de l’exaspération, ceci est d’une outrecuidance telle, que…

— Pardon ! laissez-moi achever, interrompit-il toujours implacable et froid, je n’ai que quelques mots à ajouter ; nous sommes gentilshommes tous deux, monsieur, de bonne race, c’est assez dire qu’entre nous la guerre sera loyale, la lutte courtoise, ce sera, fit-il avec un sourire railleur, un tournoi, pas autre chose.

— Mais vous oubliez une chose, monsieur, dit doña Juana avec hauteur, une chose assez importante, cependant, il me semble.

— Laquelle donc, madame ? répondit-il.

— C’est que je ne vous aime pas, et que je ne vous aimerai jamais, reprit-elle avec un écrasant dédain.

— Oh ! fit-il avec une adorable fatuité, qui peut répondre de l’avenir ? à peine est-il permis de compter sur le présent.

— Vous savez que je vous tuerai, monsieur, dit le jeune homme, les poings crispés et les dents serrées.

— Je sais du moins que vous essayerez ; eh ! mon Dieu, vous devriez me remercier au lieu de tant me haïr. Cette lutte qui s’engage entre nous va jeter un charme infini sur votre existence : rien n’est maussade comme les amours qui ne sont pas contrariées.

— Allons, vous êtes fou, chevalier ; tout ce que vous nous avez dit là n’est pas sérieux, dit Philippe complètement mis hors des gonds par l’étrange profession de foi du jeune homme, et ne pouvant admettre qu’il fût possible que tout cela fût réel.

— Je suis fou de madame, oui, c’est vrai. Quant à ce que je vous ai dit, croyez-en ce que vous voudrez : je vous ai averti, c’est à vous maintenant à vous tenir sur vos gardes.

— Alors, retenez bien ceci, monsieur, dit froidement doña Juana, si jamais la fatalité me fait tomber entre vos mains, je me tuerai plutôt que de faillir au serment que moi aussi j’ai fait à mon fiancé.

Le chevalier s’inclina sans répondre à doña Juana, et se tournant vers Philippe :

— Il est bien convenu, n’est-ce pas, lui dit-il, que nous nous couperons la gorge à la première occasion ?

— Oh ! certes.

— Alors, il est inutile de revenir sur ce sujet, je crois qu’il serait temps de nous occuper un peu des affaires qui nous conduisent ici. Venez-vous avec moi à la découverte, ou préférez-vous demeurer quelques instants encore à causer avec madame ? Vous voyez que je suis de bonne composition.

— Don Philippe et moi, monsieur, interrompit doña Juana, nous sommes sûrs l’un de l’autre et n’avons pas besoin de longues conversations pour savoir que, quoi qu’il arrive, nous nous aimerons toujours. Je vous laisse le champ libre, messieurs ; il se fait tard, et je rentre dans mes appartements.

Le jeune homme s’approcha vivement de sa fiancée.

— Courage, Juana, lui dit-il, je vous vengerai de cet homme.

— Non, répondit-elle à demi-voix : avec un étrange sourire, laissez-moi ce soin, Philippe ; les femmes sont plus expertes que les hommes en vengeance, surveillez-le seulement.

— Mais…

— Je vous en prie ! maintenant, adieu.

Elle sortit du bosquet.

Au même instant, Pitrians parut

— Alerte ! dit-il, voilà le gouverneur.

Les trois hommes se jetèrent au milieu des buissons, où ils disparurent au moment où don Fernando entrait dans le jardin et s’avançait à grands pas vers doña Juana qui s’empressait d’aller à sa rencontre.