Roy (p. 16-25).
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III

L’ENGAGÉ

Avant de continuer notre récit, et pour ne plus y revenir, ouvrons une parenthèse et disons en deux mots ce que c’était que cette redoutable association des flibustiers ou Frères de la Côte dont nous avons parlé plus haut ; comment elle avait pris naissance, et de quelle façon elle était parvenue à se constituer sur de si formidables bases.

Flavio Gioïa, bourgeois d’Amalfi, dans le royaume de Naples, en perfectionnant en 1303 la calamite qui, jusque-là, avait seule été en usage à bord des navires, et en faisant la boussole, rendit un service immense à la marine moderne. Ce perfectionnement, en permettant aux navigateurs de ne plus côtoyer le rivage et de se lancer en pleine mer, bien loin hors de la vue des terres, donna peu à peu naissance à cet esprit des découvertes qui devait plus tard doter l’homme de l’empire de la mer et lui assurer la possession du globe dont il pouvait désormais parcourir toutes les parties.

La navigation commença vers 1322 à prendre un essor plus hardi par les voyages des Espagnols aux îles Canaries, situées à environ cinq cents milles de la côte d’Espagne, où ils allaient faire des débarquements pour réduire les naturels en esclavage.

Le premier plan régulier de découvertes fut conçu par les Portugais, à la suite de l’expulsion des Maures de leur pays. Ces découvertes devaient naturellement être dirigées vers le continent africain ; nous ne dirons rien ici du succès de ces hasardeuses explorations, nous bornant seulement à constater que ce fut à l’école de ces hardis navigateurs que se forma Christophe Colomb, auquel était réservé l’honneur de retrouver un monde perdu.

Chose singulière, après avoir vainement essayé de traiter avec plusieurs souverains, s’être vu repoussé par tous comme un fou ou comme un visionnaire, Colomb, qui en dernier lieu s’était adressé à Ferdinand et à Isabelle, alors arrêtés devant Grenade qu’ils assiégeaient, s’était une fois encore, après de longs pourparlers, vu repousser et désormais sans espoir de réussite, il avait quitté le camp pour se retirer en Angleterre, où déjà plusieurs fois il avait projeté de se rendre, lorsque la prise de Grenade vint tout à coup changer les résolutions des deux souverains et les engager à accepter les offres qu’ils avaient si péremptoirement refusées d’abord.

Christophe Colomb était parti et déjà éloigné de quelques lieues, lorsque le courrier de la reine l’atteignit ; rendu défiant par ses insuccès continuels, ce ne fut qu’en hésitant et comme contraint que le grand homme se décida à rebrousser chemin et à retourner à Santa-Fé, où se tenait la cour.

C’est à Palos-de-Moguerras, petit port de l’Andalousie, que fut équipée la flotte qui devait donner un nouveau monde à l’Espagne.

L’armement ordonné par la reine était loin de répondre à la grandeur de l’entreprise que l’on tentait ; sa dépense totale ne dépassait pas cent mille francs.

L’escadre mise sous les ordres de Colomb, créé amiral, se composait de trois navires de médiocre tonnage, les deux derniers surtout surpassaient à peine de grandes chaloupes.

L’amiral monta le Santa-Maria, Martin Alonso Pinson eut le commandement de la Pinta avec son frère pour pilote, et enfin la Niña fut placée sous les ordres de Yanez Pinson. Ces bâtiments portaient pour un an de vivres, et étaient montés par quatre-vingt-dix hommes, matelots aventuriers et gentilshommes qui s’étaient attachés à la fortune de Colomb.

Le 3 août 1492, un peu avant le lever du soleil, la flotte appareilla de la barre de Saltès, près Huelva, en présence d’une foule de spectateurs qui formaient des vœux pour la réussite de cette entreprise extraordinaire, mais dont la plupart n’espéraient plus revoir les hardis aventuriers.

Enfin, le vendredi 12 octobre 1492, après soixante-cinq jours de navigation, au lever du soleil on aperçut l’île Guanahani ou San Salvador, une des îles Lucayes ou de Bahama.

Le grand problème, jusque-là insoluble, était résolu, le nouveau monde découvert, ou pour mieux dire retrouvé.

Mais ce ne fut qu’à son troisième voyage que Colomb parvint réellement jusqu’au continent américain. Le 1er août 1498, Alonzo Perez, matelot, né à Huelva, en vigie dans la hune, signala l’île de la Trinité, placée sur la côte de la Guyane, à l’embouchure de l’Orénoque.

L’amiral gouverna alors à l’ouest, découvrit le continent et longea les côtes de Paria et de Cumana sur lesquelles il prit terre à plusieurs reprises.

Or, aussitôt après le premier voyage de l’amiral, Ferdinand et Isabelle, éblouis par le résultat magnifique et inattendu qu’il avait obtenu, avaient cru devoir prendre leurs précautions pour s’assurer la propriété et la possession des terres dont venait de les doter un aventurier de génie, presque malgré eux, et de celles que dans l’avenir il pourrait découvrir encore.

Suivant en cela l’exemple des Portugais qui, en 1438, s’étaient fait octroyer par le pape Eugène IV toutes les contrées qu’ils reconnaîtraient depuis le cap Non jusqu’au continent indien, le roi et la reine s’adressèrent au pape Alexandre VI pour obtenir de lui, non seulement la concession des pays qu’ils voulaient occuper, mais encore celle de ceux que plus tard ils découvriraient.

Alexandre VI, né sujet de Ferdinand, désirant être agréable à ce prince, ne fit aucune difficulté de lui accorder ses demandes. Par un acte de libéralité qui ne lui coûtait rien, mais qui augmentait l’autorité et les prétentions des papes à la souveraineté universelle, il donna, par une bulle, à la couronne d’Espagne tous les pays que Ferdinand et Isabelle avaient découverts ou pourraient découvrir par la suite ; cependant, afin de ne pas contrarier la concession faite précédemment au Portugal, Alexandre VI établit pour limite entre ces deux puissances une ligne imaginaire qui fut supposée tirée d’un pôle à l’autre, et passant à cent lieues à l’ouest des Açores ; donnant par la plénitude de son pouvoir tout ce qui était à l’est de cette ligne au Portugal, et tous les pays situés à l’ouest à l’Espagne.

Ce fut à la faveur de cette bulle, en date de l’année 1493, octroyée par un pape qui, de son autorité privée, concédait de vastes régions qui, non seulement ne lui appartenaient pas, mais encore dont il ignorait la situation, et jusqu’à l’existence, que les Espagnols, se prétendant légitimes propriétaires de l’Amérique, la confisquèrent, pour ainsi dire, à leur profit, défendant aux autres nations, non pas de s’y fixer, mais même d’y débarquer dans le but de trafiquer avec les habitants.

Ces prétentions, si monstrueuses qu’elles nous paraissent avec justice aujourd’hui, ne soulevèrent alors aucune protestation en Europe. À cette époque, le vieux monde, sortant à peine de ses ruines, et tout occupé à se reconstruire des nationalités afin de remplacer celles englouties sous le flot dévastateur des invasions successives des barbares, avait de trop sérieuses préoccupations pour songer à tenter des expéditions lointaines et à coloniser des contrées inconnues.

Pendant plus d’un siècle, les choses demeurèrent en cet état. L’Espagne, maîtresse de la mer sur laquelle elle exerçait une surveillance active, faisait en toute sécurité affluer dans ses ports l’or du nouveau monde.

Mais, si sévère que fût la police créée par le gouvernement espagnol, quelques étrangers étaient parvenus à tromper sa vigilance. De retour en Europe, ils montrèrent l’or qu’ils avaient recueilli et firent de fabuleux récits sur les régions ignorées qu’ils avaient parcourues. Ces récits, en passant de bouche en bouche, prirent bientôt des proportions fantastiques, l’avarice s’éveilla, et de tous les ports de France, d’Angleterre et même des contrées maritimes de l’Allemagne, partirent des expéditions destinées à explorer le nouvel Eldorado.

Les Espagnols, qui se croyaient de bonne foi propriétaires du nouveau monde, se considérèrent comme spoliés ; ils coururent sus aux étrangers et les traitèrent en pirates. Malheureusement ni la France, ni l’Angleterre, ni les autres nations européennes ne possédaient de marines en état de lutter avec celle de l’Espagne, établie de longue date sur un pied formidable. Il leur fallut courber la tête, dévorer leur honte et reconnaître leur impuissance.


Un peon, qui sans doute guettait son arrivée, s’approcha vivement de lui.

Ce fut alors, au moment précis où la souveraineté maritime de l’Espagne paraissait être le plus solidement assurée, que des aventuriers isolés, naufragés des discordes civiles et proscrits des guerres de religion qui avaient cherché un abri précaire sur quelques îlots perdus de l’Atlantique, menacés dans ce dernier asile, résolurent de faire ce que l’Europe tout entière n’avait osé tenter, et jetèrent hardiment le gant au colosse castillan.

Ces aventuriers, appartenant à toutes les nations, parlant toutes les langues, professant toutes les religions, mais liés entre eux par la solidarité de la misère et la haine de l’oppression, formèrent cette formidable association des Frères de la Côte qui devait, pendant près d’un siècle, tenir en échec la puissance espagnole et former le noyau des colonies européennes dans le nouveau monde.

À l’époque où se passe notre histoire, nos bâtiments de guerre, fort peu nombreux, ne quittaient les ports que pour de courtes excursions le long des côtes, de sorte que notre marine marchande se protégeait comme elle pouvait sans que le gouvernement s’en souciât autrement ; aussi, la plupart des navires du commerce avaient-ils des équipages nombreux et des canons pour se défendre contre les pirates barbaresques et autres dont les mers étaient infestées.

De sorte que, bien que la France et l’Espagne, fussent en paix, notre gouvernement fermait volontairement les yeux sur les armements qui se faisaient dans les ports, et feignait de prendre pour des marchands paisibles les hardis corsaires qui venaient s’y ravitailler ou même en sortaient après y avoir été construits pour courir sus aux galions espagnols.

Aussi les corsaires, assurés d’avance de l’impunité, et au besoin de la protection des autorités françaises, ne prenaient aucun souci de déguiser leurs allures tant soit peu débraillées, et agissaient à Dieppe, Nantes ou Brest, avec autant de laisser-aller que s’ils se fussent trouvés aux débouquements des Antilles.

En effet, que pouvait dire le gouvernement français aux aventuriers ? Rien, puisque, pour mieux les assurer de sa protection, il se chargeait de choisir lui-même le gouverneur qui résidait au milieu d’eux afin de prélever en son nom la dîme sur les prises faites aux Espagnols.

Ceci était clair et causerait inévitablement aujourd’hui un casus belli ; mais alors il n’en était pas ainsi, les questions étaient interprétées d’autre sorte ; il était tacitement convenu entre les gouvernements que tout ce qui se faisait de l’autre côté de l’équateur ne devait en rien altérer la paix européenne.

Ainsi, les mers américaines se trouvaient de fait neutralisées au bénéfice des Frères de la Côte qui profitaient de cette facilité pour les sillonner dans tous les sens à la poursuite des galions castillans.

Nous fermerons maintenant cette parenthèse, sans doute beaucoup trop longue, mais indispensable pour l’intelligence des faits qui vont suivre, et nous reprendrons notre histoire au point où nous l’avons laissée, c’est-à-dire au moment où Philippe, après son entretien avec doña Juana, était sorti de l’église de la Merced en proie à une émotion que, malgré toute sa puissance sur lui-même, il ne pouvait parvenir à dissimuler entièrement.

Dès qu’il se retrouva dans la rue, il baissa les ailes de son feutre sur ses yeux et reprit à pas lents le chemin de l’hôtellerie.

Son cheval était sellé et tenu en bride par le peon qui, à son arrivée, lui avait dit de se rendre à l’église. Le jeune homme se mit en selle, jeta une pièce d’or au peon et sortit de la cour.

Il n’avait plus rien à faire dans la ville ; la prudence lui commandait donc de la quitter le plus tôt possible. Cependant il ne pressa point l’allure de son cheval et s’éloigna au pas, sans s’occuper le moins du monde du danger terrible qui le menaçait s’il était, malgré son déguisement, reconnu pour ce qu’il était réellement, c’est-à-dire pour un flibustier.

La guerre que se faisaient les Espagnols et les boucaniers était une guerre implacable et sans merci : tout prisonnier fait par les Espagnols était immédiatement pendu ; les flibustiers se contentaient de leur brûler la cervelle : là était la seule différence. Les procédés étaient, du reste, aussi expéditifs d’un côté que de l’autre.

Heureusement pour le jeune homme, il était midi, un soleil torride calcinait la terre, et les habitants de San-Juan-de-Goava, réfugiés au plus profond de leurs maisons pour fuir la chaleur qui les accablait, faisaient la siesta portes et persiennes fermées, si bien que les rues étaient complètement désertes, et que, vu le silence qui planait sur la ville, elle ressemblait, à s’y méprendre, à cette cité des Mille et une Nuits dont un enchanteur avait subitement changé tous les habitants en statues.

Philippe atteignit sans encombre une poterne que, moyennant une piastre, un lancero à demi éveillé lui ouvrit en grommelant et verrouilla solidement derrière lui, et bientôt il se trouva dans la campagne.

Devant lui s’étendaient d’immenses savanes couvertes d’une luxuriante végétation et coupées çà et là par des cours d’eau presque taris. Après avoir jeté un regard en arrière sur la ville qui déjà était à demi cachée par les arbres, il poussa un profond soupir, et se penchant sur le cou de son cheval, il partit au galop, sans tenir compte de la chaleur qui augmentait d’instant en instant et devenait réellement insupportable. Philippe avait besoin, par un exercice violent et une grande fatigue physique, de donner le change à ses pensées.

Depuis plus de deux heures, il galopait ainsi. Son cheval commençait à se fatiguer et à ralentir son allure, lorsque tout à coup une voix joyeuse s’écria presque à son oreille :

— Pardieu ! je savais bien, moi, que je le rencontrerais par ici.

Le jeune homme s’arrêta court et regarda avec étonnement autour de lui.

Un homme assis sur une pierre, à l’ombre d’un gigantesque maguey, le regardait d’un air goguenard en tirant des bouffées de fumée d’une pipe à court tuyau placée au coin de sa bouche.

— Pitrians ! s’écria-t-il avec étonnement, que diable fais-tu ici, mon brave ?

— Pardieu ! je vous attends, monsieur Philippe, répondit-il en se levant et venant prendre la bride du cheval pendant que le jeune homme mettait pied à terre.

Ce Pitrians était un grand gaillard, large d’épaules, âgé de trente à trente-cinq ans au plus. Sa physionomie, pleine d’intelligence et de bonne humeur, était comme éclairée par des yeux gris toujours en mouvement et pétillants d’audace et de finesse ; sa peau ridée et hâlée par le vent, la pluie, le soleil et la mer, était devenue d’une couleur de brique foncée qui le faisait ressembler bien plus à un Caraïbe qu’à un Européen, bien qu’il fût Français et Parisien.

Son costume était des plus simples et des plus primitifs ; il se composait d’une petite casaque de toile et d’un caleçon qui ne descendait que jusqu’à la moitié de la cuisse. Il fallait le regarder de près pour reconnaître si ce vêtement était de toile ou non, tant il était maculé de sang et de graisse. Un vieux fond de chapeau avec une visière cousue par devant lui servait de coiffure ; il portait à la ceinture un étui de peau de crocodile dans lequel étaient quatre couteaux avec une baïonnette, et il avait placé auprès de lui, à portée de sa main, un de ces longs fusils que Brachie de Dieppe et Gelin de Nantes fabriquaient exprès pour les boucaniers. En un tour de main, Pitrians enleva la selle du cheval et commença à le bouchonner vigoureusement, tout en grommelant entre ses dents.

— Qu’est-ce que tu rabâches, animal ? lui demanda en riant le jeune homme, qui s’était commodément couché à l’ombre et jouait avec les venteurs de l’engagé.

— Animal ! fit-il en haussant les épaules ; parbleu ! je le sais bien ; votre cheval aussi est un animal. Est-il possible d’abîmer ainsi une noble bête !

Philippe se mit à rire.

— Bon ! dit-il, grogne, cela te soulagera. À propos, tu sais que je meurs de faim : as-tu quelque chose à me mettre sous la dent ?

L’engagé ne parut pas entendre cette question et continua à panser le cheval. Philippe connaissait l’homme de longue date ; il n’insista pas et attendit patiemment qu’il lui plût de s’occuper de lui.

Pitrians conduisit le cheval à l’ombre, lui donna à boire, plaça devant lui deux ou trois brassées d’herbe, puis il se rapprocha du jeune homme qui feignait de ne plus songer à lui.

— Ainsi, vous dites donc que vous avez faim, reprit-il brusquement.

— Parbleu ! je le crois bien ; je n’ai rien pris depuis hier.

— S’il y a du bon sens à rester si longtemps sans manger ! fit-il d’un ton de mauvaise humeur. Mais vous devez être affamé alors ?

— Je l’avoue, j’ai très faim.

— Je le crois pardieu bien ; heureusement que je suis homme de précaution, moi, et qu’on ne me prend pas en défaut ; regardez sous ma tente.

Philippe regarda ; il y avait un épais morceau de viande bouillie placé sur une feuille en guise de plat, et une calebasse pleine de pimentade.

— Je savais bien que vous me demanderiez à manger. Aussi, vous le voyez, je me suis mis en mesure.

— Tu es un homme précieux, dit Philippe en s’emparant des vivres ; est-ce que tu ne me tiens pas compagnie ?

Ils s’assirent en face l’un de l’autre, prirent leurs couteaux et le repas commença.

— Maintenant, dit le jeune homme, tout en mettant les morceaux doubles, tu vas me faire le plaisir de m’expliquer comment il se fait que je te trouve ici, hein ?

— Oh ! c’est bien facile : je vous cherchais.

— Comment, tu me cherchais ?

— Dame ! le capitaine Pierre Legrand m’a dit ce matin : « Il faut absolument que je voie mon matelot ce soir au Saumon couronné ; je ne sais pas où diable il est fourré. Cherche-le, Pitrians, et surtout ne reviens pas sans lui. » Alors, je me suis mis en chasse, voilà tout,

— Tu t’es mis en chasse, c’est fort bien ; mais comment se fait-il que tu aies pris plutôt cette direction qu’une autre ?

Pitrians se mit à rire.

— Pardieu ! dit-il, rien de plus simple : j’ai fait sentir un de vos habits à Miraud que voilà, en lui disant : « Cherche, Miraud, cherche ! » La bonne bête a tourné et retourné pendant quelques minutes, puis elle a pris votre piste et m’a conduit ; comprenez-vous maintenant ?

— À peu près, répondit le jeune homme en jetant un regard soupçonneux à l’engagé ; ah çà ! mais, c’est donc bien sérieux, ce que mon matelot veut me dire ?

— Il paraît.

— Tu ne sais rien ?

— Ma foi non, pas la moindre chose ; seulement il vous attend sans faute au Saumon couronné.

— J’y serai.

— Et moi, vous en êtes-vous occupé, monsieur Philippe ?

— Oui, j’ai fait ton affaire.

— Bien vrai ?

— Foi de gentilhomme ! Tu es à moi maintenant ; je t’ai acheté à Pierre pour quatre venteurs et un baril de poudre.

— Ce n’est pas trop cher.

— Il tenait à toi en diable.

— Je le crois bien ; il aura de la peine à en trouver un autre comme moi.

— Ainsi, voilà qui est fait ; tu peux être tranquille.

— Merci, vous de même ; je suis à vous à pendre et à dépendre pour deux ans, puis je serai libre.

— C’est convenu.

— Alors, vive la joie ! Je ne donnerais pas ma position présente pour cent louis à l’effigie du roi de France ; à propos, j’ai apporté votre fusil, votre corne à poudre et votre sac à balles.

— Bah ! à quoi bon ?

— On ne sait pas, maître ; un malheur est bien vite arrivé, et, à mon avis, rien n’est plus bête que de se faire tuer de but en blanc, sans savoir pourquoi.

— Au fait, tu as raison.

Et tout en parlant, il prit le fusil, le chargea et le plaça auprès de lui.

La halte des aventuriers avait été longue ; la chaleur était si étouffante qu’ils avaient préféré laisser tomber la plus grande ardeur du soleil avant de se remettre en route. Il était environ cinq heures du soir, lorsque enfin ils songèrent au départ.

Pitrians tordit sa tente de fine toile qu’il s’attacha en bandoulière, harnacha le cheval, et Philippe allait se mettre en selle, lorsque les venteurs dressèrent subitement les oreilles, sentirent le vent et commencèrent à pousser de petits cris plaintifs et étouffés.

— Hein ? fit Pitrians, qu’est-ce que c’est que cela ? Est-ce qu’il y a des Gavachos aux environs, mes bons chiens ?

Les venteurs fixèrent des yeux flamboyants sur l’engagé et remuèrent la queue en se flâtrant, la tête tournée vers la sente qui conduisait à la ville.

— Voyons donc un peu cela, hein, mes beaux ! fit-il ; et il s’élança vers un arbre dont il embrassa le tronc et sur lequel il monta avec l’adresse et la rapidité d’un singe.

Au bout de quelques instants il redescendit.

— Il nous arrive une visite, dit-il.

— Bon ! soyons polis alors et préparons-nous à la bien recevoir, répondit Philippe en riant. Sont-ils beaucoup ?

— Une vingtaine tout au plus, à ce que j’ai pu distinguer.

— Peuh ! ce n’est guère.

— C’est mon avis. Ils me paraissent d’ailleurs assez pacifiques, ce sont des lanceros qui escortent une litière portée par des mules.

— Bah ! laissons-les venir.

Au bout de quelques instants les grelots des mules et le claquement du fouet du mayoral s’entendirent distinctement à une courte distance.

Les deux aventuriers s’élancèrent résolument, le fusil à la main, et se placèrent au milieu du sentier.

— Halte ! cria Philippe d’une voix tonnante.

Mais cette injonction était inutile ; à l’apparition imprévue des aventuriers, mules et soldats s’étaient arrêtés nets comme d’un commun accord, tant la folle audace de ces deux hommes les avait épouvantés.

Les aventuriers échangèrent entre eux un sourire railleur et jetant nonchalamment leur fusil sous le bras ils s’avancèrent vers la litière.

— Où allez-vous ainsi, Gavachos maudits ? demanda rudement Philippe, à un homme long et jaune, tremblant de tous ses membres, qui semblait le chef de la caravane.

— Nous voyageons, noble caballero, répondit le quidam d’une voix inarticulée en saluant humblement.

— Voyez-vous cela, dit en riant l’engagé, et vous voyagez ainsi sans autorisation ?

L’autre ne répondit pas et regarda autour de lui avec terreur. On voyait les lances des soldats osciller dans leurs mains tant leur épouvante était grande.

— Allons, reprit railleusement l’engagé, faites-nous voir un peu la personne si bien calfeutrée dans cette litière, afin que nous jugions du degré de considération qui lui est dû.

— Qu’à cela ne tienne, señor, dit une voix douce et pénétrante à l’accent de laquelle Philippe se sentit subitement tressaillir.

Les rideaux de la litière s’écartèrent et le charmant et gracieux visage de doña Juana s’encadra dans l’intervalle,

Philippe ordonna d’un coup d’œil à Pitrians de garder le silence, et mettant le chapeau à la main :

— Señorita, dit-il, en s’inclinant respectueusement, veuillez excuser une indiscrète curiosité et continuer votre route, nul, je vous le jure, ne vous inquiétera.

— Je vous excuse, caballero, répondit-elle avec un doux sourire ; et s’adressant au mayoral : Touchez, dit-elle.

— Permettez-moi de former des vœux pour la réussite de votre voyage, señorita, reprit le jeune homme avec tristesse.

— J’espère qu’il sera heureux, dit-elle avec intention, car il a bien commencé.

Elle salua une dernière fois de la main et la litière s’éloigna.

Philippe demeura immobile, courbé, le chapeau à la main, jusqu’à ce que la caravane eût disparu à l’angle du sentier ; et se redressant tout à coup en poussant un profond soupir :

— Tu as vu cette femme, n’est-ce pas ? Pitrians, dit-il d’une voix étouffée à l’engagé : eh bien ! cette femme, je l’aime, elle est ma fiancée, elle emporte mon cœur avec elle.

— Bon ! fit en riant Pitrians, il faudra bien qu’elle vous le rende quand pour la retrouver nous devrions saccager toutes les colonies espagnoles.

— J’ai fait serment de l’épouser.

— Un serment est sacré pour un gentilhomme. Nous tiendrons celui-là ; je ne sais pas comment nous y parviendrons, par exemple ; mais mon père, qui n’était pas bête, disait que tout vient à point à qui sait attendre, et, ma foi, il avait raison.

Dix minutes plus tard les aventuriers prenaient la route de Port-de-Paix, où ils arrivèrent à neuf heures du soir.