Les Blasphèmes/Prologue

Les Blasphèmes
G. Charpentier et Cie, éditeur (p. 11-19).

PROLOGUE


Encore un siècle qui décline !
Et voici le vieux genre humain
Qui redescend une colline
Sans voir le bout de son chemin.
A chaque pas perdant un rêve
Comme un cheval fourbu qui crève,
Bien que l’existence soit brève
Les jours lui paraissent trop longs,
Car ils sont vides, somme toute.
Au dernier tournant de la route
A-t-il enfin lâché le doute,
Et savons-nous où nous allons ?

Nous avons bien à la matière
Filouté deux ou trois secrets ;

La Nature, la reine altière,
Se laisse approcher de plus près ;
Nos esprits, quoique noyés d’ombres,
Ont su calculer quelques nombres
Et tirer d’un tas de décombres
De quoi faire un maigre tableau ;
Oui, mieux que la race première,
D’une main sûre et coutumière
Nous nous servons de la lumière,
Du sol, de l’air, du feu, de l’eau ;

Oui, puisant à l’intarissable,
Nous avons ramené du puits
Un seau plein de ces grains de sable
Que nous nommons des faits… Et puis ?
Avec tous nos points de repères,
Te voyons-nous mieux que nos pères,
fond, fond qui nous désespères,
Fond obscur, fond mystérieux ?
Pour avoir fait glose sur glose
Nous croyons savoir quelque chose ;
Mais la Cause de tout, la Cause,
Qui donc la tient devant ses yeux ?

Qui donc va crier à ses frères :
« Voici les voiles arrachés !

Malgré les énigmes contraires
Voici le mot que vous cherchez !
Voici, fixe sous ma prunelle,
La loi stable, unique, éternelle,
Qui contient tout le monde en elle !
Voici le vrai ! Soyez ravis !
Homme, tu peux enfin connaître
La raison sûre de ton être,
Quels destins réglés te font naître,
Où tu vas, et pourquoi tu vis ! »

Qui donc doit parler de la sorte ?
Où donc est-il, ce grand savant ?
Où ? Dans la foule ? Qu’il en sorte !
Mais non ! Tout reste ainsi qu’avant.
La nuit ne s’est pas éclaircie ;
Et d’argutie en argutie,
Comme toujours, on balbutie
Sans trouver le mot qu’il faudrait.
O Science à chiffres futiles,
Sur l’univers que tu mutiles
Cueille des secrets inutiles !
Nous voulons l’éternel secret.

Vers l’inconnu, vers le mystère,
Invinciblement emportés,

Nous quitterions plutôt la terre
Pour chercher ailleurs des clartés.
Ce désir fou si fort nous ronge
Que nous aimons même le songe
Qui dans des lueurs de mensonge
Nous offre une aube de savoir.
O Cause, ô sphinx, ô toi qui mènes
Nos pauvres cervelles humaines,
Sous le tas noir des phénomènes
C’est toi que notre cœur veut voir.

Mais nous avons beau dans l’espace
Tendre nos bras, croiser nos mains,
Croire qu’après le jour qui passe
Viendront de meilleurs lendemains,
Pousser au ciel des cris d’alarmes
Ou le menacer de nos armes,
Ou tenter à force de larmes
D’user sa porte en diamant ;
Vains efforts et peine perdue !
Rien ne répond dans l’étendue,
Et la nuit partout répandue
Toujours nous couvre obstinément.

Et voilà pourquoi l’implacable
Et lourd ennui s’installe en nous.

Voilà le poids qui nous accable
Et nous fait choir sur les genoux.
Voilà pourquoi l’âme qui plie
Sent une âpre mélancolie
Au seuil d’une époque abolie
Et d’un nouveau siècle. O penser
Qui la désole et la torture !
Elle voit dans l’heure future
La même inutile aventure
Qu’il faut encor recommencer.

C’est alors qu’on perd tout courage,
Qu’on va dans le spleen s’affaissant,
Ou qu’on s’emporte et qu’on enrage
A se reconnaître impuissant.
Et l’un blasphème et l’autre pleure,
Et, sachant que tout n’est qu’un leurre,
L’homme écoute s’écouler l’heure
Qui tombe à l’éternel égout,
Et, plus stupide qu’une borne,
Immobile, muet et morne,
Devant la vie et ce qui l’orne
II ne sent plus que du dégoût.

Oui, le printemps, le ciel, la rose,
Les oiseaux grisés au réveil,

Les prés que la lumière arrose,
L’arbre flambant dans le soleil,
Les châteaux du nuage vague,
Les rires du vent qui divague,
Les baisers perlés que la vague
Donne au roc son amant vainqueur,
Les fruits d’or plus frais que la menthe,
Les viandes que le feu pimente,
La pourpre saignante et fumante
Des raisins exhalant leur cœur,

La musique qui dans les moelles
Vous coule d’énervants frissons,
Le profond regard plein d’étoiles
De celle que nous chérissons,
Oui, même cette étrange ivresse
Que verse en nous une maîtresse
Quand sa bouche ardente se presse
Sur notre bouche qui la mord.
Oui, jusqu’à cette heure bénie
Où l’on croit que l’on communie
Au fond d’une extase infinie
Prête à se fondre dans la mort,
 
Oui, tous les plaisirs de ce monde,
Tous les biens qui nous sont donnés,

Au souflle de ce spleen imnonde
Se pourrissent empoisonnés ;
Même avant la première goutte
Tout breuvage offert nous dégoûte.
Nous dont l’oreille absurde écoute
L’ancien rêve en le regrettant ;
Toutes voluptés sont amères
A nous qui cherchons ces chimères :
L’absolu dans les éphémères
Et l’éternité dans l’instant.

Donc, ô mes frères, pauvres hommes,
En vérité je vous le dis,
La fin de siècle que nous sommes
N’est pas encor le paradis.
Les religions disparues
Ne font plus de jeunes recrues ;
On ne voit plus d’âmes férues
Pour les croyances d’autrefois ;
D’autre part, nul ne se révèle
Qui plante dans notre cervelle
La fleur de quelque Foi nouvelle
Sur le fumier des vieilles Fois.

Peut-être il valait mieux encore
Vivre dans ces temps bienheureux

Que leur ignorance décore
Et qui croient tout créé pour eux.
Où les âmes endolories
S’endorment dans des menteries
Pleines d’illusions fleuries
Qui font les jours délicieux.
Mais hélas ! qu’y pouvons-nous faire ?
Quoi qu’on désire ou qu’on préfère,
Nous vivons dans une atmosphère
Où tout dit le néant des cieux.

Aussi sur nos fronts une ride
Creuse-t-elle un funèbre pli,
Quand nous sentons la cendre aride
Dont notre cœur froid est rempli.
Car malgré tout, au fond de l’âme,
Je ne sais quoi toujours réclame
Un peu de lumière et de flamme,
Du jour, de l’air, quelques rayons.
Non, rien ! L’ombre épaissit ses ondes
Aussi noires, aussi profondes,
Et nous jetons en vain des sondes
Dans ce gouffre où nous nous noyons.

Jetons-les quand même, n’importe !
Cherchons, espérons du nouveau.

Au seuil de l’inouvrable porte
Cognons des poings et du cerveau.
Pour moi, jusqu’à ma suprême heure,
Farouche, entêté, j’y demeure.
C’est là qu’il faudra que je meure,
Là, devant l’obstacle abhorré,
Devant l’éternelle barrière ;
Et par menace ou par prière
Je veux l’ouvrir, et si derrière
Il n’y a rien, je le saurai.