Les Blasphèmes/La vie

Les Blasphèmes
G. Charpentier et Cie, éditeur (p. 23-33).

I

LA VIE

Ah ! ne me parlez pas du printemps ! Zut ! Assez !
Je le sais parbleu bien, que les froids sont passés,
Que ma fenêtre close au soleil s’est ouverte,
Et que les cieux sont bleus, et que la terre est verte,
Et que l’hiver nous lègue Avril en s’en allant,
Et que le Temps, ce vieux cabotin sans talent,
Ainsi que l’an dernier va reprendre son rôle
Sempiternel ! Et puis après ? Comme c’est drôle
De revoir ce ténor aux culottes d’azur,
Roucouleur de chansons aigres comme un fruit sur !
Assez ! Maudit soit-il, cet Avril mirliflore,
Où l’oiseau veut aimer, où la fleur veut éclore,
Où la terre et le ciel se disent des fadeurs
Comme un couple gâteux des birbes cascadeurs !

Oh ! quel écœurement ! Toujours la même chose,
Toujours le même effet suivant la même cause,
Toujours les mêmes vers dans le même décor,
Et le dégoût de ça ne vous prend pas encor !
Vous savez ce que c’est que cette bacchanale
De la vie, une fête imbécile et banale
Où les masques dansants ont l’air de condamnés,
Où des larmes de deuil coulent sur les faux nez,
Où les moins soucieux et les plus joyeux drilles
S’arrêtent pour bâiller au milieu des quadrilles,
Où l’orchestre est mené par ce maître aux yeux morts,
L’Ennui, le pâle Ennui, qui mêle sans remords
Au chant des violons et des violoncelles,
Aux soupirs des hautbois, aux rires des crécelles,
Aux fanfares d’orgueil des cuivres éclatants,
Le glas funèbre et sourd de l’horloge du Temps ;
Vous savez ce que c’est que ce bal de fantômes
Où l’humanité roule ainsi qu’un tas d’atomes
Tourbillonnant sans but dans un rais de soleil ;
Vous savez qu’aujourd’hui va s’écouler pareil
À ce que fut hier, que demain doit ensuite
Répéter d’aujourd’hui la monotone fuite ;
Vous savez qu’on n’a rien de plus en attendant,
Que tout passe et que rien ne change cependant,
Que ce monde à l’aspect mobile, est immobile ;
Vous savez quels hoquets de spleen, quels flots de bile

Va soulever en vous l’heure qui vient, chantant
Qu’il faut recommencer à s’ennuyer d’autant ;
Vous savez ce que c’est que cette maladie
Noire de l’existence où rien ne remédie ;
Vous savez qu’il n’est pas d’espoirs, pas de regrets
Qui puissent amener cet imprévu : qu’après
Ne soit pas tel qu’avant, tous deux aussi moroses ;
Vous savez que les faits, les êtres et les choses
Sont vieux ; même n’étant pas encore arrivés ;
Vous savez ce que c’est que vivre, et vous vivez !


*


Ainsi, sur le déclin des âges,
L’homme en proie aux sombres présages,
Morne comme un aigle au perchoir,
N’espérant plus rien qui l’étonne,
Au fond de l’ennui monotone
Se laisse choir.

Aussi loin que va sa pensée
Elle s’est partout élancée
Loin du sol aux senteurs dégoût ;

Mais l’abeille, allant aux chimères,
N’a puisé dans ces fleurs amères
Que le dégoût.

Rentrée à la ruche, elle songe
Qu’elle n’a trouvé que mensonge
Dans les jardins fanés du ciel ;
Et de son butin inutile
Dans son cœur triste elle distille
Ce triste miel.

Elle avait cru sur leurs paroles
Ceux qui disent que les corolles
Sont pleines de parfums subtils,
Et qu’on peut au fond des calices
Changer en sucs pleins de délices
L’or des pistils.
 
Et joyeuse, se sentant libre,
Elle avait dans l’air bleu qui vibre
Pris l’essor sans peur du péril,
Pour aller voir les fleurs décloses
Et cueillir aux lèvres des roses
L’âme d’Avril.

Elle volait, l’aventurière,
Cherchant l’idéal, la prière,
Le beau, le vrai, la foi, l’amour ;
Comptant après sa moisson faite
Trouver toute la ruche en fête
De son retour.

Mais elle a fini sa volée
Dans une lande désolée
Aux rocs aigus, aux fleurs de mort,
Où poussent le buis et la câpre.
Où l’ombre tombe, où là bise âpre
Siffle et vous mord.

Ses sœurs s’en retournaient comme elle,
Et tourbillonnaient pêle-mêle
Sous un ciel bas, couleur de mer,
Et dans la ruche abandonnée
Ne rapportaient de leur journée
Qu’un miel amer.

Maintenant elle est revenue,
Lasse des fleurs et de la nue,
Sur le sol aux senteurs d’égout,

Et rumine avec des nausées
Les cires qu’elle a composées
De son dégoût.

*



Non, ne me parlez pas du printemps, de la vie
Qui sourd, jaillit, déborde, et vomit son orgueil !
Parlez-moi de l’hiver calme, qui vous convie
A rester immobile ainsi qu’en un cercueil.

O bon hiver, c’est sous tes caresses funèbres
Que s’éveillent les vœux où nous nous complaisons,
Saison de mort, saison pleurant dans les ténèbres,
Saison portant le deuil des joyeuses saisons.

Avril nimbé de fleurs, Juillet casqué de flamme,
Septembre chevelu de pampres, sont trop gais.
Il nous faut un ciel noir comme nous avons l’âme,
Et des champs aussi nus que nos cœurs fatigués.

Il nous faut l’horizon lourd de neige et qui crève
En flocons de charpie au vol silencieux,

Charpie où s’emmaillotte et s’endort notre rêve,
Comme un enfant blessé dont on ferme les yeux.

Ah ! notre rêve, c’est de voir ton avalanche,
O neige, ensevelir tout espoir, tout remord.
Tombe ! Lorsque la terre est morne et toute blanche.
Nous nous imaginons que l’univers est mort.

O joie ! Ô joie ! Après tant de métamorphoses,
La Nature, à la fin, sentant son ventre las
D’entretenir la vie et d’enfanter les choses,
Aux germes à venir a donc sonné le glas !

Elle ne veut plus voir vers le lac de sa bouche
Haleter les Hasards, son troupeau de maris.
A leur rut méprisé sa matrice se bouche.
Elle croise ses bras sur ses tétons taris.

Puis, de l’immensité se faisant une tombe,
Elle s’y couche, les yeux clos et les pieds joints,
Et, drapée au linceul de la neige qui tombe,
Éteint tous les soleils pour mourir sans témoins.

Et maintenant, plus rien de vivant ne s’élance,
Ne s’agite, ne va, ne vient, en se créant.

Tout est fini. Tout gît dans un obscur silence.
Le cadavre du monde est en proie au néant.

*


Hélas ! à quoi bon cette envie ?
En vain le désir fou te mord
De t’évader hors de la vie :
On ne peut pas trouver la mort.
Partout la vie est répandue.
Aussi loin que va l’étendue,
Cherche comme une enfant perdue
Cette mort que ton cœur rêva ;
Partout, de l’astre à l’étincelle,
Partout la vie universelle
Se fond, tourbillonne et ruisselle,
Et tout passe et rien ne s’en va.

La vie elle-même s’enfante.
La mort n’est qu’un éclair qui joint
Une existence à la suivante.
On se transforme, on ne meurt point.
Vois-tu cette vague inconnue !
Demain, qu’est-elle devenue ?

Un flocon de la vaste nue,
Une vapeur qui flotte au vent.
Elle s’étend, se perd, s’efface ;
Tu crois qu’il n’en reste plus trace ;
Mais dans tous les coins de l’espace
Est un lambeau d’elle, vivant.

Mort apparente et transitoire !
Tu la croyais morte, et voici
Qu’elle revit. C’est notre histoire :
De morts la vie est faite ainsi.
Chaque instant est un grain qu’on sème.
Tout devient tout. Et qui sait même,
Quand on veut, qu’on pense, qu’on aime,
Si le mot qu’on jette et qui fuit
Ne va pas par bribes fécondes
De l’éther ébranler les ondes
Et dans la genèse des mondes
Mêler aux atomes son bruit ?

Fils de la mère au large ventre,
Tu ne peux éviter ton sort.
Si tout ce qui sort d’elle y rentre,
Ce qui rentre aussitôt ressort.
Va, pauvre homme qui vis en elle,

La vieille Gigogne éternelle
Sur sa bedaine maternelle
N’a pas encor croisé ses bras.
N’espère pas que, lèvres closes,
Dans la mort jamais tu reposes.
Au milieu des métamorphoses
Immortellement tu vivras.

Rien ne repose. La matière
N’a pas un point qui soit en paix.
Elle est en proie, et toute entière,
Vie, à toi qui t’en repais.
La Vie implacable et moqueuse
Nous enlace et nous tient, la gueuse,
Et nous fait en ronde fougueuse
Danser des galops essoufflants.
Ce n’est pas la Camarde glabre
Qui conduit la danse macabre ;
C’est une fille qui se cabre,
Le sang aux yeux, le rut aux flancs.

Passez, valsez ! La ronde immense
Tourne sans bords et sans milieu,
Ainsi qu’une roue en démence
Ayant pour cercle son moyeu.

Passez, valsez ! Toujours ! Encore !
La fille que son feu dévore
Souffle dans un clairon sonore
À pleins poumons jamais lassés.
Passez, valsez ! Elle, éperdue,
Bondit à travers l’étendue,
Tétons raidis, croupe tordue,
Le ventre en l’air. Valsez, passez !

Passez, valsez ! L’espace est large.
Le temps est long. On crie : assez !
Mais le clairon sonnant la charge
Ne se taira jamais. Passez !
Passez, valsez ! La voix de cuivre
Chante et ricane. Il faut la suivre.
Il faut vivre, vivre et revivre.
Rien, nulle part, ne reste coi.
Ô flots de l’éternelle houle,
La Vie est une putain soûle
Qui dans l’inflni hurle et roule
Sans savoir comment ni pourquoi.