Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierIV (p. 255-259).
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CHAPITRE XXXII,

le meilleur peut-être, et le moins lu de cette histoire.

rêve de mangogul, ou voyage dans la région des hypothèses.

« Ahi ! dit Mangogul en bâillant et se frottant les yeux, j’ai mal à la tête. Qu’on ne me parle jamais de philosophie ; ces conversations sont malsaines. Hier, je me couchai sur des idées creuses, et au lieu de dormir en sultan, mon cerveau a plus travaillé que ceux de mes ministres ne travailleront en un an. Vous riez ; mais pour vous convaincre que je n’exagère point et me venger de la mauvaise nuit que vos raisonnements m’ont procurée, vous allez essuyer mon rêve tout du long.

« Je commençais à m’assoupir et mon imagination à prendre son essor, lorsque je vis bondir à mes côtés un animal singulier. Il avait la tête de l’aigle, les pieds du griffon, le corps du cheval et la queue du lion. Je le saisis malgré ses caracoles, et, m’attachant à sa crinière je sautai légèrement sur son dos. Aussitôt il déploya de longues ailes qui partaient de ses flancs et je me sentis porter dans les airs avec une vitesse incroyable.

« Notre course avait été longue, lorsque j’aperçus, dans le vague de l’espace, un édifice suspendu comme par enchantement. Il était vaste. Je ne dirai point qu’il péchât par les fondements, car il ne portait sur rien. Ses colonnes, qui n’avaient pas un demi-pied de diamètre, s’élevaient à perte de vue et soutenaient des voûtes qu’on ne distinguait qu’à la faveur des jours dont elles étaient symétriquement percées.

« C’est à l’entrée de cet édifice que ma monture s’arrêta. Je balançai d’abord à mettre pied à terre, car je trouvais moins de hasard à voltiger sur mon hippogriffe qu’à me promener sous ce portique. Cependant, encouragé par la multitude de ceux qui l’habitaient et par une sécurité remarquable qui régnait sur tous les visages, je descends, je m’avance, je me jette dans la foule et je considère ceux qui la faisaient.

« C’étaient des vieillards, ou bouffis, ou fluets, sans embonpoint et sans force et presque tous contrefaits. L’un avait la tête trop petite, l’autre les bras trop courts. Celui-ci péchait par le corps, celui-là manquait par les jambes. La plupart n’avaient point de pieds et n’allaient qu’avec des béquilles. Un souffle les faisait tomber, et ils demeuraient à terre jusqu’à ce qu’il prît envie à quelque nouveau débarqué de les relever. Malgré tous ces défauts, ils plaisaient au premier coup d’œil. Ils avaient dans la physionomie je ne sais quoi d’intéressant et de hardi. Ils étaient presque nus, car tout leur vêtement consistait en un petit lambeau d’étoffe qui ne couvrait pas la centième partie de leur corps.

« Je continue de fendre la presse et je parviens au pied d’une tribune à laquelle une grande toile d’araignée servait de dais. Du reste, sa hardiesse répondait à celle de l’édifice. Elle me parut posée comme sur la pointe d’une aiguille et s’y soutenir en équilibre. Cent fois je tremblai pour le personnage qui l’occupait. C’était un vieillard à longue barbe, aussi sec et plus nu qu’aucun de ses disciples. Il trempait, dans une coupe pleine d’un fluide subtil, un chalumeau qu’il portait à sa bouche et soufflait des bulles à une foule de spectateurs qui l’environnaient et qui travaillaient à les porter jusqu’aux nues.

« Où suis-je ? me dis-je à moi-même, confus de ces puérilités. Que veut dire ce souffleur avec ses bulles et tous ces enfants décrépits occupés à les faire voler ? Qui me développera ces choses ?… » Les petits échantillons d’étoffes m’avaient encore frappé, et j’avais observé que plus ils étaient grands moins ceux qui les portaient s’intéressaient aux bulles. Cette remarque singulière m’encouragea à aborder celui qui me paraîtrait le moins déshabillé.

« J’en vis un dont les épaules étaient à moitié couvertes de lambeaux si bien rapprochés que l’art dérobait aux yeux les coutures. Il allait et venait dans la foule, s’embarrassant assez peu de ce qui s’y passait. Je lui trouvai l’air affable, la bouche riante, la démarche noble, le regard doux, et j’allai droit à lui.

« — Qui êtes-vous ? où suis-je ? et qui sont tous ces gens ? lui demandai-je sans façon.

« — Je suis Platon, me répondit-il. Vous êtes dans la région des hypothèses, et ces gens-là sont des systématiques.

« — Mais par quel hasard, lui répliquai-je, le divin Platon se trouve-t-il ici ? et que fait-il parmi ces insensés ?…

« — Des recrues, me dit-il. J’ai, loin de ce portique, un petit sanctuaire où je conduis ceux qui reviennent des systèmes.

« — Et à quoi les occupez-vous ?

« — À connaître l’homme, à pratiquer la vertu et à sacrifier aux grâces…

« — Ces occupations sont belles ; mais que signifient tous ces petits lambeaux d’étoffes par lesquels vous ressemblez mieux à des gueux qu’à des philosophes ?

« — Que me demandez-vous là, dit-il en soupirant, et quel souvenir me rappelez-vous ? Ce temple fut autrefois celui de la philosophie. Hélas ! que ces lieux sont changés ! La chaire de Socrate était dans cet endroit…

« — Quoi donc ! lui dis-je en l’interrompant, Socrate avait-il un chalumeau et soufflait-il aussi des bulles ?…

« — Non, non, me répondit Platon ; ce n’est pas ainsi qu’il mérita des dieux le nom du plus sage des hommes ; c’est à faire des têtes, c’est à former des cœurs, qu’il s’occupa tant qu’il vécut. Le secret s’en perdit à sa mort. Socrate mourut, et les beaux jours de la philosophie passèrent. Ces pièces d’étoffes, que ces systématiques mêmes se font honneur de porter, sont des lambeaux de son habit. Il avait à peine les yeux fermés, que ceux qui aspiraient au titre de philosophes se jetèrent sur sa robe et la déchirèrent.

« — J’entends, repris-je, et ces pièces leur ont servi d’étiquette à eux et à leur longue postérité…

« — Qui rassemblera ces morceaux, continua Platon, et nous restituera la robe de Socrate ? »

« Il en était à cette exclamation pathétique lorsque j’entrevis dans l’éloignement un enfant qui marchait vers nous à pas lents mais assurés. Il avait la tête petite, le corps menu, les bras faibles et les jambes courtes ; mais tous ses membres grossissaient et s’allongeaient à mesure qu’il s’avançait. Dans le progrès de ses accroissements successifs, il m’apparut sous cent formes diverses ; je le vis diriger vers le ciel un long télescope, estimer à l’aide d’un pendule la chute des corps[1], constater avec un tube rempli de mercure la pesanteur de l’air[2], et, le prisme à la main, décomposer la lumière[3]. C’était alors un énorme colosse ; sa tête touchait aux cieux, ses pieds se perdaient dans l’abîme et ses bras s’étendaient de l’un à l’autre pôle. Il secouait de la main droite un flambeau dont la lumière se répandait au loin dans les airs, éclairait au fond des eaux et pénétrait dans les entrailles de la terre.

« — Quelle est, demandai-je à Platon, cette figure gigantesque qui vient à nous ?

« — Reconnaissez l’Expérience, me répondit-il ; c’est elle-même. »

« À peine m’eut-il fait cette courte réponse, que je vis l’Expérience approcher et les colonnes du portique des hypothèses chanceler, ses voûtes s’affaisser et son pavé s’entrouvrir sous nos pieds.

« — Fuyons, me dit encore Platon ; fuyons ; cet édifice n’a plus qu’un moment à durer. »

« À ces mots, il part ; je le suis. Le colosse arrive, frappe le portique, il s’écroule avec un bruit effroyable, et je me réveille[4]. »


— Ah ! prince, s’écria Mirzoza, c’est à faire à vous de rêver. Je serais fort aise que vous eussiez passé une bonne nuit ; mais à présent que je sais votre rêve, je serais bien fâchée que vous ne l’eussiez point eu.

— Madame, lui dit Mangogul, je connais des nuits mieux employées que celle de ce rêve qui vous plaît tant ; et si j’avais été le maître de mon voyage, il y a toute apparence que, n’espérant point vous trouver dans la région des hypothèses, j’aurais tourné mes pas ailleurs. Je n’aurais point actuellement le mal de tête qui m’afflige, ou du moins j’aurais lieu de m’en consoler.

— Prince, lui répondit Mirzoza, il faut espérer que ce ne sera rien et qu’un ou deux essais de votre anneau vous en délivreront.

— Il faut voir, » dit Mangogul.

La conversation dura quelques moments encore entre le sultan et Mirzoza ; et il ne la quitta que sur les onze heures, pour devenir ce que l’on verra dans le chapitre suivant.



  1. Galilée.
  2. Pascal.
  3. Newton.
  4. Cette seule page du roman rachète bien, pour nous, quelques-unes des autres, et s’il fallait les autres pour faire lire celle-là, on a quelques raisons d’être indulgent.