Les Bijoux fatals/Chapitre VIII

L’Édition populaire (p. 53-56).

VIII.


— J’étais encore un tout petit enfant que déjà les diamants et l’or exerçaient sur moi une véritable fascination. D’abord on n’y prit pas garde, mais quand on s’en aperçut, on ne vit dans cet irrésistible attrait qu’un caprice puéril, mais ce penchant se manifesta dans des conditions plus graves lorsque je fus devenu grand. Je ne pouvais voir ni or ni pierreries sans m’en emparer, et ce que l’on ne me donnait point je le volais. Je devins bientôt le plus exercé des connaisseurs dans tout ce qui avait rapport à la joaillerie, il eut été impossible de me faire prendre les bijoux faux pour vrais, et c’étaient ces derniers seuls qui me tentaient. J’aimais l’or pour l’or et non pour sa valeur et je n’en faisais aucun cas lorsqu’il était monnayé. Cependant mon père finit par s’alarmer de ce défaut et mit tout en œuvre pour me corriger, n’épargnant ni reproches ni menaces, ni châtiments corporels. Rien n’y fit, et pour pouvoir manier sans cesse l’or et les pierres précieuses, je devins bijoutier. J’étais d’une activité infatigable et bientôt l’art du joaillier n’eut plus de secrets pour moi. Je devins le premier maître de Paris. Alors ce penchant naturel que j’avais moi-même essayé de vaincre, reparut avec une violence irrésistible. Ce fut une passion qui envahit mon cœur comme un torrent renversant tout obstacle. Chaque fois que j’avais achevé et livré un bijou, j’étais en proie à une anxiété, à un chagrin qui me minait la santé. J’avais des insomnies, des spectres affreux me hantaient, je voyais nuit et jour parée de mes joyaux la personne à qui je les avais vendus et j’entendais une voix mystérieuse me dire sans cesse : « C’est à toi, c’est à toi, prends donc. »

Je ne tardai pas, obéissant à mon instinct, à devenir escroc. Appelé souvent dans les maisons des grands, je profitais de la confiance que l’on avait en moi et à la première occasion, forçant les serrures qui ne résistaient pas à mon adresse, je faisais main basse sur la parure que j’avais fabriquée, mais j’avais beau rentrer en possession des bijoux, mon inquiétude ne se calmait pas et la voix mystérieuse me répétait toujours : « Oh ! oh ! c’est un mort qui porte tes bijoux. » Je ne compris pas tout d’abord le sens de ces paroles, mais peu à peu je ressentis pour tous ceux auxquels j’avais livré quelques parures, une haine indicible et j’éprouvais une soif de meurtre qui me faisait trembler moi-même.

Ce fut à cette époque que j’achetai cette maison. L’affaire était conclue. J’étais satisfait de mon acquisition, et, pour témoigner mon contentement au vendeur, je vidai avec lui, à cette même table, une bouteille de vin.

— Avant de nous quitter, maître René, dit-il, je dois vous faire connaître une issue secrète de ce logis.

Alors il ouvrit l’armoire que voilà ; poussa la boiserie qui en forme le fond, entra dans un cabinet, et se baissant, souleva une trappe. Je le suivais ; nous descendîmes un escalier étroit et raide et nous arrivâmes par une petite porte dans une cour. Là, s’avançant vers la muraille, il tira une espèce de targette de fer à peine apparente et aussitôt je vis pivoter un pan de mur qui me montra une ouverture assez large pour permettre à une personne d’y passer et de descendre dans la rue ; je te ferai voir un jour, Olivier, cette ingénieuse machine inventée sans doute par les moines qui jadis avaient ici leur couvent et pouvaient de la sorte entrer et sortir à la dérobée. C’est un morceau de bois recouvert extérieurement de plâtre et de ciment, adapté à une statue également en bois, mais imitant parfaitement la pierre et tournant sur des pivots invisibles. De sombres pensées montèrent dans mon cerveau quand je vis ce mécanisme. Je ne savais pas encore à quoi il pourrait m’être utile, mais je prévoyais qu’il allait me servir à l’accomplissement de desseins mystérieux. Je venais de livrer à un seigneur de la cour une riche parure qu’il devait donner à une danseuse de l’Opéra ; je ne pus me soustraire longtemps à la torture mortelle ; le spectre s’attacha à mes pas, et la voix de Satan résonna à mon oreille ; le même soir, je m’installai dans la maison. Baigné d’une sueur de sang, je m’agitai sur ma couche, ne pouvant trouver le sommeil. Le spectre me fait voir dans un cauchemar l’acheteur de ma parure se rendant chez celle à qui elle est destinée. Je ne me possède plus, je me lève. Je m’enveloppe dans un manteau, je descends l’escalier dérobé, je pousse le mur qui s’ouvre et j’arrive dans la rue Saint-Nicaise. L’homme vient vers moi, je bondis vers lui ; il pousse un cri, je le renverse et lui plante mon poignard dans le cœur. Je reprends ma parure… Alors je ressens une satisfaction intérieure qui met fin à mes angoisses : le spectre n’est plus là, la voix de Satan a cessé de se faire entendre, je vais désormais où me pousse ma mauvaise étoile ; il faut lui céder ou mourir.

Et maintenant, tu comprends, tu connais les mobiles de toute ma conduite, Olivier. Ne crois pas, cependant, que je sois dépourvu de toute pitié ; tu sais combien j’hésite à livrer une parure, avec quelle obstination je refuse de travailler pour ceux dont je ne veux pas la mort, et comment il m’arrive souvent d’arracher les bijoux dans mon atelier aux mains de ceux qui me les ont commandés, parce que je sais d’avance que le spectre ne me laisserait pas de repos si je ne répandais leur sang. Ma brutalité même leur évite la mort.