Les Bijoux fatals/Chapitre IX

L’Édition populaire (p. 57-63).

IX.


Lorsque Cardillac eut cessé de parler, il me prit par la main et me fit descendre dans le couloir secret. Là je pus contempler la collection de ses bijoux. Le roi lui-même n’en a point de plus admirables. À chaque parure était attaché un petit papier sur lequel se trouvait écrit le nom de celui pour qui elle avait été faite et la date et les circonstances où elle avait été prise, grâce au vol ou à l’assassinat.

— Quand tu te marieras, me dit Cardillac, d’une voix grave et sourde, tu me jureras, Olivier, tu me jureras par le Christ d’anéantir tous ces trésors lorsque je ne serai plus ; je ne veux point qu’il en reste rien en ta possession, et moins encore entre les mains de Madelon. Tout cela est racheté au prix du sang. Je t’indiquerai le moyen de le réduire en poudre.

Partagé entre l’horreur et l’amour, entre l’épouvante et la joie, j’étais semblable au maudit auquel un ange adresse un doux sourire, tandis que Satan le tient serré dans ses griffes brûlantes. Parfois je voulais fuir, puis il me prenait des idées de suicide ; mais toujours l’image de Madelon me retenait. Peut-être était-il de mon devoir de tout révéler à la justice, mais j’étais trop faible pour briser le lien qui m’enchaînait au criminel, et je vais expier bientôt, mademoiselle, cette faiblesse par une mort ignominieuse.

Un matin Cardillac rentra plus gai que de coutume, il adressa quelques paroles affectueuses à Madelon, me regarda moi-même avec bonté, vida à table une bouteille de bon vin et, ce qu’il ne faisait guère qu’aux jours de fête, chanta à gorge déployée quand Madelon fut partie.

— Reste assis, mon garçon, me dit-il, nous chômons aujourd’hui, je veux boire à la santé de la plus noble et de la plus respectable dame de Paris.

Alors il me parla de vous et me vanta vos vertus avec un enthousiasme que je ne lui avais point connu jusque-là.

— Écoute, ajouta-t-il, il y a longtemps que j’avais reçu l’ordre de faire un collier et des bracelets pour Henriette d’Angleterre. Cette parure, à laquelle j’avais apporté tous mes soins était mon œuvre favorite. Je tremblais déjà à la pensée de devoir m’en séparer, quand la jeune princesse mourut. J’ai pensé que le meilleur usage à faire de ces bijoux était de les offrir à la personne la plus pieuse de France.

Et de nouveau il prononça votre nom, mademoiselle. Ai-je besoin de vous dire tous les souvenirs que ce nom réveilla en moi ? Je revis dans le même instant ces heures aimées de mon enfance, cette protectrice si chère qui m’avait entouré d’une si grande sollicitude. J’eus peur pour vous, mais Cardillac qui semblait deviner mes craintes, me dit en souriant :

— Il se passe souvent en mon âme d’étranges combats, je sens qu’elle veut me retenir chaque fois que Satan m’entraîne, et cette résistance me fait craindre que ce que ma mauvaise étoile me force d’accomplir, mon âme immortelle n’en soit plus tard rendue responsable. Cette crainte d’un avenir éloigné, mais terrible, m’alarme souvent et bien des fois j’ai voulu pour apaiser ma frayeur, offrir à la Vierge de Saint-Eustache une couronne de diamants ; mais lorsque je me mettais à l’ouvrage je ne pouvais vaincre mon incompréhensible terreur et j’étais bientôt forcé d’abandonner mon projet. J’ai pensé que j’avais besoin de l’intercession d’une personne pieuse, et voilà pourquoi je veux faire cette offrande à Mlle de Scudéri qui est la vertu et la piété même.

Cardillac m’expliqua alors quel était l’emploi de votre temps, et il entra dans les détails les plus précis sur votre manière de vivre. Il enferma la parure dans une jolie cassette et me dit comment et à quelle heure je devais vous la remettre. Un instant auparavant j’avais hésité à me charger de ce message, maintenant j’étais heureux de trouver une occasion de me rapprocher de vous. Je me disais que le fils d’Anne Brusson n’avait qu’à se jeter à vos pieds pour obtenir votre appui dans la cruelle situation où il se trouvait engagé ; j’étais décidé à ne vous rien cacher, à attendre de votre bonté, de votre sagesse, un conseil qui devait me sauver et sauver Madelon, sauver peut-être Cardillac lui-même. Je ne savais pas ce que vous pourriez me dire, mais j’étais sûr que l’élévation de votre esprit et la droiture de votre cœur m’indiqueraient le chemin que j’avais à suivre. J’allais vers vous avec foi comme une âme en péril cherche l’appui consolateur de la Vierge. Vous savez mademoiselle, que mon dessein a échoué. Cependant je ne renonçai pas à l’espoir d’être plus heureux une autre fois. J’eus bientôt une nouvelle inquiétude. Cardillac était devenu tout à coup triste et sombre, il ne me regardait plus qu’avec des yeux égarés, il ne m’adressait plus que des paroles sans suite et je le voyais constamment faire des gestes désordonnés comme s’il avait lutté contre un ennemi invisible. Il était manifeste qu’il était tourmenté par ces spectres qui, suivant lui, l’obsédaient. Je l’observai attentivement et un jour qu’il avait passé toute la matinée assis à l’établi sans rien dire, il se leva soudain avec brusquerie, courut à la fenêtre, regarda dans la rue et s’écria :

— Après tout il aurait mieux valu qu’Henriette d’Angleterre eût porté ma parure.

Je frissonnai d’épouvante en entendant ces mots, c’était évidemment la voix de Satan qui les lui dictait. Je vous vis menacée par le démon homicide. Cardillac ne voulait qu’une chose : rentrer en possession de la parure, peu lui importait le moyen d’assouvir ce désir. Je formais le projet de vous sauver. De jour en jour le péril devenait plus imminent. Je vous rencontrais sur le Pont-Neuf dans le carrosse de Mme de Montansier, je me fraye un chemin jusqu’à vous, je pus vous jeter ce billet par lequel je vous suppliais de rapporter à Cardillac la parure qu’il vous avait donnée. Mon attente fut déçue, j’étais désespéré. Le lendemain Cardillac ne fit que parler de la précieuse parure, il me dit qu’il l’avait vue en rêve toute la nuit. Je ne doutai plus de ses desseins ; il était sûr que votre perte était résolue, je jurai d’empêcher l’exécution de son plan même au prix de sa propre vie. Le soir venu et la prière dite, mon maître verrouilla la porte à grand bruit, comme il en avait coutume ; pour moi je descendis dans la cour par la fenêtre et je me glissai dans la rue par l’ouverture de la muraille. Je me dissimulai dans l’ombre. Quelques minutes après Cardillac se montra, il passa devant moi sans bruit et longea les maisons. Je le suivis, il prit le chemin de la rue Saint-Honoré, le cœur me battait. Tout d’un coup je perds de vue Cardillac ; ma résolution est prise, je cours vers votre porte pour m’y tenir et lui barrer le passage. À ce moment débouche dans la rue un officier qui s’avance en chantant et en fredonnant, il ne m’aperçoit pas, mais dans le même instant quelqu’un s’élance sur lui : c’est Cardillac !… Je veux empêcher cet assassinat, je pousse un cri et en trois bonds je rejoins l’assassin. Déjà la victime est tombée en râlant, je me baisse pour la regarder : ce n’est pas l’officier, c’est Cardillac. L’officier lui, jette son poignard, tire son épée et se met en garde croyant que je viens en aide au meurtrier, mais lorsqu’il me voit donner des soins au blessé il se sauve. Cardillac respirait encore, je le chargeai sur mes épaules après avoir ramassé le poignard de l’officier et je le portai à la maison où je rentrai avec lui par le passage secret.

Vous savez le reste, mademoiselle, et vous voyez que le seul crime que l’on puisse m’imputer, c’est de ne pas avoir averti la justice quand il en était encore temps. Peut-être aurais-je dû dénoncer Cardillac et mettre ainsi un terme à ses méfaits : quant à moi je suis innocent de tout meurtre. Cependant maintenant que Cardillac est mort, aucune torture ne pourra me faire révéler le secret qu’il a emporté dans la tombe. Je ne veux pas que Madelon ait à rougir de son père ; je ne veux pas que la vengeance humaine aille déterrer le cadavre et que le bourreau flétrisse des ossements déjà réduits en poussière, non ! Madelon me pleurera parce qu’elle sait que je ne suis pas coupable, mais le temps triomphera de la douleur que pourra lui causer mon supplice, tandis qu’elle souffrirait éternellement si elle connaissait les forfaits de ce père qu’elle n’a cessé d’adorer.