Les Bijoux fatals/Chapitre IV

L’Édition populaire (p. 20-23).

IV.


Il y avait plusieurs mois que ces événements s’étaient passés, quand un jour Mlle de Scudéri passa sur le Pont-Neuf dans le carrosse à glaces de la duchesse de Montansier. Tout à coup elle entendit des exclamations accompagnées de vociférations et de jurements. Un homme voulait à toute force se frayer un chemin au milieu de la foule, donnant et recevant des coups de poings et des horions. Quand il approcha du carrosse, Mlle de Scudéri, dont les regards étaient tombés sur lui, vit un jeune homme pâle comme la mort et qui semblait en proie à une extrême douleur. Il regardait fixement de son côté tout en jouant des coudes et des poings. À la fin il parvint jusqu’à la portière de la voiture qu’il ouvrit brusquement, jeta un billet sur les genoux de Mlle de Scudéri et disparut comme il était venu, au milieu d’une pluie de coups et d’injures.

La Martinière qui accompagnait sa maîtresse, avait poussé un cri d’horreur en voyant l’inconnu. Mlle de Scudéri s’évertuait en vain à tiret le cordon pour appeler le cocher ; celui-ci, comme s’il eut obéi à quelque mauvais génie, fouettait à tour de bras ses chevaux qui, l’écume à la bouche, se cabrèrent et traversèrent le pont au galop. Mlle de Scudéri répandit le contenu de son flacon d’odeurs sur la femme de chambre évanouie qui finit par ouvrir les yeux, et tremblante, le visage convulsé par la peur, se serra contre sa maîtresse en balbutiant :

— Sainte Vierge, que voulait donc ce terrible homme ? Ah ! c’était lui, oui, lui-même qui dans cette affreuse nuit vous apporta la cassette.

Mlle de Scudéri tâcha de rassurer la pauvre femme en lui disant qu’il n’était arrivé aucun malheur et qu’il fallait avant tout savoir ce que contenait ce billet. Elle déploya donc le papier et y lut les mots suivants :

« La fatalité que vous seule pouvez détourner me pousse dans l’abîme. Je vous supplie, comme l’enfant supplie sa mère qu’il aime du plus ardent amour filial, d’envoyer sur le champ à maître René, sous un prétexte quelconque, pour y faire un changement, le collier et les bracelets que je vous ai fait remettre ; votre bonheur, votre vie en dépendent. J’attendrai jusqu’après demain. Si vous résistez à ma prière, j’entrerai de force chez vous et je me tuerai sous vos yeux.

— Il est évident, dit Mlle de Scudéri, après avoir achevé sa lecture, que si cet homme, mystérieux appartient à une bande de voleurs et d’assassins, il n’est animé contre moi d’aucun dessein coupable. S’il avait pu me voir dans cette nuit où la maréchaussée l’a fait fuir, qui sait quels bizarres aveux il m’aurait faits et quels sombres confidences auraient éclairci pour moi tous ces mystères dont je cherche en vain la moindre explication. Quelle que soit l’issue de cette aventure, je ferai ce que l’on me conseille par ce billet, quand ce ne serait que pour me débarrasser de cette maudite parure qui me semble être elle-même un talisman infernal.

Mlle de Scudéri était bien décidée à se rendre le lendemain matin chez le bijoutier avec la parure, mais on eût dit que tous les beaux esprits de Paris s’étaient entendus pour assiéger la demoiselle, ce matin-là dès la première heure, de vers, de pièces de théâtre et d’anecdotes.

Il était près de midi que le dernier des visiteurs ne s’était pas encore retiré. Mlle de Scudéri, qui devait se rendre chez la duchesse de Montansier, ajourna forcément au lendemain sa visite à maitre René Cardillac. Cependant elle était tourmentée d’une singulière inquiétude. Elle avait toujours devant les yeux le mystérieux jeune homme, et ses souvenirs qu’elle ne cessait de feuilleter, lui rappelaient vaguement cette figure et ces traits.

Toute la nuit elle eut un cauchemar affreux, et chaque fois qu’elle se réveillait, elle se reprochait de ne pas avoir pris la main que lui tendait l’infortuné prêt à tomber dans l’abîme, et elle s’accusait d’avoir précipité sans doute un événement funeste. Aussi, dès que le jour parut, elle se fit habiller et courut chez le bijoutier, munie de l’écrin.