Les Bijoux fatals/Chapitre III

L’Édition populaire (p. 12-20).

III.


Le lendemain matin, La Martinière raconta à sa maîtresse les événements de la nuit précédente et elle lui dépeignit toutes les horreurs qui se commettaient à Paris. En même temps elle lui remit en tremblant la mystérieuse cassette. Baptiste, dans un coin, était tout blême et mourait de peur. Tous deux supplièrent la noble demoiselle de n’ouvrir la cassette qu’avec les plus grandes précautions.

C’est ce que fit Mlle de Scudéri après avoir soupesé la cassette dans ses mains. Quelle ne fut sa surprise lorsqu’elle en retira deux bracelets d’or richement ornés de pierreries et un collier non moins éblouissant de beauté ! La Martinière remarqua que la fière Madame de Montespan n’avait point une parure semblable.

— Mais que veut dire tout ceci ? se demandait Mlle de Scudéri.

Soudain, elle aperçut au fond de la cassette un billet plié. Elle l’ouvrit et lut ;

« Vous avez plaidé devant le roi la cause de la loyauté en n’appelant ses rigueurs que sur les lâches. Nous qui défendons le droit du plus fort contre la lâcheté, en nous appropriant des trésors qui seraient gaspillés d’une manière indigne, nous vous savons gré d’avoir pris notre défense. Comme témoignage de notre reconnaissance, nous vous prions d’accepter cette parure. Nous vous saurons le plus grand gré de ne pas nous retirer votre appui et votre gracieuse faveur.
« Les Invisibles »

Est-il possible, s’écria Mlle de Scudéri, de pousser aussi loin l’audace et l’impudence ? Se peut-il qu’une parole jetée au hasard à la cour ait eu assez d’échos au dehors pour laisser peser sur moi une accusation odieuse de complicité avec ces scélérats ?…

Et la noble demoiselle se fit conduire aussitôt chez Madame de Maintenon qui la reçut aussitôt et à qui elle raconta ce qui s’était passé, en lui montrant la cassette qu’elle avait reçu si mystérieusement.

La marquise, en voyant ces magnifiques joyaux, ne put retenir une exclamation de surprise. Puis, après les avoir longuement admirés, elle se tourna vers Mlle de Scudéri :

— Savez-vous, mademoiselle, s’exclama-t-elle, que ces bracelets, ce collier ne peuvent sortir que des mains de René Cardillac !

René Cardillac était, à cette époque, le plus habile orfèvre et bijoutier de Paris ; il était en même temps l’un des hommes les plus inventifs et les plus bizarres de son temps. Personne n’était plus familiarisé que lui avec la nature et la valeur des pierres précieuses, personne ne savait les monter avec plus de talent, et personne n’aimait son art avec plus de passion ; il le prouvait bien, puisqu’il ne demandait, la plupart du temps, à ses clients, qu’un prix insignifiant de son travail, ou une somme si minime qu’elle n’était nullement en rapport avec la valeur réelle de l’objet. Aussi les commandes affluaient-elles chez lui, la besogne ne lui laissait point de trêve. Jour et nuit on l’entendait dans son atelier, marteler ou battre l’enclume, et telle était son ardeur que, bien souvent, quand son œuvre allait être achevée, il la rejetait au creuset parce qu’une partie de la monture ou un détail de quelque crochet de la chaîne ne le satisfaisait point il en résultait que tout ce qui sortait de ses mains était un chef-d’œuvre, mais il n’était pas facile d’obtenir de lui qu’il achevât rapidement une commande ; il y passait des semaines et des mois. En vain, pour le stimuler, lui offrait-on le double du prix convenu, il n’aurait pour rien au monde accepté un louis de plus et lorsqu’il était forcé de livrer enfin l’ouvrage à l’acheteur, il donnait des signes de chagrin qui faisaient pitié.

Cardillac, après avoir entrepris et achevé un travail avec tant d’ardeur, s’obstinait à ne pas vouloir le livrer à celui qui l’avait commandé. Plus d’une fois, de grands seigneurs qui avaient leurs entrées à Versailles, l’avaient vainement supplié de changer de système. On racontait qu’il s’était jeté aux pieds du roi pour implorer la grâce de ne rien faire pour lui, et l’on disait qu’il avait de même refusé les commandes de Mme de Maintenon, qu’il avait repoussé la demande qu’elle lui avait faite de monter une petite bague ornée des emblèmes des beaux-arts, dont elle voulait faire présent à Racine.

Je parie, dit Mme de Maintenon à Mlle de Scudéri, que Cardillac, si je le fais mander ici afin de savoir à qui il a livré cette parure, se refusera à venir, car il ne veut rien faire pour moi ; quoiqu’il soit devenu depuis quelque temps un peu moins sauvage.

Mlle de Scudéri, qui était impatiente de remettre la parure entre les mains de son légitime propriétaire, répondit que le meilleur leur moyen de vaincre les hésitations de l’original bijoutier, c’était de lui faire dire qu’on ne voulait rien lui commander, mais simplement avoir son avis sur la valeur de quelques bijoux. La marquise approuva cette innocente ruse. On fit appeler Cardillac, et il fut introduit peu de temps après dans l’appartement. Mme de Maintenon lui montra les bijoux sur le tapis vert foncé de la table, puis elle lui demanda si c’était lui qui les avait faits. Cardillac y jeta un coup d’œil :

— Vraiment, madame la marquise, il faut bien mal connaître l’ouvrage de René Cardillac pour croire un seul instant qu’il y ait dans le monde un autre bijoutier capable de monter une semblable parure. Vous avez raison, madame la marquise, ceci est mon ouvrage.

— Et pour qui donc avez-vous fait ces bijoux ? demanda Mme de Maintenon.

— Pour moi-même et pour moi seul, répondit Cardillac.

Et comme il voyait Mme de Maintenon et Mlle de Scudéri le regarder avec surprise :

— Oh ! vous avez beau trouver cela extraordinaire, continua-t-il, c’est comme je vous le dis ; j’ai rassemblé mes meilleures pierres par pur amour de l’art, et j’ai eu plus de plaisir que jamais à finir cet ouvrage avec soin. Il y a quelque temps. Cette parure disparut de mon atelier d’une manière inconcevable.

— Dieu soit loué, s’écria Mlle de Scudéri, les yeux brillants de joie. Et se levant de son siège avec la vivacité d’une jeune fille elle courut à Cardillac et posa ses deux mains sur les épaules de l’orfèvre.

— Reprenez, dit-elle, reprenez, maître René, votre bien que de hardis voleurs vous avaient enlevé.

Puis elle lui raconta tout au long comment elle était entrée en possession de la parure.

Lorsque Mlle de Scudéri eut cessé de parler, Cardillac s’empara de la cassette qu’elle lui tendait, s’inclina légèrement, mit un genou en terre, et dit :

— C’est à vous, noble et digne demoiselle, que le sort a destiné cette parure. Oui, je me souviens maintenant que pendant tout le temps que j’y travaillais, mes pensées se reportaient sans cesse sur vous ; c’est pour vous que je faisais ces bijoux. Ne refusez point de les accepter et de les porter ; c’est ce que j’ai fait de mieux depuis longtemps.

— Eh ! Eh ! répondit Mlle de Scudéri, avec enjouement, à quoi pensiez-vous donc, maître René ? Il ne convient pas à mon âge de me parer de ces pierres fines. Et d’où vous vient l’idée de me faire un si magnifique présent ? Allez, allez, maître René, si j’étais belle comme la marquise de Fontanges et riche comme elle, en vérité je ne laisserais pas cette parure sortir de mes mains ; mais que servirait à ces bras fanés d’avoir ces vains ornements, et que ferait ce cou ridé de ce collier étincelant ?

— Faites-moi cette charité, mademoiselle, acceptez, cette parure. Vous ne sauriez, croire quelle profonde vénération m’inspire votre vertu, votre grand mérite. Acceptez mon pauvre présent ne fût-ce que pour me donner l’occasion de vous prouver toute l’estime que j’ai pour vous.

Mlle de Scudéri hésitait encore, mais la marquise de Maintenon la força de prendre la cassette, et Cardillac, tombant à genoux, baisa le bord de la robe de la noble demoiselle, puis ses mains, gémit, soupira, pleura, sanglota, se releva et sortit.

La marquise, qui était ce jour-là de bonne humeur, eut un éclat de rire.

— Vous ne voyez, donc pas, mademoiselle, dit-elle, que maître René est éperdument épris de vous et que d’après la logique et les us de la galanterie, il commence par assiéger votre cœur au moyen de riches présents.

— Je ne pourrai jamais, madame la marquise, dit-elle, quoi qu’il arrive, me servir de cette parure ; elle a été n’importe comment entre les mains de ces suppôts du démon qui, avec une audace diabolique, pillent et assassinent et doivent certainement avoir fait un pacte avec Satan. J’ai horreur du sang qui semble encore souiller ces bijoux étincelants. Je ne puis me défendre d’un sombre pressentiment et j’ai idée que tout ceci cache quelque secret horrible et épouvantable.

La marquise fut d’avis que c’était pousser trop loin le scrupule, mais quand Mlle de Scudéri lui demanda ce qu’elle ferait en conscience à sa place, elle répondit sans hésitation :

— Je les jetterais plutôt à la Seine que de les porter jamais.