Les Bigarrures/Chapitre 1
CHAP. I.
Ntre les plus belles & necessaires
inventions que les hommes
ayent jamais trouvé, je croy
que personne ne niera que les
Lettres n’obtiennent l’un des
premiers lieux. Et n’estoit l’usage
frequent, qui nous en oste
l’admiration, nous estimerions
ses effects de grands miracles ? N’est-ce pas une chose
estrange, & quasi hors de la conception des hommes, De ma part y ayant bien pensé, je ne trouve rien qui
que par les caracteres des lettres un homme seul a pouvoir
de faire entendre ses conceptions à plus de cent
mille personnes esloigneés & absentes les unes des autres ?
que par icelle nous voyons representez, comme
en un miroir, tous les gestes des anciens Capitaines, &
doctrine des sçavans personnages ? Bref quelles nous
donnent la cognoissance de tous les arts, qui font l’homme
devenir vray homme. Je n’allegueray la necessité des
contrats, à cause de l’imbecilité de nostre mémoire, &
l’infidelité des hommes, ny tout ce qu’un homme de
loisir en pourroit dechiffrer. Car c’est chose trop notoire
que les Lettres d’elle mesme se loüent assez, & ne
peut personne ignorer ses louanges, sinon les ignares,
qui sont indignes de les sçavoir. Pour ceste rison je ne
mespancheray pas plus avant sur icelles, & me contenteray
de toucher ses inventeurs, afin de remercier ceux,
par le moyen desquels je parleray avec toy, quiconque
tu sois, qui voudras prendre la peine de lire icy dedans.
Leur origne donc est attribuée par les Autheurs Etniques
diversement. Les uns disent, que Memnon les
trouva premièrement en Égypte ; autres accordent du
lieu, mais asseurent que Mercure en fut l’autheur. Platon
encor en attribuë l’invention à un nommé Thetase :
autres disent qu’elles furent trouveés en Ethiopie : Plusieurs
encor maintiennent que les Phœniciens furent
les vrays inventeurs : tantost les Phrygiens, Syriens,
& Assyriens. Esquelles diversitez il est impossible de
recognoistre la verité. Il est beaucoup plus vraysemblable,
selon l’opinion de Josephe, que Loth en ait esté
l’inventeur, & pense qu’il faut faire doute que les premières
Lettres, comme aussi le premier langage, ne
fussent Hebraïques. Dequoy nous rend un tres-certain
& asseuré tesmoignage la continuation de leur histoire és sacrez livres de la Bible. Et mesme les Payens se confondans de leurs propres raisons, semblent le confirmer. Cartouchant les Phœniciens, Syriens, Assyriens, ce
sont nations de langages Hebraïque, qui fait presumer
qu’ils ayent receu leur caractères des Hebrieux, de sorte
que par leur mutuelle communication, ils ont peu apprendre d’eux la façon d’escrire ; & apres les Phœniciens l’ont appris des Égyptiens. Puis Cadmus prit l’usage des Phœniciens, & le transporta aux Grecs, avec
diversité de caracteres, en apres elles sont venues aux
Latins, & consecutivement aux autres nations. Ce qui
confirme encor l’authorité des lettres Hebraïques, c’est
une raison amenée par Postel : Sçavoir que quasi tous
les caracteres des autres nations sont pris des vrayes
lettres Hebraïques, que d’un nom particulier il appelle Samaritaines, Comme on peut voir aperrement
qui les voudra exposer devant un miroir, n’y ayant autre difference (ou ses caracteres sont menteurs) sinon
que la pluspart d’icelles lettres sont escrites de la d’extre à la gauche, & comme seulement renverseés des autres, qui s’escrivent de la gauche tirant à la d’extre. Sur
ce propos il me souvient d’une dispute survenuë en
Avignon, entre certains doctes personnages, & un Juif
Medecin, couchant la vraye & naïve escriture, Ce
Juif maintenoit que leur escriture, comme plus approchant du mouvement naturel de l’homme, estoit
plus excellente que les nostres, Grecques, n’y Lastines, & prenoit sa consideration sur toutes les actions
de la main, qui se font dans la concavité, quasi pour la defense du corps : Ce que l’on apperçoit en un qui
mange, veut donner un proffit, frappe d’un baston, tire
un coup d’espee : & que nostre façon, contre le mouvement ordinaire de l’homme, ressembloit à un revers nous favorise que l’usage. Tellement que les Hebrieux
pour prenne de leur antiquité, ont l’usage, la persomption,
l’authorité, & la raison, je n’obmettray ce que
Josephe rapporte de deux Colonnes d’excessive grosseur,
qui se trouvoient de son temps insculpees de lettres Hebraïques,
que l’on tenoit generallement avoir esté avant
le general Cataclisme, advenu du temps de Noé.
Il faut donc conclurre que les Hebrieux sont les vrays
& seuls autheurs. Et combien que la diversité des carracteres des autres nations ne seroit pas tiree des leurs,
si ne donné-je pas grand’loüange à ceux qui les ont inventeés,
veu qu’un homme de loisir, sans grand travail,
peut composer un, voire plusieurs Alphabets à sa
fantasie. Ceux qui se meslent de faire des Chiffres, dont
je parleray cy apres, le mostrent evidemment de sorte
que je ne me puis tenir de rire d’un certain, qui disoit
vouloir rendre raison de la forme des lettres, voulant
epiloguer sur ce que curieusement Matrianus Campellain
Philologia a voulu tenter, apres quelques anciens,
comme Terentianus, Mautus, & apres luy Ramus, &
disoit que A. estoit large au dessus pource que le prononçant
on eslargissoit la bouche. O, tout rond, pource
que le nommant, on la mettoit quasi de ceste façon, Q,
pource qu’il ressemble au cul, duquel sort de l’ordure. Il
devoit dire L, apres enforme d’un nez. Je te laisse à penser
combien de grimaces il luy falloit faire pour trouver
le reste. Il se faut donc contenter, que telle a esté la
fantasie de ceux qui premièrement ont donné nos caracteres,
qu’ils les ont faits à plaisir : Mais qu’estans une
fois passez par l’usage d’une nation, ils doivent servir de
loy inviolable, sans qu’il soit loisible de les changer.
Toute la difficulté des Lettres a consisté, selon mon
advis, de reduire & asservir tous les mots du monde en si petit nombre de lettres, comme les Latins & nations de la Chrestienté, en dix sept seulement user, on
se pourroit servir, sçavoir cinq voyeles, a, e, i, o, u, &
douze consones, b, c, d, f, g, l, m, n, p, r, s, t. Car
quand à H, ce n’est qu’une aspiration : K, se peut resoudre C, le prononçant devant E, & I, comme l’on fait
devant A, O, U, à la forme du Coph des Hebrieux. De
Q, tu en peu dire de mesme. Touchant X, & Z, sont
plustost abbreviations de lettres que lettres : X, vaut
es, Z, vaut ss. Y, qu’on nomme y Grec, porte sa marque
& enseigne, & le fait cognoistre ne fervir en Latin, que pour un mot de son pays, non plus qu’en François.
Il est vray que la trop grande obscurité que pourroit
engendrer I, commun en l’escriture courante, a esté cause que nos praticiens François en usent à la fin
de chacune diction qui se devroit finir par i, Conforme diction
qui se deuroit finir par i, Conformement
à ce que dessus Aristote asseure qu’il n’y avoit jamais
entre les Grecs que dix sept lettres. Pline dit que seize.
Mais comme c’est la beauté d’une langue, que la diversité
des idiomes & caracteres, chacun s’est efforcé
de l’embellir, comme Palamedes qui y adjousta trois
lettres θ, φ, χ, & Appius Claudius qui trouva R, Latine,
comme dit Caius Jurisconsulte. De nostre temps quelques
uns se sont voulu efforcer de innover en l’escriture
Françoise, l’authorité desquels est trop petite, & les
raisons trop foibles pour se faire croire. Et quand cela
se pourroit faire, ce que je n’accorderay jamais, si est-ce pour l’interest du public il ne se devroit souffrir, car
il adviendroit que d’icy à cent ans il ne se trouveroit
plus personne qui peust lire toutes nos escritures, ny
protocoles des Notaires : & par une pernicieuse consequence
on leur feroit accroire qu’ils auroient escrit des mots où jamais n’avoient pensé. Mais je suis hors
de peine de combatre ces noveos écriturs, puis que leurs
conceptions sont seulement par Ipees, comme songes
de malades.
Pour mettre fin à ce chapitre, j’avoy deliberé de rapporter la diversité de plusieurs caracteres qui sont aujourd’huy en usage, mais craignant d’estre trop long, je te r’envoye au petit livret de Postel De Phœnicum literis, & à ses tables De diversis caracteribus : comme aussi tu pourras voir Olauus Gothus in historia Septentrionali. Et ce afin que tu ne sois deceu de mesme erreur que Volaterran, lequel ayant trouvé des vieilles lettres Gothiques en des ruines, estimoit que c’estoient des anciennes Toscanes, desquelles on escrivoit du temps de la mere d’Evander. Mais s’il eust veu l’Alphabet des Goths, il ne les eust pas rapportées à la loüange d’Italie, & d’iceux fit si grand’ parade, encor qu’il ne se soit gueres equivoqué. Car il est certain que les Italiens d’aujourd’huy sont race de Goths & Barbares, & leur langage n’est autre chose que la corruption Latinogottisee du langage Romain. Non point que pour cela je vueille revoquer en doute la beauté de leur langue : que pleust à Dieu qu’ils eussent les âmes belles & nettes ! Or revenant à nos moutons, je vay conclurre par ce beau vers trouvé en la Bibliothèque Septimane :
Moses primus Hebraicas exarauit literas.
Mente Phœnices sagaci condiderunt atticas,
Quas Latini scripseramus, dedit Nicostrata,
Abraham, Syras, & idem reperit Chaldaicas,
Isis arte non minore protulit Ægyptias,
Uvaphila prompsit Getarum quas vidimus ultimas.
Moyse fut autheur des lettres Hebraïques,
Et les Pheniciens trouverent les Attiques,
Nicostrate forma la lettre Italienne,
Abraham la Chaldee, aussi la Syrienne,
Isis celle d’Egypte, & à la fin Waphile
Trouva parmy les Goths sa lettre difficile.
Je n’ay point fait mention expressement des Hieroglyphiques, pource que je les reserve en un autre lieu à part, non comme simples lettres, mais comme emblèmes & devises : encore que je sçache bien que plusieurs sçavans personnages estiment que ce soient les premieres & plus anciennes lettres.