Charpentier (2p. 391-412).

CHAPITRE XLIV

LA MORT DE M. BERTRAM.

Sir Henry Harcourt n’avait certes pas bien mené la partie, si l’on considère quelles excellentes cartes il avait eues entre les mains. Sa position n’était rien moins qu’heureuse. Il vivait seul dans sa belle maison d’Eaton-Square ; il avait perdu sa place ; ses anciens amis le regardaient d’un mauvais œil, parce qu’il s’était cramponné trop longtemps au pouvoir ; il avait de grosses dettes, et les magnifiques espérances qu’il avait nourries au sujet de la fortune de M. Bertram s’affaiblissaient de jour en jour. Et ce n’était pas tout : il n’était pas seul à craindre qu’il ne lui revînt que peu de chose des trésors de Hadley : ses créanciers commençaient à partager ses inquiétudes à cet égard. Ils avaient ouï dire qu’il n’hériterait pas, et leur importunité s’augmentait d’autant. Harcourt pouvait les tenir facilement à distance jusqu’à la mort de M. Bertram, mais alors… alors, que ferait-il ? le revenu qu’il tirait de sa profession était grand, mais quel avocat peut bien travailler quand son esprit est préoccupé par de graves soucis personnels ? Sir Henry avait dit à George Bertram que, s’il ne recevait pas un message favorable du grand-père de sa femme, il irait la chercher à Hadley, et il croyait maintenant le moment venu de tenter quelque démarche de ce genre. Il se sentait poussé à agir, à proposer quelque arrangement ; enfin, à ne pas laisser s’écouler, sans en profiter, les quelques jours de vie qui restaient au vieillard.

Ce fut en cet état d’esprit, mais sans savoir au juste ce qu’il ferait, que Harcourt se mit en route pour Hadley. Il savait que sa femme y était avec M. Bertram, que George Bertram s’y trouvait encore, et il pensait qu’il ne pourrait manquer de les voir. De sa nature il n’était pas timide, et son éducation ne lui avait certes pas ôté son aplomb ; mais néanmoins les battements de son cœur étaient quelque peu précipités lorsqu’il sonna à la porte du millionnaire mourant.

Harcourt était bien connu des domestiques, cela va sans dire. Il commença par s’informer de la santé de M. Bertram, et il lui fut répondu que celui-ci allait toujours de même, — toujours en s’affaiblissant. La femme de chambre ne pensait pas que sir Henry pourrait le voir.

La pauvre fille, sachant que celui à qui elle parlait n’était pas un hôte désiré, se tenait en travers de la porte comme pour protéger contre lui les deux femmes qui étaient au salon.

— Qui donc est ici ? demande sir Henry. Qui demeure dans la maison en ce moment ?

— Monsieur George, répondit la jeune fille, qui par prudence dit d’abord ce nom ; et mademoiselle Baker, monsieur.

— Lady Harcourt est ici, je pense ?

— Oui, monsieur, milady est au salon, dit la femme de chambre, et elle tremblait comme une feuille en faisant cette réponse.

Sir Henry eut un instant l’idée de passer outre, sans souci de la pauvre fille effrayée, et se présenter devant les deux dames. Mais que gagnerait-il à cela ? Sa colère contre les habitants de Hadley ne l’empêcha pas de se poser cette question. S’il était là en face de Caroline, si un regard de lui pouvait la faire tomber à ses genoux, de combien en serait-il plus riche ? Quelles dettes cela payerait-il ? Jadis il avait aimé sa femme d’une certaine, façon, mais ce temps-là était passé. Toute sa tendresse s’était évanouie le jour où lady Harcourt s’était donné tant de peine pour lui prouver combien elle le méprisait. Le plus sage était de se servir d’elle, — de ne point la molester tant que vivrait son grand-père. Le vieil avare mort, il serait temps de se venger. En attendant ce moment, sir Henry ne gagnerait rien à pousser sa femme à bout. Toutes réflexions faites, il dit à la domestique qu’il désirait voir M. George Bertram.

Le hasard voulut que George et lady Harcourt fussent ensemble au salon, et que mademoiselle Baker fût en ce moment occupée à veiller le malade au premier étage. Le salon touchait au vestibule, et Caroline, toujours inquiète, reconnut aussitôt la voix de son mari.

— C’est sir Henry, dit-elle en se levant toute pâle, comme si elle eût voulu chercher quelque asile protecteur. Bertram n’entendait rien, mais il se leva aussi. — Êtes-vous sûre que ce soit lui ? — J’ai parfaitement reconnu sa voix, dit Caroline tout bas et en tremblant. Ne me quittez pas, George. Quoi qu’il arrive, ne me quittez pas. Ils s’appelaient maintenant de leurs noms de baptême, ainsi qu’il est d’usage entre cousins. Depuis leurs adieux d’Eaton-Square leurs rapports n’avaient jamais été que ceux que comportait leur parenté.

On ouvrit la porte, et la domestique annonça d’une voix lugubre que sir Henry désirait voir M. George.

— Faites-le entrer dans la salle à manger, dit George. Au bout d’une minute il suivit la femme de chambre, et se trouva encore une fois en présence de son ancien ami.

Sir Henry avait un air plus sombre et plus menaçant encore qu’à sa dernière entrevue avec George. Son visage montrait les traces de fatigue et d’inquiétude, et il semblait avoir dix ans de plus que son âge. Sans attendre que George lui adressât la parole, il commença :

— Bertram, dit-il d’une voix qu’il voulait rendre sévère, il y a ici deux personnes que je désire voir : votre oncle et ma femme.

— Je ne m’oppose nullement à ce que vous les voyiez, s’ils désirent aussi vous voir.

— Oui, mais cela ne suffit pas. Mon devoir m’oblige à m’enquérir d’eux, et je ne quitterai pas Hadley sans l’avoir fait.

— Je vais les faire prévenir sur-le-champ, dit George, mais ce sera à eux de décider s’ils veulent vous voir. Là-dessus il sonna, et envoya un message à son oncle.

Le silence dura jusqu’au retour de la femme de chambre. Sir Henry se promena de long en large, et George se tint debout le dos à la cheminée.

— M. Bertram fait dire que, si sir Henry veut se donner la peine de monter, il le recevra, dit la femme de chambre.

— C’est bon. Faut-il monter tout de suite ?

— Oui, monsieur, s’il vous plaît.

Bertram accompagna sir Henry pour lui montrer le chemin ; mais ce dernier, arrivé à l’escalier, se retourna pour lui dire qu’il préférait que personne ne fût présent à son entrevue avec M. Bertram.

— Je ne veux que vous ouvrir les portes, répondit George. En effet, après avoir introduit sir Henry, il se disposait à s’en aller, lorsque son oncle le rappela. — George, ne t’en va pas, dit-il. Sir Henry aura besoin de toi pour le reconduire. Ils se tinrent donc tous deux debout auprès du lit du mourant.

— Vous êtes vraiment bien bon, sir Henry, dit le vieillard en étendant sur la couverture sa main maigre et osseuse pour tâcher de faire à son visiteur l’accueil habituel de l’Anglais.

Sir Henry la pressa doucement, et la trouva froide et moite.

— Nous voilà bien près de la fin, sir Henry, dit le malade.

— J’espère bien que non, dit le visiteur d’un ton de circonstance. Vous pouvez reprendre, monsieur Bertram.

— Reprendre ! Et quelque chose dans la voix du vieillard rappela vaguement le ton d’amère raillerie qui lui avait été jadis familier. — Non, je ne pense pas que je reprenne jamais.

— Enfin nous pouvons toujours espérer. C’est ce que je fais, je vous assure.

— Sans doute. Nous espérons tous, — tous tant que nous sommes. Je peux encore faire cela, quoique je ne puisse guère faire autre chose.

— Certainement, dit sir Henry. Puis il demeura silencieux, se demandant comment il devait s’y prendre pour mettre à profit l’occasion. Que fallait-il dire pour s’assurer une fraction des millions de ce moribond ? Dans son for intérieur il se disait que la moitié au moins de cet argent lui revenait de droit ; mais comment faire valoir ses droits ? Peut-être, après tout, aurait-il mieux fait de rester à Londres.

— Monsieur Bertram, dit-il enfin, j’espère que vous ne me trouverez pas indiscret si, malgré votre état, je vous dis quelques mots d’affaires.

— Non… non… non, dit le vieillard ; je ne puis pas faire grand’chose, comme vous voyez, mais je tâcherai d’écouter.

— Vous ne pouvez pas être surpris que je sois inquiet au sujet de ma femme ?

— Hum ! fit M. Bertram. Il paraîtrait pourtant que vous ne l’avez pas très-bien traitée.

— Qui dit cela ?

— Une femme qui serait bien traitée ne quitterait pas une belle maison à Londres pour venir s’enfermer ici avec un vieillard malade. Je n’ai besoin de personne pour me le dire.

— Je ne puis guère vous expliquer tout cela, monsieur, surtout…

— Surtout puisque je me meurs. C’est vrai, vous, ne le pouvez pas. George, donne-moi un verre de cette drogue. Je suis bien faible, sir Henry, et je ne pourrai plus vous dire grand’chose.

— Je ne vous ferai qu’une seule question, monsieur. Avez-vous fait quelques dispositions en faveur de votre petite-fille ?

— Des dispositions en sa faveur ? Le mourant s’efforça vainement de donner à sa voix la sinistre et stridente intonation qui, quelques années auparavant, aurait terrifié tout individu qui se serait avisé de lui adresser une semblable question.

— Quelle sorte d’homme est-ce donc, George, pour qu’il vienne me faire une pareille question à cette heure ? Et, en disant ces mots, il tâcha de ramener à lui les couvertures, comme s’il voulait mettre un terme à la conversation.

— Il est bien faible, dit George. Je crois, Harcourt, que vous feriez mieux de le quitter.

Une expression satanique se peignit sur le visage de sir Henry.

— Oui, se dit-il, m’en aller, pour que vous restiez ici à tout récolter. M’en aller avec la conviction que je n’aurai pas un liard ! Il avait épousé la petite-fille de cet homme, et pourtant on le chassait d’auprès de son lit de mort comme un étranger.

— Dis-lui de s’en aller, dit M. Bertram. Il saura tout dans un ou deux jours d’ici.

— Vous l’entendez, dit George à voix basse.

— J’entends, murmura l’autre, et je me souviendrai.

— Il ne s’attend pas, je pense, à ce que je change mon testament à l’heure qu’il est. Il a peut-être une plume et de l’encre dans sa poche.

— L’intérêt que je porte à ma femme m’a seul fait parler, dit sir Henry ; je pensais que vous vous rappelleriez qu’elle est l’enfant de votre fille.

— Je me le rappelle très-bien. George, pourquoi ne me laisse-t-il pas ?

— Harcourt, il vaut mieux que vous partiez, dit Bertram ; vous ne pouvez pas vous imaginer combien mon oncle est faible. En disant ces mots, il ouvrit doucement la porte.

— Adieu, monsieur Bertram. Je n’avais pas l’intention de vous déranger, dit sir Henry en se retirant.

— Vous connaissez son testament, cela va sans dire, dit-il à George quand ils se retrouvèrent dans la salle à manger.

— Je n’en ai aucune idée. Je ne me doute absolument de rien. Il ne m’en parle jamais.

— Bon. Maintenant il s’agit de voir lady Harcourt : où la trouverai-je ?

George ne répondit pas à cette question. À vrai dire, il n’aurait pu y répondre. Caroline n’était plus au salon. Sir Henry insista pour la voir, et déclara son intention de ne quitter la maison qu’après y avoir réussi. Mais mademoiselle Baker finit cependant par lui persuader que tous ses efforts seraient vains : la force seule pourrait contraindre lady Harcourt à se rencontrer avec lui.

— Alors on emploiera la force, dit sir Henry.

— En tout cas, ce ne sera pas en ce moment, dit George.

— Comment, monsieur ! vous vous posez en protecteur ? Est-elle tombée si bas, que vous vous permettiez d’intervenir entre son mari et elle ?

— Je suis son protecteur pour l’instant, sir Henry Ce qui s’est passé jadis entre nous est oublié maintenant ; mais nous sommes toujours cousins, et, tant qu’elle aura besoin de protection, je serai là.

— Ah ! vraiment ? vous comptez la protéger, — vous ?

— Sans doute. Je la regarde comme ma sœur. Elle n’a d’autre frère que moi.

— C’est vraiment bien bon de votre part, et bien complaisant de la sienne. Mais s’il me plaît de dire que je ne veux pas qu’elle ait un pareil frère ? Vous trouvez peut-être que je ne suis que son mari, et que cela ne me regarde pas ?

— Si j’en juge d’après le mot que vous lui avez adressé, je ne suppose pas que vous teniez beaucoup à elle.

— Et que vous importent les mots que je lui dis ? Ah ! vraiment, c’est sur ce ton-là que vous le prenez ? Eh bien ! je vais vous dire ce que je compte faire : j’attendrai que ce vieux ait rendu l’âme, et alors j’emmènerai ma femme de cette maison, — avec l’aide de la force, si force il faut. Là-dessus, sir Henry ouvrit la porte, et s’en alla sans autre adieu.

— Que de tourments je prévois, mon Dieu ! murmura mademoiselle Baker en pleurant.

Pendant les trois jours suivants, il n’y eut aucun changement à Hadley, si ce n’est que M. Bertram continua de s’affaiblir, et parut de moins en moins disposé à parler. Le matin du troisième jour, il dit pourtant quelques mots : — George, je commence à croire que j’ai eu tort, en ce qui te regarde ; mais je pense que maintenant il est trop tard…

Son neveu lui répondit qu’il était sûr que tout irait bien, et ajouta quelques phrases banales, dans le but de tranquilliser le mourant.

— Mais il est trop tard maintenant, n’est-ce pas ?

— Pour changer quelque chose à votre testament, mon oncle ? Oui, oui, il est trop tard. Ne pensez pas à cela, je vous prie.

— Ah ! oui, ce serait bien fatigant, — bien fatigant. Mon Dieu ! me voici à la fin, George, tout près de la fin.

En effet, la fin était proche. À partir de ce moment, M. Bertram ne parla plus d’une façon intelligible à personne. Il souffrit beaucoup pendant les dernières heures, et parut tourmenté par ses propres pensées. Lorsqu’il murmurait quelques mots, ils paraissaient avoir rapport à des questions de détail, — à de petits tracas que les mourants sentent aussi vivement que ceux chez qui la vie déborde. Jusqu’au bout, il préféra les soins de George à ceux de sa nièce et de sa petite-fille, et il ne paraissait satisfait que lorsque son neveu était auprès de lui. Il prononça une ou deux fois le nom de M. Pritchett ; mais il fit un signe de dénégation chaque fois qu’on lui proposa de le faire chercher.

Vers la fin du troisième jour M. Bertram rendit le dernier soupir en présence des siens. Son parent le plus proche n’était pas auprès de lui, car personne n’avait osé l’appeler. Dans les derniers temps il avait exprimé tant de dégoût au seul nom de sir Lionel, que tous, d’un commun accord, s’étaient abstenus de nommer le père de George. Le mourant sembla comprendre que son dernier instant approchait, car de temps à autre il levait la main maigre et flétrie qui reposait sur le lit, comme pour avertir ceux qui l’entouraient. Ainsi il mourut, et les yeux du millionnaire furent fermés pour toujours.

Il mourut plein d’années, et peut-être aussi, selon l’acception la plus générale du mot, plein d’honneur. Il ne devait rien à personne ; il avait tenu tous ses engagements ; à sa rude manière, il avait été bon pour les siens : il avait aimé la droiture et le travail, et il avait haï le mensonge et la fraude ; le troupeau vulgaire, qui ne fait que consommer les biens de la terre, lui avait toujours fait horreur ; il avait prouvé, pendant l’enfance et la jeunesse de son neveu, qu’il savait être généreux ; enfin, l’amour du prochain avait trouvé place dans son cœur, car il avait aimé son neveu, et, jusqu’à un certain point, sa nièce et sa petite-fille.

Malgré, tout, il avait été mauvais. Il avait ouvert son cœur à ce qui ne devrait jamais trouver entrée dans un cœur d’homme. Le lucre avait empoisonné son âme. Il avait gagné douze millions, et ces douze millions avaient été son Dieu, — son seul Dieu, car, en vérité, les hommes n’en ont jamais qu’un. Le culte fervent qu’on rend à l’autel bien-aimé empêche tout autre culte.

Il avait érigé en divinité sa richesse. Pendant qu’elle s’accroissait, il avait passé son temps dans sa solitude de Hadley à compter ses hypothèques et ses créances, ses obligations et ses rentes, ses actions ici et ses actions là, ses milliers de francs dans tel fonds, ses millions dans tel autre. Jusqu’au bout il n’avait cessé d’acheter et de vendre, — d’acheter au plus bas, et de vendre au plus haut ; tout lui avait réussi.

Tout lui avait réussi… Voilà ce que dans la Cité de Londres on disait du vieux M. Bertram. Mais au lecteur de juger combien peu il avait réussi. Comme Faust il s’était vendu, — vendu à un Méphistophélès d’or, — et sa Marguerite avait été changée en pierre entre ses bras.

Combien d’entre nous font le marché de Faust ! La présence du démon sous une forme palpable peut être un mythe ; mais en esprit, il est toujours avec nous. Qu’il est rare que nous ayons assez de puissance pour rompre le marché ! Le négociant de Londres s’était ainsi vendu. Il s’était donné corps et âme à un démon. Celui-ci lui avait promis des richesses, et il avait tenu parole. Mais la fin de tout était arrivée, et le bonheur n’était pas encore venu.

M. Bertram n’avait été ni un homme bon ni un homme sage. Mais il fut grandement considéré de son vivant, et sa mémoire est honorée par des blocs de marbre et des urnes monumentales. Des épitaphes, qui semblent sincères, témoignent de son mérite, et des actes, parfois aussi trompeurs que des épitaphes, l’attestent également. C’est un de ces morts dont on est convenu de dire du bien, et pour lequel la renommée, — cette opulente renommée de la Cité, dont la trompette est d’or et non d’airain, — se montre complaisante. Néanmoins, il ne fut pas bon. En ce qui le touche, il ne nous reste plus qu’à raconter son testament, et nous nous acquitterons de ce devoir dans notre prochain chapitre.

Il fut convenu que M. Bertram serait enterré six jours après sa mort, et qu’on lirait son testament aussitôt après la cérémonie. George devait désormais s’occuper de tout et décider par conséquent quelles seraient les personnes invitées pour assister à cette lecture. Il se crut obligé d’en appeler deux, auxquelles il savait pourtant qu’elle porterait un grand coup. En premier lieu, son père, sir Lionel, dont les besoins d’argent étaient de plus en plus urgents. Il était convenable qu’il fût présent, bien que l’ouverture du testament dût être pour lui un moment rien moins qu’agréable. Puis il y avait sir Henry. Il devait être convoqué aussi, cela allait sans dire, quelque pénible que ce pût être pour sa femme de quitter la maison mortuaire à ce moment. Du reste, sir Henry n’attendit pas d’être invité, et il écrivit pour annoncer son arrivée avant d’avoir reçu le billet de George. On convoqua également M. Pritchett et le notaire de M. Bertram.

Puis, ces arrangements terminés, la pensée des vivants se reporta du mort sur eux-mêmes. Comment ces trois personnes, qui aujourd’hui vivaient si unies dans cette maison, arrangeraient-elles désormais leur vie ? Où habiteraient-elles ? La tendresse fraternelle de George pour sa cousine était fort bien en théorie ; il était bon de dire que le passé était oublié ; mais, en réalité, il est des choses dont aucune mémoire ne se dessaisit jamais. Caroline et lui s’étaient aimés d’un autre amour que celui de frère et de sœur, et tous deux comprenaient qu’ils ne devaient pas vivre sous le même toit. Il fallait discuter toutes ces choses, et il était difficile de le faire sans aborder des sujets défendus.

Caroline avait résolu de vivre de nouveau avec sa tante, — c’est-à-dire elle avait résolu de le faire si son mari n’avait pas le pouvoir de l’en empêcher. Mademoiselle Baker lui disait souvent que la loi la contraindrait à retourner auprès de son mari ; qu’elle serait obligée de reprendre possession de sa maison d’Eaton-Square, et d’y vivre de nouveau comme l’opulente épouse du politique heureux. À cela Caroline n’avait répondu que peu de mots ; mais ce peu de mots avaient été dits de façon à remplir mademoiselle Baker d’épouvante. Rien, rien au monde, avait dit lady Harcourt, ne l’engagerait à retourner auprès de son mari.

— Mais si vous n’avez aucun moyen de l’éviter, Caroline ?

— Je saurai l’éviter. Je trouverai un moyen d’empêcher du moins cela… Puis, elle s’était tue ; et mademoiselle Baker, pleine de prévisions sinistres, avait répété ces paroles à George Bertram.

Ce ne fut que la veille de l’enterrement que Caroline aborda ce sujet avec son cousin.

— George, lui dit-elle, pourrons-nous vivre ici ? Pourrons-nous conserver cette maison ?

— Vous et mademoiselle Baker, voulez-vous dire ?

— Oui, ma tante et moi. Nous y serons aussi tranquilles qu’ailleurs, et je suis maintenant habituée aux gens d’ici.

— Cela dépendra du testament. La maison était à mon oncle, mais mademoiselle Baker pourra probablement la louer.

— Nous serons assez riches pour cela, je suppose ?

— Je l’espère. Mais personne ne sait rien encore. Toute votre fortune, — ou du moins, tout le revenu de votre fortune est entre les mains de sir Henry.

— Jamais je ne daignerai rien lui demander, dit-elle. Puis il y eut une pause dans la conversation.

— George, reprit Caroline après quelques instants, vous ne me laisserez pas retomber entre ses mains, n’est-ce pas ?

Comment ne pas se rappeler, à ces mots, que c’était lui qui, par son intraitable violence, l’avait d’abord jetée entre ces mains qui aujourd’hui lui paraissaient si redoutables ? Ah ! si seulement ces deux dernières années eussent pu s’évanouir comme un rêve et le laisser libre de la serrer comme sienne sur son cœur ! Mais les fautes du passé ne se changent pas en rêves. Il n’est rien en ce monde matériel de plus solide qu’elles. Jamais elles ne se fondent, jamais elles ne se dissipent en fumée.

— Non, je ne le souffrirai pas, si cela peut s’empêcher, répliqua-t-il.

— Mais, on peut l’empêcher ; on le peut, n’est-ce pas ? Dites que vous savez qu’on le peut. Ne me laissez pas sans espoir. Il n’est pas possible qu’il ait le droit de m’emprisonner ?

— Je sais à peine quels sont ses droits. Mais il est implacable et ne se laissera pas facilement détourner.

— Mais vous ne m’abandonnerez pas ?

— Non ; je ne vous abandonnerai pas, mais…

— Mais quoi ?

— Dans votre intérêt, Caroline, il nous faut tenir compte de ce que pourrait penser le monde. On a associé nos deux noms, mais pas comme ceux de deux cousins.

— Je le sais, je le sais. Mais, George, vous ne supposiez pas que je comptais vivre avec vous ici. Je n’avais pas cette pensée. Je sais que cela ne se peut pas.

— Quant à moi, je garderai mon logement à Londres. J’aurai juste de quoi n’y pas mourir de faim ; puis, j’essayerai encore une fois du barreau.

— Et vous réussirez. Vous êtes fait pour réussir à la fin ; j’ai toujours senti cela.

— Il faut bien vivre, par un moyen ou par un autre. Il faut avoir une carrière quelconque, et celle-là est la plus à ma portée ; à part cela, je ne désire guère le succès. À quoi bon ? de quoi cela me servirait-il maintenant ?

— Oh ! George !

— Eh bien ! n’est-ce pas la vérité ?

— Ne me dites pas que j’ai brisé votre avenir !

— Je ne dis pas cela. C’est moi qui ai poussé la barque sur l’écueil, — moi seul. Mais elle n’en est pas moins perdue.

— Vous devriez vous efforcer de surmonter cette impression ; vous avez tout l’avenir devant vous.

— J’ai fait mon possible. J’ai cru que je pourrais aimer ailleurs. J’ai dit à d’autres femmes que je les aimais ; mais mes paroles étaient menteuses, et elles le sentaient comme moi. J’ai essayé de penser à autre chose, — à l’argent, à l’ambition, à la politique ; mais je ne puis me soucier de tout cela. Si jamais homme s’est suicidé, c’est bien moi.

Caroline ne pouvait répondre, car elle sanglotait, et les larmes ruisselaient sur ses joues.

— Et moi, qu’ai-je fait ? dit-elle enfin. Si votre bonheur est brisé, qu’est devenu le mien ? Je me dis quelquefois que je ne pourrai supporter la vie. Avec lui, ajouta-t-elle après un moment de silence, je ne la supporterai pas. Si les choses en viennent là, George, je veux mourir. Elle se leva, traversa le salon, et lui prit vivement le bras.

— George, vous me protégerez ; dites-moi que vous me sauverez de cela.

— Vous protéger ! répéta-t-il en osant à peine la regarder en face. Comment pourrait-il la protéger ? Comment la sauver du maître qu’elle s’était donné ? Il lui eût été aisé, sans doute, de la consoler par des promesses, mais il ne se sentait pas le courage de lui promettre ce qu’il ne pourrait pas tenir. Si, le testament lu, sir Henry Harcourt insistait pour emmener sa femme, comment la protégerait-il, lui, George Bertram, — lui surtout ?

— Vous ne me livrerez pas à lui, s’écria-t-elle avec égarement. Si vous le faites, mon sang retombera sur votre tête. George ! George ! dites que vous m’épargnerez cela. Sur qui dois-je compter maintenant, si ce n’est sur vous ?

— Je ne pense pas qu’il vous emmène de force.

— Mais s’il le fait, resterez-vous là à me voir traiter ainsi ?

— Non, certes. Mais, Caroline…

— Eh bien ?

— Il vaudrait mieux que je ne fusse pas forcé d’intervenir. Le monde oublierait que je suis votre cousin, pour se rappeler seulement que j’ai dû être votre mari.

— Le monde ! Je n’en suis plus à me soucier du monde. Il m’est indifférent maintenant que tout Londres sache ce qui en est. J’ai aimé, et j’ai rejeté l’amour pour me lier à une brute. J’ai aimé, et j’aime encore ; mais mon amour ne peut m’être qu’une souffrance. Je ne crains pas le monde, mais je crains Dieu et ma conscience. Une fois, pendant un instant, George, j’ai cru que je ne craindrais rien. Une fois, un instant, j’aurais consenti à vous suivre ; mais je me suis rappelé ce que vous penseriez de moi si je tombais si bas, et je me suis repentie de ma faiblesse. Que Dieu me préserve d’un pareil péché ! Mais, quant au monde, pourquoi le craindrions-nous, vous et moi ?

— C’est pour vous que je le crains. Il me serait bien douloureux d’entendre mal parler de vous.

— Qu’on dise ce que l’on voudra ! Les malheureux sont toujours écrasés. Qu’on dise ce que l’on voudra ; j’ai tout mérité quand je me suis approchée de l’autel avec cet homme ; quand j’ai empêché mes pieds de courir et ma bouche de s’ouvrir, bien que je sentisse que je le haïssais et que mon cœur se l’avouât. Comment ferai-je, George, pour me laver de ce péché ?

Lorsqu’elle lui avait d’abord demandé de la protéger, elle s’était levée et lui avait saisi le bras, depuis elle s’était tenue debout auprès de la chaise qu’occupait George. Il se leva maintenant à son tour, et lui adressa quelques paroles affectueuses pour la calmer.

— Oui, continua-t-elle, comme si elle ne l’entendait pas, oui, je me suis dit vingt fois pendant cette dernière nuit, à la veille du mariage, que je le haïssais de toute mon âme, que l’honneur même me commandait de reprendre ma parole ; — oui, l’honneur, la vérité et la justice. Mais l’orgueil me retint, — l’orgueil et ma colère contre vous.

— Il est inutile d’y penser aujourd’hui, mon amie.

— Ah ! oui, bien inutile. Que ne l’ai-je fait alors, — même au dernier moment ! Ils me demandèrent si j’aimais cet homme. Tout bas, je me disais qu’il me faisait horreur, mais tout haut ma voix répondit : « Oui. » Un pareil mensonge prononcé dans le saint temple de Dieu, devant son autel ; un pareil parjure me sera-t-il jamais pardonné ?

— Mais si je retourne auprès de lui, je n’en serai que plus criminelle, reprit-elle après un moment. Je n’ai aucun droit, George, à rien exiger de votre bonté comme cousin ; mais au nom de votre amour, de votre ancien amour que vous ne pouvez oublier, je vous conjure de me sauver de cette extrémité ; ou plutôt je vous supplie de m’épargner la nécessité d’avoir à me sauver moi-même.

Cette nuit-là, George veilla fort tard. Il réfléchissait au lendemain, et tâchait de se rendre compte de sa position. Si M. Pritchett eût été là, il n’eût pas manqué de lui répéter ces mots pleins de mystère et de grandeur : — Douze millions et demi, monsieur George ! douze millions et demi ! Et, à vrai dire, quoique M. Pritchett fût bien loin, le souvenir de ces coffres-forts débordants se présenta, malgré lui, à l’esprit de George. Qui oserait dire qu’à sa place il n’y eût pas pensé ?

Il y pensa, mais sans trop d’ardeur et sans trop de tristesse. Il savait que ces trésors ne devaient lui appartenir ni en totalité ni en partie : son oncle le lui avait annoncé assez clairement. Mais il se rappela aussi qu’il aurait pu les avoir, et ses pensées se reportèrent vers cette entrevue dans laquelle M. Bertram avait cherché à lui arracher la promesse de faire ce qu’au fond, du cœur il souhaitait lui-même si ardemment. La femme aimée, et la fortune aussi, auraient pu être à lui. Si les choses eussent tourné ainsi, il serait en ce moment auprès de Caroline à faire avec elle de splendides projets pour l’emploi de leurs richesses futures. George Bertram n’eût pas été homme, s’il n’avait éprouvé quelque amertume en se disant cela.

Néanmoins, il y avait au fond de son cœur un sentiment d’indépendance satisfaite qui le soutenait. Il pouvait, du moins, se vanter de ne s’être pas vendu ; non pas se vanter tout haut, mais dans le for intérieur, ainsi que nous le faisons tous parfois. Il se sentait dans l’âme des richesses dépassant tout ce que pouvait énumérer M. Pritchett, et un amour intérieur dont l’absence n’eût pu être compensée même par la possession de la femme qu’il aimait. Et ceci n’était point chez lui le résultat de la passion qu’on nomme amour-propre : c’était plutôt une conscience profonde de sa valeur comme homme, — la conscience d’une ferme volonté qui lui prouvait à lui-même qu’il n’était trésor au monde, si grand qu’il pût être, dont l’appât pourrait lui faire dire que le noir est blanc, ou que le blanc est noir.

Il savait que son oncle ne l’avait pas compris. Lorsqu’il avait repoussé les offres du vieillard, il avait, il est vrai, exprimé son mépris pour l’argent, mais seulement pour l’argent offert en échange de l’indépendance. M. Bertram avait pris la chose trop littéralement, et il avait supposé que son neveu, atteint d’une folie singulière, détestait l’argent en lui-même. George ne s’était jamais soucié de détromper son oncle. Qu’il en fasse à sa guise, s’était-il dit ; ce n’est pas à moi de le diriger, dans quelque sens que ce soit. Et l’erreur avait subsisté jusqu’au bout.

George savait que le lendemain on lirait à haute voix le testament de M. Bertram, et qu’il lui faudrait l’écouter. Il savait à merveille aussi qu’il passait pour être l’héritier de son oncle, et qu’il aurait à supporter la pitié contenue de M. Pritchett, la joie malveillante de sir Henry et le bruyant dépit de sir Lionel. Cette perspective l’affectait presque autant que le souvenir de ce qu’il avait perdu ; pourtant, peu à peu, il rassembla le courage nécessaire pour affronter l’épreuve.

— Que m’importent, après tout, Pritchett et son amicale mais fâcheuse sollicitude ? Que me fait la rage de sir Henry ? Que m’importe même la colère de mon père ? Qu’il se désespère s’il veut. Je ne m’apitoie pas sur moi-même, pourquoi donc me laisserais-je émouvoir par sa douleur, — douleur si vile, si basse, si indigne de compassion ?

Et, après s’être ainsi fait la leçon en prévision du lendemain, George Bertram se mit au lit.