Charpentier (2p. 372-390).

CHAPITRE XLIII

LE VOYAGE DE MADAME WILKINSON.

Madame Wilkinson ne se mit pas en route pour ce long et pénible voyage sans faire d’assez grands préparatifs. Elle emballa sa plus belle robe de soie noire afin d’être en mesure de faire honneur à l’hospitalité de lord Stapledean, et elle prit avec elle une si grande malle, que Dumpling, attelé au petit phaéton à quatre roues, eut de la peine à la transporter avec son bagage jusqu’au chemin de fer. Elle s’était demandé avec une certaine inquiétude qui la conduirait à la station ? Arthur s’était bien proposé ; mais, comme elle entreprenait ce voyage dans un but d’hostilité envers son fils, elle ne voulut pas accepter ses services. Le garçon d’écurie lui servit donc de cocher.

Pendant toute la soirée qui précéda son départ, elle ne parla que de lord Stapledean. Arthur aurait bien voulu lui donner quelque idée de la manière d’être de cet aimable seigneur, mais elle ne lui en donna pas l’occasion. Quand il essaya de lui faire entendre que lord Stapledean était un peu sévère dans sa façon de recevoir les gens, elle répondit qu’il était tout naturel qu’il se fût montré tel à l’égard d’un homme aussi jeune que l’était Arthur. Quand il lui parla de l’auberge où elle aurait à descendre à Bowes, elle se borna à hocher la tête d’une manière significative. Il lui semblait peu probable que lord Stapledean, qui s’était montré si généreux envers elle et les siens, souffrirait qu’elle restât à l’auberge.

— Je regrette d’être contrainte de faire ce voyage, dit-elle à Arthur pendant qu’elle attendait, le chapeau sur la tête, l’arrivée de la voiture qui devait l’emmener.

— Je suis bien fâché que vous l’entrepreniez, ma mère, répondit-il, car je suis certain que vous allez au-devant d’un désappointement.

— Je n’ai pas d’autre parti à prendre. Je ne puis pas voir mes pauvres filles sans asile. Et, refusant avec dignité de s’appuyer sur le bras de son fils, elle monta lourdement en voiture et s’assit à côté du gamin qui devait la conduire.

— Quand faudra-t-il vous attendre, maman ? dit Sophie.

— Il m’est impossible de le dire à l’avance ; mais tu peux compter que dès que j’aurai vu lord Stapledean, je vous écrirai. Adieu, mes chères filles, dit-elle, et la voiture partit.

— C’est un sot voyage, dit Arthur.

— Maman s’y voit obligée, répliqua Sophie.

Madame Wilkinson avait écrit à lord Stapledean deux jours à l’avance pour lui annoncer qu’il était nécessaire qu’elle eût avec lui une entrevue au sujet des affaires de la cure ; elle avait donc tout lieu de penser que sa visite n’était pas inattendue. Quand elle arriva à Bowes, elle était très-fatiguée, et, il faut le dire, assez effrayée des dépenses du voyage. Jusqu’alors elle avait fort peu voyagé seule, et ne se doutait pas du prix des hôtels, des chemins de fer, des diligences et des chaises de poste. Mais enfin elle était arrivée, et elle se trouvait dans la petite auberge où Arthur était descendu lorsqu’il avait fait le même voyage quelques années auparavant.

— Sans doute, la dame peut avoir une chaise de poste, cria la maîtresse d’auberge du fond de la salle commune. — Et pour sûr, lord Stapledean est chez lui. Il n’en bouge guère, que je sache.

— C’est à un quart de lieue d’ici, n’est-ce pas ? lui demanda madame Wilkinson.

— À deux grandes lieues et demie, madame.

— Deux lieues et demie ! mon Dieu ! mon Dieu ! De ma vie je n’ai été si fatiguée ! Vous trouverez bien moyen de caser ma malle derrière la chaise de poste, n’est-ce pas ?

— Oui, madame, certainement. Vous êtes donc pour rester au château ?

À cette question, madame Wilkinson fit une réponse ambiguë. À mesure qu’elle se rapprochait du terme, elle sentait sa confiance faiblir. Elle se décida enfin à faire exactement ce que son fils avait fait jadis. Elle prit avec elle sa malle, mais elle dit, en s’en allant, qu’il était très-possible qu’elle reviendrait coucher le soir à l’auberge.

— C’est très-possible, en effet, se dit tout bas l’aubergiste.

— Et vous mangerez un morceau avant de vous mettre en route, n’est-ce pas, madame ? dit-elle tout haut. Non ; il n’était que midi, et madame Wilkinson serait bien sûr au château de Bowes un peu après une heure. Elle avait encore assez de confiance en l’hospitalité de lord Stapledean pour se croire assurée de son lunch. Quand un visiteur arrivait au presbytère de Hurst-Staple vers cette heure-là, n’avait-elle pas toujours quelque chose à lui offrir ? Elle se mit donc en route.

On était au mois d’avril, mais, même au mois d’avril, sur cette lande sans abri de la route du Nord, il fait très-froid. Il était impossible de voir un pays plus inhospitalier que celui où se trouvait la pauvre madame Wilkinson. Il était nu, désert et si découvert, que les coups de vent du nord le balayaient d’un bout à l’autre. Enfin, elle arriva à la grille du parc de lord Stapledean.

— C’est-il vous celle qui a envoyé la lettre ? dit la concierge en entr’ouvrant un peu la grille.

— Oui, ma bonne femme, oui, dit madame Wilkinson qui se croyait au bout de ses peines, c’est moi la dame ; je suis madame Wilkinson.

— Eh bien, alors, mylord dit comme quoi vous devez lui faire dire ce que vous lui voulez, ajouta la femme qui se tenait de façon à boucher l’entrée de la grille.

— Lui faire dire ce que je veux ? s’écria madame Wilkinson.

— Eh ben ! oui ; il faut le lui faire dire. Tenez, voilà Jock qui ira d’un coup de pied.

— Mais Jock ne saura pas expliquer à mylord ce que j’ai à lui dire. C’est pour une affaire très-importante que je veux voir mylord, dit madame Wilkinson dans son désespoir.

— Je ne vous dis que ce que mylord a dit lui-même. Il s’est traîné jusqu’ici lui-même tout à l’heure. — « Si une femme vient, » qu’il me dit, « ne la laissez pas passer la grille jusqu’à ce qu’elle dise ce qu’elle me veut. » Et la concierge répéta ces paroles de son maître d’un ton qui prouvait qu’elle avait résolu de lui obéir.

— Grand Dieu ! il y a quelque erreur, j’en suis sûre. Je suis le ministre de Hurst-Stapie… c’est-à-dire sa veuve. Hurst-Staple, vous savez, où est la propriété de mylord.

— Je ne connais pas.

— Avancez donc, postillon, il y a une erreur. Cette femme se trompe, pour sûr.

Enfin, l’importance d’une chaise de poste triompha de la résolution de la concierge, et celle-ci se décida à laisser passer madame Wilkinson.

— Mère, lui dit son fils aîné, tu verras que tu payeras ça.

— Eh ben ! tant pis, mon garçon ! Il ne peut pas me faire pendre, après tout. Et avec cette pensée, la concierge se rassura.

Le château de Bowes avait l’air, ce jour-là, encore plus humide, plus triste, plus muet et plus abandonné, s’il est possible, que lors de la visite d’Arthur. Les allées étaient couvertes d’herbe, et les arbustes ne semblaient pas avoir reçu depuis de longues années les soins d’un jardinier. La porte du château avait si peu l’air d’être faite pour laisser entrer les gens, que le postillon eut à chercher longtemps la cloche, cachée qu’elle était par la verdure et les branches d’arbres. Lorsqu’il l’eut sonnée, elle rendit un son aigre, rouillé et discordant comme si elle eût été en colère d’être dérangée d’une façon si inusitée.

Cependant, quelque rouillée qu’elle fût, elle fit venir, après un assez long délai, un domestique. C’était un vieux bonhomme à l’air maussade qui ouvrit lentement la porte. — Oui, dit-il, M. le marquis est chez lui. Il est dans son cabinet, mais ça n’est pas une raison pour qu’il voie les gens. Puis il jeta un regard soupçonneux sur la grande malle, et dit entre ses dents au postillon quelques mots que madame Wilkinson ne put saisir.

— Voulez-vous porter ma carte à mylord, s’il vous plaît, lui dit madame Wilkinson. Je désire le voir pour affaire importante. Je lui ai écrit pour lui annoncer mon arrivée.

— Ah ! vous avez écrit à mylord ? Eh bien ! m’est avis alors qu’il ne vous recevra pas du tout.

— Si, si ; mylord me recevra. Portez-lui ma carte, et je suis sûre qu’il me verra. Veuillez me faire le plaisir de la porter tout de suite à mylord, répéta-t-elle de son ton le plus impérieux.

Le domestique prit la carte, et madame Wilkinson attendit un quart d’heure à la porte, assise dans sa chaise de poste. Au bout de ce temps, il revint lui annoncer qu’elle devait le charger de son message pour le marquis. « Mylord avait donné ordre à la concierge de ne pas la laisser entrer, et il ne comprenait pas comment la dame eût pu arriver, malgré ses ordres, jusqu’à la porte du château. En tout cas, il ne voulait pas la voir avant de savoir ce qu’elle avait à lui dire. »

Or, il était tout à fait impossible que madame Wilkinson expliquât en détail, au maître d’hôtel de lord Stapledean, son affaire si compliquée, et pourtant elle ne pouvait se décider à s’en aller sans tenter un dernier effort.

— Il s’agit du presbytère de Hurst-Staple, — du presbytère de Hurst-Staple, répéta-t-elle pour bien graver les mots dans la mémoire du vieux domestique. Ne l’oubliez pas surtout. Le maître d’hôtel lui jeta un regard d’ineffable mépris et disparut, la laissant toujours dans sa chaise de poste.

Une ondée d’avril survint, — une ondée comme il n’en tombe que sur les frontières du Westmoreland. Le vent se mit à souffler avec violence, et la pluie se changea bientôt en giboulée. Le postillon se réfugia sous le portique d’entrée et boutonna sa veste ; les chevaux baissèrent la tête en frissonnant ; quant à madame Wilkinson, elle aurait donné tout au monde pour être chez elle à Hurst-Staple, ou même confortablement établie à Littlebath, ainsi que son fils le lui avait proposé.

— Mylord ne sait rien de votre affaire de presbytère, beugla le domestique en entr’ouvrant la porte de façon à ne laisser passer que sa tête un peu au-dessus du niveau de la serrure.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria madame Wilkinson. Laissez-moi seulement entrer dans le vestibule et je vous expliquerai tout.

— Ces chevaux-là vont être fourbus, pour sûr, dit le postillon.

À force de prières, madame Wilkinson obtint d’entrer dans le vestibule, et l’on permit à sa chaise de poste de faire le four de la maison et d’aller l’attendre dans la cour des écuries. Enfin, après avoir envoyé encore cinq ou six messages à lord Stapledean, il lui fut dit qu’il consentait à la recevoir. Le combat avait été si rude, qu’elle se sentit tout heureuse de ce commencement de succès. Depuis une heure, ce n’était plus contre son fils qu’elle nourrissait des sentiments d’hostilité, c’était contre le maître d’hôtel du marquis. Maintenant qu’elle avait vaincu ce cerbère, elle se sentait persuadée que tout irait bien. Hélas ! elle découvrit bientôt qu’en dépassant Cerbère, elle avait seulement réussi à pénétrer dans une région des moins désirables.

On la fit entrer dans ce cabinet de travail où Arthur avait été reçu dans le temps, et elle s’assit sur la même chaise qu’avait occupée son fils. Lord Stapledean était encore plus maigre et plus voûté que lorsque Arthur l’avait vu ; ses cheveux aussi avaient blanchi. Quant à ses yeux, ils parurent à madame Wilkinson aussi vifs et aussi rouges que ceux d’un furet.

Lorsqu’elle entra, il se souleva un peu et du geste lui désigna une chaise.

— Eh bien ! madame, qu’est-ce que c’est toute cette histoire du presbytère de Hurst-Staple ? Je n’y comprends rien, quant à moi.

— Non, mylord, sans doute. Vous ne pouvez pas la comprendre, je le sais. C’est pour cela que j’ai cru qu’il était de mon devoir de venir de si loin pour vous l’expliquer.

— De si loin ? D’où venez-vous donc ?

— De Hurst-Staple, mylord, dans le comté de Hampshire. Quand vous eûtes la bonté de régler ma position dans ma paroisse…

— Votre position dans la paroisse ?

— Oui, mylord, quant aux revenus et au presbytère…

— Que veut dire cette femme ? dit tout haut le marquis sans lever les yeux. Sa position dans la paroisse ? Mais, madame, je ne connais ni vous, ni votre position, ni vos affaires d’aucune sorte.

— Je suis la veuve du défunt ministre, lord Stapledean, et lorsqu’il mourut…

— Je fus assez sot pour donner la cure à son fils. Je me rappelle tout cela. C’était un homme très-imprudent, qui dépensait plus qu’il n’avait, et qui mourut en vous laissant sans le sou, vous autres ; n’est-ce pas cela ?

— Oui, mylord, répondit madame Wilkinson. Elle était si troublée, qu’elle ne savait plus ce qu’elle disait. — Si ce n’est pourtant, mylord, que jamais nous n’avons dépensé au delà de nos moyens. Nous avons eu sept enfants, et nous les avons tous très-bien élevés. Notre fils unique a été envoyé à l’Université, et je ne crois pas qu’il y ait eu imprudence, — pas la moindre, mylord, car nous avions même trouvé moyen de faire quelques petites économies, et l’assurance a toujours été régulièrement payée et…

Pendant que madame Wilkinson se laissait aller à défendre sa conduite domestique, le marquis la regardait avec des yeux terribles. Le ménage du feu ministre de Hurst-Staple avait été, en somme, très-bien ordonné, et il était tout naturel que madame Wilkinson cherchât à détruire les idées erronées de son patron ; mais, plus elle parlait, plus elle s’éloignait du but qu’elle avait en vue.

— Mais pourquoi, diable, êtes-vous venue me trouver ? dit lord Stapledean.

— Je vais vous le dire, mylord, si vous voulez seulement me prêter cinq minutes d’attention. Vous vous rappelez la mort de ce pauvre Wilkinson ?

— Je ne me la rappelle pas du tout.

— Vous eûtes la bonté d’envoyer chercher Arthur…

— Arthur ?

— Oui, mylord.

— Arthur ! qui est-ce ?

— Mon enfant, mylord. Vous ne vous rappelez donc pas ? Il venait d’entrer dans les ordres. Vous lui avez donné la cure, c’est-à-dire pas donné tout à fait, — vous l’avez nommé vicaire, pour ainsi dire, et vous m’avez alloué, à moi, les revenus et…

— Je vous ai alloué le revenu de la cure ? s’écria lord Stapledean en levant les mains de façon à exprimer un étonnement sans bornes.

— Oui, mylord, vous avez parfaitement compris la position ; et comme je ne pouvais pas desservir la cure moi-même…

— Desservir la cure vous-même ? Comment, madame ! est-ce que vous n’êtes pas une femme ?

— Oui, mylord, sans doute, c’était là la raison. Vous avez donné la cure à Arthur, et vous m’en avez réservé le revenu. Ça, c’est une affaire arrangée ; il s’agit maintenant du presbytère.

— Cette femme est folle, dit lord Stapledean, en tenant toujours les yeux fixés sur le tapis, mais en parlant tout haut, — folle à lier. Je crois que vous ferez mieux de rentrer chez vous, madame, et le plus tôt possible.

— Mylord ; si vous vouliez vous donner la peine de me comprendre…

— Je ne comprends pas un seul mot de ce que vous me dites. Le revenu, le presbytère, vous et votre fils, tout cela ne me regarde pas.

— Oh ! que si, mylord.

— Je vous dis que non, madame, tout cela ne me regarde pas ; et, qui plus est, je ne veux pas m’en mêler.

— Il veut se marier, mylord, continua madame Wilkinson, qui commençait à pleurnicher, et il va nous mettre toutes à la porte, à moins que vous n’interveniez. Il veut que j’aille vivre à Littlebath, et pourtant je suis sûre que vous entendiez me donner la maison lorsque vous m’avez alloué les revenus.

— Et vous êtes venue me trouver ici à Bowes, parce que votre fils veut jouir de son propre revenu ?

— Non, mylord, mon fils n’a pas l’intention de me reprendre le revenu. Il sait qu’il ne peut pas faire cela, parce que vous me l’avez alloué ; et, pour lui rendre justice, je ne crois pas qu’il le ferait, même s’il le pouvait. C’est un bon garçon, mylord, il se trompe dans cette affaire, voilà tout !

— Ah ! je comprends ; il veut vivre dans sa propre maison. C’est cela, n’est-ce pas ?

— Mais ce n’est pas sa maison, vous savez. Depuis la mort de son père, ç’a toujours été ma maison. Si mylord veut bien se rappeler que…

— Écoutez, madame Wilkinson, voulez-vous savoir mon idée ? C’est que votre fils a grand tort de vous laisser voyager comme cela toute seule…

— Comment, mylord ?

— Et, si vous m’en croyez, vous retournerez chez vous aussi vite que possible, et vous irez vivre où il vous dira…

— Mais, mylord…

— En tout cas, je vous prie de ne plus m’ennuyer de cette affaire. Lorsque j’étais jeune homme, votre mari fut mon précepteur pendant quelques mois ; j’ai amplement payé ma dette par deux nominations successives à la cure de Hurst-Staple. Je ne sais rien de votre fils, et je n’en veux rien savoir. Je pense qu’il vaut la plupart des prêtres…

— Oh ! pour cela, oui, mylord…

— Et quant au presbytère, y vivra qui voudra ; cela m’est parfaitement égal.

— Vraiment, mylord ? dit madame Wilkinson d’un ton abattu.

— Parfaitement égal, vous dis-je. On n’a jamais entendu pareille proposition de la part d’une femme, — jamais ! Et maintenant, madame, si vous voulez bien, je vous souhaiterai le bonjour. Bonjour ! Et le marquis fit le geste de se soulever de son fauteuil. Madame Wilkinson se leva et se tint debout devant lui en portant son mouchoir à ses yeux. Elle ne pouvait pas se résigner à une défaite si complète. Elle était encore persuadée que, si elle pouvait faire comprendre à lord Stapledean ce qu’il en était, celui-ci prendrait parti pour elle. Elle avait fait ce long voyage pour livrer bataille, et, tant qu’il restait la moindre chance de victoire, elle ne pouvait se résoudre à abandonner le terrain. Comment dire la chose au marquis, en aussi peu de mots que possible, de façon à lui faire saisir la vérité ?

— Si vous vouliez seulement me permettre, mylord, de vous rappeler les faits, — comment vous m’avez vous-même alloué…

Lord Stapledean se retourna brusquement dans son fauteuil et saisit le cordon de la sonnette qu’il tira violemment une première fois, — puis une seconde, — puis une troisième fois plus violemment encore. Le cordon se détacha et vint lui tomber sur la tête, et la sonnette retentit longuement et bruyamment dans toute la maison.

— Thompson, dit-il lorsque le domestique arriva, reconduisez cette dame.

— Oui, mylord.

— Reconduisez-la tout de suite.

— Oui, mylord, dit Thompson qui se tenait debout d’un air irrésolu. Madame, la chaise de poste est avancée.

Madame Wilkinson, loin de s’affaisser, ainsi qu’on aurait pu s’y attendre, trouva la force de se redresser avec une certaine dignité, et dit en se préparant à partir :

— Je trouve que j’ai été fort maltraitée ici.

— Thompson ! hurla le marquis avec fureur, reconduisez madame.

— Oui, mylord, dit Thompson en indiquant le vestibule à madame Wilkinson, d’un geste noble et gracieux. C’était son unique moyen de reconduire cette dame.

En présence d’une nécessité inexorable, madame Wilkinson se retira, mais jamais elle ne tint la tête plus haute, jamais elle ne prit un air plus imposant qu’en regagnant sa chaise de poste ce jour-là. Thompson lui ouvrit la portière et lui offrit son bras pour monter en voiture, mais elle dédaigna tout secours. Elle regrimpa sans l’aide de personne dans sa voiture ; le postillon enfourcha sa bête, et ils partirent. En repassant par la grille, elle eut le plaisir d’entendre les rires étouffés et ironiques de la concierge. Arrivée à l’auberge, le cœur bien gros, madame Wilkinson gagna en toute hâte sa chambre pour y pleurer à son aise.

— Vous voilà donc revenue ? lui dit la maîtresse d’auberge.

Nous ne dirons rien de son pénible voyage pour retourner à Hurst-Staple, et des tristes réflexions auxquelles elle se livra pendant la route. Elle écrivit un mot à sa fille aînée pour lui annoncer son retour et, en conséquence, elle trouva à la station le garçon d’écurie qui l’attendait avec le phaéton. Elle avait craint qu’Arthur ne vînt la chercher, mais celui-ci, redoutant également de son côté la première rencontre, avait consulté ses sœurs et s’était décidé à attendre sa mère à la maison. Il était donc dans la bibliothèque quand elle arriva, mais, en entendant le bruit de la voiture, il alla recevoir sa mère sur le perron.

Elle ne lui dit rien dans le premier moment, mais elle serra affectueusement la main qu’il lui tendit.

— Quelle sorte de voyage avez-vous fait, maman ? lui dit Sophie.

— Oh ! c’est un endroit affreux ? s’écria madame Wilkinson.

— En effet, ce n’est pas un joli pays, dit Arthur. Arrivée au salon, la mère s’assit sur le canapé, avec une de ses filles de chaque côté.

— Sophie, dit-elle après un moment, va-t’en ; donne ta place à Arthur. Sophie se leva, et Arthur s’assit à côté de sa mère et lui passa affectueusement le bras autour de la taille.

— Arthur, dit à voix basse madame Wilkinson, je crois que je me suis conduite bien sottement dans cette affaire.

Ce fut là tout ce qu’on lui dit jamais du voyage de Bowes. Il n’était pas homme à triompher de la défaite de sa mère. Lorsqu’elle lui fit sa petite confession, il l’attira doucement vers lui et l’embrassa. À partir de ce moment, il fut entendu qu’Adela viendrait aussitôt que possible régner en maîtresse au presbytère ; pour les autres arrangements de détail, on s’entendrait à l’amiable et à loisir. En tout cas, la grande question de la chambre d’enfants pouvait rester dans le vague pendant un an encore.

Puis on décida en plein conclave que, si Adela y consentait, le mariage aurait lieu vers le milieu de l’été. Entre Littlebath et Hurst-Staple, il s’établit une correspondance très-suivie, et madame Wilkinson ne s’en montra ni indignée, ni même contrariée. Lord Stapledean était évidemment parvenu à lui faire comprendre que le presbytère appartenait au pasteur — au pasteur mâle, et non au pasteur femelle — et, maintenant qu’elle avait admis cela, elle convenait volontiers qu’Adela Gauntlet ne serait pas une mauvaise femme pour son fils.

— Il est clair, ma mère, que nous serons fort gênés ; nous devons nous y attendre.

— J’espère, en tout cas, que vous serez heureux, répondit madame Wilkinson, qui n’aimait point à arrêter sa pensée sur la gêne de son fils, sa conscience lui reprochant parfois les huit mille francs qu’elle prélevait annuellement sur lui.

— Je crois que je réussirai à avoir des élèves, continua Arthur ; si j’en avais seulement deux, à trois mille cinq cents francs chacun, nous pourrions encore vivre très-confortablement.

— Mais peut-être qu’Adela n’aimera pas à avoir des élèves dans la maison ?

— Oh ! ma mère, vous ne connaissez pas Adela. Jamais elle ne s’opposera à une chose parce qu’elle lui déplaît personnellement.

On invita Adela à venir à Hurst-Staple, et elle accepta tout de suite. Elle laissa voir ouvertement, et sans mauvaise honte, le plaisir qu’elle avait à y être. Elle aimait l’homme qu’elle allait épouser, — elle l’aimait depuis longtemps et maintenant il lui était permis de montrer son amour. Il était de son devoir aujourd’hui de lui dire cet amour, et de lui déclarer avec de tendres paroles qu’elle ferait tous ses efforts pour lui aplanir la route de la vie. Elle devait chercher à le rendre heureux, elle devait partager ses peines, et ne faire qu’un cœur avec lui. Elle pensait que dès lors la chose était autant de son devoir qu’elle le serait plus tard quand, selon les commandements de Dieu, elle serait devenue la chair de sa chair et les os de ses os.

Sophie et Mary Wilkinson s’étaient montrées presque hostiles à Adela et n’avaient pas cru devoir féliciter cordialement leur frère de son mariage, tant que madame Wilkinson était restée perchée sur ses grands chevaux au sujet du presbytère ; mais maintenant elles parlaient volontiers, et avec plaisir et intérêt, de l’arrivée de leur nouvelle sœur. « Je sais qu’Adela aimera mieux cela ainsi, Arthur, » ou bien, « Je crois qu’Adela préférera ceci. » et « quand nous serons parties, Adela fera telle ou telle chose, » disaient-elles à tout moment.

Arthur acceptait tout avec un doux et fraternel sourire, et remerciait Dieu du fond du cœur de ce bienheureux voyage que sa mère avait fait au château de Bowes.

— Adela, dit-il à sa future un jour qu’ils se promenaient ensemble au bord de la rivière, Adela, si j’avais eu votre courage, il y a longtemps que tout ceci serait déjà fait.

— Je n’en sais rien, répondit-elle ; mais je suis sûre d’une chose : c’est que tout est pour le mieux. Maintenant nous pouvons bien nous dire que nous savons ce que nous voulons. Il est bon peut-être de mettre l’amour à l’épreuve avant de s’y confier.

— J’aurais dû mettre confiance dans le vôtre dès votre premier mot, dès votre premier regard.

— Et moi, j’aurais fait de même et nous, aurions peut-être eu tort. Arthur, tout n’est-il pas bien comme il est ?

Alors il lui concéda de grand cœur que tout était très-bien — que tout était pour le mieux. Que pouvait-il lui arriver de meilleur en effet ? Il se rappela ses chagrins passés, ses douleurs et ses désappointements d’autrefois. Il se souvint de la terrible journée de la publication des listes à Oxford, de cet autre jour où il était revenu de Bowes le cœur brisé, et, surtout, de cette triste visite à West-Putford. Les longues heures qu’ils avait passées assis dans la bibliothèque du presbytère, à gémir sur son triste sort lui revinrent en mémoire. Lui qui s’était toujours plaint de sa destinée, qui avait passé sa vie à se lamenter et à se répéter tristement : Væ victis ! il pouvait, pour la première fois, changer de note et entonner un chant de triomphe ! Son cœur débordait d’allégresse. S’il eût remporté le premier de tous les prix à son début dans le monde, qu’aurait pu lui donner de plus la destinée, ou, pour mieux dire, qu’aurait-elle pu lui réserver de meilleur ?

On conviendra qu’elle lui accordait au moins tout ce qu’il méritait.

Ils décidèrent que le mariage aurait lieu au commencement du mois de juin.

— Le premier, dit Arthur.

— Non, le trente, dit Adela en riant ; puis, comme les femmes savaient mieux céder qu’exiger, on tomba d’accord pour le onze juin. Espérons que ce jour-là leur aura toujours semblé un jour propice.