Charpentier (2p. 96-115).

CHAPITRE XXVIII

L’AMOUR DU SOLLICITEUR GÉNÉRAL.

Ce fut à Hadley que Caroline reçut et accepta l’offre de mariage que lui fit sir Henry Harcourt. Le romanesque, on le comprendra facilement, ne joua pas un grand rôle dans cette affaire. Sir Henry, cependant, n’eût pas demandé mieux que de se jeter, à la hâte, aux pieds de sa belle, et de lui jurer sur sa blanche main qu’il l’aimait plus qu’homme n’avait encore aimé, enfin de se mettre à faire sa cour selon la mode généralement approuvée par les jeunes filles. Je dis : à la hâte, parce qu’il était à la veille d’être nommé solliciteur général, et il avait en ce moment trop de lièvres à courir, qu’on me passe l’expression, pour consacrer beaucoup de temps à faire du sentiment. Du reste, Caroline ne voulait point de sentiment, qu’on le fît à la hâte ou à loisir. Quoi qu’il en pût être du côté de sir Henry, elle, du moins, avait passé par cette phase-là, et elle entendait bien ne plus la recommencer.

Sir Henry n’avait pas eu trop de peine à conquérir sa belle fiancée. Il avait réussi à établir une sorte d’intimité entre M. Bertram et lui, et il avait déjà obtenu la permission de faire de fréquentes visites à Hadley, lorsque mademoiselle Baker et Caroline y arrivèrent. Il n’y couchait jamais ; mais, de temps à autre, il y dînait, et il trouvait toujours quelque chose d’important à dire au maître de la maison, lorsqu’il avait besoin d’un prétexte pour aller à Hadley. Tantôt c’était M. Bertram qui lui avait parlé d’un placement, et il lui rapportait les renseignements demandés ; tantôt c’était lui qui venait réclamer les conseils du vieillard au sujet de sa carrière politique. Dans ce temps-là, sir Henry était, ou prétendait être, complètement guidé dans sa vie publique par M. Bertram.

Ce fut de cette façon qu’il se retrouva avec Caroline. La première fois qu’il la revit, il se borna à l’assurer à demi-voix de la part qu’il prenait à sa douleur ; à la seconde visite, il parla un peu plus de lui-même, et un peu moins de Bertram ; à la troisième, il ne l’entretint guère que de ses mérites à elle ; et à la quatrième, il lui demanda de devenir lady Harcourt. Elle lui répondit qu’elle y consentait, et en ce qui la concernait, les choses en restèrent là pour le moment.

Puis, sir Henry demanda à fixer le jour du mariage. Sur ce sujet-là encore, Caroline se montra d’une extrême docilité. À ce propos, elle ne fit pas les difficultés d’usage. Sir Henry proposa que leur mariage eût lieu avant la Noël. — Fort bien, que ce soit avant la Noël ! » Il fait froid se marier alors, : mais leur mariage aussi devait être froid.

Sir Henry n’était pas insensible au bonheur de posséder tant d’attraits, et ne laissait pas que d’éprouver un certain chagrin en se voyant refuser tout avant-goût de sa légitime félicité. Tout solliciteur général qu’il était, il serait resté volontiers dix minutes assis auprès de Caroline, le bras passé autour de sa taille ; et, malgré l’acharnement avec lequel il travaillait à un bill pour réglementer les cours des comtés, — bill qui devait lui donner pour adversaire ce terrible et puissant politique, mylord Boanerges, — il n’aurait pas demandé mieux que de dérober, par-ci, par-là, un baiser ou deux. Mais la taille de Caroline et les baisers de Caroline ne devaient être à lui qu’après la Noël ; ils ne devaient lui appartenir que comme le prix de son nouveau rang et de sa grande et belle maison d’Eaton-Square.

Mademoiselle Baker était retournée à Littlebath, soit pour y recevoir Adela, soit parce qu’elle se trouvait mieux chez elle que dans la triste maison de son oncle ; ou peut-être encore, parce que sir Lionel s’y trouvait. Bref, elle y était retournée, et Caroline, pour le moment, faisait l’office de maîtresse de maison chez son grand-père.

Le vieillard semblait avoir abandonné toute idée de mystère. Il est vrai qu’il continuait à ne désigner Caroline que sous le nom de mademoiselle Waddington, mais il permettait, sans se fâcher, que d’autres parlassent d’elle comme étant sa petite-fille, et, avec Harcourt, il faisait ouvertement allusion à cette parenté. Il semblait avoir pris son parti du mariage. Malgré ses prières à George, malgré ses efforts pour le tenter, et la profonde douleur que lui avait causée son insuccès, il paraissait satisfait. Il ne s’était, du reste, jamais opposé à ce mariage. Lorsque Caroline lui en avait parlé pour la première fois, il avait fait quelque allusion bourrue à l’inconstance des femmes ; mais en même temps il avait déclaré qu’il ne ferait aucune objection.

Et pourquoi en aurait-il fait ? Sir Henry Harcourt était, sous tous les rapports, un excellent parti pour sa petite-fille. M. Bertram avait souvent reproché à son neveu George de ne pas savoir faire son chemin. Sir Henri, lui, avait fait son chemin, et il ne semblait pas encore près de s’arrêter. N’y avait-il pas de bonnes raisons de croire qu’un homme qui, à trente ans, était solliciteur général, serait avant la cinquantaine un grand personnage, — lord chancelier ou lord-chief-justice, peut-être ? Donc, M. Bertram, cela va sans dire, ne fit pas d’objection.

Toutefois, son approbation ne fut pas très-cordialement exprimée. Les vieux millionnaires n’ont qu’un seul moyen de montrer de la cordialité. Ce n’est ni par des poignées de main, ni par des paroles gracieuses, ni par des regards approbateurs qu’ils y parviennent. Leurs caresses ne satisfont pas ; leurs plus aimables discours, quand ils ne s’appuient sur rien, paraissent toujours froids. Un vieillard, s’il veut être cordial, devra, en pareil cas, parler de centaines de mille francs.

— « Mon jeune ami, j’approuve complètement. Je lui donnerai cinq cent mille francs le jour où vous l’épouserez. » C’est alors seulement que s’échangent les chaleureuses poignées de main ; c’est alors qu’on sent une véritable cordialité. — « Grand-papa est le meilleur des hommes ! Il n’y a personne qui le vaille. Ce vieux chéri ! Il a été si généreux ! »

Mais M. Bertram ne parla ni de cinq cent mille francs, ni de dix mille francs, ni d’aucune somme, tant qu’on ne lui en dit rien. Sir Henry tenait beaucoup à ne pas témoigner de curiosité à ce sujet, afin de prouver qu’il n’épousait pas Caroline par intérêt et que son admiration pour M. Bertram était indépendante du coffre-fort de celui-ci. Il fit bien quelques petites tentatives auprès de M. Pritchett ; mais celui-ci, pour toute réponse, se borna à soupirer péniblement. M. Pritchett n’était pas dans les intérêts de Harcourt ; il ne semblait même plus se soucier beaucoup de mademoiselle Caroline, depuis qu’elle avait changé d’amour.

Mais il devenait enfin urgent que sir Henry sût à quoi s’en tenir. Peut-être n’aurait-il rien ; mais encore, voulait-il le savoir. Pourtant, il comptait bien obtenir quelque chose, et, de plus, l’obtenir sur-le-champ. C’était un homme très-laborieux, mais ce n’était pas un homme économe que sir Henry Harcourt. L’économie, à vrai dire, n’est guère possible à celui qui vit dans le monde à Londres parmi des gens riches. Harcourt n’avait donc pas beaucoup d’argent par-devant lui. Il se faisait un revenu considérable, mais ses dépenses étaient considérables aussi. Une soixantaine de mille francs lui étaient à peu près indispensables, car il venait de louer un bel hôtel dans Eaton-Square, et il lui fallait le meubler.

Un jour, un vendredi — c’était quelque temps après son retour d’Écosse, et pendant qu’il s’occupait le plus activement du bill sur les cours de comtés, — il écrivit à Caroline pour lui annoncer sa visite à Hadley. Il se proposait, disait-il, d’y arriver le samedi soir, de passer la journée du dimanche à la campagne, et de repartir le lundi matin pour Londres, en supposant toutefois que cet arrangement convînt à M. Bertram.

Harcourt fut reçu à Hadley comme il convient de recevoir un solliciteur général. On ne lui servit pas que du mouton rôti et du bœuf bouilli ; on ne lui donna pas la petite chambre du fond qui n’avait pas de tapis ; tout cela avait été bon pour George Bertram, mais le solliciteur général avait droit à tout ce qu’il y avait de meilleur à Hadley. Il coucha dans la chambre d’honneur, — laquelle, par parenthèse, était un peu humide, car elle ne servait guère que deux fois l’an — et, à dîner, il eut à subir tout un service d’entrées, — d’entrées telles qu’on les comprend dans la banlieue de Londres. Cette réception le flatta naturellement en sa qualité de solliciteur général, et lui donna du courage pour l’effort qu’il allait tenter.

Il avait un peu espéré que le samedi soir il obtiendrait un tête-à-tête avec Caroline. Mais ni le sort ni l’amour ne lui furent propices. Premièrement, il n’arriva à Hadley que tout juste à l’heure du dîner ; en second lieu, le vieillard, tout infirme qu’il était, prenait toujours place à table ; et enfin, bien que sir Henry fût solliciteur général, on n’avait préparé aucune autre pièce que la salle à manger, aucun salon pour sa réception.

— Grand-papa n’aime pas à se remuer, dit Caroline, lorsque, le dîner fini, elle se leva de table ; donc, si vous le permettez, sir Henry, je viendrai prendre le thé ici. Nous passons nos soirées dans la salle à manger.

— J’ai toujours eu horreur d’habiter deux pièces, dit le vieillard. Dès que l’une commence à être chaude et confortable, il faut la quitter pour aller chercher tous les courants d’air de la maison. C’est la mode aujourd’hui, je le sais. Mais j’espère, sir Henry, que vous m’excuserez de ne pas l’aimer.

Il va sans dire que sir Henry l’excusa ; il l’assura même que, pour sa part, il ne trouvait rien de si charmant que de passer la soirée autour d’un bon feu de salle à manger.

Après une heure d’absence, Caroline revint pour faire le thé, et, au bout d’une autre heure, avant que son grand-père allât se coucher, elle disparut. Sir Henry avait résolu de ne point parler d’argent ce soir-là à M. Bertram. Il ne tarda donc pas à imiter Caroline, et à se retirer dans sa chambre, où il se plongea avec ardeur dans son travail sur les cours de comtés.

Le lendemain, dimanche, sir Henry et Caroline assistèrent au service divin. Tous les habitants de Hadley savaient le mariage projeté, et ils étaient ravis de pouvoir dévorer des yeux les deux tourtereaux. Un solliciteur général qui fait sa cour est un spectacle digne d’attention ; et le prédicateur n’eut pas le droit de se plaindre si l’on écouta son sermon avec moins de recueillement qu’à l’ordinaire. Après le service vint le lunch, et ce ne fut qu’après le lunch que sir Henry put proposer une promenade à sa future.

« Sans nul doute elle serait charmée de se promener : » telle fut la réponse de Caroline. Elle n’avait pas ôté son chapeau en revenant de l’église, elle était donc toute prête. Sir Henry aussi était tout prêt ; mais, au moment de quitter le salon, il se pencha vers le fauteuil de M. Bertram, et lui dit à voix basse : — Pourrais-je vous dire quelques mots, monsieur, avant le dîner, à propos d’affaires ? Je sais que je dois m’excuser, puisque c’est aujourd’hui dimanche.

— Oh ! le dimanche ne me fait rien, répliqua l’obstiné vieillard. Si vous voulez me parler, il est probable que vous me trouverez ici jusqu’à ce que j’aille me coucher.

Le jeune couple se mit en route. Ah ! ces promenades d’amoureux ! En vieillissant, on peut en arriver à ne regretter que fort peu de choses parmi toutes celles qu’on laisse derrière soi. On peut s’apprendre à dédaigner la plupart des plaisirs de sa jeunesse, et à vivre satisfait, bien qu’on leur ait survécu. La polka et la valse étaient jadis pleines de charmes : mais on se dit que, somme toute, c’était là un exercice laborieux, et qu’il fallait parfois s’y livrer avec des personnes dont on ne se souciait guère. Les pique-niques d’autrefois, aussi, étaient bien agréables : mais on peut se demander s’il n’est pas plus charmant encore de faire un bon dîner, assis à sa propre table. Bien qu’on soit gros et qu’on ait passé la quarantaine, on suit encore la chasse ; et, après tout, ce canotage et ce cricket, auxquels on a renoncé, n’étaient que des jeux d’enfants. Ce n’est point après ces choses-là que l’âme soupire. Mais ces promenades d’amoureux ! ces promenades d’amoureux aimé ! Thomas Moore est souvent trop doucereux et trop sentimental dans sa poésie ; mais, sur ce point, il disait vrai. C’est le paradis sur terre. Elles sont faites, et à jamais finies pour nous, ces belles promenades, ô mes contemporains ! Jamais plus — à moins qu’il ne nous soit donné de retrouver nos houris dans le ciel, et que dans une nouvelle et plus vaste jeunesse, nous parcourions avec elles les champs d’asphodèles — jamais plus, nous ne reverrons ces joies ! Et que pourrait-on leur comparer ? Ce fut le long des haies odorantes, sous les chênes verdoyants, ou en foulant aux pieds les feuilles bruissantes que nous nous enhardîmes à dépouiller les allures compassées du monde, et que nous découvrîmes que celles que nous aimions n’étaient pas des déesses faites de velours et de brocard, mais bien des créatures humaines comme nous, ayant du sang dans les veines, un cœur dans la poitrine — véritables enfants d’Adam, semblables à nous.

« Si quelqu’un trouve quelqu’une, passant par les blés !… » Ah ! la vieille chanson ! Ah ! les douces rencontres ! Comme nous partagions l’avis du poëte rustique ! « Et si l’un embrassait l’une, » comme nous nous répétions avec lui, qu’il n’était point besoin de crier. Chers amis, nés, comme moi, sous le consulat de lord Liverpool ! tout cela est à jamais fini pour nous — nous ne passerons plus par les blés !

Ces souvenirs, en dépit de toute notre philosophie, donneront toujours à notre pensée une teinte de mélancolie. Nous pouvons encore nous promener avec nos femmes ; c’est chose fort agréable, extrêmement agréable, — cela va sans dire ; mais il y avait quelque chose de plus émouvant et de plus piquant à se promener avec ces mêmes personnes lorsqu’elles portaient d’autres noms. Oui, chère épouse, mère de mes beaux enfants ! toi qui as si bien rempli ton devoir ! cela est vrai, malgré ton air courroucé. Ton époux n’a été que médiocrement bon pour toi, et tu as été plus que bonne pour lui. Nous avons paisiblement gravi la colline ensemble en partageant le fardeau ; et, appuyés l’un sur l’autre, il nous faut aujourd’hui descendre la pente qui mène au vert cimetière. Il est bon et salutaire de cheminer ainsi. Mais, pour savourer la coupe débordante de joie et de vie, pour boire à la source jaillissante des félicités humaines, rendez-moi, rendez-moi… Allons ! allons ! ce sont des bêtises, je le sais ; mais n’est-il pas permis de rêver de temps à autre, pendant le sommeil d’après-midi, sans faire de mal à personne ?

Vixi puellis nuper idoneus et militavi. Ah ! qu’Horace comprenait bien tout cela ! Quand il faut mettre la guitare au clou, que c’est triste ! comme on en aurait volontiers ajourné l’heure si la calvitie, la foi conjugale et l’obésité l’eussent permis ! N’est-il pas vrai, mon vieil ami à la barbe grise ? ne portes-tu pas envie à ce jeune drôle avec ses vingt-cinq ans, bien qu’il ait eu de la peine à trouver de quoi payer sa paire de gants ? Il dîne pour trente sous au cabaret, mais qu’importe à Maria où il a dîné ! Il erre, les poches vides, à travers les blés… et, au détour du sentier, il trouve Maria qui l’attend. Il ne faut pas lui en vouloir ; tu as eu tes promenades dans le temps ; prête-lui plutôt ces quarante francs qu’il veut l’emprunter, et, grâce à toi, le cœur de Maria battra de joie à la vue de la broche en or qu’il lui offrira.

Pour notre ami sir Henry, toutes les joies étaient au présent. Il avait la jeunesse, la fortune et l’amour, tout ensemble. À vingt-huit ans, il était membre du parlement, solliciteur général, propriétaire d’une superbe maison dans Eaton-Square, et il allait épouser une femme d’une beauté accomplie. Ne devait-il pas lui être doux d’errer parmi les blés ? Ne se trouvait-il pas en plein paradis terrestre, et la coupe du bonheur ne débordait-elle pas entre ses mains ?

Ils se mirent donc en route. C’était la première fois qu’ils se promenaient ensemble. Cette histoire ne se charge pas de raconter quels avaient pu être les exploits antérieurs de sir Henry en ce genre. Quand on est solliciteur général à vingt-huit ans, on n’a guère eu le temps de se promener beaucoup. Mais, l’expérience qui lui manquait peut-être, Caroline l’avait. À Littlebath, il y avait eu des promenades à pied aussi bien qu’à cheval ; il y en avait eu également, mais d’une douceur plus mélangée peut-être, parmi les vieilles tombes, sous les murs de Jérusalem. Ils se mirent donc en route. Il y a — ou plutôt, devrai-je dire, il y avait, car le temps et les chemins de fer, et les petites villas de l’extrême banlieue l’ont peut-être détruit, — il y a, ou il y avait, dis-je, un charmant petit chemin boisé qui aboutissait derrière l’église de Hadley, et qui traversait ce qui jadis avait été la « chasse » d’Enfield. Combien de pieds amoureux ont foulé les feuilles dont l’automne jonchait ce joli sentier ! Allons, allons ! je n’en parlerai plus. Je ne parlerai plus que de sir Henry et du moment présent. Le temps passé et les anciennes promenades seront mises en oubli. Le solliciteur général suit ce chemin, et l’amour et la beauté l’accompagnent.

Voyez comme il ouvre la barrière qui touche à la clôture du cimetière ! Je voudrais bien savoir si elle y est encore. Allons, allons ! supposons qu’elle y est toujours.

— Quel charmant temps pour se promener, dit sir Hnery.

— Magnifique, répondit Caroline.

— Il n’est rien que j’aime autant qu’une longue promenade, dit le jeune homme.

— C’est fort agréable, en effet, dit la jeune fille. Mais je ne me soucie pas d’aller très-loin aujourd’hui. Je ne suis pas bien forte en ce moment.

— Pas bien forte ? répéta le solliciteur général d’un ton d’effroi.

— Je ne suis pas malade du tout ; mais je ne me sens pas de force à faire de longues promenades. J’en ai perdu l’habitude ; puis, mes bottines ne sont pas ce qu’il faut pour cela.

— J’espère qu’elles ne vous font pas mal ?

— Oh ! non, elles ne me font pas précisément mal ; elles iront très-bien pour aujourd’hui. — Puis il y eut un silence, et ils se mirent à marcher sur la pelouse qui est devant les fenêtres du presbytère, et qui s’étend jusque sous le bois. Je voudrais bien savoir si, dans les soirs d’été, on y joue encore au cricket ?

Ils se trouvèrent bientôt aussi seuls — ou presque aussi seuls que pouvaient le souhaiter des amoureux ; assez seuls, du moins, au gré de Caroline. Quelques regards curieux les épiaient encore, peut-être pour voir quel air avait le célèbre avocat en se promenant avec la jeune fille de son choix, et comment aussi se comportait la petite-fille du vieil avare millionnaire lorsqu’elle se promenait avec celui qu’elle aimait. Quelques voix, peut-être, murmuraient tout bas qu’elle avait changé d’amoureux, car tout se sait et se redit dans ces agrestes solitudes. Mais ni ceux qui épiaient, ni ceux qui chuchotaient ne troublaient le bonheur de l’heureux couple.

— J’espère que vous êtes heureuse, Caroline, dit sir Henry en pressant légèrement la main qui reposait à peine sur son bras.

— Heureuse… oui, je suis heureuse. Je ne crois pas, vous le savez, à la félicité parfaite. Je n’y ai jamais cru.

— Mais j’espère que vous êtes raisonnablement heureuse… que vous n’êtes pas mécontente… que vous n’avez pas de regrets du moins ? J’espère que vous êtes persuadée que je ferai mon possible, tout mon possible pour vous rendre heureuse.

— Oui, sans doute, je crois cela. Nous devons chercher à nous rendre la vie agréable l’un à l’autre. Après tout, je pense que c’est là l’essentiel en ménage.

— Je ne m’attends pas, Caroline, à ce que vous m’aimiez avec passion, pas encore, du moins.

— Non. Il ne faut nous attendre ni l’un ni l’autre à cela, sir Henry. L’amour passionné ne dure pas longtemps, je crois, et fait bien souffrir pendant qu’il dure. Une mutuelle estime lui est infiniment préférable.

— Mais, Caroline, je tiens à ce que vous croyiez à mon amour.

— Et j’y crois, je vous assure. Sans cela, pourquoi m’épouseriez-vous ? J’ai trop bonne opinion de moi pour être surprise que vous m’aimiez. Mais l’amour, chez vous comme chez moi, devra être désormais subordonné à d’autres passions.

L’allusion au passé renfermée dans ce mot « désormais » n’était pas précisément du goût de sir Henry ; mais il la subit sans sourciller.

— Vous savez si bien l’histoire de ces trois dernières années, continua Caroline, que je ne pourrais pas vous tromper, en supposant que je le voulusse. D’ailleurs, je crois pouvoir affirmer, telle que je me connais, que je n’aurais jamais, en aucun état de cause, tâché de le faire. J’ai aimé une fois, et il n’en est résulté rien, de bon. Cela était contraire à ma nature, d’aimer — d’aimer ainsi d’un amour passionné et dévoué. Pourtant, je l’ai fait. Mais je crois pouvoir assurer que je ne commettrai plus jamais cette sottise.

— Vous avez souffert récemment, Caroline, et la blessure est encore trop vive pour que vous puissiez croire au bonheur qui, peut-être, vous est réservé.

— C’est vrai ; j’ai souffert, dit-elle ; et Harcourt sentit, au mouvement du bras qui s’appuyait sur lui, qu’elle frissonnait de tout son corps.

Il marcha pendant quelque temps, en silence, plongé dans ses réflexions. Pourquoi épousait-il cette jeune fille qu’avait quittée son premier amoureux ? Il était à l’apogée de sa prospérité ; il avait à offrir tout ce que les mères désirent pour leurs filles, tout ce que les filles désirent pour elles-mêmes. Il avait la fortune, le rang, la célébrité, la jeunesse et le talent. Pourquoi jetterait-il tous ces trésors aux pieds d’une orgueilleuse, qui les acceptait, en lui jurant qu’elle ne l’aimerait jamais ? Ne ferait-il pas mieux de reculer ? Il n’avait qu’un mot à dire pour cela ; car l’orgueil de Caroline était bien réel. Harcourt sentait au fond du cœur qu’elle n’affectait rien de ce côté-là. Il n’avait qu’à lui dire qu’il ne pouvait se contenter de ses froids regards, et elle le prierait tout simplement de la reconduire chez elle et de la laisser. Rien de plus facile pour lui que de se dégager.

Mais sir Henry la regarda. Non pas avec les yeux du corps, car elle marchait à ses côtés et il n’aurait pu, physiquement, obtenir la vue d’ensemble que réclamait son esprit critique. Mais il l’examina attentivement avec les yeux de la mémoire et vit qu’elle satisfaisait en tout point aux exigences de son goût. Personne ne pouvait nier qu’elle ne fût extrêmement belle, et qu’elle ne fût à l’apogée de sa beauté — beauté de déesse qui devait persister pendant longtemps, en dépit des années, car elle ne tenait pas à la grâce de la jeunesse et à une éphémère fraîcheur ; elle ne venait pas de l’éclat du regard ni du coloris des joues. Les lignes du visage étaient, à la fois, sévères et admirablement gracieuses. Ce n’était pas lorsqu’elle souriait qu’elle plaisait le plus, et elle ne charmait pas seulement quand elle parlait, bien que dans l’animation sa physionomie fût très-belle. Elle avait la perfection sculpturale du marbre. Même sir Henry Harcourt, même un jeune solliciteur général, n’eût pas facilement rencontré une beauté mieux faite pour régner dans un salon.

Et puis, elle avait cet air d’élégance mondaine qui semble posséder le secret du dédain, et auquel sir Henry attachait un si grand prix — cet air qui aux yeux de George Bertram avait été presque un défaut !

Chez Caroline, comme chez bien d’autres femmes, cette qualité était plus apparente que réelle. Elle n’avait guère vécu dans le grand monde, et ne savait point dédaigner ses pareilles, les femmes de Littlebath, les Todd et les Adela Gauntlet ; mais, à son air, on l’en aurait crue capable. Or, il était bon que la femme d’un solliciteur général eût cet air-là.

Sir Henry pensa ensuite au coffre-fort de M. Bertram. Ah ! s’il eût pu connaître ce secret-là, sa décision eût été vite prise ! Il savait bien que le vieillard s’était brouillé avec son neveu. Il savait également que George, dans son aveugle entêtement, ne ferait aucune démarche pour amener une réconciliation. N’était-il pas à présumer qu’une grande partie, au moins, des richesses presque fabuleuses de M. Bertram irait à sa petite-fille ? Il avait, il est vrai, un risque à courir ; mais, en toutes choses, il faut courir des risques. Il était possible, si sir Henry jouait bien la partie, qu’il aurait le tout, et qu’il se trouverait dans une position telle, que la place de solliciteur général même lui semblerait au-dessus de lui.

Toutes réflexions faites, il se décida à persévérer, en dépit de la froideur de Caroline.

Et, sa résolution étant prise, il entama un nouveau sujet de conversation.

— Somme toute, la maison vous a plu, n’est-ce pas ?

La semaine précédente, Caroline avait été voir la nouvelle maison d’Eaton-Square.

— Oui, elle m’a beaucoup plu. Elle est charmante, sous tous les rapports. Mais je crains qu’elle ne soit bien coûteuse. C’était là un sujet sur lequel Caroline pouvait parler.

— Pas excessivement, dit sir Henry. On ne peut pas s’attendre à avoir une maison pour rien à Londres. Je crois que, si je puis payer comptant, je ferai une bonne affaire. L’important, c’est qu’elle vous plaise.

— J’en ai été enchantée. Jamais je n’ai vu de plus jolis salons ; et, pour Londres, les chambres à coucher sont très-grandes et très-aérées.

— Avez-vous vu la salle a manger ?

— Oui, j’y suis entrée.

— On pourrait y dîner vingt-quatre, n’est-ce pas ?

— Je ne saurais trop vous dire. Mais on pourrait aisément y faire tenir trois fois ce nombre-là pour souper.

— C’est possible ; mais je ne pensais pas aux soupers. Et la cuisine, est-elle commode ?

— Très-commode, — à ce que dit ma tante, du moins.

— Et maintenant, pour le mobilier ? Vous pourrez me donner deux ou trois jours à Londres, n’est-ce pas ?

— Sans doute, si vous le désirez. Mais je m’en remettrais volontiers à votre goût en ces matières.

— Mon goût ! Mais je n’ai ni le goût ni le temps pour ces choses. Si vous vouliez bien aller chez…

Et après un quart d’heure de conversation de ce genre, ils rentrèrent à la maison. Les bottines de Caroline avaient commencé à la gêner, et cela les avait empêchés d’aller bien loin. Ah ! mon Dieu ! je le répète, que ces promenades d’amoureux étaient douces et charmantes autrefois !

En rentrant, Caroline remonta dans sa chambre, et sir Henry s’assit dans la salle à manger auprès du fauteuil de M. Bertram.

— Monsieur Bertram, je voulais vous parler du contrat de Caroline, dit-il en se plongeant tout de suite au cœur de son sujet. Il est temps que tout cela soit arrangé, j’aurais chargé mon notaire de voir Pritchett, mais je ne suis pas bien sûr que Pritchett soit autorisé à agir pour vous en cette affaire.

— Agir pour moi ! Pritchett n’est nullement autorisé à agir, — ni moi non plus d’ailleurs, je ne suis pas autorisé.

Sir Henry s’attendait à voir le vieillard se récuser tout d’abord dans les affaires de sa petite fille, et il ne s’en montra ni surpris ni révolté.

— Enfin, je tiens seulement à savoir qui a qualité pour agir dans cette affaire. Je ne prévois pas de difficultés. La fortune de Caroline n’est pas très-considérable ; mais encore faut-il qu’elle lui soit assurée. Elle a cent cinquante mille francs, si je ne me trompe ?

— Cent mille. C’est-à-dire, si je suis bien informé, sir Henry.

— Cent mille ? On m’avait dit cent cinquante mille. Je crois que c’est George Bertram qui me l’a dit dans le temps. Il va sans dire que je préférerais cent cinquante mille ; mais s’il n’y a que cent mille, eh bien ! il faudra en prendre notre parti.

— Elle n’a que cent mille francs, à elle, dit le vieillard d’un ton un peu radouci.

— Voyez-vous quelque inconvénient à ce que je vous dise ce que je me proposerais de faire ?

— Pas le moins du monde, sir Henry.

— Mon revenu est considérable ; mais j’ai besoin d’un peu d’argent comptant pour achever de payer ma maison et pour la meubler. Consentiriez-vous à ce que les cent mille francs me fussent remis, à moi, à la condition que j’assurasse ma vie, en faveur de Caroline, pour une somme de cent cinquante mille francs ? Si sa fortune était plus considérable, je proposerais naturellement de m’assurer pour une plus forte somme.

Sir Henry se montrait si raisonnable, que M. Bertram finit par se radoucir. Il annonça qu’il ajoutait cinquante mille francs à la fortune de sa petite-fille, ainsi qu’il avait toujours compté le faire. Cette somme serait reconnue à Caroline par contrat de mariage, mais le revenu en serait naturellement touché par son mari. Celui-ci se ferait, assurer, en faveur de sa femme, pour cent mille francs ; et M. Bertram lui prêterait soixante-quinze mille francs pour l’achat du mobilier.

Sir Henry consentit à cet arrangement, en se disant à part lui qu’un tel prêt, venant de M. Bertram, équivalait à un don. Mais M. Bertram ne parut pas envisager la chose sous le même aspect.

— Rappelez-vous bien, sir Henry, que je m’attends à recevoir mes intérêts au jour dit. Je ne vous prendrai que quatre pour cent. Mais il faut que ce soit un prêt sur obligation.

— Certainement, dit sir Henry.

Ainsi fut arrangée l’affaire du contrat.