Charpentier (1p. 109-117).

CHAPITRE VII

LE MONT DES OLIVIERS.

S’il est un lieu consacré par l’Écriture sainte qui plus que tous les autres inspire des émotions pieuses, s’il est un endroit dans toute cette contrée peuplée de merveilleux souvenirs qui rappelle au croyant une scène vivante du pèlerinage terrestre du Rédempteur, c’est le mont des Oliviers.

Là, nul doute possible. On ne se demande pas si cette terre que l’on foule n’a pas reçu son nom de quelque impératrice byzantine, si la tradition qui la sanctifie ne date pas de Constantin, si c’est bien là la colline que traversa Jésus quand il quitta la maison de Lazare à Béthanie pour se rendre au temple. J’y conduirais sans crainte le premier venu parmi les chrétiens protestants, et là, je le mettrais au défi de douter, aussi hardiment que je défierais de croire dans cette affreuse église des lieux saints.

Le jardin de Gethsémani, près de la cité, « au delà du torrent du Cédron, » où le Christ laissa ses disciples se reposer tandis qu’il se retirait pour prier tout seul ; le versant de la colline où l’ange lui apparut pour le fortifier, et où Judas et la multitude vinrent le saisir ; Béthanie, la ville de Marthe et de Marie, « à quinze stades de Jérusalem, » où Lazare fut ressuscité ; le lieu d’où Jésus envoya chercher l’ânesse et son ânon ; le sentier qui de là mène à la ville, et qu’il parcourut quand la foule cria : « Hosanna au fils de David ! » — cette même foule, qui vint le chercher plus tard armée d’épées et de bâtons ; tous ces lieux, on les retrouve tels qu’ils étaient de son temps, et non-seulement on peut y croire, mais il est impossible de n’y pas croire. Ce sont là les véritables lieux saints de Jérusalem que Grecs et Latins ne se disputent pas, que des Turcs solennels ne gardent pas en buvant leur café, et qui demeurent ouverts à tout venant, sous la voûte des cieux. Ils restent assez déserts même pendant les pèlerinages de Pâques, et chacun peut y aller pour rêver en liberté et dans la solitude à la merveilleuse histoire de la cité qui lui fait face.

Mais qu’est-ce donc qui témoigne si fortement en faveur de l’authenticité de ces lieux ? Pourquoi suis-je convaincu que c’est bien ici le mont des Oliviers, que ce ruisseau est le torrent du Gédron, et que le hameau de l’autre côté est véritablement Béthanie ? Pourquoi cette certitude, quand ailleurs j’ai tant de doutes ? Je ne pourrais le dire au juste, — surtout dans les pages d’un roman. Mais chacun de nous peut s’en assurer par lui-même : ici, pour le chrétien protestant, voir c’est croire, de même que là-bas, dans cette église des lieux saints, voir c’est douter.

C’est du côté du mont des Oliviers que se dirigea Bertram, et, s’étant assis au revers de la colline, il contempla Jérusalem, jusqu’à ce que le court crépuscule d’un jour de Syrie eût disparu et qu’il ne pût plus distinguer les objets merveilleux sur lesquels ses yeux étaient encore arrêtés. Merveilleux entre tous ! Là, devant lui, se dressaient sur la colline les murs de Jérusalem, — car la cité est encore enclose aujourd’hui, — s’étendant de colline en colline en une ligne irrégulière, mais continue ; à gauche était la montagne de Sion, — la montagne de David, — qu’habitent encore presque exclusivement les Juifs. Voilà le quartier des Juifs et leur hôpital, que desservent des médecins anglais, et qu’entretient l’argent anglais ; et voilà aussi tout près de la porte de David, à côté du grand couvent neuf des Arméniens, au milieu des décombres, une Colonie de lépreux.

Dans la ville, — mais n’en faisant point partie, — à l’intérieur de ses murs, — mais avec défense d’en parcourir les rues, — vit cette race de parias, misérable entre toutes. De père en fils, de la mère à la fille, se transmet la maladie horrible, immonde, — héritage inévitable qui rend le corps hideux et qui imprime à la physionomie divine de l’homme la stupide mélancolie d’une face de singe. Qui pourra dire la silencieuse tristesse, l’abattement morne de ces visages pâles, lourds et désossés, sans contour et sans pensée ? Nul travail journalier ne leur apporte l’appétit ou le repos ; leur destinée leur défend le travail, comme tous les autres bonheurs humains. Spectacle lugubre ! ils sont là assis au soleil sur leur fumier, chacun devant la porte de sa cabane, les parents lépreux entourés de leur progéniture lépreuse, mendiants par héritage, proscrits, mutilés, — et cependant possesseurs d’une âme, si seulement ils le savaient, ou si d’autres y songeaient pour eux.

Tout en face de Bertram, le mont Moriah s’élevait dans l’intérieur même de la cité, — le mont Moriah sur lequel Salomon bâtit la maison de l’Éternel, dans le lieu où l’ange de l’Éternel était apparu à David, son père, « dans le lieu que David, son père, avait préparé dans l’aire d’Oman, le Jébuséen. » Il avait devant lui l’emplacement de ce temple, du temple de Salomon, dont David n’avait été jugé digne que de rassembler les matériaux. L’emplacement ! que dis-je ? les pierres elles-mêmes étaient là.

Vue du mont des Oliviers, la ville semble si proche qu’on croirait pouvoir la toucher avec la main. On n’en est séparé que par la vallée de Josaphat, cette vallée où mademoiselle Todd veut faire son pique-nique. C’est là que les Juifs aiment à se faire enterrer. La vallée de Josaphat est, selon eux, le lieu choisi pour la résurrection, et ceux qui parviennent à s’y faire ensevelir n’auront aucun travail souterrain, aucun voyage de taupe à accomplir quand la trompette dernière les appellera pour apparaître de nouveau au jour.

L’atmosphère pure et transparente de la Syrie n’est obscurcie par aucun brouillard, et les lignes de la muraille ainsi que les minarets de la mosquée se détachent nettement sur le ciel du soir, quand on les regarde de l’autre côté de la vallée. Il est facile de compter, même à cette distance, les grandes pierres qui forment la muraille et qui jadis faisaient partie du temple. Il en est qui ont plus de vingt pieds de longueur, à peu près sept pieds de largeur et cinq de hauteur ; ce sont de grands blocs de rocher qui ne sont l’œuvre, certes, ni des Turcs, ni du moyen âge, ni des Romains. Ces énormes pierres ne se trouvent qu’à ce seul endroit, à la base du temple, — à la base, plutôt, de ce qui fut le temple. Aujourd’hui elles font partie de la muraille qui s’étend sur le versant du mont Moriah, et qui s’élève à une hauteur d’environ quarante pieds du sol.

Au-dessus est la mosquée d’Omar, endroit désormais interdit au pied profane du chrétien. Au lieu où était l’aire d’Oman, les enfants de Mahomet lisent le Coran et chantent les louanges d’Allah d’une voix monotone. Quelle merveilleuse histoire, depuis le temps où les bœufs du Jébuséen y foulaient les gerbes jusqu’au jour où l’on y entendit le premier cri du musulman ! Nul chrétien aujourd’hui n’y entre ; c’est à peine s’il ose jeter un regard dans la cour murée qui entoure l’édifice, tandis que les Turcs gardent les clefs de l’église chrétienne et maintiennent la paix entre les Grecs et les Latins, de peur qu’ils ne se livrent avec trop d’ardeur au culte de leurs dieux étrangers.

C’est donc là que Jésus s’assit sur la montagne, faisant face au temple ! Il est impossible de ne pas reconnaître l’endroit. Et, comme il se retirait du temple, un de ses disciples lui dit : « Maître, regarde, quelles pierres et quels bâtiments ! » Et Jésus répondant, lui dit : « Vois-tu ces grands bâtiments ? il n’y sera point laissé pierre sur pierre qui ne soit démolie. » Les voilà, ces pierres du temple abattu ; elles sont debout aujourd’hui et forment les murs de la mosquée d’Omar.

« Et quand il fut proche, voyant la ville, il pleura sur elle. » Oui, lecteur ! Va, toi aussi, de Béthanie à Jérusalem, et tu verras comme lui la ville ; elle peut bien faire pleurer encore aujourd’hui. Il est difficile de s’asseoir là sans pleurer, si l’on porte en son cœur la mémoire de toute cette histoire. « Oh ! si tu eusses connu, du moins en cette journée, les choses qui appartiennent à ta paix ! Mais tu n’as point voulu les connaître. » Et qu’es-tu devenu, ô Juif ? Et qui donc est assis et prie Allah dans tes lieux saints ?

« Ô Jérusalem ! Jérusalem ! » Ce ne fut point en pensée seulement, mais à haute voix et avec les mains étendues, que parla ainsi notre jeune Anglais. « Ô Jérusalem ! Jérusalem ! toi qui tues les prophètes et qui lapides Ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme la poule rassemble ses petits sous ses ailes, et tu ne l’as point voulu. Voici, ta maison est déserte. »

Quand il avait discuté avec Harcourt à Oxford, et plus tard avec son oncle, à Hadley, sur la carrière à choisir, Bertram avait laissé entrevoir le désir d’entrer dans les ordres. Ses conseillers n’avaient point cru qu’il le ferait, et il avait semblé parler de la profession cléricale seulement comme étant une de celles qui pourraient être avantageuses pour lui. Mais, assis en face de la cité sainte et la contemplant, il lui parut que c’était là la seule profession désirable. Il prit la résolution d’être prêtre ; il remercia Dieu de l’avoir amené à cette place avant qu’il fût trop tard, et se dit qu’il avait enfin trouvé un divin conseiller dont il suivrait avec confiance la direction. Il tâcherait, lui aussi, de rassembler les enfants de la nouvelle maison d’Israël sous les seules ailes qui peuvent les protéger. Il serait un des moindres combattants parmi ceux qui livrent le bon combat, mais il y consacrerait tout ce qu’il y avait en lui de force et de conviction.

Le lecteur prévoit probablement que George Bertram ne se fera pas prêtre. Ce n’est que trop vrai. Son enthousiasme, tout ardent, tout sincère qu’il était, ne dura guère que le temps qu’il resta à Jérusalem, et l’avait complètement abandonné quand il se retrouva plus tard à Oxford. Cela paraîtra bien méprisable à beaucoup de gens. Oui, c’était méprisable, méprisable comme l’humanité l’est souvent. Qui d’entre nous n’a pas pris de pareilles résolutions — des résolutions de dévouement — et qui ne les a oubliées avant d’avoir dépassé le seuil ? Il est si naturel de désirer faire quelque grande chose ; il est si difficile de suivre la simple ordonnance et de se laver tous les jours dans le Jourdain !

Quand la lumière éclatante du jour eut disparu presque subitement, et qu’il ne distingua plus les minarets de la mosquée, Bertram redescendit de la colline. Le chemin n’était pas long jusqu’à Jérusalem, même pour gagner le centre de la ville ; mais quel chemin ! À gauche, la vallée, la vallée de la Résurrection, toute semée de tombes, pierres plates, basses et trapues, conservant toutes, sans exception, des traces de quelque courte épitaphe hébraïque qui a survécu pendant des siècles. À droite était le mont des Oliviers, qui est encore aujourd’hui suffisamment couvert d’oliviers pour mériter son nom comme autrefois. Puis il passa à côté du jardin de Gethsémani, qui n’est plus qu’un jardin entouré de murs où l’on cultive toutes sortes d’herbes potagères. Il contient un arbre, un très-vieil olivier, au sujet duquel la tradition raconte des merveilles. C’est un vieux moine latin qui en prend soin, un Espagnol, je crois, — du moins il a toute la courtoisie d’un Espagnol.

C’est là, ou tout près de là, sur le coteau voisin, que Jésus demanda à ses disciples « s’ils ne pouvaient veiller une heure ? » Bertram, en passant au même lieu, ne se fit pas la même question, mais il aurait pu à bon droit se l’adresser.

Enfin il rentra à la ville en gravissant la montée rapide, sur le versant du mont Moriah, jusqu’à la porte de Saint-Étienne, et se trouva en face de l’entrée de la mosquée, que de farouches derviches gardent de la souillure, même accidentelle, d’un pied chrétien. De là jusqu’à son hôtel, chaque pouce de terrain était, dans un certain sens, sacré, mais se trouvait déshonoré par le mensonge traditionnel. Chaque acte de la vie du Sauveur a trouvé son cadre, le Sauveur n’a pas dit une parole qu’on ne vous indique l’endroit où elle a été prononcée. Aussitôt qu’on se retrouve dans les murs de Jérusalem, tout redevient incroyable, fabuleux, miraculeux, presque — d’aucuns disent tout à fait — sacrilège. Pourtant, si jamais vous passez par là, lecteur, n’oubliez pas de monter au sommet de la maison de Pilate. Était-ce la maison de Pilate, ou, pour mieux dire, est-ce là l’emplacement de la maison de Pilate ? Je ne sais ; mais aujourd’hui c’est une caserne turque. De là le regard peut plonger dans la cour de la mosquée et contempler tout ce qu’il est permis à un chrétien de voir du temple, et puis s’étendre bien au delà jusqu’aux collines de Jérusalem, les collines des hommes de Galilée, le mont des Oliviers et la montagne de l’Offense, ainsi nommée, parce que Salomon y « bâtit un haut lieu à Kémos, l’abomination des Moabites, sur la montagne qui est vis-à-vis de Jérusalem. »

En rentrant à l’hôtel, George Bertram s’aperçut bien vite qu’un personnage important était arrivé en son absence. Les garçons s’empressaient, car il y a des garçons à Jérusalem tout comme au « Grand Cerf » ou au « Lion d’argent ». En effet, le colonel sir Lionel Bertram l’attendait.